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Après la mort d'Henri Vaugeois

La nuit de lundi à mardi aura été terrible pour l'Action française. Elle nous a décapités. Notre directeur politique, notre fondateur Henri Vaugeois nous est enlevé, d’une embolie au cœur.

Il faudrait ici l’impossible. Il faudrait parler de la mort comme si elle n’était pas. Il faudrait que l’accablement de la douleur laissât intactes les libertés et les forces de l’admiration.

Jamais homme par la spontanéité de la vibration, l’éclat instantané de la pensée et du langage, ne nous est apparu plus affranchi des conditions habituelles de l'homme, plus identique à l’esprit pur. Cependant, lui aussi, sans avoir pu mourir à la guerre, comme il l’eût voulu, c’est à cette guerre, à son coup matériel, qu’il succombe.

Les premières graves atteintes à sa santé, celles qui ont porté le frémissement annonciateur de la commotion suprême, datent de ces premiers jours d’août qui ont précédé la défaite de la Belgique. Il a vu tout de suite ce qui devait être. Non qu’il doutât de la victoire, mais il en calculait l’énorme, l’atroce prix. Un peu plus tard, le soir du 28 août, lors du communiqué fameux que nous nous efforcions, quant à nous, d’étouffer, de crainte de répandre plus de trouble que nous n’en ressentions, je le vois, dans le sous-sol de notre cabinet de l’imprimerie, se dresser tout pâle, l’œil encore assombri, le doigt tendu. De cette voix qui nous déchire encore, je l’entends répéter : — des Vosges à la Somme…

Et le cri jaillit, il éclate : — Ils sont sur la Somme !

Très peu de jours encore, et cette belle voix se couvrit, s’étouffa, dans un espèce de sanglot de la pudeur française quand, arrivé brusquement à Laigle, chez les siens, il leur murmura :

— Les Prussiens… Les Prussiens… Aux portes de Paris !

Si quelqu’un a prévu la guerre, si quelqu’un l’a sentie venir, en a éprouvé les frissons d’angoisse sacrée, en a calculé les désastres, si quelqu’un l’a prédite avec une éloquence proportionnée à cette catastrophe de l’univers, ce fut bien le politique et le patriote qui prit la parole au dernier de nos « banquets de la Classe », la dernière fois que nous groupâmes en temps de paix ces jeunes gens de nos organisations de Paris et de la Seine, que la loi convoquait sous les drapeaux.

C’était le 29 septembre 1913.

Daudet qui présidait avait félicité les Camelots du Roi, les étudiants d’Action française, les ligueurs de la Fédération des actes de haute énergie civique par lesquels ils avaient imposé aux révolutionnaires le respect d’une loi d’acceptation héroïque, la loi des trois ans, et ainsi assuré l'entière liberté de l’opinion française et des délibérations des deux Chambres. La marquise de Mac-Mahon, le baron Tristan-Lambert, Maurice Pujo, le commandant Biot, Maxime Real del Sarte, Gratien Lehodey avaient parlé tour à tour, avec cette netteté et cette vigueur de langage qui participe de l’action. On venait d’applaudir les notes militaires de Marius Plateau.

Après eux, Henri Vaugeois se leva.

Cette fois encore, il m’est possible de témoigner. J’étais auprès de lui. Je le vois, je l’entends. Il tint d’abord ses yeux baissés pendant une longue minute ; puis les releva, promena son regard chargé de pitié, de douleur, de colère, traversé des feux de l’enthousiasme, et commença, à voix très basse et très lente, comme une demi-confidence à ces centaines de jeunes gens suspendus, ce qu’on appellerait indifféremment le plus rare et le plus sublime des poèmes, la plus sainte et la plus véridique des prophéties. On le suivait le cœur battant et, plus il avançait, plus les imaginations et les cœurs adhéraient au secret de cette grande parole anxieuse, qui montait, qui montait comme vers quelque lieu de libération inconnu, qu’elle saurait pourtant découvrir avec certitude. Ceux qui nous collectionnent liront en vain ce numéro du 30 septembre 1913. Ils ne pourront avoir la moindre idée de cela. Mais ils n’y verront pas sans satisfaction, reconstituées par les auditeurs, des phrases comme celle-ci :

Il s’agit pour la France de savoir si elle veut vivre, c’est-à-dire si, pour la lutte, elle a encore toute sa volonté. Nous sommes dans l’un de ces moments troubles, inquiets, où il faut choisir, où il importe de s’engager à fond. La France du XXe siècle n'est pas seulement en cause. Avec elle l’univers entier, le monde civilisé est en péril. Une nation menace le genre humain de la barbarie. L’hégémonie de l’Allemagne est un désastre pour la civilisation…

Et cela finissait dans un hymne d’admiration, de pitié et d’envie pour ceux qui auraient l’honneur, la gloire, le bonheur, disait-il, d’aller combattre et mourir pour la France.

Aux parlements de France ou d’Angleterre, ces paroles-là sont courantes, mais depuis 1914.

En 1913, elles ne l’étaient guère et notre parlement devait, deux mois après le discours de Vaugeois, renverser, avec une admirable insouciance, le ministère de la préparation nationale. Voilà donc trente mois entiers bien accomplis (dont dix mois pleins avant la guerre), que les lèvres d'Henri Vaugeois, comme si le charbon de feu les eût touchées, laissaient tomber avec une gravité, une lenteur, j’allais dire avec une majesté toute lyrique, ces avertissements, ces calculs, ces appréhensions. Au fur et à mesure que le verbe était plus précis et plus net, les vibrations de la voix, celles du corps entier devenaient plus puissantes et plus profondes ; nous n’oublierons jamais quels applaudissements, quand il se tut, jaillirent de la douleur et de la satisfaction de tous les cœurs épuisés. Nous avons cru longtemps qu’à ce beau soir, son apogée d’orateur, il avait incarné le génie de l’éloquence patriotique. Mais nous nous trompions d’un degré ; c’était l’esprit même de notre patrie anxieuse, gardien du territoire, défenseur de nos morts, de nos arts, de notre raison, qui venait de penser librement devant nous.

Henri Vaugeois est victime de cette guerre. Il eût couru moins de risques et subi moins d’ébranlements si, suivant une idée trop impraticable qui s’était présentée à lui, il eût pu s’engager et marcher avec nos armées. Tant que la menace ennemie donna une réelle inquiétude, le frisson national le quitta si peu que l’on peut dire avec assurance qu’il l’avait concentré presque tout entier.

Après la Marne et l'Yser, son cœur affamé de tristesse battit dans l’étroite communion de nos morts. Il vivait entouré de leurs images, jeunes visages héroïques pressés autour de lui comme des fleurs chéries. Le sacrifice de Montesquiou lui fit sa blessure. La blessure de Maxime Real del Sarte porta probablement le dernier coup. Peu d’hommes furent plus capables et plus dignes de se repaître ainsi des plus nobles substances de la sympathie toujours tressaillante : après son pays, ses amis ! Il en a vécu et il en est mort.

Maintenant, je dois témoigner, je dois dire, surtout à nos nouveaux lecteurs :

— Ce que vous voyez de tout ce mouvement d’idées florissant de toute part dans l’Action française, ce redressement des esprits, cette réforme des doctrines, la renaissance d’un patriotisme ardemment et méthodiquement raisonné, il faut y saluer d’abord, avant tout, l’œuvre de Vaugeois.

Il a eu des collaborateurs, des compagnons d'armes. L’initiateur, ce fut lui.

Je l’ai connu aux premiers mois de l’année 1899, en pleine crise dreyfusienne, délivré de l’Union pour l’action morale qui s’était ralliée au parti de la dissociation nationale ; avec ses vieux amis Maurice Pujo, Pierre Lasserre, il cherchait autre chose, et mieux.

La Ligue de la Patrie française ? Oui, certainement, il la fondait ; avec Lemaitre, avec Léon de Montesquiou, avec Amouretti, avec Syveton, avec Barrès, avec Dausset, avec Jacques Bainville, avec moi. Mais ce n’était pas ça. Les partis et leurs idées électorales bourdonnaient déjà dans les comités et son instinct le plus profond, le plus personnel l’avertissait de l’inertie toute matérielle propre à cette politique démocratique. Il voulait une action politique reconnaissable à deux caractères : 1° une haute liberté de l’esprit ; 2° la foi française. Il voulait faire quelque chose d’intelligent et de national, d’absolument intelligent, d’essentiellement national. Mais quoi ? Et comment ?

Avant de le savoir au juste, il agit. Il lança son Action française.

Henri Vaugeois, par sa naissance, appartenait à cette classe moyenne qui (soyons juste) n’a pas toujours gouverné la France, qui ne s’est pas toujours sacrifiée pour la France, mais dans laquelle cette France s’est pensée et formulée de tout temps. Politiquement, il avait une de ces origines complexes qui est, sauf exception, le trait commun d’à peu près toutes nos familles aujourd’hui, y compris la Maison de nos rois. Il y avait chez les Vaugeois des Blancs et des Rouges et des Roses aussi : un de ses grands-oncles, aumônier à l’armée de Condé, un autre Conventionnel, montagnard, régicide. Son père, professeur à la Faculté de droit de Caen, était grand lecteur de la Revue des Deux Mondes, et la famille de sa mère lisait le Correspondant. Impossible d’être mieux posté dans la bourgeoisie. Lui, comme tout jeune bourgeois de 1893-1898, comme Jaurès et ses camarades, oscillait entre le marxisme allemand, hautement respecté, en raison de Hegel, et les idées de la Révolution française un peu amendées sur le terrain social. Nationaliste, antidreyfusien et antisémite, il n’en était pas moins enthousiaste de Labriola 1 et, dans l’été qui précéda la fondation de La Patrie française, il remportait au collège de Coulommiers, où il professait la philosophie, un de ses grands triomphes oratoires en faisant pour le Centenaire un éloge des idées de Michelet, plein de patriotisme et de poésie, et d’une cécité passionnée.

On n’attend pas que je relate ici ni le hasard de la rencontre qui nous fit nous connaître et nous aimer, ni les conversations qui suivirent, ni surtout ce lent, ce long travail de critique et d’élimination qui nous fit trouver ou retrouver les bases de l'accord national entre des Français également dévoués aux mêmes idées, le salut public et l’ordre public, et dès lors résolus à tout subordonner à cet unique souverain.

Vaugeois mettait la patrie avant tout. C’est une idée qui, logiquement appliquée, aboutit et ne peut aboutir qu’à l’obédience des rois fondateurs, constructeurs, pères de la patrie. Quelques années plus tard Henri Vaugeois était admis à l'audience de leur héritier et successeur. Plusieurs personnes ont eu la bonté de m’attribuer l’honneur de cette incomparable conquête. Elles montrent ainsi qu’elle ignoraient tout à fait ce qu’était le mouvement naturel d’un tel esprit. Il procédait par bonds extrêmes et, comme on jargonne aujourd’hui, d’intuition en intuition. Natura facit saltus 2 ! aimions-nous à dire avec un sourire d’admiration confondue. Telles et telles parties difficiles ou rebutantes de nos premières analyses, il les simplifiait, et les élucidait en trois mots… J’entends encore son : attendez… ou son : permettez… qui annonçait brusquement le dieu… Ce dieu ou, si l’on veut, une espèce de grâce supprimait tous les intermédiaires inutiles, ces béquilles qui servent au commun pour penser. Comme dit l’autre, voyant tout, il abrégeait tout.

Penser en toute liberté, en toute logique, en pleine vigueur de l’esprit critique, ce fut pour lui le premier bien de l’état d’esprit royaliste. À cette volupté, il joignait celle de servir complètement et sans relâche le patriotisme français, l’idée royaliste ayant, en effet, la vertu de faire disparaître une infinité d’antinomies frivoles et de donner du composé français la définition la plus vaste, la plus vivace. Mais ce n’était là cependant que penser et sentir ; les simples conditions de ce qu’il préférait à tout et qui était l'action elle-même.

Chaque pas de l’Action française devra lui être rapporté ; il n’en a pas toujours eu l’honneur, il en eut toujours le mérite car l’impulsion était toujours venue de lui. De lui procèdent toutes les transformations de notre œuvre ; soit qu’en 1889 il acceptât mes Monods peints par eux-mêmes (ça, c’est un acte, disait-il), soit qu’il rompît avec des amis vénérables tels que M. de Mahy, par fidélité à la logique royaliste de son patriotisme, soit qu’il entreprît d’un bout à l'autre de la France ces infatigables campagnes de petites réunions ou de vastes conférences qui soutinrent et qui propagèrent l’Action française, soit enfin que la petite Revue grise se transformât en grande Revue, puis en journal quotidien, grâce à la merveilleuse adhésion de Léon Daudet qu’Henri Vaugeois et nul autre sut attirer, saisir, assurer à jamais.

Les derniers progrès de notre vente pendant la guerre sont de lui. Au début de la guerre, dans une crise que nous avons soigneusement dissimulée à nos lecteurs, les secours premiers, ceux qui ont tout sauvé, avaient été recueillis par lui. La magnifique souscription que vient d’amener le lancement de La Vermine du monde 3 était aussi son œuvre propre, conçue, organisée, réalisée du coin de son feu. Malade, immobile de corps, ce grand cœur agissait encore et, quelques jours avant l’assaut qui l’emporta, il réunissait toutes les forces physiques et morales dont il disposait pour aller porter à l’Association des jeunes filles royalistes un admirable résumé de la pensée motrice et directrice de toute sa vie.

Je ne demande pas qui nous consolera ? Qui pourra consoler le deuil violent et si rapide de sa jeune femme ? La douleur immense de tous les siens ? Ce sont ses consolations à lui que je cherche.

Ce semeur généreux, ce lanceur d’idées magnanime ne pouvait échapper à l’évidence des résultats déjà obtenus. Mais son cœur était trop français pour échapper au dur sentiment des nécessités du pays. Heureux des progrès accomplis, surpris parfois par leur vitesse, enthousiaste de la qualité morale ou de la valeur intellectuelle de ceux qu’il avait amenés à la vérité (M. Eugène Cavaignac, par exemple), il ne pouvait manquer pourtant d’être sensible, avant l’invasion, au ravage des ennemis de l’intérieur et, depuis, à toutes les énormes facilités que la loyauté du patriotisme laisse et doit même laisser à la fourbe de l’anarchie. Ce malheur le troublait. Et voilà qu’il n’a point connu la grande paix de ceux qui auront le bonheur de fermer les yeux dans une France régénérée par la restauration de l’autorité historique et des libertés nationales. Mais ce jour-là nous irons en pèlerinage à sa tombe et à son berceau ; dans son beau pays normand et latin, province de Corneille, de Poussin, de Fustel de Coulanges, à cette petite ville de Laigle que nous nommions jadis assez gravement Aquilée, la nation dira son souvenir et sa reconnaissance pour le patriote intraitable et sa grande vertu de savoir toujours mettre, au plus intime de sa pensée, notre France au-dessus de tout.

Les Chemins Perrés, voies romaines de son pays, sont à peine comparables en solidité à cette grande route nationale et royale qui ramènera la nation française à la condition nécessaire de l’action et de la force heureuse, de la grandeur.

Charles Maurras
  1. Antonio Labriola, 1843-1904, philosophe marxiste italien. (n.d.é.) [Retour]

  2. La nature procède par sauts : c'est l'inverse d'une citation de Leibniz « natura non facit saltus  » dans son introduction au calcul infinitésimal et à la continuité au sens mathématique. (n.d.é.) [Retour]

  3. Ouvrage de Léon Daudet. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru dans L'Action française du 12 avril 1916.

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