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Préface à
La Balance intérieure

Frontispice

Une antique terreur a fait trop de victimes.
Notre mort, ce soleil regardé fixement,
S’il allume son feu sur les hauts de l’abîme,
Dissipe le nuage autour du monument.

Le peuple en son erreur estime qu’une tombe
Est la trappe couverte où basculent nos corps
Dès que le poids léger de nos regards y tombe
En tremblant d’irriter les silences du sort.

Celui qui s’affranchit des craintes du vulgaire
Dit : — L’aspect de la mort ne nous fait pas mourir.
Comme la douce paix tue autant que la guerre,
Un jour ou l’autre jour, elle dit de partir.

Soit ! Du pied des bûchers aux langues de leur flamme,
Tout ce qui se consume est par le Dieu connu ;
Imitons-le ! Haussant les paupières de l’âme,
Offrons à la clarté son miroir lisse et nu

Et la Fête et le Deuil, la Tristesse et la Joie,
Bacchanale asservie aux dieux inférieurs,
Cesseront d’enchaîner leur ronde qui flamboie
Dans la mâle poitrine où commande ce cœur.

Préface

Lyon, mars 1944.

Un livre, un titre, un auteur peuvent avoir également besoin de s’expliquer pour le plaisir d’être compris.

Donc, les caprices de la vie, ses nécessités, fantaisies, tours, détours ont fait qu’un septuagénaire (il court sur son seizième lustre) est encore mêlé au mouvement des choses mortelles, à leur activité, resté actif lui-même dans leur temporel. Il travaille. Peut-être sert-il. On le lui dit. Il n’aime que trop à le croire. Pour continuer sa besogne, il n’a, jusqu’ici, rien changé aux idées et aux rêves qui firent l’aliment de son esprit ou le combustible de sa machine. Loin de se croire immortel, il ne cesse de cultiver la certitude du contraire ; il trouve même, dans cette vue de la fin, l’appui qui l’affermit, la diversion qui le console sur les vicissitudes du labeur quotidien.

Délectation « morose » au sens exact du mot, qui ne signifie rien de triste ; ce regard prolongé, appuyé, sur le terme commun ne ressemble en rien à ce que Pascal et Barrès ont entendu par la préparation à la Mort. Ni défi stoïcien, ni aspiration religieuse. Pur mouvement de la retraite, imaginé, un peu anticipé, comme la complaisance avec laquelle on suit les couleurs et les formes d’un horizon-frontière, pour essayer d’en concevoir les « au-delà » selon les rumeurs vagues qui s’en dégagent plus ou moins.

De l’autre côté de la ligne, comme sur des limites d’attraction interplanétaire idéales, nous avons vu passer et s’éloigner nos véritables contemporains, ceux qui avaient à peu près notre âge, et leur départ est même cause que nous vivons de plus en plus avec eux. Ainsi résorbons-nous un peu de leur ancienne avidité de vivre, celle que rien n’a étanchée : encore ! Encore ! et jamais assez ! L’ardeur de leur Passé vivant recolore aussi bien les figures du lourd présent que celles du maigre avenir qui peut encore nous échoir. Alors, comme dit Philadelphe de Gerde 1, la grande poétesse gasconne, il se compose de ces plaisantes soirées

Ont se parlaba tot a cop
De Diu, ded Diable e deras Hadas.

« où l’on se parlait tout à coup de Dieu, du Diable et des Fées. »

Un tel état d’esprit est-il jugé paradoxal ? Mais aucun paradoxe n’est comparable à la vie, sinon la mort. Je ne comprends ni l’une ni l’autre.

Lucrèce a beau railler, nous ne pouvons nous empêcher de nous tenir debout, près du bûcher où se consument nos dépouilles ; nous leur prêtons le sentiment qu’elles seraient le plus incapables d’éprouver 2.

Virgile feint de se consoler, le grand Mage connaît qu’il n’est point de ver de la tombe pour anéantir nos soucis ; nous ne les déposons pas dans la mort 3.

Quant aux esprits forts, ils perdent leur temps à nous sommer d’apporter des preuves ; pressés d’on ne sait quel aiguillon, nous ne pouvons pas nous priver de construire dans le Surhumain et dans le Divin, et d’y calculer, sous le bandeau, par des tâtons mystérieux, une solide architecture de concepts plus ou moins analogues au dogme simple et net de la résurrection de la Chair et de la communion des Saints. Éloigné du dogme natal, Lamartine a émis le vœu qui concorde avec notre songe dans son mémorable poème de La Vigne et la Maison 4, souffle d’espérance et d’amour qui pourrait bien faire époque dans l’histoire du sentiment religieux, car c’est là que tout nous ramène, en dépit du va-et-vient des autres pensées que peut éveiller la rumeur de ce grand départ.

Il reste bien vrai que le nom de notre fin est le plus puissant et le plus vénérable qu’on puisse prononcer, en ces jours de 1944, car le voilà présent à toutes nos minutes, suspendu sur nous et les nôtres, comme une hache verticale, ou comme le couteau sous lequel André Chénier dit ses derniers mots :

Avant que de ses deux moitiés
Le vers que je commence ait atteint la dernière 5

Ainsi, toute proportion gardée, rimons-nous sous le coup de quelque énorme bombe d’avion venue de Londres ou de Boston. La plupart des hommes en sentent la menace. Et d’autres, la hantise. Il en est qui s’y habituent. Car, après tout, cela ne fait qu’un comprimé de notre destin. Nos jours les plus tragiques n’en sont que l’abréviation passagère, nos plus heureux moments de paix étant à la merci de l’obstruction d’une artériole, ou d’un mauvais spasme du cœur. Verlaine chantonnait 6 :

Qu’on vive, ô quelle délicate merveille
Tant notre appareil est une fleur qui plie !

Il plie, se déploie, puis il rompt. Tels sont les dialogues de l’Ordre et de l’Accident. La Mort, la grande Mort, en impose un croissant et magique respect. On n’y manque d’aucune manière, quand on salue, de sang-froid, l’Éventuelle ou la Fatale. Mais on lui rend un autre hommage quand on vient à se placer, comme entre des courants agités et rapides, au milieu des questions qu’elle soulève, des solutions qu’elle propose, des rêveries qu’elle conseille obscurément.

On peut avoir idée de leur variété, extrême, par ce petit livre dans lequel le « sonnet cartésien » voisine, sans les contredire, avec des dogmes venus de Platon, de saint Thomas et de Lamartine. États d’esprit successifs, et qui se défendent à peine. Hauts et bas d’une vie qui mue, et flotte ; son chant la suit. Ne parlons plus de pensées. Ce sont plutôt des Heures, bonne et male heure, entre lesquelles chacune vient choisir une part qui soit sienne, dans le jeu naturel des faiblesses et des vertus.

Au temps de ma jeunesse folle, Anatole France avait approuvé, et même aimé un peu, que j’eusse défini sa Thaïs une figuration des « différents rêves de vivre ». Que l’on pardonne ce jargon de 1890. Si barbare soit-il, je n’hésite pas trop à présenter la suite de ces poèmes comme une figuration de différents rêves de mourir.

— Mais, me dit-on, nous vous croyions des principes fermes.

Ces principes existent, et je leur ai donné ma vie, plus que ma vie. Seulement, ils sont d’un autre ordre que mes rêves et leur chansons. La considération des « ordres » prime tout. Le rigide Pascal en a dû convenir. Faute de quoi l’on mêle tout : idées, choses, on ne voit plus rien.

Bienheureux sans doute l’esprit qui trouva force, temps, moyens pour réduire tous ces ordres divers à quelque unité rationnelle. Je n’ai pas encore ce pouvoir. Je n’ai pas de Philosophie. Autrement dit je ne fais point cet exercice de rhétorique supérieure, à la Schelling, à la Spencer, à la Blondel, à la Bergson, ce discours continu qui fut cher aux monistes de tous les temps et dans lequel on s’évertue à faire converger toutes les radicelles, tigelles et folioles de l’Être plus ou moins artificiellement détournées ou retournées. Ne serait-ce que par respect de la vérité des choses, je n’ai pas de système. Et c’est ce qui peut bien ne pas manquer de philosophie. Cette disposition profonde est exprimée par ma parabole d’une Balance où s’équilibreraient des imaginations, des spéculations et des conjectures très différentes, qui ne divergent pas beaucoup plus que ne le font les traits distincts du caractère d’une même personne.

Ces traits sont éclairés d’une lumière assez sereine, qui n’est pas le soleil de la foi, mais peut-être son clair de lune. J’appelle ainsi le sentiment de confiance et d’abandon à une Bonté supérieure dont les signes ne sont pas équivoques, tels qu’on les trouve inscrits au départ et au terme de toute vie, mais qui, dans l’entre-deux, me semblent devenir plus rares et moins nets. Il en résulte que la phosphorescence sonore, le rythme, le fredon, appelé Poésie, resté grandement tributaire de nos humeurs, reflète aussi les sautes de l’esprit, délices ou misères, heurs ou malheurs, venus des bonaces ou des orages que la course des temps nous fait rencontrer tour à tour. Cela donne matière à des songes divers, quelques-uns peu consistants, jamais inanes ; ainsi s’explique à quel innocent badinage pouvait s’abandonner à son lit de mort un homme fort sérieux, bon administrateur et brave soldat, comme l’empereur Hadrien, quand il fit son adieu à ces portioncules de l’âme :

Nec tamen dabis jocos, « Tu ne feras plus de plaisanteries ! »

Nous avons, tous, d’honnêtes éléments subalternes que rien n’oblige à faire taire, à moins de posséder une raison majeure de nous renoncer et de nous retrancher absolument tout. Ce dernier cas bien mis à part, le même que celui du Philosophe scythe 7 et du Janséniste, il semble qu’on se fasse une idée étriquée de notre nature en se forçant à épurer le ciel intérieur des menus divertissements.

Les lecteurs, s’il en reste, d’un recueil de poèmes intitulé La Musique intérieure, paru voilà vingt-cinq ans 8, voudront bien m’excuser d’avoir replacé en tête de celui-ci un Colloque des Morts qu’ils ont lu en 1925, car le second Colloque, qui vint ensuite, serait inintelligible sans lui 9. Je l’accompagnerai de l’explication en prose que donnait ma Préface d’alors. Ce sont des pages de souvenirs qui se réfèrent à la dernière année de l’autre guerre 10 :

Le premier trimestre, si cruel, si sanglant, de 1918, allait s’achever. Nous marchions, littéralement, dans le sang, et nous n’y pouvions rien. Nous voyions tomber, chaque jour, la plus chère fleur de nos amitiés, et de nouveaux malheurs pareils étaient assurés pour le lendemain. Il ne me semblait pas que la ration d’amertume pût s’aggraver, ni augmenter celle de l’horreur ; j’en étais à me croire presque blasé sur tous les deuils, lorsque, à la mi-mars, une dépêche d’Algérie m’annonça la fin subite de mon ami d’enfance, l’initiateur à la poésie de Musset et de Calendal, le familier de ma jeunesse que tous mes premiers compagnons parisiens ont connu, René de Saint-Pons. La sortie du collège nous avait séparés deux ou trois ans à peine, il m’eût bientôt rejoint au Quartier Latin, puis dans les journaux. Nous avions fini par écrire dans la même feuille et la vieille intimité se continuait de la sorte une bonne dizaine d’années. Malgré son droit d’aînesse 11, j’avais dû intervertir les rôles, car cet être charmant, comblé et orné sans mesure, s’était obstiné à ne rien tirer du présent des fées. Lui qui pouvait tout, même l’étude, même l’effort et le travail, je ne sais quel goût voluptueux de contemplation paresseuse l’empêchait de tendre sa volonté au-delà du strict nécessaire. Il avait l’enjouement, l’esprit, une drôlerie naturelle, avec cette facilité que Lamartine appelle la grâce du génie. Comment n’a-t-il même pas essayé de faire sa percée ? La chronique parisienne, le théâtre s’ouvraient à tous ses dons. Même par le livre, sa fantaisie, son esprit d’observation, le parfait équilibre des autres moyens auraient pu lui recruter rapidement un public. Mais la maladie s’en était mêlée.

Avant trente-cinq ans, il avait dû chercher son premier refuge au soleil. Je l’y suivis par la pensée. Plus de quinze ans d’éloignement ne réussirent pas à arrêter notre vie commune. Nous ne nous écrivions pas. Nous correspondions sans plume ni encre. De chaudes affections fraternelles interposées ne laissaient ignorer ni à l’un ni à l’autre la mémoire de notre cœur. Je crois bien lui avoir été aussi présent qu’il l’était resté à moi-même. Et voilà qu’il perdait, seul, sans moi, les biens et les maux de la vie ! Il était mort. Il laissait une petite enfant, parée d’un prénom de dame de cour d’amour qui suffirait à rappeler aux amis de son père l’un des vers de Mistral qu’il leur récitait volontiers :

O Princesso di Baus ! Ugueto
Sibilo, Blanco-Flour, Bausseto…

La première nouvelle qu’il eût cessé de vivre ressemblait à la communication d’un non-sens. Il me fallut du temps pour m’y accoutumer. Lorsque l’idée en devint claire, je fus saisi d’un tel bourdonnement d’images de deuil que je n’y saurais comparer le choc d’aucun autre fléau.

Depuis quatre ans, les figures des morts qui m’avaient peu quitté me pressaient et me poursuivaient, et, comme je marchais un peu devant elles, c’étaient elles qui me rejoignaient et qui s’imposaient. Cette fois, au contraire, comme mis en chemin par le fantôme florissant de ce témoin de lointaine jeunesse, c’était moi qui courais au devant de nos poursuivantes funèbres, leur parlais, les priais et les questionnais sur leur sort, sur le mien, ou plutôt sur le lien que la mort n’avait pu rompre entre elles et moi. Je mentirais en présentant cet interrogatoire des Ombres comme dérivé ou de la curiosité ou de l’angoisse du problème philosophique et religieux. Il ne s’agissait pas d’éclaircir 12 quelle navigation lointaine entreprend le principe secret, l’impalpable souffle de vie (personnel ? ou impersonnel ?) qui ne me semble pas pouvoir ne pas survivre à notre cendre. Dans ces pensées nouvelles, ma spéculation roula uniquement sur le rapport matériel ou moral, sentiment ou idée, qui nous avait unis, cet ami disparu et moi. D’où venait, où allait, qu’était, en elle-même, cette chose tranchée, que je sentais survivre, saigner, et pleurer ? Mais de René aux autres, le passage était simple : celui-ci, celui-là et puis celle-là entre toutes, et ceux-là et ceux-ci qui m’avaient été arrachés, et moi à eux, à elle, et dont aucun ne me donnait la sensation d’un être indépendant et libre qui eût fait un mouvement naturel en s’en allant de son côté quand je restais du mien. Tous partaient et fuyaient comme si quelque chose du meilleur de moi s’arrachait. J’avais le sentiment de mourir avec eux et ensuite de recevoir, à travers la brûlure du mal de cette mort, un reste de leur vie qui fût comme l’échange du lambeau de mon être enfui. L’expérience ne laissait aucun doute sur ce que j’oserai appeler l’indivision naturelle ou la mise en société des plus larges espaces de la vie de nos cœurs. Ce cœur nommé le mien, dont je m’étais cru maître, d’autres tenaient à lui, autant que j’avais dû usurper pour ma part dans le cœur et la vie d’autrui. La mort ne séparait pas, elle écartelait. Si donc il existait des félicités consolantes, elles ne pouvaient tendre d’abord qu’à réunir, comme membres disjoints, ces âmes qui se fussent regrettées éternellement.

Pendant de longues heures, le premier plan de ma pensée fut ainsi occupé d’un même retour uniforme sur le grave mystère des sympathies. Dans la voix de mes morts, dans la voix de ceux que je savais en danger de mort, dans la voix de ces survivants éloignés qui, de gré ou de force, avaient cessé de se tenir dans mon voisinage moral, je distinguais de mieux en mieux la voix de la curiosité, de l’étonnement et aussi de mes découvertes.

Ai-je découvert plusieurs choses ? Je ne suis sûr que d’une, mais de conséquence assez grave car, de ce long Colloque avec tous les esprits du regret, du désir et de l’espérance qui forment le chœur de nos Morts, il ressortait avec clarté que l’humaine aventure ramenait indéfiniment sous mes yeux la même vérité sous les formes les plus diverses. Comment n’était-elle pas vue et dite plus couramment ? Nos maîtres platoniciens définissaient la vie par les métamorphoses de l’amitié et de l’amour ; cependant ont-ils explicitement relevé que nous courons à l’amour parce que nous en venons et que ceux qui se sont aimés pour nous faire naître ne peuvent nous lancer vers un autre but que le leur ? Origine et fin se recherchent, se poursuivent pour se confondre, cela est clair pour qui l’a senti une fois. L’autel de sang, le lit de feu ne fait pas naître, mais renaître ; notre battement d’ailes tend à le retrouver pour nous y consumer et pour en repartir. Le cercle est douloureux parce qu’il est successif, parcouru point par point, et qu’il intercale les espaces du temps, les divisions du lieu entre le départ et le but : le paradis consiste à contracter la courbe au point perpétuel où deux êtres distincts parviendront à goûter dans sa perfection l’unité.

Nous ne rêverions pas cet étrange bonheur si nous n’étions pas faits de lui. Nous voulons recouvrer, nous voulons recréer ce qu’ont découvert et perdu ceux qui nous procréèrent. L’expérience a été dite monotone : c’est qu’elle est manquée et déçue par la vie d’en bas. Mais l’imagination amoureuse n’est point à court ! La fumée de l’esprit n’inscrit sa spirale légère que pour tenter de plus heureuses fortunes là-haut. L’âme y porte la certitude qu’elle doit parvenir, de façon ou d’autre, au terme étincelant qui la complétera : je me sens trop pétri du rêve et de l’être d’autrui, ce qui n’est que de moi reste trop en deçà de ma réalité, et la pire des peines serait d’être réduit à me replier sur mon moi étroit pour n’en plus sortir ! La joie est l’état qui déborde. Elle extravase, elle transmigre. Large ou bornée, brève ou durable, elle ne tient jamais dans son enceinte pure ; elle rayonne à proportion des puissances de son foyer. L’être y jaillit de soi, pour être mieux lui-même : ce n’est pas autrement que, retenu et précipité, emporté et fixé, il accède à sa plénitude. Allumée au bûcher natal, nourrie du feu qui l’engendra, Psyché prétend sans honte à la couche des dieux parce qu’elle peut dire à ses père et mère s’ils s’en étonnent :

— Fîtes-vous autre chose que de m’élancer d’où vous retombiez ?

Comment, je le répète, ce thème naturel de l’amour fils et père éternel de l’amour n’est-il pas un lieu commun de la poésie dans toutes les langues ? La pudeur du Genre humain s’est contrainte sans doute à le murmurer sous des voiles. Perçant ces voiles, je n’étais pas moins étonné et confus de croire reconnaître un rudiment d’idée nouvelle dans ce que m’apportaient ces méditations effrénées. Tout ébloui de ma lumière, je ne cessais d’y être ému de ma solitude.

Non moins isolé et désert, non moins clair et splendide, apparut l’autre versant de la même chaîne d’idées lorsque j’eus découvert que la faim et la soif de la vie d’autrui ne s’arrêtent pas à l’amour ni même à l’amitié proprement dite. Cette faim, cette soif composent le plus clair de la vie courante de l’homme, quel que soit cet homme. Solitaire, égoïste, misanthrope, prétendu insensible, il n’est pas un cœur d’homme qui soit indifférent à la nécessaire présence, à la substance indispensable de son reflet vivant ; il y est attiré par un appétit moral indomptable. Si ce n’est pas pour le traiter avec douceur, ce sera pour l’offenser ou le tourmenter, mais l’être humain veut l’être humain, et il le lui faut. La haine même rend un secret témoignage au très haut prix du frère qu’elle poursuit. Le frapper, le blesser, le tuer sont autant de manières de lui démontrer qu’il importe au-delà de tout et qu’on est incapable de se passer de lui. Les semblables s’attirent, même s’ils se repoussent ; ô complémentaire éternel !

Ce théorème fondamental de la vie du cœur est encore corroboré par notre vie physique élémentaire. Notre faible corps se nourrit, se défend, se guérit par les mêmes voies que notre âme. Son plus grand ennemi serait la solitude. Pour résister à l’intempérie par les abris et le vêtement, pour tenir tête aux fauves, pour boire et pour manger, le primitif de la forêt, s’il est homme, doit commencer par satisfaire à l’obligation de recourir au ministère de l’homme, de se servir de l’homme, de consommer le fruit vivant des peines et des sueurs de l’homme 13. Le muscle et l’épiderme ont les mêmes exigences que le cerveau et le cœur. Quadruple anthropophage, l’homme a besoin de se repaître d’œuvres pétries de chair humaine et de sang humain ! Car il a besoin d’humaniser la nature, de la remplir de lui et de la former selon lui, faute d’avoir trouvé en elle ni le pain ni le vin, ni les tissus ni les murailles, ni le toit auxquels aspirait son désir. Le sort de notre individu requiert un tel degré d’industrie, de préparation et d’accommodation des premiers produits bruts de cette planète, que chacun de nous est réduit à souhaiter implicitement le concours, le labeur, le zèle et l’amitié d’autrui. Qu’il faille tuer, dépecer ou cuire un gibier, coudre des peaux, tailler des toiles, telle est l’économie corporelle de l’animal humain ; elle ne se présenterait pas autrement qu’elle ne fait si elle résultait d’une providence désireuse de préparer un premier terrain à l’Amour, de lui aménager, comme un premier substrat physique, les harmonies matérielles préludant aux affinités de l’esprit 14. Vivre, s’associer, aimer, finissent par apparaître de mêmes choses couvertes de noms variés par l’analyse qu’en ont faite nos esprits et nos sens. Elles expriment des inquiétudes et des mouvements de même source. Flammes nées de deux flammes, nous accourons à l’aimant de chaude lumière sur un champ électrique déjà formé de la substance de notre feu.

S’il ne peut dépendre de nous d’obtenir l’heureuse issue de cette poursuite, car la vie, et toute la vie, la mort, une mort inflexible, nous contrarient et nous traversent, il ne dépend ni de la vie ni de la mort de changer cette direction des fidélités naturelles : le rêve et le désir, le vœu et l’espérance seront de prolonger la course interrompue et de refaire, par un artifice ou par un autre, une présence et une existence aliénées. Nous connaissons les objections du tyrannique esprit critique, et nous les avons éprouvées de toute manière. Nous n’en contestons pas la haute poésie. Quel problème que la seule existence de la Haine ! Et quel mystère que ce fait palpable de l’obscure et radicale méchanceté d’un être qui ne peut absolument rien que par une forme ou une autre de la bonté ! Cela est presque aussi accablant pour l’esprit que ce problème du Mal des choses au sein d’un univers dont les spectacles généraux paraissent attester certains partis pris bienveillants ou même complaisants pour le pauvre peuple des hommes. La dialectique de l’amour passe outre aux résistances, aux réticences mêmes de l’esprit d’examen. Elle nous emporte et nous traîne par tous les cieux. Elle y cherche, elle y redemande une éternité intellectuelle qui lui fasse revivre, comme le voulait Lamartine, non plus grands, non plus beaux, mais pareils, mais les mêmes ces jours pleins, ces instants parfaits où la fibre a tenu, où le lien a duré, où ce qui était fait pour s’unir ne subissait amputation, rétraction ni déchirement.

Tandis que ces pensées, et bientôt les vers et les strophes qui les élevaient à la dignité de la poésie, roulaient comme des astres sur les parties liantes de mon esprit, il était impossible de ne pas reconnaître qu’elles me ramenaient dans les voies royales de l’antique espérance au terme desquelles sourient la bienveillance et la bienfaisance d’un Dieu. Quelle synthèse subjective pourrait aboutir autre part ? Mais, parallèlement à ce chemin montant que suivait la méditation comme une prière, se développait, sans la contredire, autre forme du même effort, le grave cantique viril, circonspect, examinateur, mais nullement timide, jamais découragé, des entreprises de l’action et de l’invention, de l’art audacieux et de la science victorieuse. Lorsque j’étais enfant, du même esprit dont je suivais la céleste ascension des âmes et des anges, il m’était arrivé d’imaginer un type de navire volant qui tournât le dos à la Nuit pour suivre, à vitesse d’étoile, le flot de pourpre et d’or de ces couchants vermeils qui font briller aux yeux, et par là même au cœur, un autre rêve d’immortalité de joie et d’amour ; entre cet ancien rêve personnel ainsi ranimé 15 et celui, plus ancien, de tous les esprits de ma race, la composition n’avait pas à choisir. Comme une barque prise entre deux mouvements trouve de la douceur à les suivre l’un après l’autre, je me confiais à ce double cours balancé, avec une espèce de foi obscure, quelque chose assurant qu’à défaut de mon âme le Poème saurait aborder quelque part.

Où allait, où s’en va l’étrange chanson ? Pour dire vrai, tant que dura la possession, l’obsession morale et rythmique et encore aujourd’hui quand elle me revient, il n’est rien qui me soit plus étranger que de désirer prendre des mesures et tirer des plans. Néanmoins, je ne sais jamais mieux à quoi je tends, et par quelles voies. Il serait seulement très difficile de l’exprimer, fût-ce en simple prose, car si je le pouvais, tout serait fini et fixé. Je ne m’applique donc qu’à suivre sans désobéir je ne sais quel commandement émané des sauvages profondeurs naturelles où les Anciens plaçaient la genèse d’un songe, l’avertissement d’un démon. L’ordre une fois reçu, le thème donné, et le ton, le travail et l’art qui incombent à ma pensée expresse ressemblent moins à un effort qu’à la libre expansion de l’esprit par la voix. J’écrirais le mot de plaisir s’il ne s’agissait point de traduire un tragique et durable tremblement d’esprit et de cœur. N’avez-vous point nagé dans une eau diaphane ? N’avez-vous pas rêvé du vol sur les ondes de l’air ? Tels, des flots cristallins me portent, me soulèvent, répondent au degré de l’élan volontaire qui surgit de mon souci pour l’égaler à ces dialogues du ciel.

— Beatrice in suso ed’ io en lei gardava,

disait le plus tendre et le plus conscient des poètes pour se rendre compte d’une de ces dictées, d’une de ces copies où le plus haut degré d’activité mentale ne se comprend que sous une forme de dialogue et de dédoublement.

Lorsque, au chant III du Paradis, Dante demande à la bienheureuse Piccarda si elle n’ambitionne pas d’être promue à une sphère de plus grande félicité, ses yeux riants la montrent satisfaite de ce qu’elle a. Elle tient sa mesure, et elle a comblé son amour. Les plus avides d’entre nous entreverront-ils dans le sens de la parabole : un tel état de grâce qu’il puisse lasser le désir ? Vers une Chartreuse idéale parée et ordonnée pour la seule vie de l’esprit, quelle main me guidait ou quelle conscience délicate et vibrante de quel autre moi-même ? Quelle porte s’ouvrait au doigt mystérieux ? Quelle lampe fidèle, douce comme les yeux de Piccarda et de Béatrice, brillait sur des minutes où il n’importait guère que de ne rien fausser ni forcer, tant la masse puissante des sonorités décisives savait me réunir au jeu de ma pensée, parce qu’elle venait de beaucoup plus loin que mon être ? Je n’étais plus rien que le rassemblement d’une énergie sans nom dans un effort d’attention pure, une simple et grave docilité. Voir, écouter, redire ; le commun champ d’asile, avec les fosses découvertes et recouvertes qui nous attendent jusqu’au dernier, l’aire immense des séparations que rien ne console, puis l’arcade plus vaste, l’ouverture multipliée des Possibles, et toutes ses rencontres, toutes ses réunions, dans la Maison du réveil des Morts élargie aux mesures de l’universelle respiration, le libre, le pieux essor offert à la fraternité de l’Être et des divers membres de l’Être, tout ce langage du Colloque où la Mort parle moins que la Vie, la Vie moins que l’Amour son père, ne m’appartient plus qu’à un titre de scribe consciencieux ; la vie de mon esprit n’aura servi qu’à l’ajuster aux sens supérieurs pleuvant comme une manne sur les faims muettes du cœur.

Rien qui soit mien ne m’est allé plus loin dans l’âme que ce poème, et rien n’est plus distinct de mon être réel. Comme au moment où j’ai commencé de le suivre, s’il plaisait de nouveau à l’esprit qui souffle et qui passe de m’en rapporter le rythme sacré, pour me faire entreprendre un nouveau développement de ses harmonies, j’écouterais, je redirais, je me garderais de paraître de ma personne pour rien ajouter de mon fond à ces lamentations génériques de l’Homme sur les cercles décrits, d’une aile infatigable, dans l’unique poursuite de l’Ami, du Pareil et du Frère éternel.

Poésie est Théologie, affirme Boccace dans son commentaire de la Divine Comédie. Ontologie serait peut-être le vrai nom, car la Poésie porte surtout vers les racines de la connaissance de l'Être. Le savent bien tous ceux qui, sans boire la coupe, en ont reconnu le parfum !

De tous ces propos long-voilés qui menaient à l’intelligence du premier Colloque des Morts, il faut retenir pour bien lire le second – avec tout ce qui se rapporte, dans la suite du livre, au même songe de la Mort, les deux idées maîtresses auxquelles adhère ma pensée. L’une est celle d’un « double cours balancé », où me renvoyait une sorte de confiance obscure ; l’autre, celle du doute émis sur un « état de grâce qui puisse lasser le désir ». Je n’ai pu me dégager de l’une ni de l’autre de ces idées. Je n’en suis pas sorti encore. On les verra souvent exprimées toutes deux ensemble, comme malgré moi.

Il n’aurait pas été humain de livrer tout un volume aux cris de la noire Déesse. Pour l’aérer et même l’égayer un peu, j’ai fait succéder au premier livre des deux Colloques un second, formé de quantité de Vers de Jeunesse.

Ces vers retrouvés se subdivisent d’eux-mêmes en deux cycles, « Faust et Psyché » et « Faust et Hélène ». Leurs suites pourraient esquisser chacune son petit roman. Le premier finit mal ; l’autre, mieux. Plusieurs de ces anciens poèmes ont couru plus ou moins récemment les Revues et les Anthologies. Beaucoup sont inédits, parfois retouchés, certains un peu refaits, comme la Damnation de Faust qui a subi une révision sérieuse. On aurait tort de chicaner sur un passe-temps où le jeune âge apporta sa trouble matière, et l’expérience, son art.

Dans un troisième Livre, j’ai cru devoir dessiner mon Parvis d’hommages à la gloire de quelques grands poètes qui, de Mistral à Homère et à Dante, de Térence à Ronsard, à Musset, à Aubanel et à Moréas, m’ont conduit, ou bercé, nourri, abreuvé, soutenu ; d’aussi nobles médiateurs puissent-ils obtenir l’audience attentive de ma pensée, sinon, lui accorder d’honorables excuses !

On me fera observer que Malherbe, Corneille, Molière, La Fontaine, ni Chénier ne sont particulièrement honorés en ce parvis. Cela doit avoir une raison. Elle existe, devinez-la.

— Si, me réplique-t-on, cela veut dire qu’ils sont au-dessus des hommages, défient tous les honneurs et s’en passent bien, comment Mistral ne s’en passe-t-il pas ? — Mistral écrivit dans une langue française qui n’est pas le français classique, il faut le révéler à qui peut l’ignorer encore. — Et Moréas ? — Moréas n’était pas de chez nous. Son autorité et sa gloire en sont contrariées. Il faut les soutenir dans l’intérêt public.

À la suite du Parvis vient mon quatrième Livre, Trahison de Clercs, il a son histoire. Dans la troupe honteuse des faux intellectuels qui poussèrent à la décomposition mentale et morale de la patrie, figure un mauvais petit Juif, nommé Benda, Julien Benda 16, qui s’est fabriqué une espèce de gloire, digne de grand mépris ; il accabla d’aigres sarcasmes les esprits français qui, ayant vu la vérité, s’astreignirent à la servir et à lui rapporter toute la vie de leur amour. La grande Trahison des Clercs ! criait-il avec des gambades. Pierre Lasserre, Jacques Bainville, Léon Daudet étaient de traîtres clercs. Et moi-même bien entendu ! C’était un contresens. Ceux qu’il nommait (après nous et d’après nous) des « clercs » n’auraient commis de trahison que s’ils s’étaient abstenus du service actif et affranchis du témoignage personnel, s’ils avaient négligé de distribuer à leurs frères tout ce qu’ils tenaient de lumière sur le Mensonge et sur l’Erreur qui nous faisaient tant de mal ! comme l’a dit un des Pères de la Patrie. La calomnie de ce Benda n’arrêta point notre travail, et nous continuâmes à le conduire de notre mieux.

Mais le mieux n’était pas le bien. Les heures de relâchement ne sont pas épargnées au faible cœur humain. Il nous est arrivé de muser ou de somnoler. Ainsi les hommes d’armes, dans l’encoignure du rempart, échangent des propos frivoles, ils jouent aux osselets ou fredonnent quelque chanson. Nos vraies Trahisons de clercs, peut-être que les voilà. Du moins nous le sommes-nous demandé. À présent le mot semble dur et exprime un scrupule bien rigoureux. Moréas s’excusa un jour de n’être qu’un « lâche poète ». Mais, s’il reste vrai que nous ayons fait ce que nous pouvions pour aiguiser la vigilance des citoyens et dégourdir nos facultés de combattants sur l’échine de l’adversaire, je n’ai pas grand remords des minutes perdues à m’être réjoui de la couleur d’un ciel ou de la senteur d’une rose.

Trahisons mortelles ou vénielles étant confessées en toute candeur, j’ai rangé à leur suite au cinquième Livre un certain nombre de poèmes qui, sous le titre de Floralies décentes, sont dédiées à quelques fleurs dont j’ai le culte. Puissé-je les avoir nommées sans les froisser d’aucun déshonneur !

Viennent alors, en sixième lieu, les poèmes exemplairement dirigés vers les Pics illustres de la Sagesse. Leur sens gnomique tient aux plus sérieuses façons de considérer tel ou tel mystère de notre sort.

Arrivent pour finir, en septième Livre, les Mortuaires qui rejoignent le thème initial de la Balance avec l’incertitude de ses oscillations, le jeu stable ou instable qui, somme toute, la tient à peu près droite sous le faible poids des lumières, fantasques, dialectiques ou divinatoires, que laissent transparaître mes rêveries de l’Au-delà.

Sur l’art, mon point de vue n’est pas changé, depuis la préface de La Musique intérieure, où j’en ai traité en long et en large. Cela se résume en quelques mots :

Maintenir ce qui est transmis. Le conserver vivant. En ébrancher les parties mortes. Le délivrer de ses excroissances arides. En défalquer ce que l’on peut considérer comme son passif et par exemple, non sans soigner la rime, rimer pour l'oreille seule. Cependant accorder la plus grande attention aux présences de l’e muet, le prononcer ou l’élider avec un souci religieux, parce que c’est notre seule muette ; sur elle seule, notre langue s’élance et s’appuie pour chanter.

Un fort beau poète, journaliste et critique, M Jean Renouard, a trouvé une image qui s’appliquerait ici en toute justesse : même là où l’e muet ne se fait presque plus sentir, il y a, il doit y avoir comme « la perception d’un demi-ton ». Voilà ce qu’il faut maintenir à tout prix. Par exemple, je ne peux suivre M. Jean Renouard, quand il requiert, en faveur de l’s pluriel final, le même demi-ton car c’est, chez lui, imagination toute pure. Je trompe, tu trompes, ils trompent se prononcent comme le substantif la trompe qui ne se prononce pas autrement que les trompes. Si l’on voulait raffiner le débit là-dessus il faudrait en venir à dire que trompe d’éléphant ne se prononce pas tout à fait comme trompe de musicien ou trompes de Fallope ou d’Eustache, sous le beau prétexte de la diversité de leurs sens !

Littré disait dans la préface du grand Dictionnaire : « L’ancien usage allongeait les pluriels des noms terminés par une consonne, le chat, les châ, le sot, les sô, etc. Cela s’efface beaucoup et la prononciation confond de plus en plus le singulier et le pluriel, c’est une nuance qui se perd. » Littré écrivait en 1863 17. La perte de cette nuance est complète aujourd’hui. Non seulement rien ne peut la sauver, mais elle ne vaut pas la peine d’un effort. Avec l’e muet se perdrait « la plus grande beauté de la langue française » (Moréas) ; l’allongement ou l’accourcissement des pluriels ne lui donne ni ne lui ôte rien. En désespoir de cause, on peut toujours réclamer en faveur de l’œil ! Seulement c’est l’absurdité même. L’écriture a déjà fait assez de tort au langage des Français ! Ce n’est pas la peine d’en gâter leur poésie, par exemple en faisant rimer travail avec Montmirel, pour ce que le mot s’écrit Montmirail. C’est le vieux Sibilet 18 qui a raison : l’oreille est le principal collège de la rime, tandis que l’orthographe n’est que le ministre du son.

Ces hautes questions de l’art d’écrire en vers ne sont point de la bagatelle. Elles tiennent à l’être de la Poésie. Celui qui les obscurcit ou les brouille la défigure et la dénature elle-même. Là-dessus, je n’arrête point mes protestations contre ceux qui ratatinent l’aire du « Poétique », sous couleur de l’approfondir, de l’épurer, de la libérer 19. Trois prétextes, trois vanités. Leurs conséquences les jugent : cela revient à sacrifier toute la Comédie, la Tragédie presque entière sauf de rares couplets lyriques, tout ce qui n’est pas émotionnel ou morbide dans les expressions de la philosophie, des arts, des métiers, soit les neuf dixièmes de ce qui fait la substance du didactique et encyclopédique Hermès de Chénier. Ajoutez à ces pertes, à ces ruines, tout ce qui est Satire, Épigramme, Fable, ce qui était la Poésie légère ! À moins de l’épicer d’une certaine sauce métaphysico-psychiatre, voilà ce que l’on ôte du royaume de poésie et ce que l’on refoule aux plats pays du vers prosaïque. Un personnage du Sicilien ou l’Amour peintre fait-il, sans penser à mal, en pleine prose, ce vers blanc :

Le ciel s’est habillé ce soir en Scaramouche,

c’est de la poésie, bien que Molière ne s’en soit pas douté. Mais le merveilleux Dépit amoureux offre-t-il à son tour son paysage céleste :

Le soleil semble s’être oublié dans les cieux,

ce n’est plus de la poésie. À plus forte raison, Madame Pernelle ouvre-t-elle Tartufe par ce coup de tonnerre :

Allons, Flipote, allons, que d’eux je me délivre,

elle ne se tirera point de la prose, et de la plus basse ! Si l’on consent à se souvenir de l’harmonieux distique de Don Garcie :

Semblables à ces eaux si pures et si belles
Qui coulent sans effort des sources naturelles,

on donnera un demi-point ou un quart de point de poète à Molière, mais on se taira sur la tirade qui précède ce joyau, chef d’œuvre de tendre psychologie féminine où il est divinement inséré ; ce n’est pas de la poésie ! Et dans L’École des femmes, les révérences d’Agnès sur le balcon n’en sont pas non plus ! Les horreurs, les folies, les sinistres absences du goût moderne font trembler si l’on pense, comme tout être sain, que Molière n’est pas simplement le Roi du théâtre, l’Empereur du discours en prose et en vers, le Prince même de la rime (très bien vu par Boileau), si l’on se dit, comme il le faut, que ce que Molière a créé, modelé et pétri, de son art magique et de sa raison bien humaine, a formé ensuite l’esprit, la mesure, le sens commun de la France, de l'Europe et de toute une civilisation privilégiée ! Le refus qui lui est fait à peu près universellement du don de poésie devrait suffire à attester et condamner les révoltes insanes de fantaisies despotes et de sensibilités asservies, contre les harmonies de vérité et de beauté dont le « Saint Langage » est témoin : poésie, création, usurpation pieuse des puissances du Dieu. Nos renchéris obstinés à ne plus vouloir voir dans la Poésie que leur « Poétique » sous-animale oublient ou renient l’âme humaine, tout en perdant de vue ce que c’est que la coque même du Vers.

Un maître de haute valeur, à qui l’on disait que Ponchon était un grand poète, répondit devant moi : — Non, un grand versificateur. Ce maître ami ne s’était pas défait du romantisme séculaire qui institue une fausse distinction, de plus en plus forte, presque une opposition, entre des complémentaires inséparables. Qu’aurait-il dit pourtant des prodigieux quatrains que Mistral s’amusait à rimer dans son journal L’Aïoli en guise de réclame pour un savonnier marseillais ! On y trouvait, unies à des majestés homériques, toutes les plus saines libertés ponchonniques. N’omettons pas de consulter l’expérience des grands prosateurs ; tous ceux qui se sont classés, à tort ou à raison, parmi les lyriques de l’âme ont reconnu confusément qu’il leur avait néanmoins manqué quelque chose pour la splendeur et la consistance de leurs discours. Bossuet a tenté le vers, sans dire pourquoi, mais on l’imagine. Chateaubriand, aussi : l’auteur d’Atala n’a pas dissimulé combien il eût aimé de pouvoir donner aux grands plis de sa robe de phrases le mouvement d’une cadence plus sensible et plus régulière ! Louis Veuillot, qui a si bien parlé du mâle outil de la prose, ne l’aura dit qu’en vers. Voici mieux. Et plus neuf : Barrès, oui, Barrès. Les jeunes gens de sa génération, mes aînés immédiats, Moréas, Tellier, Paul Guigou, m’ont rapporté en chœur qu’ils avaient vu, ce qui s’appelle vu, non des poèmes, mais un seul, du jeune futur auteur du Jardin de Bérénice. Et que disait ce poème barrésien demeuré introuvable, sans doute détruit ? Qu’exprimait-il ? Il portait le regret, peut-être le dépit de ne point savoir manier ce qui aurait dû être l’instrument de sa poésie ; esprit d’une rare finesse, il explicitait le sentiment que tout ce qui doit s’entendre par la poésie est déjà présent, à quelque degré, très humble si l’on veut, mais certain, dans l’alexandrin ou l’octosyllabe de la pure mnémotechnie.

Que le Vers soit si grand ami de la mémoire, cela doit avoir un sens, et cette vertu sa raison. Pourquoi le nombre oratoire, qui existe aussi, se grave-t-il moins vite et moins profond que le nombre du Vers ? C’est, dira-t-on, l’effet de la répétition. Mais la répétition est déjà réputée la plus forte figure de la Rhétorique. En Poétique, c’est autre chose ; la répétition y est devenue régulière, et son système de retours fait comme un retour de retours. Ce retour fixe définit la nature du Vers ; il nous porte à songer à ce que le Vers contient en soi d’émouvant.

Un poème existe par là ; ses refrains et ses rimes, césures et cadences, allitérations, assonances et consonances, ses pauses, ses accents sont tous des retours dont la qualité varie, ceux-ci légers ou ceux-là graves, d’esprit aérien, de pesante matière ; le refrain et la rime se lient au corps des mots ; le rythme, qui en est l’âme, ne tient qu’aux battements de l’aile, succession, alternance de mouvements désincarnés. De ces retours variés, ou de l’un, ou de l’autre, ou de tous ensemble, le divin souffle, en quête de l’unité physique du vers, organise le corps qu’il se cherche, anime la chair qu’il se veut.

Le peintre, le sculpteur, l’architecte, empruntent cette chair aux substances diverses situées dans l’Espace : pierre ou toile, glaise ou papier ; leur trait en s’inscrivant distingue, sépare, retranche, ainsi retient et définit cette portion du monde qu’ils se sont réservée pour y mettre le sceau. Leur matière ne bouge plus. Mais la matière du poète, quoique instable et mobile, garde le privilège de ne pas se dissiper en courant. La voix humaine s’élançant sur des ondes irréversibles, celles du Temps, sa fuite devrait la répandre en vaines liqueurs, mais le jeu de l’art la rattrape. Quel art ? Celui des retours. Ou, si l’on veut, de leur semblant. Ce qui s’écoule sans merci est représenté, figuré, loué et chanté dans une apparence de retour à sa forme identique. Et celle-ci au moment même où elle se proclame ainsi renaissante et renée, surgit sous l’aspect de nouveauté sacrée, dont la fonction est de produire la divine surprise que disait Moréas. Le fleuve roule ainsi et n’est jamais le même, il mérite toujours de bruire et sonner sous le même nom ; seulement les arts du poète font ressortir très haut ce dialogue des contestations de l’Un et de l’Autre ; la voix connue et chère est elle et n’est pas elle, ce qu’elle a de plus ancien est frais et vient de naître mais l’Inouï, le Surprenant n’y laissent pas d’être pénétrés des revenez-y de la Nymphe Écho.

Le phénomène une fois connu abstraitement, on peut juger qu’il fait corps avec tout ce qui se chante et se danse depuis que l’homme est homme, parce qu’il combine le désir au rejet, la tristesse à la joie, et peut-être aussi parce qu’il trahit un mystère de nos contextures, car l’être n’est fidèle à soi qu’en s’épuisant, il ne sort bien de soi qu’en s’approfondissant. Les Grecs qui ont soupçonné, sinon senti, tous les mystères, ont décoré un certain cycle de poèmes du nom mélancolique et charmant de ΝΟΣΤΟΥ 20 ! Ces retours-là ne voulurent désigner que ceux de la Guerre de Troie. Peut-être qu’ils pensaient en outre au faisceau d’émotions éveillées par l’image d’Ithaque, la chanson des Sirènes, les charmes de Circé et de Calypso, pur esprit des départs que l’on feint pour se fuir et du sort invincible qui fait qu’on se retrouve plus semblable et plus différent. Peut-être enfin que nos vieux maîtres refusaient de tant compliquer et d’y entendre malice. Mais nous ! trop de siècles nous ont pesé, trop de maux et d’abîmes ont été survolés, l’affectation serait de n’y pas prendre garde ! ΝΟΣΤΟΥ ! ΝΟΣΤΟΥ ! Rien ne nous cache plus ce qu’enveloppe de nostalgies transparentes le simple son d’un bout rimé, la consonance du premier venu des proverbes populaires. Ces accouplements de syllabes n’attestent pas la seule mémoire du genre humain et sa plus vulgaire sagesse. Ils confessent aussi son cœur.

Lors donc qu’en un sonnet quatre fois les quatrains, et deux ou trois fois les tercets, ont caressé l’esprit du même retour de voyelles, ou que pour une ballade ces retours plus fréquents n’ont pas été moins réguliers, l’artifice de l’écriture les a figés sur l’espace immobile, cela ne fait qu’illustrer et que stimuler la vivante merveille qui note et qui confirme le sentiment de nos constantes sur les cristaux du fluide, du fuyant, de l’enfui et de l’en allé. Les vrais amis de la Poésie sont ceux qui se la chantent pour se mieux figurer le charme alternatif qui oppose et compose, meut et retient, part et revient. Si l’ordonnance des poèmes à forme fixe rend ce témoignage plus pertinent, la complexe nature du même plaisir se retrouve aux autres types de retours que font les laisses monorimes du roman épique, les rimes plates de la tragédie, l’entrecroisement de la strophe lyrique, l’apparente absence de loi propre aux fables de notre Fablier ; toujours la succession crée l’attente et la suspend, la contente pour l’irriter, et c’est toujours comme une évocation aérienne de biens perdus, de biens repris, disparus, reparus, arrachés et rendus, selon des destinées d’éternelle reviviscence auxquelles l’Eurydice oubliée ne se fiera point. Le mystère de l’art côtoie le mystère du monde par la vertu du Vers en soi, par l’incarnation de la fabuleuse gageure hors laquelle il n’y a que la Prose et le Malheur, la Prose et le Deuil, sans retour.

Entre les genres de retours, nul n’impose de préférence indépendante. De très beaux vers se passent de rime ; il peut leur suffire d’accents bien posés ; les grands poètes raffinés qui ont usé le mieux des retours les plus « solubles dans l’air » se sont aussi montrés les plus fidèles à de vigoureuses scansions. Le prince du vers libre, Jean de La Fontaine, n’est jamais si égal à lui-même qu’aux endroits qui reprennent l’alexandrin de Malherbe :

Tu murmures, vieillard, vois ces jeunes courir…

Moréas ayant fait, en maître, le tour des innovations singulières et « décadentes » disait en fin de compte : « Ce n’est pas la peine », car, au soir de sa vie, ses Stances étaient rentrées dans le moule de Lamartine. Un grand inventeur de rythmes, aussi grand que put l’être en son temps Ronsard, Mistral, s’est libéré, quand il lui a plu, d’usages tels que le croisement des rimes féminines et masculines et (le long de son avant-dernier chef-d'œuvre) de toute espèce de rime, ce qui ne l’a jamais détourné de tirer un usage splendide du rustique refrain, comme le prouve son Coucher de lunes dans ce recueil suprême où il fait un large honneur à tout ce que lui avait fourni l’expérience personnelle ou celle des prédécesseurs d’oc et d’oui. Était-ce routine de la tradition ? Survivante docilité au passé ? Ou superstition de la règle ? Oh que non !

On me dit : surtout ne dénigrez pas la règle. On dit bien. Dieu m’en préserve ! Mais il ne faudrait pas se tromper sur la nature de la règle. Gardons de nous figurer une contrainte qui soit de l’ordre des coercitions. N’appelons pas mal ce qui est une force et un secours, ni pure dépendance ce qui est source de pouvoir. Mistral et les Autres ont bien vu, dans toute règle qu’ils ont choisi d’employer, un moyen d’action. La Chanson des aïeux, l’Ode à la Race latine agissent par le volume et le poids des retours marqués par de très sonores refrains ; le Poème du Rhône, par le vol léger des césures et des accents à travers un discours onduleux et souple où l’oreille exercée retrouve ses blandices, qui s’évanouiraient si l’on commettait la folie de prétendre chiffrer ici ou là telle pesée de l’Esprit pur. Pourtant cet esprit passe par où ? On ne l’ignore pas tout à fait, on aime mieux céder au charme.

Le Poète est placé au carrefour des choix entre les types de retours. La nature de son dessein décide quelle règle il prendra ou il laissera. L’architecte, suivant qu’il veut tracer une droite rigide ou la courbe d’un arc, se sert de l’instrument de bois qu’on appelle précisément la règle, ou du compas de cuivre et d’acier qui ne manque pas de rigueur. Ces justes et utiles auxiliaires de l’art n’ont rien de commun avec le croquemitaine imaginé d’après l’usage romantique.

« Poème 1940 » ou 1944 ou 45, nous dit-on, comme si l’on était condamné à un millésime. On sait quelle épigramme Goethe adressait aux maniaques d’originalité : « Un quidam dit, je n’appartiens à aucune école, il n’est point de maîtres vivants que je recherche ; quant aux morts, il s’en faut que j’aie jamais rien appris d’eux ! Ce qui signifie si je m’y entends : je suis un sot de mon propre fait. » Goethe était dur. Ceux qu’il rudoie me semblent plutôt à plaindre. Les pauvres gens se privent de médiateurs qui leur enseigneraient un meilleur usage de leurs émotions précieuses, de leurs images, de leurs mots. Ils se plairaient mieux à eux-mêmes. Et peut-être à autrui, s’ils avaient souci. Ils disent volontiers : langage ou rythme individuel. Comme si cela existait ! Quand on ne parle qu’à soi-même, on use encore d’un truchement qui vient de la communauté. La syntaxe reçue peut être renoncée. Mais son vocabulaire ? Et son sens ? Fût-il dissous dans la musique, on n’échappe toujours pas à autrui.

Il s’est d’ailleurs produit un fait nouveau et singulier qui peut être heureux. Sous l’épreuve nationale tragique, sous son feu et dans sa fumée, devant les corps brisés, les vies fauchées, les charniers et les pestilences, quelques-uns, et les mieux doués de nos beaux ténébreux ont été tentés d’élever un chant pathétique, humain, national. Par là, le sens, la syntaxe, le discours propice sont rentrés dans le jeu. Seulement neuf fois sur dix, le chant n’a pas passé, le chanteur n’a pas été entendu, faute d’avoir consenti aux moyens naturels qui l’auraient fait courir de bouche en bouche et voler d’âme en âme ; peut-être fort capables de rassembler des multitudes et de les émouvoir, ils se sont laissé réduire à des auditoires de cénacle et de convention.

Ce double démon passera, il cédera à des influences plus fortes. La nature et la poésie, son histoire, l’expérience de ses déclins comme de ses réveils multiplient les sollicitations dans le sens positif. La frénésie du jeûne et de l’inanition, qui se comprendrait de fakirs, s’entend moins de sociables enfants de la France, et surtout aux dates cruelles où l’excès d’oppression suggère un maximum d’effort expansif. Ces Robinson qui se privent de Vendredi et se claquemurent dans l’île pour le seul profit de suivre une mode finiront bien par céder au chant intérieur, qui les invite à reconstruire les justes passerelles du langage et du sentiment. Cela mettra fin aux derniers vestiges de l’irritant et scandaleux échec de Mallarmé. Déjà, par l’évidence de cet échec, le règne de Paul Valéry s’était développé jusqu’au triomphe de Racine. Sous Valéry, et contre lui, s’étaient cependant produites de petites rébellions dont le cachet mallarméen n’était pas douteux. Le grand rhétoriqueur 21, s’il avait complètement sacrifié l’ordre logique des mots, en avait préservé la musique. Celle-ci joue à se donner, puis à se refuser, dans le cryptogramme confus d’extrêmes disciples, dont la vocation paraît n’être que de s’évanouir.

Avant que Jean Moréas vint, comme était venu Malherbe, la fin du XIXe siècle vit un très grand poète si plein de déficiences, accablé de tant de tares et de malheurs que son œuvre fut regardée comme un naufrage et sa vie comme un suicide. Cependant, et par sa musique avant toute chose, Verlaine s’est sauvé. Verlaine vit et chante dans la crypte des cœurs comme n’y chante point Baudelaire lui-même. Il a échappé à tous les pronostics rigoureux que son anarchie permettait de porter sur lui. Quelle leçon ! Elle veut dire 22 que plus on tient, comme Verlaine, au prestige d’être bien soi, à ce que l’on a de personnellement unique et secret, plus même on aventure l’ambitieux désir de combiner un occulte murmure semi-divin à la voix étouffée des demi-consciences humaines, plus le savant et subtil dessein aura chance de réussir dans la mesure où l’on sera fidèle aux conditions majeures du rythme, à la préséance des lois du chant. Par là peut se fixer ce qui s’envole, consister ce qui s’évapore. L’énigmatique Gérard de Nerval est l’auteur d’odelettes qui tournent à la romance ou au cantique. Ces délicieux petits ouvrages sont marqués de fortes cadences. Il a usé plus fortement encore de la rime et du rythme quand il s’est attaché à faire briller ses grands soleils souterrains :

Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé… 23

au point d’avoir eu recours, pour chacun d’eux, aux sortilèges stricts du Sonnet. Qu’on ne parle donc plus de nous soumettre ou de nous soustraire à des contraintes extérieures ! Il ne faut que choisir le plus beau, le meilleur, dans le riche trésor des truchements extérieurs qui traduisent notre âme au monde et qui la révèlent à lui 24. Leur caractère est d’être des retours. Comme on l’a vu, ils tendent tous à contracter l’éternité dans l’instant.

Mais l’instant retourne au cendrier. Aucun éphémère n’ignore qu’il est habité par la mort, à laquelle il ne consent pas. Aussi de fortes parts de vie supérieure sont-elles dépensées à fabriquer des simulacres et des fantômes pour lui jouer leur comédie ; les cristaux du Fluide, les stations du Fuyant et du Dissolu. La demi-illusion qu’il y goûte ne peut éteindre sa conscience des fatalités de la fin ; cette sincérité rend raison du grave accent tragique de ses secrets débats ou combats avec l’Élément ; elle en précise le sens et en multiplie la valeur.

Ayant pesé dans ses plateaux quelques puissantes objections faites au pire mal humain, La Balance intérieure les a notées pour les inscrire dans le jeu consubstantiel de la Poésie et du Vers.

CONÇU DE L’ONDE DE MA JOIE,
MAIS DU FEU DE MA PEINE À GRAND MAL ENFANTÉ,
VA, PETIT LIVRE OÙ TE RENVOIE
L’ARCANE DU DESTIN LONGUEMENT DISPUTÉ.

VA-T’EN DIRE OÙ CACHER LEUR ÂME AUX PAUVRES HOMMES,
COMPLIMENTER LA DAME AU RIRE DE SES YEUX
ET FAIRE AINSI SONNER D’UN CHANT QUI NOUS RENOMME
CE QUE TAIT LA DÉESSE ET MURMURE LE DIEU !

Charles Maurras
  1. Claude Duclos, alias Philadelphe de Gerde (1871-1952). D'une grande beauté, elle inspira de nombreux jeunes Félibres, dont Marius André qui lui consacra son livre majeur Glori d'Esclarmoundo. Amie de Maurras, elle se rallia à l'Action française en 1911. (n.d.é.) [Retour]

  2. Référence au livre III du De natura rerum, vers 904 et suivants :

    « Tu quidem ut es leto sopitus, sic eris aevi
    Quod super est cunctis privatus doloribus aegris ;
    At nos horrifico cinefactum te prope busto
    Insatiabiliter deflevimus, aeternumque
    Nulla dies nobis maerorem et pectore demet. »
    Illud ab hoc igitur quaerendum est, quid sit amari
    Tanto opere, ad somnum si res redit atque quietem,
    Cur quisquam aeterno possit tabescere luctu.

    C'est à dire : « “Toi, tel que tu t'es endormi dans la mort, tel tu demeureras pour la nuit des temps, libéré de toutes douleurs ; mais nous, au pied de l'horrible bûcher où tu achèves de te consumer, nous n'avons cessé de te pleurer, et nous garderons éternellement ce chagrin dans nos cœurs.” Qu'il lui soit donc demandé, à celui qui s'exprime ainsi, pourquoi faut-il se morfondre dans un tel deuil éternel, alors que toute chose en revient au sommeil et au repos ? » (n.d.é.) [Retour]

  3. Référence au livre VI de l'Énéide, à propos de la mort de Didon, aux vers 442-444 et 472-476 :

    Hic, quos durus amor crudeli tabe peredit,
    Secreti celant calles et myrtea circum
    Silva tegit ; curae non ipsa in morte reliquunt.

    C'est à dire : « Là, ceux des morts qui ont été cruellement rongés par un amour intraitable sont cachés par des chemins secrets et protégés par une forêt de myrtes ; même dans la mort, leurs peines ne les quittent pas. »

    Et plus loin :

    Tandem corripuit sese, atque inimica refugit
    In nemus umbriferum, conjux ubi pristinus illi
    Respondet curis aequatque Sychaeus amorem.
    Nec minus Aeneas, casu concussus iniquo,
    Prosequitur lacrimis longue, et miseratur euntem.

    C'est à dire : « Enfin elle s'échappe vivement et, courroucée, trouve refuge dans une sombre forêt où elle retrouve Sychée, son premier époux, qui la console de ses peines. Cependant Énée, frappé par cet injuste coup du sort, la suit des yeux en pleurant, plaignant son infortune. » (n.d.é.) [Retour]

  4. Œuvre tardive de Lamartine (1857). C'est un court poème sous-titré : Psalmodies de l'âme – Dialogue entre mon âme et moi. (n.d.é.) [Retour]

  5. Vers 10 et 11 de la dernière pièce des Iambes, composés à la prison Saint-Lazare, dans les derniers jours de la vie du poète : Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyr… (n.d.é.) [Retour]

  6. Jadis et Naguère (1884), Vers pour être calomnié, début du second quatrain. (n.d.é.) [Retour]

  7. La Fontaine, Fables, XII, 20 : un philosophe scythe, voyant un sage grec tailler ses arbres, détruit les siens à force de tailles excessives et hors de saison. La morale :

    …Ce Scythe exprime bien
    Un indiscret Stoïcien :
    Celui-ci retranche de l'âme
    Désirs et passions, le bon et le mauvais,
    Jusqu'aux plus innocents souhaits.
    Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.
    Ils ôtent à nos coeurs le principal ressort ;
    Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort.

    (n.d.é.) [Retour]

  8. Ceci nous amène en 1950, alors que le premier jet de cette préface, comme l'indique l'exergue, date de mars 1944. (n.d.é.) [Retour]

  9. Je dois ici remercier mon premier éditeur, M. Bernard Grasset, d’avoir bien voulu autoriser cette reproduction. [Retour]

  10. Le texte repris de La Musique intérieure n'aura subi dans la Balance que des modifications mineures ; par exemple, des rectifications de ponctuation, et certains mots importants passant en italique, ou se voyant attribuer une majuscule. Nous reprenons la graphie de la Balance, sans signaler les changements lorsque le sens ne le nécessite pas, et nous invitons par ailleurs le lecteur à se reporter aux notes de notre édition de la préface de La Musique intérieure. (n.d.é.) [Retour]

  11. De vingt-quatre heures. Il était né du 19 avril 1868, et moi du 20. [Retour]

  12. Ici Maurras abrège de quelques mots son texte de 1925. (n.d.é.) [Retour]

  13. De l'exploiter, mais oui, ma pauvre dupe de Karl Marx ! Seulement l'exploitation est réciproque, et c'est charité. Damus petimusque vicissim, chacun reçoit et chacun donne… (1950) [La citation est d'Horace dans l'Épître aux Pison. (n.d.é.)] [Retour]

  14. Le Christ ne disait-il pas à Sainte Catherine de Sienne : « J'ai voulu qu'ils aient besoin les uns des autres » ? (1950) [Retour]

  15. [Texte publié dans La Balance intérieure sous forme d'appendice.]

    L’Heure éternelle

    J’ai rimé mon périple aérien du Colloque des Morts vers 1922 ou 1923. J’ai eu le plaisir de lire vers 1946, dans la collection « Que sais-je ? » cette page de l’Histoire de la vitesse par M. Pierre Rousseau :

    … En admettant que la machine (de l’avion) puisse soutenir ce dernier train (les 800, même les 900, peut-être les 1 000 kilomètres), cela fait 24 000 kilomètres par jour, le tour de la terre à la latitude de Paris. En s’élançant de notre capitale dans la direction de l’Ouest, le pilote la retrouvera sous ses ailes exactement 24 heures plus tard, et pendant ce temps-là, le soleil ne lui aura pas semblé bouger dans le ciel, car il aura fui devant Phébus avec la rapidité à laquelle notre globe tourne sur lui-même ; l’avion quittant Paris à midi, l’astre du jour ne cessera pas de marquer midi pendant tout le voyage et, à l’atterrissage au Bourget, ce sera encore midi du même jour ; alors que le Parisien aura vu le soleil se coucher, se lever, puis revenir au méridien, alors qu’il aura vieilli d’un jour, l’aviateur aura l’impression d’avoir stoppé le cours du temps et, tel Josué, arrêté l’astre du jour dans sa course. Nous disons : l’impression, car, hélas ! la fatigue, la faim, le sommeil…

    (page 102) [Retour]

  16. Né en 1857, onze ans avant Maurras, Julien Benda est mort en 1956, et était donc toujours en vie lors de la publication de cette préface. La Trahison des Clercs date de 1927. (n.d.é.) [Retour]

  17. [Texte publié dans La Balance intérieure sous forme d'appendice.]

    Autour de Littré

    Sur cette affaire de Littré, le livre charmant de verve, de grâce et de jeune amitié que René Benjamin a bien voulu écrire, Charles Maurras, ce fils de la mer, rapporte avec exactitude les propos que j’ai tenus devant lui pendant une course en voiture :

    — J’ai eu un adversaire… non : un ennemi (ancien ami comme il convient) qui s’était fait une réputation de dialecticien et… comment dites-vous ?… de debater, à très bon compte ; la belle affaire, si l’on fraude ! Le Code ne s’en mêlant pas ! Ce n’est même plus la peine d’avoir du talent !… Le malheureux garçon vient de mourir… Vous souvient-il, Jean-Louis, de ce livre de moi que vous avez acheté à sa vente ?

    — Il m’en souvient si bien, dit l’autre, que je l’ai apporté. Il est avec ma chemise de nuit. J’en ferai présent, ce soir, à vos archives.

    — Merci cent et mille fois, cher et généreux Jean-Louis-Paul-Ferdinand ! Cet exemplaire de La Musique intérieure annoté par un ennemi politique et littéraire m’est très précieux. Le chauffeur s'était à demi-tourné. À travers la vitre, il essayait de suivre les paroles échangées.

    — À propos de la rime, dit Maurras, j’avais écrit quelque chose comme ceci : le signe du pluriel, l’s terminal… est resté longtemps assez sensible au bout de certains mots, mais de moins en moins ; le son mourant a fini par s’éteindre…

    Y a-t-il quelque chose de plus certain ? Or, en marge de ces évidences, le critique ennemi crayonna le nom de « Littré ». Au fil de la lecture, il avait dû se rappeler que Littré, dans la préface du Dictionnaire, avait parlé de l’s. C’est exact. Mais Littré dit que l’s se faisait encore sentir par un très léger allongement de la syllabe au pluriel : le chat, les châ… et il ajoute que la nuance a déjà vieilli de son temps : en 1863 ! Ancien usage, et qui s’efface. Vieille nuance, et qui se perd. Vous lirez cela, page XV, de la Grande Préface…

    — Je vous donnerai toutes les références quand nous serons rentrés, dit Maurras. Bref, Littré conclut comme moi. L’s est en train de disparaître ! L’s a déjà disparu !… Eh, bien je ne reproche pas à l’ancien propriétaire de mon bouquin une incertitude de mémoire, à quoi nous sommes tous sujets ; je lui reproche de s’être levé de sa table à écrire, d’avoir repris « Littré », vérifié le texte, vu que Littré lui donnait tort, et publié que Littré lui donnait raison. Car cela est publié, cela reste écrit à certaine première page du plus grand journal de la République, un beau soir du printemps de 1925.

    — C’est insensé, dit l’enfant du Nord, qui croisa les bras.

    — Et ainsi, dit Maurras, ce qui vérifie mes dires est présenté comme les infirmant ; la confirmation de Littré est retournée en objection à mes remarques ! Qu’est-ce que vous pensez de ce genre de finesses ? Leur auteur avait une cour ; il prospéra ; on lui fit une gloire. C’est malin ! Avec de faux poids ! On en riait ; mais la ruine de l’esprit critique, la fin de la connaissance, et en somme la suppression de toute vie de l’esprit sont au bout de ces belles mœurs.

    — Alors, dit Jean-Louis, avec un air innocent, tout dépend du moral ?

    — Non, dit Maurras, tout pose dessus. Comme nous aimions à le dire en nos folles jeunesses, Lucien Moreau et moi, l’affaire de moralité doit se régler une fois pour toutes. Les Kantiens et les Stoïques veulent tout fourrer là-dedans et tout y réduire. Ils n’en sortiront plus ! Il n’en est pas moins vrai que la chanson a raison : « Faut être honnête ».

    Force m’est de confirmer que ce manquement exprès aux règles de la probité littéraire a paru en effet dans Le Temps sous les initiales P. S. et n’est imputable à aucun autre que feu Paul Souday. Mais ses anciens collaborateurs, M. Goedorp, M. Pierre Mille, ont rapporté bien d’autres soudayana autrement salées. [Retour]

  18. Thomas Sebillet, ou Sibilet, écrivain du XVIe siècle, auteur d'un Art poétique paru en 1648. (n.d.é.) [Retour]

  19. [Texte publié dans La Balance intérieure sous forme d'appendice.]

    La poésie pure

    Ceux qui me trouveront sévère pour la dépouille mortelle d’Henri Bremond sont priés de me dire ce qu’il ne se fût point permis à mon égard s’il eût été le survivant. Je ne parle pas des allusions empoisonnées de son discours de réception à l’Académie française qui touchent à l’époque de nos divergences. Mais au temps où il m’accablait d’effusions d’amitié, alors que chacune de ses lettres commençait par un « carissime » bien senti, il éprouvait le besoin d’écrire à notre commun maître, le bon évêque de Moulins, pour lui demander si mon « agnosticisme » était « tout à fait désintéressé » ! J’ai la pièce. C’est probablement en souvenir de la réponse de Mgr Penon, dont il avait été trois et quatre fois l’obligé dans ses démêlés avec Rome, que Bremond refusa de souscrire un seul centime à son monument.

    Nous avions d’autres amis communs. Sur la fin de sa vie, il fut sollicité par l’un d’eux d’expliquer pourquoi il m’avait témoigné pendant quelque vingt ans une hostilité chargée d’une hargne si singulière ! « Voyez-vous, lui répondit-il, durant toute notre vie de jeunes écoliers, Maurras et moi avons été en compétition, à égalité, comme on dit en langue de course, tantôt l’un premier, tantôt l’autre, et plus soupent ex-aequo. Que cet ex-aequo explique de choses ! » Je transcris la lettre du témoignage écrit, dont j’ai aussi la pièce. De vive voix, le témoin auriculaire était plus formel encore : — Nous étions, disait Bremond, dans la même classe, nous nous disputions les mêmes prix et cela avait continué à Paris où nos succès jumeaux n’avaient cessé de nous faire briguer les mêmes couronnes…

    Il n’y a pas un mot de vrai, sinon que nous avons fait nos études au même collège catholique d’Aix. Bremond y était élève de Quatrième quand j’étais en Huitième. Comment nous serions-nous disputé aucune place de « premier » ? Il était de la division des Grands, j'étais aux Petits ; nous ne pouvions même pas être candidats au même prix de sagesse décerné par le vote de chaque «  division ».

    À Paris ? J’ai commencé, hélas, à écrire à dix-sept ans et demi, deux ou trois lustres avant lui. J’avais à mon actif quantité de brochures, un livre ou deux, un petit commencement de notoriété, à l’heure de ses premiers débuts : comment nous eût-on opposés ? Longtemps novice chez les Jésuites à Cantorbéry, il s’était souvent arrêté à Paris pour me questionner sur la jeune littérature. Le ton profane des questions m’étonnait un peu. — Est-ce, lui demandai-je avec naïveté, pour de la propagande religieuse ? Ou pour vous amuser ? — Pour m’amuser, répondit-il, cette fois sans hypocrisie. Il était tout nouveau collaborateur des Études quand j'eus l’occasion de le citer avec éloge dans le Figaro en 1901. Lorsque, la même année, ou la suivante, il aborda Barrès sur un échafaudage de l’Acropole d’Athènes, ce fut en se prévalant de mon amitié. Il est vrai que plus tard il se donnait, devant le même témoin que je cite, pour une espèce de collaborateur de Barrès et de directeur occulte de l’Académie française. C’est à la même époque qu’il adressait à l’abbé Loisy des lettres indignes d’un clerc qui n’avait pas dépouillé le froc.

    Ses offices passaient pour bâclés. Et cependant je lis dans les épisodes de la vie littéraire d’Henry Bordeaux un témoignage tout contraire : « J’assistais à la messe qu’il (Bremond) célébra à Pau où nous commémorions le souvenir de Maurice Barrès. Il y avait là, pourtant, un auditoire d’un grand recueillement ; Léon Bérard ne s'en souvient-il pas ? Le visage de l’abbé Bremond, quand il se retournait vers l’auditoire pour le bénir, son attitude devant l’hostie que ses mains élevaient en l’air nous transmirent le rayonnement de la foi et de l’amour ». Bremond était capable de tout. Une dame ne disait pas moins en sortant de l’église de Cauterets ou il venait d’officier : — Je n’avais jamais vu messe aussi vite dite.

    Après la mort de Barrès (1923) il figura au premier rang des écrivains qui prêcheront parmi nous une « littérature de fuite », selon le mot vengeur de M. Daniel Halévy, et qui entraînèrent la jeunesse française à se désintéresser du destin national. Avec Paul Souday qu’il détestait et qui le lui rendait, il travailla à son mieux à empierrer les mauvaises voies qui menèrent à notre ruine. Sa Poésie pure, épurée, évidée de tout, du mental comme du moral, mousse fumeuse, vapeur vague, étrangère à la pensée et à la vie, fit tout le tort possible au bon sens public. Par ses soins diligents, la Fille de Minos et de Pasiphaé était distinguée et séparée de Phèdre, dont ce vers est l’âme. Le carillon d’Orléans, Beaugency, Notre-Dame de Cléry, Vendôme, Vendôme, cessait d’avoir rapport au gentil Dauphin pour qui il avait était sonné. L’Ibant obscuri de Virgile perdait jusqu’au sens infernal. Sous le double couvert de la « Transe » et de la « Prière », cette prétendue pureté de la poésie se dissolvait au creux du Rien.

    L’abbé Bremond n’était pas sans excuse sur ce dernier sujet. Excellent maître de Rhétorique, il n’avait jamais rien compris de sa vie à la Poétique ni à la Poésie. M’ayant lu de travers, comme il l’avait fait, sauf respect, de Racine et de Virgile, il aurait dû s’abstenir d’ajouter indécemment au travesti de mes idées un décri personnel, touchant à la diffamation. Je ne crois pas au plagiat, tout le monde a le droit de prendre son bien où il le trouve, mais il n’est pas d’un très bon ton que le parasite dénigre une table à laquelle il s’est restauré. [Retour]

  20. Littéralement : les retours. Ce pluriel générique désigne les poèmes épiques consacrés au retour des héros grecs après la prise de Troie. (n.d.é.) [Retour]

  21. [Texte publié dans La Balance intérieure sous forme d'appendice.]

    L’associationnisme anglais et Mallarmé

    Il faut lire dans Le Règne de la Grâce, le premier livre de Maurice Pujo, la profonde analyse qu’il a faite en 1893 de l’erreur de Mallarmé, entre autres cette page :

    Chez M. Mallarmé nous avons vu les mots établir d’eux-mêmes des rapports rythmiques entre eux et s’appeler pour ainsi dire selon leurs sonorités ; il en sera de même des idées dont les sonorités ne sont que l’expression. Les idées d’où M. Mallarmé a cru pouvoir faire sortir une puissance de mouvement, une activité (par le même paralogisme par lequel Siegel en avait déduit le devenir) s’unissent d’elles-mêmes et sans l’intervention d’aucun esprit directeur…

    … Ces rapports… ne s’établissent pas sous l’inspiration intérieure d’une idée ou d’une émotion, mais par association spontanée…

    … Je sais combien va paraître paradoxale cette opinion que M. Mallarmé est beaucoup moins un disciple de Platon et de Hegel qu’un disciple de Stuart Mill. Elle le paraîtra peut-être moins si l’on remarque… que le Parnassisme auquel son procédé formiste rattache M. Mallarmé est bien, avec le Naturalisme, la seconde face esthétique de ce temps dont Taine et Mill exprimèrent la méthode à la fois et l’essence : … l’application à l’art, par l’association des mots, de la doctrine de l’association des idées. De l’une on voulut faire jaillir la Beauté, comme de l’autre on avait voulu faire sortir la Vérité.

    Ce critique de vingt et un ans avait approfondi et réglé toute la question. La carrière de professeur d’anglais de Mallarmé explique ses habitudes d’esprit. Pujo l’avait bien vu. [Retour]

  22. Un critique et poète belge de grand talent, M. Paul Dresse, m’a lui-même surpris en flagrant délit d’obsession verlainienne, et je ne peux que lui donner mon aveu sur ce point (Revue Universelle du 1er août 1936). Verlaine est un des cas où l’amitié inconsciente peut inspirer une sévérité voisine du délire. [Retour]

  23. Dans Les Chimères (1854), premier vers d'El Desdichado. (n.d.é.) [Retour]

  24. [Texte publié dans La Balance intérieure sous forme d'appendice.]

    Encore Mallarmé : émotion et poésie

    Ces réflexions seront peut-être utilement paraphrasées par les lambeaux d’une conversation tenue à Genève avec notre jeune ami le poète Hilaire Theurillat. Elles ont paru dans La Suisse au commencement de l’année 1942.

    … Je ne fus nullement un négateur de Mallarmé et ne le deviendrai pas sur mes vieux jours. Mais j’ai le devoir de dire que l’inflation mallarméenne n’est pas non plus mon fort et j’aime mieux ne pas me ronger les pattes à déchiffrer des sens difficiles. La musique des mots y est toujours d’une extrême euphonie. Est-il nécessaire de la gonfler d’une philosophie qui en est trop absente ? Parlons de Gérard de Nerval ; il y a chez lui deux groupes de poèmes, ceux qui ont le jet fluide du plus délicieux mirliton et ceux, profondément abscons, qui nous jouent d’une espèce d’orgue magique. J’aime mieux le clair, ô gué ! j’aime mieux le clair ! Soyez sûr que je suis à mille lieues de rejeter les autres, les Chimères, le Prince d’Aquitaine à la tour abolie ou la Romance de Daphné

    Les jeunes poètes seront très sages de ne pas imiter le vieux maître qui inventa de donner «  l’initiative au mot. » Maurice Pujo écrivait en 1893, dans Le Règne de la Grâce : « Le tort du poète fut de remonter de cette forme au fond pressenti, au lieu de descendre selon la loi qui dans la nature, régit la beauté de la fleur comme celle de l’homme et de ses œuvres, du fond à la tonne, de I'âme au corps. » Le sens plus pur donné au mot de la tribu finit par devenir impur si l’on n’y trouve plus ensemble le son et l’esprit, si les deux ne font pas bon ménage et ne vont d’accord. Autrement, on se met la tête dans le licou et de fort belles têtes d’ânes ne sont pas toujours caressées par Titania.

    … Cela ne fait absolument rien au fond des choses. Un chant grave et fort, un chant fort et léger sauront emporter comme de l’écume les matagrabolisations du maniérisme et de la sottise. On sera délivré, soit par le sentiment, soit par la chanson, soit par la vraie et gaie science qu’enseigneront les bons modèles, ou des modèles moins bons en ce qu’ils ont de meilleur. De bonnes gens me reprochent d’avoir dit pis que pendre de Victor Hugo. Elles ne savent pas combien j’admire ses Rues et ses Bois, son Pas d’arme du Roi Jean, la Guitare de son Gasti Belza, la moitié des Châtiments.

    L’abbé Bremond voulait une poésie pure ; mais la poésie est pure quand elle réunit toutes les flammes du prisme humain.

    C’est, je crois bien, M. de Lacretelle qui, en 1926, répondait aux ablations et oppositions bremondiennes par cette nécessité de tout composer. C’était aussi l’avis de Mistral. Il préférait tout. C’est dans le même sens que je m’étais permis de dire à M. René Lalou qui voulait bien m’interroger, pour un numéro spécial de La Muse Française réservé à mes vers (10 juin 1927), que les premiers alexandrins de l’Art Poétique de Boileau consacraient largement le domaine du don mystérieux, de l’influx astral et secret, secousse, tremblement, émotion du poète et, bref, accordait au divin tout ce qui est du divin. En évitant de disserter à tort et à travers de cet ineffable, il lui manifestait le plus intelligent des respects.

    — Le Poète, disais-je à M. Lalou, est ému par un dogme ou par une jupe, par une loi du monde ou par un ingénieux calembour. Ne faisons pas servir des similitudes de mots à confondre des choses aussi différentes que prière et poésie. Ontologie ? sans doute. Théologie ? peut-être ; pour être un bois sacré, le Parnasse n’est toujours pas baptistère ni sacristie.

    Et pour en revenir au mystère du vers, j’ajoutais, comme l’a parfaitement noté mon interlocuteur :

    — Cette émotion qui donne la matière et le mouvement du poème ne contient pas, sinon en faible germe, l’acte essentiel propre au poète en tant que tel. Le poète existe parce qu’il ne s’en tient pas à ce qui l’ébranle, lui, mais bien parce qu’il en émeut les autres et en en tirant quelque chose qui le manifeste au dehors. Quando aurore spira noto… Après tout, un coucher de soleil, une douce parole, un beau visage pathétique, une page sublime peuvent émouvoir, à peu près de même, Raymond de La Tailhède et, tout autant que lui, cinquante mille de ses contemporains. L’intéressant du phénomène ne tient donc point à l’émotion. Ce qui fait que Raymond de La Tailhède est lui-même, ce qui le distingue des autres, commencera au point précis où jouera son magique pouvoir de communiquer ce qu’il éprouve et où l’émotion sortira de lui sous la forme du vers divin. Le poète est poète en ce qu’il ne peut pas garder pour lui les biens et les maux secrets que son frémissement lui découvre. Il en fait quelque chose qui aura la propriété d’éveiller des correspondances dans les autres cœurs. Il est incapable de les laisser à l’état d’indicible muet. L’élan qu’il subit et mesure vaut à la condition d’être dit. Son dieu n’est pas la simple aura de la gutturale Sibylle, il est un Verbe articulé aspirant à des formes qui le définissent, à des sonorités qui le revêtent d’une Chair.

    [Retour]

Texte paru en 1952.

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