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La Décadence de
M. Ferdinand Brunetière

vue de la fin du siècle

Monsieur Ferdinand Brunetière goûte aujourd'hui l'une des plus complètes satisfactions qui puissent remplir un cœur d'homme. Il contemple, plus qu'à moitié réalisé, l'un des rêves constants de son exemplaire jeunesse. Si les cinquante graves tomes qui composeront quelque jour son Histoire de la littérature française ne sont pas encore prêts à paraître chez l'éditeur, ce vaste monument existe néanmoins, puisque les pièces capitales en sont fabriquées et qu'il ne s'agit plus que de les mettre ensemble. Encore avons-nous les principes de cet ajustage et l'auteur peut-il dire que, d'une part, son plan est tracé tout entier, tandis que, d'autre part, c'est à peine s'il lui manque quelques moellons.

Mais parlons sans images. M. Ferdinand Brunetière a défini la méthode de son exposé historique lorsqu'il a énoncé, dans un livre déjà ancien, sa théorie de l'Évolution des genres ; le sixième volume des Études critiques sur l'histoire de la littérature française contient un résumé et une défense de cette théorie 1 qui, tels quels, pourraient bien servir d'introduction à l'ouvrage futur. Le nouvel Organon 2 enseigne que les genres littéraires sont de tous points pareils aux êtres animés ; comme ceux-ci dans la nature, ils se meuvent à travers les vicissitudes de l'histoire, tantôt agents, tantôt agis et, par ce jeu alternatif, se métamorphosent les uns dans les autres comme les espèces vivantes. La suite de ces métamorphoses, si on l'observe bien, permet de démêler des lois, qui sont constantes comme toutes les lois, bien qu'infiniment plus subtiles et d'application moins certaine que les lois du monde physique, car elles déterminent des faits de l'ordre social, qui sont les plus complexes, partant les moins faciles à classer d'entre tous les faits.

Tel étant le système, où trouver les matériaux ? M. Ferdinand Brunetière en possède un entrepôt très considérable. Il a quinze ou seize volumes de monographies et d'études, qui attendent sous leurs brochures provisoires, comme des tas de pierres et de briques sous un hangar, qu'il les veuille introduire dans sa construction. Les deux volumes des Questions de critique, les trois volumes d'Histoire et Littérature, les deux volumes sur l'Évolution de la poésie lyrique, surtout les six volumes des Études critiques sur l'histoire de la littérature française se tiennent à la disposition de son bon plaisir. Le dernier volume des Études, qui ne fait que de paraître, offre, en plus de la dissertation méthodologique signalée ci-dessus, un « Corneille » fort important, un « Bossuet » presque complet, la moitié d'un « Boileau », un « Marmontel »… Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'écrivains de premier, de second ou de troisième rang, auxquels M. Brunetière ait négligé de consacrer ici ou là quelque vingt pages, dont la plupart n'auront pas à être récrites, car l'auteur a le droit de les tenir pour finies.

Enfin, la suite de ces pages (car M. Brunetière ne s'est pas payé d'une vaine chronologie), cette suite historique et systématique n'est point seulement arrêtée ; nous en possédons une réduction et, pour parler techniquement, une véritable maquette. C'est le Manuel de l'histoire de la littérature française.

De quelle volupté se doit sentir baigné M. Ferdinand Brunetière si, d'aventure, son regard se pose sur le Manuel ! Il n'est point suffisant de dire que ce livre est composé avec la symétrie chère à l'œil d'un bon architecte ; cette composition symétrique est rendue sensible jusque dans les aspects physiques de l'ouvrage. Chacune de ses cinq cents pages forme un diptyque. Elle est, à la moitié de sa hauteur, divisée en portions indépendantes l'une de l'autre. Celle d'en haut développe en caractères fort apparents la suite d'un discours sur les changements capitaux qui se sont faits dans l'esprit et par là dans les lettres de notre nation ; c'en est, en quelque sorte, la philosophie générale. La page inférieure, d'un texte beaucoup plus fin, donne en termes fort brefs, et sans aucun souci de construire des phrases, mais avec le désir constant de produire un effet, les monographies de grands écrivains.

Que vaut ce livre ainsi décrit ? Les meilleurs parties de l'annotation continue forment un vrai trésor de renseignements positifs, tels que dates, sources, biographie et bibliographie ; les pires (sur Hugo, sur Malherbe) ont du moins le mérite de ne point faire encombrement. Dans cette série de notes, mais plus encore dans le discours, un mouvement qu'il faut appeler poétique, une palpitation véritablement romanesque soulève et emporte sans cesse l'heureuse pensée de l'auteur. Tout y est plein de souffle et comme gonflé du sentiment de la vie divine. On voit naître, grandir, donner des récoltes de fleurs, absolument comme un bel arbre ou une fraîche jeune fille, la puissante personne qu'il plaît à M. Brunetière d'appeler littérature française et qui n'eût été ni plus plaisante ni plus vivace s'il l'eût surnommée Frédérique, Lucile ou Virginie. Ce critique a le don de faire vivre et respirer l'abstrait. On assiste, comme aux péripéties passionnantes d'un drame, à « la formation de l'Idéal Classique ». On admire la longueur de l'enfantement ; comme à Jupiter pour Hercule, il a fallu aux dieux pour engendrer ce considérable Idéal, toute la longue et féconde nuit médiévale. Ils accouchent enfin de 1498 à 1550, c'est-à-dire dans les cinquante-deux années qui vont « de Villon à Ronsard » : Idéal Classique paraît. Il grandit. Sa famille le conduit à l'école (« À l'École de l'antiquité », dit un des titres des chapitres), et bientôt le petit Idéal se distingue par sa diligence et son application. Il conquiert tous les prix. Mais, ayant obtenu la main de la jeune Littérature française, voilà qu'il « nationalise » cette dernière, qui n'a plus désormais qu'à se « déformer » au plus tôt. J'imagine qu'elle n'y manque point, encore que M. Ferdinand Brunetière ait commis ici une erreur de physique que je déplore, en parlant de la « déformation » de notre ami l'Idéal Classique. L'auteur a confondu l'Idéal et sa jeune épouse. « Ce ne sont point les coqs qui font les œufs », remarque Labiche. Labiche ajoute avec raison que « ce sont les poules ». Sans trop y insister, ne peut-on regretter que, dans un roman de philosophie littéraire imité de si près du Roman de la rose, M. Ferdinand Brunetière ait eu si peu d'égards au sexe de ses personnages allégoriques ?

Comme il me faut résumer en trop peu de mots ce Manuel, qui est lui-même le résumé d'une œuvre future, il en résulte ainsi des effets assez singuliers. Ne vous hâtez point de sourire. Projetons ce manuel-ci sur une cinquantaine d'in-octavo majestueux, tout bourrés de faits et d'idées ; vous ne vous plaindrez point de trouver, dans ce macrocosme, des stations, des jalons, des points de repère, et, loin de plaisanter M. Brunetière sur les abstractions qu'il réalise, je crois que vous le bénirez d'avoir mis au monde un si grand nombre de bonnes entités secourables, petits dieux taillés de sa main, d'un art assez grossier et, s'il faut le dire, en vieux bois. Mais, pour être de bois, les enseignes de magasin ne laissent pas de rendre des services aux passants. Les admirables bénédictins 3 de l'Histoire littéraire de la France, qui nous ont laissé tant de notices composées à la perfection, ont dédaigné l'artifice mythologique où M. Brunetière est presque excellent ; il faut bien avouer que leur précieux monument reste, de ce chef, imparfait.

Est-ce à dire que l'œuvre rêvée par M. Brunetière, telle que la promettent les nombreuses pièces que nous en possédons, doivent échapper à toute espèce de reproche ? J'aime trop la vérité pour ne point ajouter à de justes louanges que, si j'attends un très beau livre, je ne saurais prévoir ni un livre excellent ni même sans doute un bon livre. Et cela pour deux ordres de raisons qui sont très voisines : à cause des défauts de M. Brunetière, à cause de ses qualités.

On vient de voir ce qu'est essentiellement M. Ferdinand Brunetière. Si je me suis exprimé avec justesse et propriété, on lui a déjà reconnu la dignité d'un grand artiste. Il construit des systèmes. Il élève des édifices de généralités, et ces ouvrages d'architecture intellectuelle montrent, petits ou grands, une mâle vigueur, une beauté subtile et grave, parfois même une sorte de grâce impertinente, d'élégante mièvrerie. Ils ont donc une valeur propre, indépendamment des réalités que l'auteur veut leur faire représenter… Quelles réalités ? Souvenons-nous, puisque nous sommes déjà sur le point de l'oublier, qu'il s'agit de l'histoire de notre littérature. Les formules systématiques qu'en donne M. Brunetière ont la correction et la régularité qu'elles doivent avoir pour ne point choquer, par leur figure, le spectateur ; il s'occupe infiniment moins de leur faire exactement refléter les traits de l'histoire réelle. Son souci d'un ordre esthétique l'induit même soit à réduire, soit à défigurer certaines réalités.

Exemple. L'un des sous-systèmes de l'évolution des genres veut que la poésie lyrique soit un effet de « l'individualisme » et qu'elle varie comme son facteur. Il s'ensuit que la poésie lyrique doit paraître, briller et donner ses chefs-d'œuvre aux époques où la vie personnelle est intense, s'affaiblir au contraire aussitôt que faiblit la libre expansion de la vie des particuliers 4. La première objection que fait l'esprit à cette loi si rigoureuse se peut résumer dans le seul nom de Malherbe ; Malherbe, lyrique éminent, Malherbe, chez lequel cette vie personnelle paraît avoir été aussi réduite que possible, Malherbe enfin, qui représente l'une des époques de l'histoire de France où l'État, la Cité reconquièrent leurs droits sur l'humeur des citoyens. Mais M. Brunetière répond avec vivacité (page 112 du Manuel) que « quatre ou cinq très belles odes et quelques paraphrases de psaumes », ouvrages de notre Malherbe, « ne sont après tout que de la rhétorique », et (page 119) « que les qualités qui font le poète sont en lui médiocres ou nulles, mais qu'il a possédé celles d'un excellent versificateur ». Je ne suis pas du sentiment de M. Brunetière. Je me hâte de dire, pour sortir de mon moi, que ni Boileau ni La Fontaine, ni, si différents qu'ils fussent les uns des autres, les plus excellents juges de notre littérature n'ont été de ce sentiment. M. Brunetière s'est fait ici l'interprète du faux goût romantico-parnassien. Comme une partie de sa vie s'est dépensée à batailler contre les parnassiens et les romantiques, nous aurions le droit de nous étonner que le nom de Malherbe l'ait ainsi fait passer dans le camp ennemi ; notre étonnement diminue si nous réfléchissons que toute autre appréciation du mérite de Malherbe eût suffi à ruiner complètement et sans recours le système de la concomitance du lyrisme et de l'individualisme. M. Brunetière a donc immolé sur-le-champ à son système les beautés de Malherbe, absolument comme il y aurait immolé les beautés romaines d'Horace, lyrique dont on fait toutefois quelque cas et qui n'a pas été précisément un chantre de l'émancipation individuelle. Mais qu'est-ce, je vous prie, que les beautés de nos Anciens ? C'est à ses beautés propres que tient M. Brunetière, aux beautés nées de lui, les beautés du système que ce Pygmalion crée amoureusement de son souffle et de son labeur. Un artiste est bien excusable de préférer ainsi son œuvre à tout ce que fait l'étranger.

Du reste (et la remarque nous conduit au second ordre de raisons que j'ai annoncé) de telles préférences ne coûtent pas grand'chose à M. Brunetière puisque, il faut bien en convenir, ces beautés du dehors, ces beautés des auteurs qu'il commenta toute sa vie, il ne les a jamais beaucoup senties personnellement.

J'ai reconnu les qualités de l'éminent académicien, il me faut venir à noter ce qui lui manque. Disons-le courageusement : nous serions condamnés à ne rien comprendre du tout à M. Brunetière si nous ne prenions garde qu'il a toujours manqué en premier lieu de jugement, en second lieu de goût. Les maudits complaisants qui lui cèdent à ces égards lui font un tort insigne. Méconnaissant sa race, son génie et sa qualité, l'exilant du cercle des esprits auxquels il ressemble, ils l'exposent à une épreuve insoutenable ; ils le font regarder et juger en tant que critique. Je ne parlerais, quant à moi, de M. Brunetière critique qu'autant qu'il le faudrait pour montrer clairement qu'il n'existe point. Nous l'avons vu, c'est avant tout un homme d'imagination, d'imagination poétique et constructive. Cette faculté, qu'il a prodigieuse, mue par une irritabilité presque maladive, peut bien s'exercer dans le champ de l'histoire littéraire, politique ou morale ; les exercices n'en doivent pas moins être jugés, pour l'être justement, comme on juge des autres œuvres de l'imagination, tragédies ou romans, oraisons funèbres ou panégyriques. Il ne faut pas perdre son temps à en discuter la solidité.

Non que ses conclusions soient fausses nécessairement ; ces erreurs nécessaires auraient en ce cas de communes racines en lui ; elles viendraient de lui, et je lui aurais reproché un goût extravagant et un jugement faux. Mais je dis, au contraire, qu'il n'a ni goût ni jugement, ou que ces dispositions ne se présentent chez lui qu'à l'état d'ébauche confuse. S'il se délecte à les montrer, il faut se souvenir que Michelet se plut de la même manière à faire voir le peu qu'il avait de raison, et c'est encore ainsi que les enfants en très bas âge aiment les chevaux et les armes. Rien de commun, rien de naturel et d'humain comme cet appétit d'exercer des fonctions dont l'organe n'est pas formé. Quel « évolutionniste » me contredirait là-dessus ?

Lors donc que M. Brunetière, adoptant un parti esthétique ou moral, juge, tranche et décide, c'est-à-dire septante sept fois par instant, aucun arbitre intérieur n'oriente ses préférences. Elles lui sont données par le hasard ou par les brises. Tantôt il lui parait avantageux et digne de lui d'aller contre les vents qui passent, et tantôt le navigateur, qui ne manque ni d'adresse ni de sang-froid, se contente d'ouvrir sa voilure à leur souffle. Et ces courses dans tous les sens, ces nerveux et violents caprices sont trop variés, trop nombreux pour ne point rencontrer, d'aventure, la Vérité.

Il y a même des parages où les rencontres de cette sorte ne sont ni rares ni fortuites, et M. Brunetière en a presque tout le mérite.

En effet, un sûr instinct de préservation l'ayant averti des insuffisances de son sens critique et des lourdes méprises auxquelles il était exposé, M. Ferdinand Brunetière s'est prémuni, voici longtemps, contre ce risque. Une comparaison me permettra de faire entendre le bonheur de ces précautions : faute d'yeux, cette homme avisé s'est enquis de bonnes lunettes ; faute de jambes, il s'est procuré des béquilles. Traduisons. Il a essayé de remplacer le goût et le jugement dont il était pauvre par les meilleurs des principes qu'il pût trouver. C'était peu, me dit-on. Je ne pense pas que ce ne fût rien.

Littéraires, moraux ou politiques, les principes de monsieur Ferdinand Brunetière sont nécessairement, puisqu'il n'en est point d'autres, ceux que la mémoire du genre humain nous transmet depuis trois mille ans. Ce sont les principes de la tradition classique. On me permettra de les saluer. Nul principe ne peut donner une vue perçante aux aveugles ni à des culs-de-jatte le pouvoir de danser ; mais, tout en rendant des services infinis aux voyants soucieux de rectifier leur vue personnelle, comme aux simples marcheurs désireux d'apprendre la danse, ces principes, bien entendus, peuvent permettre au cul-de-jatte de se faire une idée du génie des danseurs comme à l'aveugle de concevoir par analogie l'efficace de la clarté. Par eux l'auteur sans goût évite les erreurs grossières, l'homme inconsidéré les chutes profondes. C'est justement ainsi que M. Brunetière fut secouru, gardé, conduit par les principes dans ses remarquables études de Bossuet, dans certaines appréciations du moyen âge littéraire et, disons-le d'un mot, dans les traits généraux des campagnes qu'il a menées. Il s'y conforme à ses traditions bien assises. Il s'autorise de vérités établies. La notion de ces vérités, le secret respect qu'il leur garde dans les pires dérèglements lui ont évité de grands maux.

Mais voici deux difficultés.

Premièrement, il y a des sujets sur lesquels nulle tradition ne s'est formée encore, que personne de qualifié n'a jugés ou sur lesquels on ne possède qu'une génération ou deux de commentateurs. En ces sujets, qui sont plus on moins nos contemporains, l'esprit le plus traditionnel est donc mis à l'épreuve de fournir quelque jugement original, personnel, premier et nouveau. Il n'y a point à le contester ; une étincelle de sens propre y est indispensable. Tout ce qui fut écrit sur Racine et Malherbe peut servir à juger Leconte de Lisle et Heredia ; mais Leconte de Lisle ou Heredia, en tant que ces « mauvais maîtres 5 » sont eux-mêmes, échappent par un biais à ces critères du passé. Quant au petit nombre des esprits distingués qui ont été appelés depuis vingt ans à donner leur avis sur Les Trophées et les Poèmes barbares, ils ont émis des opinions souvent officieuses ou infirmées par le sentiment d'amitié, d'intérêt et même de crainte qui les fit naître. Le goût public commencera à prendre corps sur ce sujet dans un demi-siècle, quand paraîtra la correspondance de nos contemporains les plus notables. En attendant, aucune autorité extérieure ne peut nous renseigner sur le degré de bonté de vers comme ceux-ci :

Le vent respectueux parmi leurs tresses sombres
Sur leurs nuques de marbre errait en frémissant,
Tandis que les parois des rocs couleur de sang,
Comme de grands miroirs suspendus dans les ombres,
De la pourpre du soir baignaient leur dos puissant 6

En cette extrémité que fera donc M. Brunetière ? Faute de références plus sûres, il enregistre en grande pompe une rumeur qui court, à savoir que ces vers ont plu à M. de Banville 7 et à ses parnassiens. Bien mieux, il l'endosse et il l'estampille ; il érige cette rumeur en arrêt solennel. Ces « grands vers », écrit-il sans la moindre réserve, lui ont « rendu la sensation du définitif et de l'achevé » (Manuel de l'Histoire, etc., p. 500). D'un simple froncement de nez, les gens de goût corrigent déjà ce ridicule arrêt. Ils supplient M. Brunetière d'analyser l'objet de son admiration.

Si le quatrième vers, « Comme de grands miroirs… », détermine, conviennent-ils, une image assez pittoresque figurée en termes sonores, qu'est-ce, demandent-ils, que ce vent parmi des tresses, et qui erre en frémissant sur des nuques ? Et ces nuques de marbre ? Et ce tandis, lourde jointure et liaison sauvage des deux membres disproportionnés de la strophe, n'a-t-il point l'air, à vrai dire, d'un propre-à-rien ? Le beau « définitif » ! Et le magnifique « achevé » !

Il faut sentir, pour prendre garde à de pareils détails ; M. Ferdinand Brunetière ne sent à peu près rien du tout, du moins directement. Ce qu'il croit éprouver arrive du dehors : souvenirs du collège, suggestion de l'entraînement et des contacts. En fait de sentiment, il est foule, il est peuple ; il participe d'un vulgaire que bannissent tous les poètes.

En veut-on des preuves plus fines ? Quand, par hasard, en un sujet contemporain, M. Ferdinand Brunetière a découvert une idée juste, l'expression qu'il en donne est volontiers d'un homme qui ne se rend pas compte du degré et du prix de la vérité qu'il détient. Contre Baudelaire, les Naturalistes, les Parnassiens, on lui vit rétablir les vraies règles de l'art d'écrire comme s'il n'entendait pas bien exactement le sens de ses propres doctrines. Était-ce la peine, en effet, de requérir avec outrance contre Les Fleurs du mal pour se mettre soudain à louer Baudelaire d'avoir su annexer au royaume du vers le département de la sensation olfactive ? De même, dans les grands assauts donnés à l'individualisme moderne, si le point de départ est bon, les analyses de détail en tombent au-dessous de tout ; c'est que, nous le savons déjà, le détail, la chose concrète et vivante, fuyante, déliée, l'atome réel et sensible (affaires de sentiment pur) se dérobent au nerf obtus de son observation. Avec les meilleurs principes du monde, il ne perçoit point les nuances ; leur complexité le réduit à de vagues tâtons.

Mais voici la seconde difficulté. Son succès aidant, M. Brunetière s'est mis à tâtonner dans les sujets, simples, grands et antiques, qu'il traitait jadis fermentent. Le plaisir d'étonner et de mystifier, l'esprit de système et de domination, enfin l'humeur nerveuse qui lui est naturelle le détachent de plus en plus des principes traditionnels dont il se croyait défenseur et qui formaient, en réalité, ses propres défenses. Il secoue leur vieille tutelle. Il veut marcher et penser tout seul, comme un grand garçon. Les badauds disent que sa pensée s'élargit ; elle s'étire et se fluidifie. Elle fait retour au néant. Théoricien du sens commun, il s'applique à marquer des singularités ; ancien conservateur, il confie au public ses démangeaisons « progressistes ». Toutes les insolences autrefois dispensées, non sans bravoure, à des vivants démesurément glorieux, il commence à les réserver à de grandes mémoires… M. Ferdinand Brunetière est en train de glisser aux dernières dissolutions.

Je sais bien qu'en homme pratique M. Brunetière se ménage d'un autre côté des points fixes où s'assurer. Il se rapproche, on ne dit plus seulement du catholicisme politique et de la tradition romaine, mais des dogmes chrétiens. N'a-t-il pas annoncé, ou peu s'en est fallu, dans une réunion publique, qu'il croirait en Dieu l'an prochain ? On se demande s'il est tout à fait certain de cette croyance future. Si elle naît, durera-t-elle ? Si elle dure, suffira-t-elle à remplacer les garde-fous de premier ordre qui longtemps ont tenu la vagabonde erreur de cet esprit fantasque ? La foi métaphysique ne sera-t-elle point plutôt le stimulant de ses ambitieuses folies 8 ?

Les freins intérieurs manquant, les anciens parapets rompus, monsieur Brunetière m'inquiète.

Il m'inquiéterait moins, s'il se perdait tout seul. Il m'inquiéterait moins s'il n'était qu'un poète rimant sa rêverie, un dramaturge ou un romancier combinant le système de ses fictions, ou seulement s'il se bornait à bâtir un système de l'histoire littéraire de France. Mais, avec la nature du romancier, du dramaturge et du poète, M. Brunetière veut, depuis quelque temps, fabriquer autre chose que le roman ou l'épopée de notre passé littéraire. Ses systèmes les plus récents ont tous une vertu politique ou morale ; tous ils tendent à déterminer des actions.

Or, M. Brunetière dispose de mille moyens de réaliser ces tendances. Il possède un talent non point (grands dieux !) de logicien, mais, en un certain sens de dialecticien, qui amuse l'oreille et séduit l'imagination ; il possède les hautes et sonores tribunes où se peut montrer ce talent. Pour son autorité, si âprement qu'on la discute, je ne saurais nier qu'elle soit considérable. Les professeurs le craignent, les archevêques l'accueillent dans leur palais, le pape lui donne audience. Normalien 9, sorbonien, académicien, et (qui l'aurait prévu ?) l'enfant chéri du démocratisme chrétien, c'est-à-dire du pire individualisme politique et social, aucun homme ne peut au même degré compromettre le vrai en y mêlant de sa démence, ni imposer le faux par l'ardeur éloquente de sa recommandation. Quel malheur que ce frénétique puisse ajouter de son caprice au courant de nos destinées ! S'il se perd, il perdra quantité de gens avec lui.

L'inconsistance reconnue ne me rassure point. Que ce prétendu pachyderme passe d'un bout à l'autre bout de nos cieux intellectuels avec l'aile rapide et le cœur léger d'un oiseau, ou que ce faux homme de bronze rebondisse comme une statuette en caoutchouc creux, cela ne peut faire de doute. Mais chacune de ses opinions du moment est présentée et défendue avec la rage d'une conviction éternelle. Fermement, pesamment et colériquement, il met sa tête en gage de chaque lubie qui lui vient. Il y renoncera sans hésiter demain, mais il s'y cramponne aujourd'hui et veut que, comme lui, aussi longtemps que lui, l'univers y soit cramponné. Tel est son génie sociable. Changeant et journalier, il est œcuménique, entier et furibond, en quelque moment de ses caprices qu'on le surprenne.

Ouvrez ses livres. Il n'y met rien qu'il n'accentue avec une force terrible. De crainte qu'on n'avance quelque doute contrariant, chaque détail est souligné, mis sur socle et sous globe. Lecteur, imprègnes-en les replis de ton intellect ! Une inflexion particulière qui monte à chaque phrase nous donne à concevoir que, dans le branle humain, ce que l'auteur nous dit ne saurait point branler, étant au-dessus de conteste, narguant la corruption et la mortalité comme les anciennes étoiles. Pour les mots, ils sont insérés entre des guillemets précédés ou suivis de points admiratifs et de points suspensifs, qui ne laissent point oublier que le plus minime est sacré, portant comme reliques les intentions profondes du très auguste, du très sage et du très infaillible M. Ferdinand Brunetière.

Cette singulière abondance de signes typographiques n'est pas seulement un indice d'assurance ; c'en est un aussi de passion. Ils notent, peut-être pour les mimes de l'avenir, quels sentiments violents et quels gestes impétueux correspondent pour M. Brunetière aux paroles publiques confiées au papier. Quelquefois l'écrivain semble se frapper la poitrine comme les tribuns irrités, quand ils parlent à la dernière lie du peuple ; d'autres fois, il paraît secouer à grands coups une table sonore à la manière des buveurs ou, comme un aliéné, nous offrir de grands yeux hagards. Que de grimaces dans ce style, si ces moyens matériels peuvent prétendre au nom de style ! Et de toutes façons, quelle dépense, ou bien plutôt quel inutile gaspillage de substance, dénotent de pareils moyens ! M. Eugène Lintilhac 10, dont il faut admirer la robuste vitalité, ne consomme point en dix pages le demi-quart des énergies dilapidées en une seule par M. Brunetière. Il court, il bout, il vibre inépuisablement. Au delà des fracas de cette élocution, le paisible lecteur croit distinguer les interjections familières des chasseurs, des guerriers, des athlètes et des coureurs.

— Quel est ce diable d'homme, se demandent les gens, ou du moins quel diable l'emporte ? Ira-t-il aux étoiles ? Ne va-t-il point finir par se rompre le cou ?

Il ne se rompra rien. J'ai dit qu'il se perdrait, et je m'en dédis maintenant ; car c'est un habile homme sous ces dehors tumultueux, en ce sens qu'il est bon ménager de lui-même. Il ira plutôt aux étoiles. Je le crois fort capable, si le cœur lui en dit, d'entrer demain à l'Élysée, le grand cordon en travers de son maigre buste. Ce dont je le défie, c'est de se tenir tranquille dans ce palais on d'y rien entreprendre qui ait le sens commun. Jeune encore, agité d'une dévorante ambition, il n'y aurait point de malheurs où notre hurluberlu ne pût entraîner son pays et son parti, si jamais il s'abandonnait aux aventures politiques par satiété des honneurs que lui a valus sa littérature.

Je souhaite plutôt à M. Brunetière de ne point sentir ce dégoût et, puisque ces honneurs excessifs lui semblent amers, qu'il s'applique à les mériter ! Sous couleur de critique et d'histoire littéraires, il a tenté d'édifier un monument dont les proportions élevées et les nobles traits attestent, chez celui qui les a conçus, un esprit grand, hardi, passionné. Qu'il poursuive cette entreprise. Ses défauts mêmes y pourront faire naître des beautés. Son inconstance introduira dans la décoration une variété piquante. Son entêtement donnera aux matériaux les plus friables un air de fermeté. Le dérèglement de son imagination, son goût de l'aventure et de la gageure créeront des monstres agréables et divertissants. L'édifice fera penser à ces palais arabes, œuvres des génies et des fées, comme disait, je crois, M. Anatole France. Une fois terminé, s'il ne se trouve bon à rien, non point même à recevoir, comme un Trocadéro, un dépôt provisoire de nos collections nationales, si, dis-je, cette Histoire de M. Brunetière ne fournit même point un plan commode sur lequel distribuer pour quelque temps la nomenclature de nos auteurs depuis cinq siècles, eh bien, nous nous bornerons à considérer le développement extérieur du vaste édifice. Nous n'y classerons rien. Nous en ferons la joie de nos yeux. La beauté n'en sera que belle. Elle aura toujours été bonne à donner à M. Ferdinand Brunetière une occupation et une diversion esthétiques. Retenu, distrait loin du monde, il n'y aura point fait le fol.

« Cela est vrai », me dit un ami auquel je soumets ces notes avant que de les finir, dans la crainte de m'être laissé aller à quelque injustice. « Cela est vrai, mais toutefois vos conclusions marquent un excès de sévérité pour l'art de Brunetière. Art sans goût ni discernement, il est d'un instinct admirable, d'une force de passion qu'on ne peut comparer à rien ! J'ai entendu M. Brunetière traiter de politique et de religion ; je n'oserais point prendre sur moi de le faire nommer maire de Gigondas ou vicaire de Landerneau. Je l'ai vu donner son avis sur des détails de style ; je ne voudrais point le charger de terminer l'éducation de M. de Heredia ou celle de M. Charles Recolin 11… Mais dès que le génie de l'architecture et de la poésie historiques ravit au ciel l'esprit de M. Brunetière, tout ce que j'ai d'enthousiasme bondit et s'élève après lui. Je le porte à l'égal des premiers encyclopédistes. Je ne crains plus de le classer entre Pierre Larousse et Denis Diderot. »

Charles Maurras
  1. « La doctrine évolutive et l'histoire de la littérature ». [Retour]

  2. Nom donné à un ensemble de traités de logique attribués à Aristote. (n.d.é.) [Retour]

  3. Il s'agit de la congrégation des bénédictins de Saint-Maur, qui ont accumulé entre 1733 et 1790 un considérable trésor de travaux d'étude historique et d'érudition. Leur ordre n'a pas survécu aux persécutions de la révolution, mais leur Histoire littéraire de la France a été continuée par l'Institut. (n.d.é.) [Retour]

  4. Le lecteur exercé fera de lui-même les distinctions qu'il faut sur l'identification gratuite d'individualisme et de vie personnelle. [Retour]

  5. Exposition de M. Jean Carrère.

    [Cette note est de de 1923. Jean Carrère, 1868-1962, a publié son livre Les Mauvais Maîtres en 1922. Dans la version des Œuvres capitales, la note précédente utilise le mot « expression ». Et cette expression n'a pas dû déplaire à Maurras puisque, toujours dans les Œuvres capitales, les critiques rassemblées au tome IV sont sur-titrées Bons et Mauvais Maîtres. (n.d.é.)] [Retour]

  6. Leconte de L'Isle, Poèmes barbares, Qaïn, strophe 16. (n.d.é.) [Retour]

  7. Banville les cite en modèles, de style épique, je crois, dans son Petit Traité de poésie française. [Retour]

  8. L'affaire des cardinaux verts a-t-elle beaucoup démenti ce pronostic ?

    [Note ajoutée en 1923. Cette phrase sur une foi vécue comme stimulant d'ambitieuses folies vient en écho de l'annexe sur le déisme publiée quelques semaines plutôt dans les Trois idées politiques. On y trouve résumé en peu de mots ce qui fera pendant trois décennies l'essentiel de la polémique entre Maurras et la démocratie chrétienne. L'affaire des « cardinaux verts » date de 1906, année de la mort de Ferdinand Brunetière ; il s'agit d'un groupe de prélats désireux de composer avec la loi de 1905, et opposés de ce fait à la position prônée par le Vatican. (n.d.é.)] [Retour]

  9. Ce fut comme professeur, nullement comme élève, que M. Ferdinand Brunetière participa de l'École normale. [Retour]

  10. Eugène Lintilhac, 1854-1920, sénateur du Cantal, professeur de lettres et membre auvergnat du Félibrige. (n.d.é.) [Retour]

  11. Charles Recolin, 1857-1905, pasteur, auteur en 1898 d'un ouvrage L'Anarchie littéraire dans lequel il fustige tout se qui s'écrit de son temps. Dans sa préface on peut lire ce passage :

    Je ne connais qu'un très petit nombre de critiques qui aient le courage d'avoir des principes et de braver l'accusation d'étroitesse et de stupidité. Parmi eux, il est juste de nommer M. Brunetière et M. Doumic.

    (n.d.é.) [Retour]

Texte paru dans la Revue encyclopédique Larousse le 14 janvier 1899 repris en 1913 dans le recueil Charles Maurras et la critique des lettres puis en 1923 dans L'Allée des philosophes, enfin dans les Œuvres capitales.

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