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Préface à
La Musique intérieure

Cher Monsieur 1, pour donner un sens à l’Excuse préliminaire dont un livre pareil ne saurait se passer, il me faut bien vous dire comment vous sont tombés des nues tant de vers de toute cadence ! Mais je vous prie de ne pas traiter en mémoire justificatif ce mémorial pur et simple, qui, sans prétendre à légitimer des chansons, ni soutenir le moins du monde leur droit à la vie, essaye de vous en expliquer la naissance. Telle chose arriva, l’aventure d’un homme pourra servir à d’autres. Ceux qui n’en feront rien me pardonneront-ils de me raconter sans mesure ? Aidez-moi à le souhaiter, presque à l’espérer.

I
Le Secret

S’il m’était offert de revivre l’une de mes heures passées, je n’hésiterais pas à choisir ma petite enfance. Aussi loin que j’y peux descendre, seul désormais, sans le secours des mémoires qui sont éteintes, je vois de longs jours filés d’or que l’hiver même éclaire d’un soleil luysant, cler et beau 2 que nul printemps ne me ramène. Des saveurs, des parfums, des contacts de toutes les choses se dégage l’esprit de la surabondance accordé au jeune désir. L’événement et le souhait, la réalité et le rêve se tiennent et se suivent par des liens délicats qui ne rompent jamais ; tout a son sens, son lustre. Ah ! comme dit le Grec optimiste, il était bon et doux de voir la lumière ! Pour l’amertume que cette douceur recouvre, elle compte pour rien quand elle est bien cachée : je dois dire qu’elle le fut supérieurement pendant ces années de délices.

Un mot dira tout : mes yeux s’ouvrent, et le monde visible verse en se révélant je ne sais quelle fête de surprise enchantée. Quelquefois, et je le vois bien, mes bons parents me raillent pour l’impatiente avidité de ma joie, mais à d’autres moments cela fait dire à leur tendresse que « le petit est intelligent ». Pas du tout. Il veut vivre, s’emparer, s’assurer d’une multitude de biens. Il est tout yeux, tout âme pour les astres, la mer, les prairies, les jardins, les vignes et les blés, un peu ivre de tout ce que lui manifestent la terre et le ciel.

Mais, de ces douces félicités du regard, il n’y en a pas une que je puisse revoir ni me rappeler en silence. Même aujourd’hui, elles reviennent comme elles m’arrivèrent, précédées et suivies d’une mélodie continue ; chacun des mouvements que je surprends ou j’imagine sur le palier supérieur où marchent les grandes personnes affecte aussi les apparences d’un chœur perpétuel soutenu de concerts qui ne s’arrêtent pas. Autant l’avouer tout de suite : je rêve de la vie comme d’une salle de bal, et n’ai pas souvenir d’une seule minute où ma joie et ma peine aient cessé de dépendre de la rumeur chantante qui se noue, se dénoue, autour de mon berceau ou de mon petit lit.

Tout à fait différent en ceci de ma mère, grande liseuse, mais qui fredonnait à peine, mon père était véritablement possédé de la danse et du chant. Il m’avait annoncé l’arrivée de mon jeune frère en chantant et en dansant. Mon frère aîné étant mort avant ma naissance, j’avais les mœurs du fils unique et regardais d’un œil jaloux le petit rival nouveau-né : que de caresses maternelles perdues pour moi ! Mon père me prenait la main. — Allons, viens, disait-il, nous sommes les hommes ! Si je traînais un peu, il me faisait sauter et rire au moyen d’une vieille petite chanson que j’ai retrouvée depuis dans l’Itinéraire 3 (les demoiselles Pengali, filles de notre consul à Zéa, la chantèrent en grec pour M. de Chateaubriand).

Ah ! vous dirai-je maman,
Ce qui cause mon tourment…

Tels ont été mes premiers pas dans les jardins et dans les vergers de Martigues, grâce à l’humeur ingénieuse et gaie que me montrait mon père. De condition modeste et de profession sédentaire, il formait un type accompli du petit fonctionnaire très appliqué à des devoirs que l’amour du bien public ennoblit, mais non moins passionné pour les livres, les arts et tous les autres jeux et délassements de l’esprit. Il avait couru la France, visité Londres, revu souvent Paris, rapporté les idées générales qui stimulaient encore son désir de se cultiver. J’ai été surpris de vérifier dans ce qui me reste de sa correspondance à quel point lui étaient présents son Racine, son La Fontaine, son Voltaire ! Le sens du plaisir et le goût d’apprendre se rencontraient en lui au point de se confondre. J’étudie toujours, disait-il. Si je dois à ma mère ce que j’ai de sérieux et de volonté, je tiens de lui le goût de voir et de savoir et en général ce qui se rapporte au sentir. La passion des petits vers me vient aussi de lui. Il en rimait à l’occasion pour fêtes, anniversaires ou mariages. J’ai retrouvé six strophes délicates et tendres composées pour ma mère au moment de leurs fiançailles. Il avait cinquante-trois ans.

Sa vivacité naturelle, unie à la passion de la vie de société, recouvrait certain fond grave, même triste, du caractère, et lui imprimait ce tour aimable, enjoué, que l’on voyait seul. Il n’était pas né dans notre petite ville. Bien avant qu’il s’y mariât, le pays lui avait plu par l’accent généreux de vitalité souriante que, jadis, les Provençaux de la Renaissance ont beaucoup remarqué dans ce modeste centre de jeux et de travaux, de musique et de poésie, enfoncé et perdu dans la solitude palustre. Un murmure de fête heureuse ne s’en est jamais évanoui tout à fait.

Était-ce que mon père voulût me le transmettre comme un hôte fidèle et un fils adoptif pieux, était-ce seulement qu’il suivît sa nature, sa chanson ne s’arrêtait pas. Le sacré, le profane, tout ce qui se module à l’église ou à l’opéra, français, latin ou provençal, ou méli-mélo des trois langues, il sait tout, n’oublie rien, et, du même esprit libéral qui donne aux pauvres et rend service aux passants, il confie ce mouvement d’une âme sonore à l’oreille de son enfant émerveillé. De vieux sang provençal, noueux comme nos chênes, sensible et ondoyant comme nos tamaris, l’antiquité l’eût reconnu pour un véritable Ligure, peuple si musicien qu’il avait donné son nom à la Muse. Que de petits et de grands airs, rencontrés par la suite m’ont fait penser à lui qui me les chanta le premier ! Le temps lui a manqué pour entreprendre l’éducation qu’il rêvait et la pousser méthodiquement dans toutes ses voies, mais je conserve l’enchantement et le charme de son rythme incarné m’appelant, m’attirant vers les hauteurs mystérieuses qu’il me faudrait atteindre au fur et à mesure que je saurais grandir.

Cette impression ne faisait qu’un avec l’ample douceur de la tendre lumière dont je me sentis enveloppé aussi longtemps qu’il fut là, c’est-à-dire pendant mes six premières années. Tout ce que l’on m’a dit de la vigueur de son esprit, tout ce que me redisent de la gravité latine de son visage quatre ou cinq portraits conservés n’y pourra vraiment rien, non pas même le souvenir direct de ce que j’appelais sa « figure du bureau », car cette image un peu durcie ne me revient qu’éclairée et comme dorée d’un sourire et d’une cadence dont la forme s’accorde avec celle qui a flotté tout au fond des pensées de mon jeune frère, orphelin au berceau, qui ne manquait pas de répondre à qui lui demandait ce qu’il se rappelait de son pauvre père : — Il me chantait et il me dansait.

Dans le grand deuil, les voix de la maison ne se taisent pas. Dès la belle saison que nous passons à Roquevaire, je retrouve mon vieux Marius emballeur de son état et notre fermier à ses heures. Je ne le quitte pas. Il me mène partout. Nous suivons dans les champs les jeunes cueilleuses de câpres qui ramassent leurs dots en récoltant le bouton vert. Nous dansons pieds nus dans la cuve où les vendangeuses répandent leurs grappes de toute couleur. Après les festins de moissons où ma mère m’envoie pour répondre aux invitations des voisins, quand, sur l’aire odorante, j’ai fini de conter mon histoire romaine ou mon histoire sainte aux vieux paysans épanouis, c’est Marius qui me ramène et nos pas sont scandés, comme l’était la danse, par le chant vigoureux que sa voix élargit dans la direction des étoiles. S’il s’assoit pour tresser les oignions et les aulx sur la terre ameublie de nos bosquets de Saint-Estève ou, dans son échauguette obscure, pour clouer en cadence les cassetins de figues sèches, parsemées d’immortelles et de sombres lauriers, Marius continue son inextinguible chanson. Je n’en perds pas une syllabe, et le demi-siècle écoulé n’a pas éteint la vibration des roulades de la romance qu’il a rapportée de Toulouse où il a été voltigeur :

Enfants de la même chaumière !

La voix qui lui répond est plus ancienne encore. C’est notre vieille bonne, celle qui m’a reçu dans son tablier, comme elle dit, le jour de ma naissance, et qui, ce jour-là, comme tous les autres, fit avouer à l’auditoire résigné que « Sophie est en chant ». Le chant ne cessait guère que lorsqu’il lui fallait écouter la lecture d’une recette de cuisine : alors elle chaussait de grandes lunettes de fer sous lesquelles son œil rapide rayonnait un magnifique esprit d’illettrée qui happait et conservait tout. Partie à quinze ans de ses montagnes du Diois, elle est venue jusqu’à la Mer de pays en pays, de condition en condition, et en route elle a ramassé tout ce qui se dit et se chante. Je l’ai recueilli de sa bouche. Si je connais quelque chose de ma Provence, je le dois presque tout entier à Sophie. Elle en sait plus long que tous mes bouquins. Son répertoire est inépuisable. Quand il n’y en a plus, elle mêle et invente. J’entends encore un pot-pourri sur les variations de la température :

Il tombe de la neizou 4

Cela finissait par une ritournelle de ce Cantique de la Passion descendu de l’orgue de l’église à l’orgue de la rue, et qui scandait la ronde autour des feux de Carnaval :

Adiéu paure, adiéu paure,
Adieu, pauvre Carmentrant !

Cela m’a été bien utile vingt ans plus tard. Sans ce vieux souvenir, quel air juste eussé-je adapté à la Complainte de Laforgue :

Tu t’en vas et tu nous laisses
Tu nous quitte et tu t’en vas…? 5

Une fille plus jeune nous gardait dans les mois d’été. Comme elle avait pour père un républicain forcené, victime du Deux décembre, je ne tardai point à connaître quelques-uns des couplets qui couraient le pays depuis la Guerre et la Commune :

Bismarck si tu continues…

et surtout les chants politiques inspirés de la résistance à l’Ordre moral :

À bas les Philippistes
Et les Bonapartistes !
À bas la Royauté
Vive la Liberté !

Mais ces fureurs n’empêchaient point ma douce Émilie de m’instruire d’autres paroles qui ouvraient les portes du rêve :

Ma sandelle est morte
Ze n’ai plus de feu,
Ouvre-moi ta porte
Pour l’amour de Dieu

Émilie soupirait, chantant et mimant avec grâce :

Madame à sa tour monte…

Ou, plus passionnément :

— Mon paze, mon beau paze
Quel’ nouvelle apportez ?

Ainsi de la cuisine à la rue, au jardin, était guetté, reçu, accueilli, conservé tout ce qui courait ou rôdait, refrains nouveaux, refrains vieux et antiques : tout m’était bon, j’y mettais la seule condition que parole et musique fussent, l’une et l’autre, bien claires. C’est de ces jours lointains qu’émergent en moi, pêle-mêle, le psaume provençal des pèlerins de la Sainte-Terre, partis chaussés de neuf, rapportant des souliers perdus, mais s’étant régalés de fèves fraîches, de saucisson et de jambon « à la barbe du vieux Cambon », le cantique des Pénitents blancs qui vont devant et des pénitents bleus qui vont derrière, l’absurde récitatif de l’oiseau de mer dont la mère est morte et que les prêtres vont enterrer, l’Alleluia pour les maçons et tous les autres corps de métier, puis cette vive et jolie ronde à laquelle Mistral adaptera plus tard les paroles sublimes du Chant des Aïeux : « Isabeau — tes mollets — sont pleins de sciure — Isabeau — tes mollets — de sable sont pleins. » À ces modulations populaires s’embrouillent naturellement quelques bribes de La Muette de Portici 6 ou de madame Angot 7 : mais de façon ou d’autre, voilà l’excitation et l’amusement préférés ! De saison en saison, je me sens devenir un être dans le genre de Marius, qui ne parle, ne marche, ne boit, ne mange ni ne dort qu’aux brillantes mesures de l’orchestre invisible qui lui fait cortège partout.

Mais s’il n’est pas de joie plus vive, il n’en est pas de plus secrète. Le langage parlé m’avait plu en raison de tous ses parce que suspendus à tous ses pourquoi : qu’il me rendait bavard ! Au contraire, le chant, l’humble chant naturel, celui qui ne jaillit que pour faire naître son inexplicable mélange d’ébriété fugace et d’équilibre satisfait, le chant, par le mystère de sa douceur peut-être, me tenait farouche et muet. — La voix fausse ? — Parbleu ! Mais l’oreille était juste, et je ne me contentais pas de garder précieusement pour moi les airs entendus, j’enfermais mon ravissement comme s’il eût souffert d’une inavouable pudeur.

Un jour du mois de Marie que nous nous amusions sur le cours, une petite fille qui était mon aînée d’un an ou deux et que l’on appelait, je crois, Dorothée, Thérèse ou Élisabeth, mais en tout cas, Tisthée, nous fit une distribution de lilas en fleur et de branches vertes qui devaient venir de l’église. Nous ayant rangés sur deux files, comme à la procession, elle commanda de chanter : Je suis chrétien, c’est là ma gloire. Une à une, timidement et puis à l’unisson, les voix obéissantes d’une dizaine de petits garçons s’élevèrent. Je me taisais. Il me paraissait suffisant de goûter à ce doux accord et d’admirer le juste mouvement des petites robes et des petites jambes dans le pas mesuré que prit notre colonne d’enfants musiciens. Tisthée s’en aperçut. Elle fondit sur moi, la griffe en l’air : — À toi ! Et toi ? Tu ne chantes pas ? — Moi, non. — Pourquoi ? — Je ne veux pas… — Tu ne veux pas chanter Je suis chrétien ?… — Je ne veux pas. Pas, pas… — Eh bien, alors, nous autres, nous ne te voulons pas… Et la petite fanatique me chassa en disant bien haut que, lorsqu’ils seraient grands, ses jeunes compagnons sauraient toute chose, mais, pour n’avoir pas voulu chanter le cantique, le seul Charles ne saurait rien.

De cette esplanade du cours à la petite maison natale, située sur le quai, je rentrai seul, pensif, le cœur un peu gros. La malédiction me préoccupait. Quand je l’eus contée, non sans peine, ma mère, à ma surprise, ne fit pas les gros yeux, mais elle sourit à demi. Il était fâcheux, me dit-elle, d’avoir laissé voir son mauvais caractère en refusant de chanter… Je suis chrétien était un très joli cantique, il serait bon de le savoir. Néanmoins, la petite Tisthée avait exagéré : un enfant qui travaille bien, et surtout s’il est sage, peut devenir aussi savant que les autres sans avoir chanté tous leurs airs… Elle dit. Je sautai de joie, car la sentence était entendue au sens large. Je gardai l’habitude d’éviter de chanter, de me plaire follement à toute chanson et de n’en rien laisser percer.

Devenu homme, et puis vieil homme 8, et changé médiocrement, la belle musique religieuse a pu me secouer de la tête aux pieds ; par la suite, on a pu me chanter, de très près 9, des mélodies plus riches, plus libres, plus ardentes, plus compliquées ; l’implacable fidélité de mon souvenir auditif peut me permettre de reconstituer, point par point et nuance à nuance, tout ce que j’ai perçu des airs populaires de France et de Provence, le Chansonnier du Félibrige tout entier, le « J’ai perdu » d’Orphée 10 ou « l’Amour, l’Amour » de Carmen, ou certaine Prière d’Elsa 11 : toujours cette effusion de bonheur et de joie a commencé par me sembler beaucoup trop pénétrante pour être avouée clairement ; la douceur de son flot semblait heurter quelque défense de rocher, comme le seuil d’une volonté réticente, jalouse de le refouler ou de le couvrir. Plutôt que de trahir les délices de ma défaite, mon premier mouvement pour la tenir cachée eût été de la contester, de la nier même. Était-ce horreur de rien laisser voir d’un fond de nature essentiel ? Ou la vibration trop puissante menait-elle trop près de la source des larmes vers ces défaillances de cœur déjà estimées un peu « filles » par mes six ans de petit garçon sourcilleux ? L’excès de l’émotion m’inspirait-il la vague crainte de me laisser efféminer, comme autrefois les Grecs par la flûte lydienne ? Mais ils ne boudaient pas à la lyre, je boudais à l’orgue comme au piano. Tant il est vrai que ces explications ne règlent pas tout !

J’incline donc à demander s’il n’y eut point ici comme l’obscur avis des préparatifs du destin. Une crise de déception violente approchait avec le moment où j’allais avoir à faire mon deuil de la carrière de voyages et de batailles sur la mer que le souvenir de plusieurs des miens m’avait fait caresser dès l’enfance. Qui sait si, en organisant le silence et presque la honte sur toutes ces extases où me plongeait le mystère de la musique, d’instinctives prudences, de vigilantes charités ne tendaient pas à m’épargner un surcroît d’affreuse amertume ? Il était vraiment temps d’éloigner de mon cœur jusqu’à la pensée d’une ambition musicale ; j’étais en train de perdre avec le véhicule organique du son tout moyen de me développer en ce sens.

II
Initiation

Heureusement, rien de pareil n’aura gêné en moi le libre cours de la poésie. Je la connus d’aussi bonne heure que le chant. Je parle de la poésie sérieuse, celle du grand vers tragique, élégiaque ou lyrique, soumise à l’artifice fondamental de la rime, à ces douceurs du rythme qui me bouleversaient.

Deux des sœurs de ma mère me remplissaient d’admiration pour la beauté et la majesté de leur taille. L’aînée surtout par la grâce de son visage me ravissait. Mais ni l’une ni l’autre ne savait comme leur cadette, ma marraine, petite et qui boitait, me retenir indéfiniment attentif : il lui suffisait de se mettre à déclamer une pièce étonnante intitulée Pigeon vole,

La lune m’entendra, la lune est une femme
Qui cherche quelque chose et qui parcourt les cieux.

Quand l’homme est endormi la lune solitaire
Sème les champs de l’air de magiques couleurs
C’est la reine des nuits, c’est le dieu du mystère
Qui fait parler le soir les arbres et les fleurs.

« Avez-vous vu s’ouvrir un buisson de belles de nuit ? Avez-vous vu perler les premières étoiles ? » Je ne puis comparer qu’à ces éclosions naturelles l’effet magique du Nocturne en simili-lamartinien sur l’éveil de mon imagination consciente. J’ai retrouvé, il y a peu, le texte complet de Pigeon vole recopié sans nom d’auteur dans un beau cahier vert un peu plus foncé que celui de la collection où doivent paraître ces pages. Le poème que je crois pouvoir imputer à madame Anaïs Segalas 12 y figure à la suite d’une chronologie en alexandrins mnémoniques. Mais, bien avant la découverte et sans secours de mnémonie, ces grands vers avaient continué leur vie dans mon souvenir : ils n’ont guère bougé des profondeurs auxquelles les avait confiés le débit mélancolique et grandiloquent de ma tante Félicité.

Je pouvais bien avoir quatre ans. À cette heure où j’écris, ai-je plus ? ai-je moins ? voici les syllabes chantantes qu’on égrène comme il me plaît. J’écoute, et redemande : — Pigeon vole, marraine, dis ? Puis, attachant un œil stupide sur la rainure du parquet, je rumine ce que j’écoute avec un intérêt qui n’a d’égal que l’attention de mon petit chien blanc, le nommé Fidèle, qui ouvre des yeux tendres en remuant la queue. L’animal n’a de goût que pour l’alexandrin romantique. Quand, soucieuse de varier nos plaisirs, ma marraine prend le fablier et me fait faire la grosse voix pour imiter le loup : Tu la troubles, reprit cette bête cruelle, Fidèle s’enfuit en hurlant.

Et, moi qui ai besoin de savoir clairement ce que chanter veut dire, voilà que je me livre à la grâce des vers sans me soucier beaucoup de leur sens. Ma jeune marraine, attentive aux liaisons grammaticales, m’avait fait prononcer le lou-pet-l’agneau : une rêverie nonchalante évoqua peu à peu un loup qui se serait appelé Pélagneau. Telle fut tout d’abord l’insensibilité mallarméenne de mon cœur à tout ce qui n’était point la poésie pure. Henri Ghéon 13 en sera triste, Albert Thibaudet 14 réjoui. Mettons-les d’accord en disant que tel est le délicieux engourdissement que la langue des dieux insuffle à de jeunes cervelles dont on a cru remarquer la précocité.

Croyez-moi, même au prix de contre-sens de ce calibre, marraines, nourrices, mamans ne diront jamais trop de vers dorés aux enfants quand ils sont encore tout petits. La correction, la mise au point viendront à l’heure, et les erreurs grossières s’en iront quand il le faudra : quelque chose de bon, de doux et d’utile sera gagné.

Principalement, les belles personnes seront bonnes et sages de mêler de leur mieux l’accompagnement de la poésie au sillage de feu que leur splendeur nous laisse. Je n’oublierai jamais la visite que nous fîmes, mon père et moi, à une jeune institutrice adjointe, nouvellement promue, que l’inspecteur d’académie avait beaucoup recommandée à mes parents. Mademoiselle Elise, souffrante et alitée, nous reçut dans sa chambre où elle était soignée par sa mère. Sur le seuil, je dus m’arrêter, le cœur suspendu. Qu’elle était belle ! Je ne vis tout d’abord que les cheveux châtain très foncé et tendant au noir absolu qui s’épandaient sur l’oreiller en ondes, boucles et anneaux d’une inépuisable magnificence. Elle m’appela, m’embrassa et, tandis que mon père l’écoutait et l’interrogeait, elle me souriait et jouait avec moi. Paroles et sourires la faisaient étinceler tout entière. Je m’accoutumai peu à peu. Bientôt, du front uni comme un croissant de marbre à la bouche décolorée dont la forme parfaite rendait la pâleur plus touchante, je me permis un long regard d’admiration, si fervent que j’aurais joint les mains de bonheur ! Alors, elle prit garde de ne pas nous laisser partir que je n’eusse dit une fable et, comme j’en savais beaucoup, au premier signe de mon père, La Cigale et la Fourmi, Le Chêne et le Roseau succédèrent au Lou-Pélagneau. L’obscur désir de plaire secondait la politesse et la volonté d’obéir. Pour récompense, ma nouvelle amie me reprit dans ses bras et, m’ayant fait asseoir près d’elle, proposa de m’apprendre quelque chose d’encore plus joli que mes Fables, ce qui me parut osé ou chanceux, bien que je fusse disposé à la croire les yeux fermés. Elle commença gravement :

À qui réserve-t-on ces apprêts meurtriers ?
Pour qui ces torches qu’on excite ? 15

Bien qu’une douce voix vibrante fit valoir le nombre enchanté, ce ne fut pas tout à fait clair aux premières rimes. Peu à peu l’histoire se dégagea, le sujet m’apparut, je vis s’élever le bûcher, briller le feu du sacrifice, j’entendis passer le grand cri de la Pucelle dont les cheveux épars ne ressemblaient que trop à ceux que ma main caressait :

Ah! pleure fille infortunée
Ta jeunesse va se flétrir
Dans sa fleur trop tôt moissonnée !
Adieu, beau ciel, il faut mourir. 16

J’écoutais, je suivais, essayant de redire, l’esprit perdu, le cœur serré. Mademoiselle Élise poursuivit son succès : elle fit apporter le livre de classe qui contenait ces vers et m’en fit présent, « pour quand je saurais lire ». J’ai gardé longtemps le petit cartonnage rosâtre et l’ai perdu à grand regret, mais le meilleur demeurait en moi pour toujours : la vue et la pensée de la jeunesse endolorie et radieuse, le doux son de la voix que soulevaient pour la briser les enthousiasmes de la pitié, le ton d’autorité de la belle maîtresse d’école adolescente ajoutait aux célestes inflexions de la poésie. Si Casimir Delavigne eut le plus grand profit de cette journée, le mien n’était pas méprisable quand, mon livre à la main, je sautai à bas de ce lit, le cœur victorieux ployant sous la dépouille et gonflé du trésor. La moins bien partagée fut la pauvre Mademoiselle Élise. Que n’étais-je né peintre, statuaire ou moins médiocre poète ! Cette beauté couchée dans la grâce abattue de sa force dolente ouvrant les horizons d’un lyrisme nouveau au petit garçon fasciné méritait de partir pour l’une de ces maisons du ciel des étoiles d’où les noms de mortelles ne redescendent plus. Du moins, que son fantôme évanoui retrouve l’hommage malhabile de ma reconnaissance, tel que je me permis de le lui adresser sans mot dire, un peu moins de quarante ans plus tard, lorsque, dans un coin d’évêché, devenue vieille et non flétrie, mais un peu tournée en dévote, elle se fit reconnaître tant bien que mal à de longues paupières demi-baissées sur les beaux yeux que la vie n’avait pas éteints !

L’initiation aux poètes ne fut pas ralentie par le grand deuil qui coupe en deux les paysages de mon enfance. Je devais approcher de l’âge de raison quand M. le curé-doyen 17, alors tout jeune prêtre et qui fait aujourd’hui le plus bel évêque de France, chargea monsieur l’abbé (on nommait ainsi nos vicaires) de nous prévenir que, mon tour arrivant de réciter au maître-autel l’acte de consécration des enfants de mon âge, il allait falloir m’apprendre pour ce jour-là l’Hymne de l’enfant à son réveil 18 :

Ô père qu’adore mon père
Toi qu’on ne nomme qu’à genoux

Mais le volume qu’apportait monsieur l’abbé ressemblait à un catéchisme de quatre sous. Comme si elle eût compris mon dégoût secret, ma mère alla choisir entre les livres de mon pauvre père l’in-octavo original imprimé sur papier glacé par Furne et Pagnerre et vêtu d’une demi-reliure violette. C’est à même les Harmonies que fut ainsi apprise la première leçon. Bien que déjà fort en lecture, on me lisait, je suivais et je répétais. Mon goût avait un peu changé : le plaisir de l’élan et de la mesure se doublait de la fière joie de comprendre jusqu’à la fin. La pièce n’est pas des plus belles de Lamartine mais les vers coulent bien d’accord sur les déclivités de l’esprit et du cœur. Un seul mot accrocha :

La chèvre s’attache au cytise… 19

Jusque-là, je rangeais sous le nom général de bouquet des collines ces tigelles que nos paysans nomment aubour ou sanjanet. Lorsque l’on m’eût fait voir et toucher des brins de cytise, je sus vite mon Hymne et le récitai sans broncher, quoique, à la vérité, un peu vite, me fut-il dit.

J’avoue que ces vers pleins de grâce me laissaient un plaisir mêlé. Ils m’avertissaient un peu trop que le poète balançait son urne embaumée pour une main d’enfant comme moi. Comme tous les enfants, je n’aimais bien que ce qui pouvait convenir aux grandes personnes. Mais, depuis quelque temps, je savais où trouver et où respirer un extrait de poésie vraie, pure d’affectation, libre de bégaiement ; je connaissais des vers qui, valant ceux des Harmonies pour la douceur des mots, les passaient par la force et l’intérêt du sens. On ne me les avait pas donnés à apprendre, il suffisait de les recueillir de temps à autre sur les lèvres de ma mère, à qui je n’osais pas les redemander comme ceux de ma petite marraine, mais ils revenaient si souvent que je les sus vite :

… Ô mon souverain Roi
Me voici donc tremblante et seule devant toi… 20

Quand elle se voyait entendue, ma mère ajoutait pour m’amuser qu’elle avait joué dans Esther au pensionnat. Elle avait fait Aman, avec une longue barbe sous le menton : « Nous riions, nous riions… Quand on est jeune fille !… » Elle me nommait ses amies, dont je connaissais quelques-unes, qui faisaient Mardochée, Assuérus, ou la jeune reine. À tous ces gracieux souvenirs, je préférais une reprise du texte sacré :

À ces vains ornements je préfère la cendre
Et n’ai de goût qu’aux pleurs que tu me vois répandre. 21

C’était dans notre cher jardin fermé de Saint-Estève, où tant de vie et de bonheur tint en si peu de place ! Il y a longtemps que nous avons quitté, vendu ce petit paradis, mais rien n’en chassera le murmure des récitations éloquentes, qui souvent commençaient dès que la première hirondelle se mettait à tourner de son vol d’âme en peine sur le ciel à demi éteint. Accoudés sur le banc de pierre qui fait face à la maisonnette du paysan, nous laissions la veillée se prolonger dans la nuit noire jusqu’à ce que la voix du rossignol partie des tilleuls et des arbousiers emportât comme une aile au pays de mes songes, cette prière des prières où ce qui m’échappait était, sûrement, le plus beau.

Esther ne connut de rivale que le matin de mon arrivée au collège catholique d’Aix. M. l’Économe m’avait remis, entre autres livres de classe, un certain petit Choix de lectures si parfaitement « graduées » qu’il se terminait par le texte complet d’Athalie. Depuis que la dramaturgie de Berquin 22 m’avait enchanté, toute page de dialogue me tirait à elle comme un aimant : quel bonheur, une comédie ! Mon Choix fut ouvert par la fin, je m’enfonçai dans la comédie inconnue et, la cloche ayant sonné la fin de l’étude, je ne pus m’arracher au secret du grand prêtre, au destin de la reine impie, et menai tout ce monde dans la cour de récréation. Tant d’application inquiéta un de mes nouveaux camarades, le seul dont je fusse connu. Il accourut, ne put me tirer de mon livre et s’en fut raconter que j’aurais tous les prix… Ainsi continuai-je à lire en paix jusqu’au coup de théâtre :

Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi
… Seigneur, le temple est vide et n’a plus d’ennemis
L’étranger est en fuite et le Juif est soumis ! 23

Dénouement heureux, légitime et légitimiste, comme le dénouement de ma chère Odyssée ! Mais je n’avais vu l’Odyssée qu’à travers l’excellente traductrice Dacier 24. Ici, pures, libres, sans voiles, la pensée, la mesure usaient d’un prestige direct pour remuer mes puissances mystérieuses. Celui qui met un frein à la fureur des flots… Je crains Dieu, cher Abner… 25 Quelle joie ! quelle sécurité dans la joie ! Adieu, pudeur, scrupules de la vague et profonde sensation musicale ! La première, depuis que je vis et je sens, cette journée d’octobre 1876 m’introduit à la satisfaction de tout ce que je peux rouler d’idées claires. La poésie parfaite, affranchissant du trouble qu’elle a créé, en retient le plaisir, et mes curiosités portent en couronne ma joie.

Vous vous rappelez Fénelon : « J’ai vu un jeune Prince, à huit ans, saisi de douleur à la vue du péril du petit Joas, je l’ai vu impatient sur ce que le grand-prêtre cachait à Joas, son nom et sa naissance. » 26 La réaction est celle de tout jeune cœur bien placé.

III
L'Erreur de jeunesse

Comme tout le monde au collège, j’eus bientôt mon cahier de poésies : Le Crucifix, Fantômes, Le Lac, Louis XVII, les deux Naissance du duc de Bordeaux 27 y figuraient d’abord avec Le Clairon 28 de Déroulède et les Souvenirs du Peuple de Béranger 29. À quel plaisir sincère pouvaient bien correspondre de tels mélanges ? Peut-être au sentiment qu’éveillait la matière héroïsée par le poète, religion de la patrie ou de la royauté, éblouissement du météore Napoléon, élans de piété, chant d’amour ou psaume de mort. Comment, d’ailleurs, mon choix se fût-il délivré des lois habituelles de la vie en commun qui déterminent une imitation de tous par tous ! Ni au collège, ni dans la rue, l’opinion publique n’est une cause de progrès. Cependant, il y a des affinités de natures : leurs sélections forment et aiguisent le goût.

J’avais rencontré en huitième, âgé de huit ans comme moi et juste mon aîné de vingt-quatre heures, un petit externe de vive intelligence et spirituel comme un diable. Il s’appelait René de Saint-Pons. Nous nous disputions les prix de narration : lui paresseux et moi distrait, tous les deux aux aguets de plaisirs de l’esprit qui ne fussent pas au programme. Notre amitié, d’abord banale, se resserra de classe en classe. Bientôt nous convenions de sortir ensemble à midi afin de discuter et de nous quereller à l’aise jusqu’à sa porte ou à la mienne, en ayant soin de prendre toujours par le plus long. C’est dans une de ces écoles buissonnières que, par un beau soleil d’hiver, sur le ruisseau gelé qui bordait le boulevard François-Zola, au pied d’un clair platane dépouillé de sa feuille, j’entendis les premiers vers de La Nuit de mai, tels que René les avait retenus de la veille déclamés par ses grandes sœurs. Ce fut le coup de foudre. Je priai René de reprendre, et le bonheur recommença. Dès ce jour, fut formé, de lui à moi et de nous deux au chantre divin du printemps, un lien d’affection solide et profonde : l’intelligence d’un rythme, la passion d’une douce cadence choisie, l’amour d’une inflexion unique en étaient le secret renouvelé sans cesse. Aimer Musset à la folie, n’aimer vraiment en fait de poète que lui, lui soumettre en droit tous les autres, ce fut longtemps comme le signe et le sceau vivant de notre amitié. Ce qu’il y a de fanatique et d’exclusif dans une admiration si fréquente dans la jeunesse est parfois expliqué par l’âge de cette poésie et de ses amateurs. Mais cela rend-il bien raison de l’attachement presque farouche aux particularités secondaires de cet art, comme la façon de croiser les rimes ? Les entrelacs dont Musset a tiré un si bon parti en venaient à nous éblouir jusque dans les mauvais vers du Tancrède de Voltaire. La vérité est que nous suivions le parfum d’une grande Muse adorée.

Les beaux esprits qui font les « artistes », qui rient de ce prestige ou qui le contestent, ne sauront jamais ce qu’il entre de trouble amoureux dans l’ivresse lyrique. Le génie de Musset participe de l’élément. Cela ne suffit pas à parfaire un poète : cela fait comprendre comment ses magnificences profondes furent voilées mais non éteintes par son siècle, et pourquoi l’Orphée déchiré verse encore des chants si forts sur le flot cruel qui le roule. Il serait d’un goût faible et pauvre de s’en tenir toujours à lui. Mais n’avoir jamais déliré à propos de lui ne me signifie rien de bon. Pour nous, le besoin de le lire et de le répéter était devenu comparable aux tiraillements de la faim et de la soif.

Un séminariste de nos amis nous procura une copie de la Lettre à Lamartine, du Souvenir et de L'Espoir en Dieu, qu’avait expurgés avec art une main prudente. Où Musset avait dit :

Tel, lorsqu’abandonné d’une infidèle amante
Pour la première fois je sentis la douleur,
Transpercé tout à coup d’une flèche sanglante 30

l’habile correcteur écrivait :

Tel, lorsqu’abandonné du bonheur infidèle
Pour la première fois je connus la douleur
Transpercé tout à coup d’une flèche cruelle…

Monsieur le supérieur du petit séminaire disait à ses professeurs : « Ne trouvez-vous pas que c’est plus beau ainsi ? — C’est plus pur » se bornait à répondre l’auteur de la mise au point excellente. Le diable y perdit peu de chose. À la première occasion, je vidai le fond de ma bourse, quatorze francs, pour l’œuvre complète de mon poète, avec le portrait de Landelle par-dessus le marché.

Nous avions lu Mireille 31. René me dit : — Et Calendal ? On lui avait parlé de Calendal à cause des hauts faits d’une dame de sa famille qui y sont relatés. Melle de Voland était bien la plus jolie fille de Manosque ou de Sisteron. Le roi François Ier passant par là avec son armée remarqua ce bel astre et fit connaître son désir de le voir en secret. Volandette ne voulait ni désobéir au roi ni aventurer sa vertu. Elle fit le sacrifice de sa beauté. La nuit qui précéda l’audience, la malheureuse alluma un réchaud de soufre, y précipita son joli visage qui brûla et se boursoufla à plaisir. En terminant la belle histoire édifiante qu’elle contait avec beaucoup de grâce et d’esprit, la grand’mère de René avait coutume de se tourner vers ses quatre petites filles et d’ajouter en provençal le conseil que lui avait donné son propre grand-père : Vès, pichouno, fès jamai acò, voyez, petites, ne faites jamais cela… Mais, ajoutait René, il y a dans Calendal bien autre chose que Volandette : une pêche de thons à Cassis ! le départ des barques sous le ciel étoilé ! le chant des mélèzes sur le Ventoux ! Comme le livre n’était pas à sa disposition, je pris mon courage à deux mains et, un beau soir, malgré ma petite taille et ma surdité commençante, j’allai demander Calendal à la célèbre bibliothèque Méjane, orgueil de notre ville d’Aix. On me le donna sans difficulté. Dans la haute salle de lecture éclairée d’un gaz pâle, devant les rayons noyés d’ombre où veillaient en bon ordre les témoignages imprimés ou manuscrits de notre histoire généreuse, je lus, relus, appris par cœur l’invocation du plus grand poème civique dont s’enorgueillisse la Lyre depuis l’Énéide et le Chant séculaire 32 : « Âme de mon pays, — toi qui rayonnes manifeste — et dans sa langue et dans son histoire… Âme sans cesse renaissante, — âme joyeuse, fière et vive qui hennis dans le bruit du Rhône et de son vent, — âme des sylves harmonieuses et des golfes pleins de soleil — de la Patrie âme pieuse… » Et un peu plus haut : « Les grandes ondes des siècles — et leurs tempêtes et leurs orages — ont beau mêler les peuples, effacer les frontières — la terre-mère, la nature — nourrit toujours sa progéniture — du même lait, sa dure mamelle — toujours à l’olivier donnera l’huile fine. »

Assurément, le sommet du lyrisme de Mistral n’est pas là, il faut le chercher parmi Les Îles d’or et Les Olivades, mais, en cette année 1882, je n’avais entendu de tels sons que dans Bossuet. Dérivés du même génie apollinien, ceux-ci, grâce à la douce merveille du vers, allaient plus loin, creusaient plus avant dans l’âme, m’emportaient plus haut, plus longtemps. Âme de mon pays ! Comment n’ai-je pas fait mes premiers vers dans le vertige et l’étonnement de cette lecture ? Mais la révélation d’Esther ni celle d’Athalie ne m’avaient donné aucune envie de rivaliser, au contraire !

Non. La beauté suprême me tentait, m’appelait, mais « jusqu’à un certain point seulement » et, à ce point, je me sentais repoussé bien plus qu’attiré, par le sentiment accru des distances. Cependant quelque dieu propice me guidait pas à pas, et comme par la main, vers le temple et l’autel où n’étaient que de bonnes Muses. Elles n’avaient sujet de me rien reprocher. J’étais plein d’elles. Autant que de Mistral, autant même que de Musset, avec une nuance de respect à peine sensible, je m’étais laissé saturer d’Homère et plus encore de ce Virgile que les horizons provençaux, les travaux et les jours de nos paysans ou de nos marins me rendaient familiers. Mais, par dessus tout autre, Lucrèce m’habitait. Il m’avait été révélé par celui de mes maîtres auquel je dois le plus, pour ne pas dire tout, M. l’abbé Penon, devenu, lui aussi, l’un des évêques de Pie X. Ses citations, ses commentaires, sa mélancolique et tragique interprétation du Poème de la Nature ont décidé de la prédilection de ma vie pour ce coin de triste forêt dans le champ lumineux des deux antiquités. Je n’ai trouvé que dans Lucrèce un pareil goût d’humanité amère et de force tranquille, un sens si clair de notre rapport avec le destin et avec nous-mêmes :

Tum porro, puer ut saevis projectus ab undis
Navita nudus humi jacet, infans, indigus omni
Vitali auxilio, cum primum in luminis oras
Nexibus ex alvo matris natura profudit,
Vagituque locum lugubri complet ut aequum est
Cui tantum in vita restet transire malorum.
 33

Le morceau m’est resté présent parce qu’un de nos aînés l’avait traduit sous la direction de Mgr Penon ; sa version française n’est pas oubliable non plus :

Pareil au matelot jeté par la tempête
Faible et nu sur le roc d’un rivage désert,
L’enfant n’est qu’un fardeau que la nature jette
Et quand il vient au monde il a déjà souffert :
L’avenir devant lui s’ouvrant plein de ténèbre
Entoure son berceau de faiblesse et de pleur
Et ses vagissements ne sont qu’un cri funèbre
Saluant dans la vie une longue douleur.

C’est la langue et le ton de L'Espoir en Dieu. Bien que mon enfance, entourée et joyeuse, eût été aussi peu conforme que possible à la dure couleur d’un paysage si désolé, il me plaisait de m’enivrer de ce pessimisme chrétien. Lucrèce le traduisait à la perfection. Sans doute le divin Sophocle avait aussi cultivé la même sombre idée du drame de la vie : j’osais préférer dans Lucrèce je ne sais quel murmure de l’homme ennemi de lui-même, consolé comme moi aux temples sereins du savoir. Aucun Ancien ne m’a jamais été plus proche. Avec Pascal, avec La Fontaine que Mgr Penon avait aussi achevé de me dévoiler, Lucrèce est resté mon compagnon de toutes les heures. Mais je suis revenu de Pascal plus d’une fois ; de Lucrèce, jamais. Il contient tout ce qui me sert. Après lui, la poésie antique et moderne peut me redire son quid machiner inveniam que ? 34

Néanmoins, j’avais abordé dans le texte Othello, Roméo, Macbeth, Richard III dont la fantasmagorie et la pénétration, le merveilleux tragique, le réalisme sinueux, me tournèrent un peu la tête ; le vrai Shakespeare, celui des féeries, n’apparut que plus tard. J’avais lu, en français, les deux Faust avec les ornements rimés de Blaze de Bury 35. Ozanam 36 m’avait fait découvrir dans le Purgatoire de Dante la qualité d’un charme que j’ai mieux goûté dans ma seconde jeunesse. Certes, plus j’approchais de ces maîtres terribles, moins je me sentais disposé à tenter pour mon compte la moindre cadence. Si j’excepte quelques pièces d’aveu intime, purs bégaiements, et un infâme essai de version du chœur d’Antigone Ἔρως ἀνίκατε μάχαν 37, où le Parnasse aux deux sommets subit de mon fait quelque épreuve, je n’osais pas rimer, et j’avais conscience de ne pas avoir tort. Il naissait cependant des vers charmants autour de moi : ceux de René et d’un autre de nos amis, très remarquablement doué, qui devint par la suite fonctionnaire de la République. Namouna et Rolla 38 en faisaient les frais. Mais nous vîmes un jour venir à notre cercle de rhétoriciens et de philosophes un jeune humaniste chargé de quelques strophes de langueur et de morbidesse qui nous dépaysèrent. Cet enfant de quinze ans que nous appelions Walter Hart était le futur docteur de Keating-Hart 39 qui, ayant relevé le nom d’aïeux irlandais et mauriciens, les honora par les beaux et utiles travaux sur la guérison du cancer qui devaient lui coûter la vie. Mon futur carabin avait cédé à ses rêveries de créole et peut-être à l’appel de ses poètes, les poètes des Îles, Leconte de Lisle, Lacaussade, Lahor 40. La pièce était intitulée La Jeune Sultane, les vers étaient dignes du titre :

Sous le souffle léger d’un éventail de plume…

Notre académie clandestine applaudit beaucoup à la réussite charmante. J’écoutais, j’admirais sans sortir de ma prose jusqu’au jour où l’esprit de contradiction me dit : va.

La classe de rhétorique nous était faite par le plus grand original du diocèse. M. l’abbé Barraillier unissait toutes les élégances de la pensée et du goût. Il était l’éloquence et la science même, il était aussi le scrupule. Clerc depuis quarante ans, il s’était dérobé à la réception des ordres majeurs et allait se cacher quand on voulait les lui conférer. Opposé à toutes les innovations sans raison, il portait la soutane à l’ancienne mode, ornée d’une ample queue retroussée avec grâce et, sans prendre garde aux sourires des grands élèves, aux niches des petits, il se dévouait corps et âme aux deux devoirs contradictoires de nous chauffer à blanc pour les épreuves universitaires et de pourvoir à l’intérêt supérieur de notre éducation. Pour le succès de l’examen il avait un assortiment complet de recettes, il avait les plus beaux conseils pour la culture de l’esprit. Il parlait sans tarir d’une voix chaude un peu aiguë, d’un feu ravissant. Comme je passais pour mauvaise tête, il voulait bien me prendre à part et, dans le vaste cloître Restauration planté de colonnes où l’ogive et l’ionique alternaient de bonne amitié, j’étais tour à tour confessé comme un pénitent, harangué comme un corps d’armée. Le discours commençait en causerie, se gonflait peu à peu, parcourant tous les cieux d’où il redescendait en flocons drus et doux. Le plus vif plaisir qui me soit venu de ce grand causeur orateur tient à l’accent de délectation solennelle dont il articulait les syllabes chéries du nom des poètes élus : le divin Racine, hors pair, mais M. de Lamartine et M. de Chateaubriand avaient leur place, sans oublier M. Victor Hugo. En raison des réserves que ce dernier nom comportait, nous nous appliquions naturellement à le mettre au-dessus de tout : il servait à personnifier la liberté des bancs contre l’autorité de la chaire et, plus M. l’abbé Barraillier faisait abonder l’idée juste, moins j’étais d’avis d’y céder. Une série de remarques sensées et délicates qu’il nous fit, certain jour, sur l’enjambement légitime dans Les Plaideurs 41 et dans L’Aveugle 42, me conduisit à lui vanter le fameux

… C’est bien à l’escalier
Dérobé…

de la première scène de Hernani 43. — Rejet trois et quatre fois admirable et significatif, avait dit mon prophète Théophile Gautier, que je récitais comme un perroquet : la mystérieuse révolution de l’escalier dissimulé dans une tourelle en spirale de quelque vieux palais gothique espagnol se pouvait-il mieux exprimer que par ce rejet mirifique ? Le vieux maître me rit au nez. Il y mettait bien de l’esprit, et, m’étant senti patauger, je ne respirai que vengeance, jusqu’au jour où, la plume trempée dans le plus indélébile des fiels, j’eus élaboré les premiers vers du petit poème de mon dépit, commençant par cette déclaration de principe :

L’étudiant Martin (Polycarpe) serviette
Sous le bras…

Mon professeur reçut le coup sans sourciller. Mais cet usage valeureux des droits de la rythmique pittoresque obtint un vif succès auprès de mes camarades et c’est ce qui finit par nous enlever tout bon sens. Nous nous mîmes à polissonner par tous les penchants du Parnasse contemporain pour en renouveler les incongruités. Hugo et Gautier passèrent vite au rang de perruques, il nous fallait d’autres piments. Nous fîmes venir de Paris le volume des Fleurs du Mal 44, puis Les Gueux 45 de M. Richepin et ses Blasphèmes 46, qui paraissaient, puis M. Rollinat 47, dont les Névroses venaient d’être jugées durement par M. de Pontmartin 48, ce qui leur fit un titre. Croira-t-on qu’il me reste dans la mémoire des strophes entières de La Vache au taureau et de La Belle Fromagère, pas mal de vers du sonnet des Larmes, du sonnet Tes père et mère et un assez grand nombre de chansons « touraniennes » pour donner la réplique à M. Auguste Gauvain 49 ? Mais c’est Baudelaire qui enfonça la griffe. Ni Leconte de Lisle, ni Heredia, ni même Mallarmé ne poussèrent aussi profond.

Soit qu’un jeune professeur laïc arrivé du quartier Latin m’eût appris le tour et le biais, soit que les hauteurs modérées du baudelairisme fussent moins propres à décourager l’ambition, c’est d’alors que date ma métromanie véritable. Elle n’a pas cessé, si elle a pu languir et ralentir un peu, et je la compare à ces maux dont il faut s’arranger pour vivre puisqu’on ne doit pas en mourir.

À Paris, durant quatre ou cinq années d’absorption philosophique à peu près totale, les études abstraites ne purent dissiper la douce hantise du rythme, elles lui fournirent même de l’aliment. Je peux dire qu’à cette époque j’ai rimé à peu près tout ce que j’ai pensé. Sans doute n’est-il pas de matière poétique plus haute ! Ni de plus aisément gâchée. Un esprit jeune est plus touché des vues extrêmes que des vues profondes. Si la mode s’en mêle, il est presque perdu. J’en puis apporter un souvenir exemplaire daté d’un trimestre où j’avais médité jusqu’à l’ivresse les magnifiques analyses d’Aristote sur la contemplation considérée comme la cime du bonheur : d’après le Maître, le bonheur varie comme la faculté de contempler ; plus on l’exerce, et plus on est heureux, non par un accident mais par la vertu de la theoria elle-même, le bonheur s’identifiant presque à la contemplation ; toute la doctrine des activités conquérantes de l’esprit est en germe dans cette vue des énergies propres de l’âme, tout le progrès intellectuel et scientifique de l’occident en est dérivé. Mais ces belles pages étaient mal lues d’une génération pénétrée de Kant et de Schopenhauer, endormie par Leconte de Lisle et les Parnassiens. Ce faux Aristote me conduisit droit au Bouddha à peu près comme y sont conduits de nouveau les Allemands et même, si j’en crois les curieuses notes de M. Bernard Faÿ 50, certains poètes d’Amérique touchés de néo-classicisme, qui tournent aux fakirs 51. C’est un beau contre-sens, mais il ne peut pas étonner. J’ai encore en mémoire les vieux péchés rimés qui enveloppaient la theoria d’Aristote d’une espèce de châle hindou :

L’idée impersonnelle et désintéressée
Purifiera vos cœurs de tout désir amer…

Le journalisme où je débutai beaucoup trop tôt me souffla de nombreuses pochades de circonstance, consacrées aux beaux crimes des faits divers, Gabrielle Bompard, l’huissier Gouffé et leur malle sanglante 52 en eurent l’étrenne, je crois. Tout fut ainsi prétexte à vaine chanson. Seule l’action politique par la concentration qu’elle exige et sa tension nerveuse, et sa prise sur l’être réel, devait raréfier la veine trop facile qu’elle eut, plus tard, la propriété de presser et de stimuler. Mais en ces jours de haute absurdité juvénile, je peux dire que, ni de veille ni de songe, les notoires poètes contemporains ne cessèrent de bourdonner à mon oreille leur petit air de musique persécuteur. Ainsi hanté, sollicité, ne trouvais-je la paix qu’en leur répondant par des variations de mon cru. Non pas pour répéter. Non pas pour pasticher. Moins encore pour parodier, bien que je fusse à tout instant sur le bord du pastiche et de la parodie. Le mot exact serait : pour les continuer peut-être, et faire bêtement comme eux.

Ceux qui jouaient du mot jonglaient de la syllabe, se pavoisaient d’allitérations et de consonances, me soufflaient le plus naturellement du monde une énumération des villes et villages de la banlieue :

Ni Sceaux, ni Fontenay-aux-Roses,
Ni Bagnolet, ni Robinson
Ni les Lilas, hélas, ne sont…

et ceux qui joignaient à ce joli petit fracas la richesse des rimes, l’enchaînement servile des images verbales, une préciosité fantasque et forcée, me susurraient des gentillesses comme ceci :

Ô belle reine du désir,
Fleurs de Golconde, fruits d’Ophir,
Saphirs ou gemmes éternelles
N’étincelleraient pas si clair
Ni si profond, ni si amer
À la place de vos prunelles :

Ces deux merveilleux soleils noirs
Es cieux moirés, semés d’espoir.
Les cieux de vos œillades, virent
Et vos grands cheveux déployés
Sont l’espace où les cœurs noyés
En soupirant vers vous chavirent.

Plus tard lorsque j’eus les secrets du Codex symboliste à mixture baudelairienne, une certaine lune levée sur Notre-Dame et le Père-Lachaise, mais considérée d’un balcon suspendu sur la Halle-aux-Vins, s’entendit appeler

La lune ophéliaque au délire savant

et cet alexandrin finit par m’apparaître un irrésistible progrès sur Jean Reboul 53 et sur Anaïs Segalas. Il y avait du goût ! comme disait Claudine 54.

Faute de m’en bien souvenir, je ne dirai rien de trop net d’une certaine évocation d’impératrice de crépuscule sous le nom de Titania arrangée au goût shelleyen de la reine Mab 55, car Shelley s’attrapait plus facilement que Shakespeare. Entre temps, une promenade dans l’Ouest m’ayant conduit à Préfailles, face à Noirmoutier, les flaques de mer descendante m’inspirèrent divers sonnets fleuris de questions saugrenues :

Quelle nymphe soupire au fond de cette eau morte ?

Un soleil couchant sur Biarritz eut pareille fortune. En ce temps-là, il fut décent de faire l’idiot en vers. La nullité du sens faisait valoir la monture des mots à laquelle on mettait du soin. Comme Verlaine, Tailhade et Banville avaient remis en honneur la forme fixe de la ballade, j’en rimai de toute mesure, à tout propos, hors de propos et sans propos. Plus haut, plus beau, plus difficile que la ballade, le chant royal me parut avoir la vertu de rehausser des matières plus communes encore, et je m’y distinguai comme les camarades. Le triolet, honneur de Philoxène Boyer 56, ne fut point négligé :

La belle qui rôdez de nuit
À pas lents sur des airs de danse
De danses lentes et d’ennui…

Bref, peu d’hommes auront rimé autant, et sur plus de riens. Au fur et à mesure que ces vanités s’entassaient dans mes tiroirs, les rectifications que la vie apportait à l’esprit malheureux qui les inspirait, la haute idée que je me reformais de la poésie, la rencontre de Mistral, de Moréas, d’Anatole France, celle de La Tailhède 57 et de Le Goffic 58 qu’habitaient de vraies muses, mes lectures et récitations des Anciens et des maîtres français, Villon, Ronsard, Malherbe, La Fontaine, la réflexion et enfin l’âge, faisaient une justice non partielle mais complète de ces pitoyables échos. Je m’adonnais avec passion à la critique littéraire. En exerçant sur moi les premières rigueurs, j’obtenais une singulière liberté d’esprit pour aller jusqu’au bout de mes opinions sur autrui. Il n’est jamais mauvais que le juge saisi ait une expérience des mécanismes du péché et montre aux délinquants comment ils s’y sont pris.

Mais je ne puis m’empêcher de me demander par quel mirage tant d’écrivains secondaires de la deuxième moitié du XIXe siècle auront pu exercer une action aussi vive sur notre jeunesse ! Comment d’aimables poètes mineurs ont-ils laissé en nous cette longue et durable trajectoire chantante ! Sans doute, un trait leur est commun, une mise en œuvre, une exploitation réglée de tout ce qu’ils avaient de particulier et de personnel. Ces messieurs songeaient moins à réaliser leur pensée avec justesse, harmonie, convenance qu’à y graver leur chiffre. Ainsi le voulait la routine romantique. De ces ouvrages destinés à les faire reconnaître d’entre tous les autres, le premier effet devait être de défier la contrefaçon, puis de susciter d’utiles contrefacteurs. Mais les auteurs de ce calcul n’avaient pas réfléchi qu’ils étaient nombreux, qu’ils avaient suivi les mêmes leçons et que les différences de l’un à l’autre étaient minces. Ils étaient condamnés à donner naissance à des composés où la disparate du fond n’ôtait rien à la monotonie des manières, les influences se fondant au point de faire évanouir tous les tien et les mien frivoles dont chacun se montrait moins faraud que jaloux !

Il n’y a plus aucun orgueil à me déclarer l’auteur d’un de ces petits ramas monstrueux, ouvrage très heureusement inédit, s’il n’est pas tout à fait détruit. La lune et le soleil ne se battaient point là-dedans, mais toutes les formules et toutes les manies, les réminiscences sans choix et les tics sans mesure qui sévissaient autour de moi. Deux ou trois milliers d’alexandrins si je ne me trompe. Thème fourni par M. Edouard Schuré 59 dans son volume des Grands initiés 60 : les amours improbables de Pythagore et de la prêtresse Theoclea 61. Ma première partie avait nom « l’Âme sombre » et la deuxième « l’Âme claire ». J’en étais à la troisième prénommée « l’Âme en feu », dont je fus dégoûté par un poète parnassien que je rencontrai au café :

— Votre division est vicieuse, dit-il. On eût compris qu’une âme rouge donnât naissance à une âme bleue. Puis à une âme verte et violette, ces qualifications se suivant, toutes empruntées au monde de la couleur ; mais que peut être le rapport logique de l’ombre à la clarté, de la clarté au feu ?

Ce raisonnement acheva de me fixer sur le Parnasse de 1868 et sur mon poème de 1891. J’avais barbe au menton et mes vingt-cinq ans approchaient. Je fis un feu de joie de Theoclea et de quelque dix ou quinze mille autres vers de toute longueur et cadence, dont je ne regrette pas un.

Mais j’aurais regretté de froncer le souverain sourcil de Jean Moréas. Il y avait deux ou trois ans que je voyais régulièrement chaque soir « l’Athénien 62 honneur des Gaules » et me gardais de lui montrer ces copeaux de mauvais lyrisme. J’avais fait exception en faveur du petit poème Pour Psyché qui avait été imprimé dans l’année. Moréas avait jugé que « ce n’était pas mal », la juste indifférence du ton complétant au vif la pensée. Loués soient les dieux immortels qui placèrent sur mon chemin le génie rare, le puissant esprit inventeur et conservateur de ce nouveau Malherbe en qui la faculté du juge égalait le don du poète ! On se le représenterait mal en tyran des mots et des syllabes. Personne n’était moins puriste, ni plus éloigné du purisme. L’originalité de Moréas en critique était de considérer avant tout la conception, la pensée : forte composition et juste cadence. Que de fois il a daigné dire à d’ambitieux rivaux trop bornés pour concevoir même le sens de ses paroles, que le litige entre eux et lui portait « sur une question d’ordonnance ». Son souci de l’essentiel passait vite sur les détails et, comme il convient, les réglait sommairement tous. Ainsi l’ordre intellectuel rejoignait le moral. Il disait : « C’est sérieux » ou : « Ce n’est pas sérieux ». Glorieux d’apparence et d’allure, ceux qui parlent de sa vanité l’auront mal connu. Il était si désintéressé, si droit, si vrai, si libre qu’on cédait naturellement au désir de le prendre pour arbitre contre soi-même. Je n’ai connu personne de plus attentif à ne jamais laisser d’illusion aux jeunes esprits sur leur degré de chance et d’espérance de cueillir le rameau d’or. Mais ce qu’il trouvait « bien » balayait préventions, systèmes, partis pris. Le service du beau l’avait affranchi de lui-même. Dix ans peut-être après l’épreuve malheureuse de ma Psyché, je me laissai aller à lui réciter la petite chanson anacréontique qu’on ne sait quel démon m’avait emporté à traduire après Ronsard, Remi Belleau et Henri Estienne.

Aux taureaux Dieu corne donne
Et sabots durs aux chevaux…

Sur le trottoir que nous longions, Moréas s’arrêta vivement. Il me pria de répéter. Le sourcil haut, l’œil en fleur et les lèvres jointes, moins de contentement que de surprise, ne m’ayant jamais cru capable de mettre sur pied deux bons vers, il me dit les trois mots inouïs : « C’est très bien ». J’avouai une autre odelette d’après le même original, Ce taureau-ci, mon enfant…, inscription pour un marbre d’Europe, dont je ne retrouve dans ma mémoire que ce premier vers, orné des compliments généreux que le poète réitéra. Comme son amitié d’esprit comportait autant de conscience que de politesse, il se fit un devoir, après réflexion, d’ajouter que j’avais « beaucoup mieux à faire » : ce qui devait s’entendre de solide critique ou de politique sensée. Je n’interprétai pas autrement ce propos de l’homme divin. Mais plus que son conseil, sa noble poésie inculquait la sagesse du désespoir. À quoi bon rimer et rythmer ? Il y avait les Sylves, il y avait les Stances, il y avait la délicieuse Ériphyle 63.

IV
Le « Vrai seul »

Qu’est-ce que la sagesse ! Celle-ci opéra et n’opéra point. En m’obligeant à modérer un vieux goût de petits fredons inutiles, elle imposait quelque silence à la rage de bouts rimés, mais elle ne prévoyait pas combien ce silence rendrait sensibles et distinctes d’autres modulations venues de l’air intérieur où baignait ma pensée profonde. Ainsi fut découvert un nouveau monde de poèmes qui ne ressemblaient guère à ce qui m’avait poursuivi et même étourdi un peu trop longtemps.

Cher Monsieur Daniel Halévy, vous m’excuserez d’oser vous faire le minutieux récit d’une évolution si chétive. Elle est d’un temps où c’est à peine si je m’en rendais compte. J’arrivais à ce point central de ma vie où la littérature fut obligée de se moquer de la littérature en s’appliquant aux arts de l’action. Ce que j’avais acquis de facilité ou de rapidité dans l’usage de la pensée et de la plume n’était plus rien qu’une arme à la défense de la patrie. Je servais les idées que je savais être vitales et qui, comprises un peu plus tôt, auraient épargné beaucoup de sang et de larmes aux hommes de France et d’ailleurs.

L’activité pratique avait son effet naturel, elle me rapprochait des choses vivantes et des êtres de chair et d’os : ainsi pâlirent et s’évanouirent peu à peu mes fantômes de la caverne, seules formes qu’évoque la jeunesse enivrée. La vie réelle les met en fuite. Où M. Zola, naturaliste grossier, disait aux jeunes gens : faites du reportage, l’expérience philosophe se contente de conseiller un peu de mouvement hors de soi : c’est ce qui apprend à penser, à sentir et à dédaigner la broutille.

Les conditions nouvelles ayant raréfié l’occasion de céder au goût du rythme et du chant, elles ne les supprimaient pas toujours. Comment y échapper complètement ? Les philosophes qui ont cru que l’idée de l’utile chasse l’idée du beau ne se trompent-ils pas ? L’existence de lutte et d’effort passionné ne conduit pas nécessairement à sourire du culte des arts. « Ô belle vierge, disait Pythagore, demandez à l’abeille industrieuse si les fleurs ne doivent servir qu’à faire des bouquets ». Hé ! à la sortie de sa ruche, le miel bien distillé, le bâton de cire formé, est-ce que l’Idée-vierge n’a pas le droit de prendre à son tour l’offensive sur l’avare sagesse ? La vie extérieure n’a jamais épuisé la fleur d’aucune fleur. Chaque fond de calice garde un résidu précieux de parfum et de rêverie. Il faut en faire des bouquets, ou rien que l’utilitaire prononce !

Il y a autre chose, qui dut venir deux ou trois lustres après le joyeux sacrifice de Theoclea. Un homme ayant couvert la moitié du chemin, quand il sent s’éloigner les figures de la jeunesse et parvient à l’avant-dernier tronçon de la voie, peut être surpris par quelque passion tardive, de l’espèce de celles qui ne pardonnent point et dont il ne peut pas sourire vingt ans plus tard. Alors, qu’il soit midi ou la neuvième heure, d’autres bouquets vont se former avec des fleurs improvisées, rapides, impérieuses, que chargent de sombres odeurs. Étant pressée par l’astre, la passion n’en est plus à dicter son poème, car, à la lettre, elle l’arrache, dans sa fureur de se montrer au vrai, de s’exprimer tout droit, non sans se déchirer sur le vœu chimérique d’une perfection digne de l’objet ! De temps en temps, l’effervescence emporte tout sans vain souci des crudités ni des faiblesses. Le désir de polir et de mesurer fait gémir sur les jours trop courts et sur l’art trop long. Mais la nature de la poésie n’a point trop à se plaindre de ces combats de la hâte avec le scrupule. Au contraire, ils la favorisent. Car, si elle est élan, enthousiasme et ravissement, elle est aussi limite et cadence, coupure et arrêt, chute et frein.

La poésie aime l’obstacle, l’art s’affine sur les difficultés à résoudre. Que ce soit la passion ou l’action qui le discipline, l’homme y gagne plus qu’il ne perd. Le fait est que, sans les circonstances qui, depuis tant d’années, se disputèrent mes minutes et mesurèrent mon loisir, j’entrevois sur quelle interminable recherche de l’indicible j’aurais eu à languir indéfiniment : à la poursuite de quelles idées tordues ou de quelles vues compliquées j’aurais été en proie des semaines d’années ! Mais j’étais journaliste, responsable d’une œuvre, serviteur d’une action, la cause et la pensée venaient donc avant toute chose : cette maison guerrière que nous avons fondée depuis un quart de siècle aurait très justement trouvé simoniaque l’usage habituel des plumes et de l’encre pour des frivolités étrangères à la controverse, à l’enseignement, au combat.

Donc, premier résultat heureux de cet effort d’Action française, obligation de limiter et de circonscrire la marge étroite abandonnée à la diversion du poème. Obligation de ne céder qu’au nécessaire irrésistible. Obligation de ne composer que de tête, et la tête affranchie des travaux quotidiens, une fois la tâche finie. C’était un frein solide. Mais voici l’aiguillon.

Il n’est pas très facile de le faire voir à quiconque n’a pas pratiqué le journalisme quotidien au sens sévère du mot. Pour vos plaisirs et pour les nôtres, cher Monsieur, vous avez abordé le monde des journaux, mais je ne pense pas que votre Thiers, vos Paysans du Centre ou votre Agricol Perdiguier 64 aient été composés bien loin de votre cabinet si ce n’est dans quelque bibliothèque. Même en ces temps où nous avons été ennemis, et que vous avez évoqués dans l’Apologie pour notre passé 65, il ne me souvient pas que vous ayez subi cette discipline de production forcée, ni dû écrire en bête, chaque soir ou chaque matin, ces espèces de lettres-circulaires nommées des articles pour commenter le fait du jour ou en tirer la moralité. La tâche est très particulière. Avec de vifs plaisirs, elle comporte des obligations assez lourdes : il faut voir vite l’essentiel, le définir et le qualifier dans un style voisin de celui des dépêches et des faits-divers, non sans avoir à s’avouer, à demi-voix, que ce brouillon cursif ne peut être exact n’étant pas tout à fait complet. Cela traîne plus qu’un remords, l’amer regret de ne pouvoir tout dire, si l’on ne veut se résigner à ne dire qu’un peu, conduit tout droit à dire mal, ce qui est trop souvent mon cas. Au reste, l’action a sa loi. Elle appelle, elle souffle, elle impose même ces enchevêtrements, ces répétitions, ces à peu près qui sont les maladies de la prose rapide : quand la formule tend au but, quand l’oreille et l’esprit sont éveillés au point sensible, peu importe le sacrifice d’élégance, il est jugé plus que payé. Le trait part comme il peut, qu’il soit dirigé où il faut, qu’il touche assez souvent pour ne pas faire regretter les autres faiblesses du tir, il reste à peine à voir si la beauté et la dignité des idées n’auront pas à souffrir d’un choc en retour implicite et mystérieux. Mais il y a toujours un pénible moment à passer.

Ce moment, il commence quand le reste finit. Les pâleurs du petit matin découlent lentement sur la vitre nocturne, les bruits s’apaisent dans l’atelier de composition. Les formes de plomb descendues, les lampes éteintes, les dossiers vidés, reclassés, pour peu que le numéro du lendemain demande les moindres préparatifs, la minuit est passée de cinq ou six heures. On part, on sort, enfin ! Rendu à la fraîcheur de la rue solitaire, l’écrivain las retrouve dans l’air vif qui fouette sa marche 66 un afflux sanguin qui le renouvelle de la tête aux pieds. Alors il s’aperçoit du bizarre accompagnement que lui font dans la demi-ombre les formes inquiètes de tout ce monde de pensées belles et hautes qu’il a oubliées au fond de l’encrier : ce qu’il aurait dû dire et ce qu’il n’a pas dit, ce qu’il a dit tout de travers et qu’il ne rattrapera plus ! Ô lignes immuables d’un irrémissible discours ! Le travail manuel a pu les dénaturer ; mais l’écrivain a eu le tort de les lâcher à l’état brut. Maintenant, debout devant lui, elles composent une sorte de tribunal devant lequel il comparaît, accusé, presque criminel. S’il est mortifié de la virgule omise, de l’accent mal placé, il souffre d’une bien autre angoisse de l’intelligence et des nerfs lorsque, ayant conscience d’avoir rencontré çà et là la pensée utile ou le fait probant, il sent aussi qu’il en a manqué l’expression par le choix hésitant de termes impropres ou parce que le mot, même juste, n’a pas été muni de la nuance de son rythme : car si la raison doit convaincre, c’est le rythme qui persuade… Je ne décris pas une tare d’exception, il ne s’agit pas du mal de Flaubert et de Baudelaire. De tous les écrivains que leur journal fait aller vite, s’ils aiment l’art, s’ils sentent l’honneur de la langue, pas un n’ignore ce retour amer de la pensée sur la douleur du cœur qui ne s’est pas traduit faute d’avoir eu le temps de trouver sa parole et son cri !

C’est alors qu’apparut la consolation divine des vers. Tout d’abord je m’en redisais de connus, tirés des œuvres de nos maîtres et de nos frères. Mais s’ils me semblaient faibles, ils ne m’étaient pas supportables, et, par leur perfection, les plus beaux avivaient mon mécontentement. Il fallait autre chose ! Sur ces confins légers des nuits et des matins où tout semble renaître, était-il déplacé de désirer plutôt des vers qui fussent, eux aussi, en voie de naître et de grandir, des vers à prendre et à reprendre, à user, à rouler, semblables aux galets qu’arrondissent les mers chantantes ? La marche fait jaillir les idées en tumulte, il est satisfaisant de les distribuer en cadences libératrices, il est délicieux d’inscrire leur formule dans l’orbe même qui répondrait à leur choix. Contre l’informe et le bâclé, contre le vague et le diffus de l’heure précédente, c’est un repos puissant, qui aide même à l’élasticité physique du pas. Chaque vers frais éclos étant redit à demi-voix, je savourais ce vrai bonheur de mettre enfin d’accord l’idée avec la chose, d’adapter, d’ajuster les mots au mouvement, et, donnant une forme et un corps à des rêves, de les graver sur une matière qui ne fuie pas. Il y a mieux : suivis avec art et science, les beaux mystères de la langue des poètes ont la vertu fréquente d’ajouter aux idées d’un rimeur isolé le chœur universel de l’expérience de tous ; les moindres paroles y gagnent on ne sait quel accent de solidité séculaire ; l’antique esprit qu’elles se sont incorporé multiplie saveur, résonance et portée d’ensorcellement…

À composer ainsi, l’homme remonte à son ciel et à son soleil, il a la joie de voir ses objets rétablis à leur juste palier, et rien ne manque plus de cette imagerie visuelle et sonore qui leur est nécessaire pour se manifester. Le tout au maximum de la facilité et du naturel. Si la rime et le rythme sont des aide-mémoire qui dispensent d’écrire, le vers qu’ils engendrent possède un pouvoir décisif pour filtrer, tamiser, automatiquement, l’adventice et l’impur de toute pensée.

À tête reposée et froide, ce puissant moteur de la vie et de l’être peut être encore pris pour un simple et beau passe-temps. Dans le feu du travail, dans la joie de la marche, rime et rythme apparaissent les organes de nos plus hautes nécessités : poursuivi par l’échec d’une prose figée et morte, l’écrivain redressé pour un plus bel effort ne se sent plus jouer, mais agir, peiner et créer. Par la rame et la voile sous les signes célestes, il se figure aider à la consommation de tous ses destins.

Emporter dans sa tête un certain nombre de ces ébauches, d’abord informes, aspiration confuse à un conglomérat de sonorités et de rêves tendus vers un beau sens plutôt pressenti que pensé ; puis, quand les mots élus abondent, en éprouver la densité et la vitesse au ballet des syllabes que presse la pointe du chant ; en essayer, autant que le nombre matériel, le rayon lumineux et l’influx magnétique ; voir ainsi, peu à peu, s’ouvrir et se former la gerbe idéale des voix ; élargir de degrés en degrés l’ombelle odorante ; lui imposer la hiérarchie des idées qui sont des principes de vie ; lever en cheminant les yeux vers le ciel nu, ou garni de pâles étoiles, pour y goûter le sentiment de la légèreté du monde et de la puissance du cœur ; marcher cependant, avancer, gagner d’un pas à l’autre le but, l’abri, le lit profond, le sommeil secourable et sûr, terme du demi-songe ambulant qui répare et réconcilie : est-il un bienfait comparable, l’artisan qui s’est cru vaincu peut-il ambitionner un plus doux renouveau de courage et de foi ?

Dans ce refuge de poésie entr’ouvert de la sorte en « fin de journal » aucun mal ne peut pénétrer, mais ses délices assurées échappent aux recherches, à la volonté, au système, presque au désir ; il en est d’elles comme de ces rosées suprêmes que le sort épanche ou refuse de la même manière que la fortune et le bonheur. C’est le défaut de ce remède sans pareil, c’en est aussi la force, il n’accourt pas à tout appel. Mais tout appel venu de lui revêt un caractère d’obligation : le rythme naissant du poème porte un impératif qui ressemble au besoin, au devoir, à l’amour. Sans crainte d’outrer la comparaison, je dis qu’il apparaît dans l’âme comme la tentation d’un acte de vertu. Le diable vient du dehors et nous parle à l’oreille. Mais ce bon démon-ci prend la route inverse et semble s’élever des méandres du cœur jusqu’à l’audience du pur esprit.

V
Poèmes en cours

Ainsi furent songés, mûris et conduits à leur terme bien avant d’être écrits, tous ces petits poèmes dont j’ai choisi les moins singuliers pour composer le livre des Inscriptions et des Sentences 66.

Ainsi, mêlés à cette poussière demi-lyrique, furent commencés et développés plusieurs ouvrages un peu plus considérables qui ont été laissés et repris depuis tel laps de temps qui peut se compter par année. Je n’aurais jamais eu l’audace de les introduire dans un recueil qui fait figure de volume si le titre engageant et rassurant de ces « Cahiers » ne m’eût donné l’idée du provisoire et du suspendu. Ces « poèmes en cours » dessinent aux confins de ma Musique intérieure l’arceau en mouvement du portique sonore où ma vie a coutume de retrouver quelque paix contre tout ennui.

Le premier des « Poèmes en cours » date du début de la guerre. Tous les non-combattants n’ont pas été aussi indifférents qu’on le raconte à ce massacre de cinquante mois. Le sort m’avait placé à l’un des lieux de France où confluait le plus d’angoisse, d’espoir et de deuil. Les lettres du champ de bataille n’arrêtaient pas de m’annoncer quelles disparitions, blessures et mutilations, quelles morts, hélas, dévastaient une élite très nombreuse et très variée : chers amis dont j’avais serré la main, vu briller le regard, entendu la voix, recueilli la pensée vivante ; amis moins connus dont les noms, les écrits m’étaient cependant familiers ; amis que je ne connaissais que par le signe abstrait de leur adhésion, de leur étroite communion à l’esprit national qui nous animait ! Cette jeune foule de braves marchait, s’offrait, tombait, et chaque deuil, je peux le dire, scellait des confessions écrites et orales où le cœur de leur cœur et l’âme de leur âme s’étaient répandus vers nous pleinement. Bien peu furent fauchés sans avoir prolongé de notre côté le rayon de leur gloire, la fumée de leur sacrifice.

Mais nous ! Quand nous avions fourni l’éclaircissement demandé, dit l’adieu et gémi la plainte, quand nous avions versé la sombre libation finale de la gratitude et de la pitié, il nous restait à nous redire que cela ne suffisait pas. Tant de victimes volontaires exigeaient autre chose ! Comme si on les eût privés de quelque honneur de sépulture, leurs mânes menaçaient de souffrir et de murmurer aussi longtemps qu’un office complémentaire ne serait pas rempli qui épuisât leur droit et satisfît à nos devoirs.

En effet, seuls, ou presque seuls de tous les héros de la Guerre, les nôtres sont allés au combat dans la fierté joyeuse d’y porter une conception et un sentiment de la vie nationale qu’ils savaient la vérité même.

On leur ferait tort en disant qu’ils avaient une opinion, soutenaient une thèse ou professaient une doctrine : ils tenaient cette vérité que les autres ne tenaient pas, ils se savaient initiés à la nature précise de l’acte que faisait la France en se défendant avec tant de fière énergie ! À la différence de ces vaillants instituteurs socialistes qui avaient eu à vaincre leurs propres idées avant de vaincre l’Allemagne, nos amis s’étaient jetés à la frontière non en contradiction mais en exécution de ce qu’ils avaient pensé et dit dans toute l’époque antérieure, sans avoir à en désavouer un seul mot le 2 août 1914. Les Français démocrates exclus ou chassés d’une position, en avaient choisi d’autres, non moins peuplées d’erreurs. Eux n’avaient eu à opérer ni déplacement ni mise au point. Entre tant de raisons de guerre alléguées et produites, les leurs s’étaient trouvées les seules conformes aux réalités de la veille, du jour, du lendemain, et c’étaient donc les seules vraies. Faisant leur devoir comme tous, nos combattants étaient en outre ceux qui n’ignoraient pas la cause intelligible de leur action. On ignorait, ou l’on affaiblissait, ou l’on dénaturait autour d’eux la juste réponse à l’éternel pourquoi te bats-tu ? Ils y faisaient une réponse correcte et complète. Du moment donc qu’on prononçait au nom de l’État des oraisons funèbres qui les frustraient de leur avantage et de leur honneur, ils détenaient un droit majeur à un discours de nous qui parlât pour eux et suivant eux, afin qu’après eux, il fût témoigné des clartés singulières de la lumière unique du feu intérieur qui les emportait, chair et sang.

Il n’y avait aucun moyen de leur contester ce titre. Si l’expérience leur avait donné raison, ils avaient donné leurs raisons en avant de l’expérience. Ils n’avaient pas cessé de crier à la démocratie : Tu nous tues ! Trois, quatre, cinq et six ans avant d’être fauchés, plusieurs (comme Pierre Gilbert tombé dès le second mois de la lutte), quand ils faisaient la jauge des idées du régime, pressentaient clairement qu’elles se vengeraient sur eux. La conviction profonde de cette prescience les faisait s’appeler d’eux-mêmes « génération sacrifiée ».

Beaux enfants que pleurait la France ! Si la France n’avait que ses douces et chaudes larmes de grande Mère commune à verser indistinctement sur le cénotaphe, c’étaient les justes larmes qui venaient de son cœur : notre cimetière particulier devait y ajouter les larmes de l’intelligence et de la raison, et nous pouvions les aggraver des larmes de la colère, du moment que, le chœur des idées assassines prolongeant son massacre, ces funèbres étoiles de l’insouciance et de l’imprudence ne cessaient de peser de haut sur la bataille en l’inclinant tantôt à la pure défaite tantôt à l’onéreuse victoire mal achevée !

L’historien qui voudra compulser les archives pour y relever la succession des idées régnantes sur la guerre et pendant la guerre en admirera le décousu et l’extravagance. Quelques vues exactes furent introduites par nous, du dehors, à force d’insistance et d’obstination. Mais l’ensemble de la vérité échappa, et l’on se contenta de la saluer de vagues sourires que l’on estima athéniens. On s’en tenait à des moitiés d’idées, on en fuyait l’ensemble, on en voilait les génératrices. Accordait-on que la barbarie allemande était la mère occasionnelle ou éternelle du trouble européen, on n’allait pas plus loin : la forte utilité de bien des vérités contiguës n’était même pas soupçonnée, et c’est ce qui permit d’arrogantes contestations à nos ennemis redressés.

Que l’Allemagne subît la pression de sa pauvreté ou, ce qui revient au même, les excitations d’une richesse artificielle ; que son sang avide et féroce eût jadis propagé le ferment naturel de plusieurs barbaries ; qu’avant de nous ravager avec le canon, son anarchie eût pénétré les esprits, les lettres, les arts et les lois ; que la révolution germanique, religieuse au XVIe, philosophique au XVIIIe, double source certaine de nos convulsions, eût collaboré à l’infamie de notre carnage, on pouvait le reconnaître tout bas mais bientôt les préjugés, les fatuités, les jalousies, les intérêts offusquaient lourdement ces vérités qui sont connexes. Seule en était nourrie, abreuvée, soutenue l’héroïque jeunesse rangée à notre école dans une doctrine organique aussi fertile en confirmations qu’en applications.

L’esprit et le courage, la vertu et la vérité fortifiaient en eux des composés si résistants que, nuit et jour, leurs appels du champ de bataille et de l’hôpital exhalaient une même intelligente et savante malédiction sur la Germanie reconnue pour la cause du même mauvais rêve qui, ayant jadis déchiré la République chrétienne, interdit pour longtemps aux peuples décimés toute vie de société : la plainte des agonisants d’Action française reconnaissait, nommait, poursuivait l’idéalisme et l’individualisme germains comme leurs propres ennemis, ennemis de l’homme et du monde, adversaires congénitaux de tout esprit français, de toute conscience catholique et latine, fléaux-nés de toute la partie honorable et sublime de l’ancien génie de notre Occident, en un seul mot, bourreaux fatals de l’ordre et de la paix.

L’équilibre du genre humain subit une défaite qui n’a pas été réparée lorsque l’homme allemand supprima le culte de la Vierge, celui des saints et du purgatoire, ramena tous les arts à la seule musique, la religion à un Dieu sec ou vague, les principes de l’éducation à l’orgueil d’une part, à la pitié de l’autre, tant par dessèchement que par excitation, il en est résulté un décours maladif dont la sensibilité et l’intelligence du monde entier auront souffert. Personne n’a soutenu que Luther ni Kant aient fabriqué les bombes qui ont défiguré la cathédrale de Reims. Mais personne d’informé n’absout Kant ni Luther ni l’esprit allemand de la régression mentale et morale que détermina leur opération dans l’histoire. Telle est la régression dont nos amis supportaient le sanglant fardeau. Ces chevaliers martyrs de l’épreuve de l’Ordre redoublaient donc le chant d’invective sacrée lorsque nos démocrates leur imputaient la qualité de protecteurs de prétendues idées françaises ou modernes que justement l’Allemagne a seule fabriquées : avec quelle amertume était goûté, était craché ce mauvais compliment qui les saluait champions de ce dont chacun périssait !

Il leur était plus amer encore d’avoir à avaler certaines conséquences de principes officiels, quand, par exemple, les orateurs et publicistes anglo-français étaient si bien d’accord pour refuser à leurs pays respectifs toute faculté d’ordonner les idées et de discipliner la vie. Après avoir prodigué à l’Allemagne les flétrissures méritées, ils lui déféraient avec respect le monopole historique et psychique de « l’organisation ». Ce qui était le simple effet de sa monarchie politique et sociale était imputé à son sang, à sa tradition et à sa nation. Nos ennemis avaient en eux le génie de l’ordre vivant : nous nous reconnaissions simplement capables de beaux réflexes. Beaucoup de combattants en rougirent de honte. Plusieurs l’écrivirent. Entre les pressentiments variés qui lui agitaient l’âme, le noble et pur Léon de Montesquiou 66 trouva le temps de me confier quelle indignation lui causait cet outrage fait au présent autant qu’au passé, car les préparatifs d’une grande offensive rendaient sensible au plus généreux de son cœur tout ce que peut notre patrie pour « l’organisation » du matériel, des troupes, du commandement. Voici cette lettre sublime :

Je vous écris pour vous dire mon admiration de ce que je vois.

Le Germain est capable d’organisation, parce qu’il a le crâne fait de cette manière, le Français, le pauvre Français, en est incapable !!! Explication métaphysique, comme dirait Auguste Comte, qui est commode pour ceux qui ont intérêt à cacher les fautes commises depuis quarante ans, l’absence de gouvernement et par conséquent d’ordre et de prévoyance.

Quelle leçon politique, ce que je vois depuis quelques jours. Il a suffi que les circonstances imposent à la France une dictature de salut public pour qu’elle retrouve ce génie d’organisation dont on la déclare dénuée, et pour que, par un travail silencieux et que nous ne soupçonnions pas, pendant que nous nous morfondions dans les tranchées, elle préparât méthodiquement la délivrance du territoire. Car ce n’est rien de moins que cela que ce que je vois me fait espérer.

Ce que j’entends est effroyable : notre canonnade ! Depuis soixante heures, nous avons envoyé, non des centaines de mille, mais des millions d’obus. En face, le silence s’est presque complètement établi ; ce doit être la mort ou la folie ; juste châtiment de ceux qui ont voulu mettre la science au service de la dévastation.

Que je voudrais passer sans une égratignure pour entrer dans une des premières villes françaises reconquises ! Quel délire !

J’ai la plus immense confiance !

Vingt-quatre heures plus tard, Montesquiou n’était plus. Mais la plainte lui survivait. — Eh quoi ! m’écrivaient d’autres : parce que le moral français montre sa trempe et son ressort, parce que ce moral supplée à la faiblesse momentanée de l’État, les porte-plume et les porte-voix d’un État coupable ont-ils la permission de nous décréter une nation d’hurluberlus gentils et de braves écervelés ? En oubliant, en déchirant, en aliénant nos titres au génie intellectuel, ces démocrates ne voient pas qu’ils abaissent aussi notre valeur morale que seraient l’honneur, les vertus, les sentiments les plus humains sans le soleil de la raison qui les distribue et les range ! Si nous ne cédions qu’à des impulsions de bons animaux, la situation se retournerait au profit des Allemands : ils auraient quelque droit à entrer sur nos terres puisque nous serions les sauvages et eux les civilisateurs. Un héritage de bonnes habitudes morales et sanguines ne peut valoir longtemps sans l’esprit qui les renouvelle et les vivifie : la supériorité serait passagère, condamnée à dégénérer. Or, nous ne sommes pas en décadence. Nous renaissons. Nous renaissons depuis dix, quinze, vingt ans même et si nous avons opéré ce redressement juste, nous avons bien le droit de crier par qui cela fut fait, nous les témoins, nous les acteurs, nous les héros du réveil philosophique et moral qui fut nommé dès 1912 une renaissance de « l’orgueil français » ! Est-ce qu’on ne publiera pas qu’avant d’en venir à lutter et à mourir comme nous faisons, nous avons eu la force de rétablir la vérité, de chasser les nuées, de délivrer un large pan du ciel de la France de l’erreur de trop de Français ?

Ainsi me parle encore ce tourbillon de mânes d’élite, aristocratie de l’intelligence, fleur héroïque du courage et de la mort. Vive ou morte, cette noble voix nous pressait sans cesse. Nous obéissions. Le journal était certes fait pour de tels éclaircissements rectificatifs. Il y servait tous les matins. Même il en débordait ! En sus du mémorial de notre action dans toutes les années récentes, où nous avions, entre autres choses, rendu possible le vote de la loi de trois ans et imposé le culte public de Jeanne d’Arc à Paris, nous établissions la controverse idéologique et littéraire la plus étendue. En témoignage des anciennes douleurs que le genre humain souffrit de l’Allemagne, nous appelions les villes et les empires, les papes et les rois, les prophètes et les sibylles. Nous attestions la figure de la Patrie, l’histoire des Lettres et des Arts… Mais une émotion si rapide et si vaste imprimée aux catégories de notre pensée y soulevait, comme aux sphères d’un ciel profond, de telles spirales de nuée d’orage ou les traversait de tels rayons de haute lumière que l’expression qui en naissait ne pouvait s’arrêter aux froides analyses explicatives : le poème de la nature de nos cités, le poème de la nature de notre sang imposait peu à peu cette sorte d’enthousiasme que le cantique seul devait délivrer.

Chaque nuit, à peine rendu à ma solitude, la teneur des axiomes déjà utilisés dans la prose de la polémique courante revenait sur moi et me harcelait avec ces pointes de plaisir mélangé de douleur que fait subir l’inexprimé, peut-être inexprimable, à la volonté d’un cœur hésitant. Je désirais, sans la connaître, la parole qui me manquait. Des feux vibrants d’actualités immortelles dorant et caressant une voûte de gloire allumaient sur le même plan les visages de Caius Marius 69 et de Jules César, de Joffre, de Foch et de Gallieni. Mais cela surpassait les plus hauts niveaux de l’histoire. Je ne m’en doutais pas, et, avant qu’une strophe ou un vers consentît à se faire jour, la vibration confuse ébranlait et délitait pour le reconstruire tout le corps des images et des sentiments accourus.

La première effusion fut d’ivresse pure. C’est que, l’idée du vers et de la strophe à peine surgie, je voyais et sentais que ce que je souhaitais m’était accordé. Il y avait déjà bien des livres sur notre Marne : aucun de ces volumes, même pensés par des poètes, disait-il la raison et l’esprit, l’origine et le sens moral de cette bataille tel qu’il était permis de l’espérer d’un simple bréviaire de vers dorés ? Avant d’y avoir réfléchi, je n’avais confiance que dans l’enseignement d’une belle chanson. Il importait fort peu que ce fût la mienne. Que la palme, cueillie ou par l’un ou par l’autre, ne le fût jamais de mes mains, ce n’était qu’un détail dont je n’éprouvais presque pas de peine. Je n’en ai pas non plus aujourd’hui. Il suffit que le beau diseur qui me vaincra puisse être défié d’avoir ressenti des douceurs plus profondes que celles qu’apporte et remporte le simple effort de la tentative en suspens. Tout le temps que cette haute poésie me possède, il me semble toucher aux sorts mêmes du monde, les peser, décider de la barbarie et de la civilisation affrontées, de Paris, de Rome et d’Athènes ou de Potsdam et de Königsberg ! Les déesses guerrières tendaient, sur l’horizon blafard de notre aurore, d’informes langes de sang que ravivait l’or magnifique d’un soleil que chaque lever rajeunit ; la marche m’emportait depuis mon quartier des journaux de nuit jusqu’au bord de la Seine, sans qu’une Marseillaise plus férocement déchaînée que la Furie sainte de Rude 70 cessât de hurler à tue-tête, bien que ce fût dans le plus silencieux de mon cœur, la charge régulière de l’esprit helléno-romain contre les déferlements germaniques au pied d’une muraille où n’arrivaient plus que leurs morts.

L’idée étreinte et possédée n’est pas allée au bout d’elle-même, mais sa douceur dit sa puissance, et je ne m’en suis jamais détaché. Parvenu au vers 450, j’aborde à peine le centre de mon sujet, et n’ai pas renoncé à le mener à bien. L’arrêt n’est qu’apparent, cette ligne de cippes continue d’aspirer à la colonnade accomplie. La paix signée n’y a rien fait comme pendant la guerre, le chant revient tantôt à l’improviste, tantôt sur quelque allusion des événements. Un trait de feu sort-il de l’horizon rhénan, l’éclair dépasse-t-il une cime hercynienne, le ciel spirituel chargé d’affinités et d’inimitiés millénaires déroule ses dizains nouveaux. Naturellement, il en meurt autant et plus qu’il n’en saurait naître, parce que je supprime autant que j’ajoute ; ce qui avait mille vers l’année dernière, en comptera-t-il plus de deux cents l’an prochain ? L’intéressant serait d’aboutir un jour ou un autre ! Finirai-je la Marne ? Ferai-je le dénombrement de ces héros, que je voudrais suivre aux Enfers ? Rapporterai-je leurs discours, leurs chants et leurs plaintes ? Pas mal de strophes en existent, trop peu au point pour être écrites. Si vive que soit la passion de toucher au but dès que le désir se ranime, nulle hâte ne m’éperonne, il semble que nos morts sacrés, les seuls à qui je sois redevable de la pieuse offrande intermittente, surtout nos orateurs, nos philosophes, nos poètes, veuillent me tenir compte du long et fidèle essor de ma volonté : ils me laissent conduire le poème à loisir. Il pourrira sur pied ou bien, « comme mûrit le fruit » 71, parviendra au terme tout seul. Mieux vaudrait le quitter inachevé, comme ce triste monde, que de le finir autrement qu’il ne se voit et qu’il ne se veut.

Mais je dois avouer qu’une autre chanson est venue se mettre en travers. Inachevée aussi, cette seconde fille de la guerre, née d’émotions voisines, différentes et non moins tyranniques, représente quelque chose de si neuf dans ma vie morale qu’il me faut la considérer comme le plus complet des retours opérés sur mon propre fond ; que je parvienne à me faire entendre, on en jugera.

Un événement d’ordre tout personnel en a fait le point de départ. Le premier trimestre, si cruel, si sanglant, de 1918, allait s’achever. Nous marchions, littéralement, dans le sang, et nous n’y pouvions rien. Nous voyions tomber, chaque jour, la plus chère fleur de nos amitiés, et de nouveaux malheurs pareils étaient assurés pour le lendemain. Il ne me semblait pas que la ration d’amertume pût s’aggraver, ni augmenter celle de l’horreur ; j’en étais à me croire presque blasé sur tous les deuils, lorsque, à la mi-mars, une dépêche d’Algérie m’annonça la fin subite de mon ami d’enfance, l’initiateur à la poésie de Musset et de Calendal, le familier de ma jeunesse que tous mes premiers compagnons parisiens ont connu, René de Saint-Pons. La sortie du collège nous avait séparés deux ou trois ans à peine, il m’eût bientôt rejoint au Quartier Latin, puis dans les journaux. Nous avions fini par écrire dans la même feuille et la vieille intimité se continuait de la sorte une bonne dizaine d’années. Malgré son droit d’aînesse, j’avais dû intervertir les rôles, car cet être charmant, comblé et orné sans mesure, s’était obstiné à ne rien tirer du présent des fées. Lui qui pouvait tout, même l’étude, même l’effort et le travail, je ne sais quel goût voluptueux de contemplation paresseuse l’empêchait de tendre sa volonté au-delà du strict nécessaire. Il avait l’enjouement, l’esprit, une drôlerie naturelle, avec cette facilité que Lamartine appelle la grâce du génie. Comment n’a-t-il même pas essayé de faire sa percée ? La chronique parisienne, le théâtre s’ouvraient à tous ses dons. Même par le livre, sa fantaisie, son esprit d’observation, le parfait équilibre des autres moyens auraient pu lui recruter rapidement un public. Mais la maladie s’en était mêlée.

Avant trente-cinq ans, il avait dû chercher son premier refuge au soleil. Je l’y suivis par la pensée. Plus de quinze ans d’éloignement ne réussirent pas à arrêter notre vie commune. Nous ne nous écrivions pas. Nous correspondions sans plume ni encre. De chaudes affections fraternelles interposées ne laissaient ignorer ni à l’un ni à l’autre la mémoire de notre cœur. Je crois bien lui avoir été aussi présent qu’il l’était resté à moi-même. Et voilà qu’il perdait, seul, sans moi, les biens et les maux de la vie ! Il était mort. Il laissait une petite enfant, parée d’un prénom de dame de cour d’amour qui suffirait à rappeler aux amis de son père l’un des vers de Mistral qu’il leur récitait volontiers :

O Princesso di Baus ! Ugueto
Sibilo, Blanco-Flour, Bausseto…
 72

La première nouvelle qu’il eût cessé de vivre ressemblait à la communication d’un non-sens. Il me fallut du temps pour m’y accoutumer. Lorsque l’idée en devint claire, je fus saisi d’un tel bourdonnement d’images de deuil que je n’y saurais comparer le choc d’aucun autre fléau.

Depuis quatre ans, les figures des morts qui m’avaient peu quitté me pressaient et me poursuivaient, et, comme je marchais un peu devant elles, c’étaient elles qui me rejoignaient et qui s’imposaient. Cette fois, au contraire, comme mis en chemin par le fantôme florissant de ce témoin de lointaine jeunesse, c’était moi qui courais au devant de nos poursuivantes funèbres, leur parlais, les priais et les questionnais sur leur sort, sur le mien, ou plutôt sur le lien que la mort n’avait pu rompre entre elles et moi. Je mentirais en présentant cet interrogatoire des Ombres comme dérivé ou de la curiosité ou de l’angoisse du problème philosophique et religieux. Il ne s’agissait pas, au juste, de sonder notre avenir d’outre-tombe. Je ne tentais pas d’éclaircir quelle navigation lointaine entreprend le principe secret, l’impalpable souffle de vie (personnel ? ou impersonnel ?) qui ne me semble pas pouvoir ne pas survivre à notre cendre. Dans ces pensées nouvelles, ma spéculation roula uniquement sur le rapport matériel ou moral, sentiment ou idée, qui nous avait unis, cet ami disparu et moi. D’où venait, où allait, qu’était, en elle-même, cette chose tranchée, que je sentais survivre, saigner, et pleurer ? Mais de René aux autres, le passage était simple : celui-ci, celui-là et puis celle-là entre toutes, et ceux-là et ceux-ci qui m’avaient été arrachés, et moi à eux, à elle, et dont aucun ne me donnait la sensation d’un être indépendant et libre qui eût fait un mouvement naturel en s’en allant de son côté quand je restais du mien. Tous partaient et fuyaient comme si quelque chose du meilleur de moi s’arrachait. J’avais le sentiment de mourir avec eux et ensuite de recevoir, à travers la brûlure du mal de cette mort, un reste de leur vie qui fût comme l’échange du lambeau de mon être enfui. L’expérience ne laissait aucun doute sur ce que j’oserai appeler l’indivision naturelle ou la mise en société des plus larges espaces de la vie de nos cœurs. Ce cœur nommé le mien, dont je m’étais cru maître, d’autres tenaient à lui, autant que j’avais dû usurper pour ma part dans le cœur et la vie d’autrui. La mort ne séparait pas, elle écartelait. Si donc il existait des félicités consolantes, elles ne pouvaient tendre d’abord qu’à réunir, comme membres disjoints, ces âmes qui se fussent regrettées éternellement.

Pendant de longues heures, le premier plan de ma pensée fut ainsi occupé d’un même retour uniforme sur le grave mystère des sympathies. Dans la voix de mes morts, dans la voix de ceux que je savais en danger de mort, dans la voix de ces survivants éloignés qui, de gré ou de force, avaient cessé de se tenir dans mon voisinage moral, je distinguais de mieux en mieux la voix de la curiosité, de l’étonnement et aussi de mes découvertes.

Ai-je découvert plusieurs choses ? Je ne suis sûr que d’une, mais de conséquence assez grave car, de ce long Colloque avec tous les esprits du regret, du désir et de l’espérance qui forment le chœur de nos Morts, il ressortait avec clarté que l’humaine aventure ramenait indéfiniment sous mes yeux la même vérité sous les formes les plus diverses. Comment n’était-elle pas vue et dite plus couramment ? Nos maîtres platoniciens définissaient la vie par les métamorphoses de l’amitié et de l’amour ; cependant ont-ils explicitement relevé que nous courons à l’amour parce que nous en venons et que ceux qui se sont aimés pour nous faire naître ne peuvent nous lancer vers un autre but que le leur ? Origine et fin se recherchent, se poursuivent pour se confondre, cela est clair pour qui l’a senti une fois. L’autel de sang, le lit de feu ne fait pas naître, mais renaître, notre battement d’ailes tend à le retrouver pour nous y consumer et pour en repartir. Le cercle est douloureux parce qu’il est successif, parcouru point par point et qu’il intercale les espaces du temps, les divisions du lieu entre le départ et le but : le paradis consiste à contracter la courbe au point perpétuel où deux êtres distincts parviendront à goûter dans sa perfection l’unité.

Nous ne rêverions pas cet étrange bonheur si nous n’étions pas faits de lui. Nous voulons recouvrer, nous voulons recréer ce qu’ont découvert et perdu ceux qui nous procréèrent. L’expérience a été dite monotone : c’est qu’elle est manquée et déçue par la vie d’en bas. Mais l’imagination amoureuse n’est point à court ! La fumée de l’esprit n’inscrit sa spirale légère que pour tenter de plus heureuses fortunes là-haut. L’âme y porte la certitude qu’elle doit parvenir, de façon ou d’autre, au terme étincelant qui la complétera : je me sens trop pétri du rêve et de l’être d’autrui, ce qui n’est que de moi reste trop en deçà de ma réalité, et la pire des peines serait d’être réduit à me replier sur mon moi étroit pour n’en plus sortir ! La joie est l’état qui déborde. Elle extravase, elle transmigre. Large ou bornée, brève ou durable, elle ne tient jamais dans son enceinte pure ; elle rayonne à proportion des puissances de son foyer. L’être y jaillit de soi, pour être mieux lui-même : ce n’est pas autrement que, retenu et précipité, emporté et fixé, il accède à sa plénitude. Allumée au bûcher natal, nourrie du feu qui l’engendra, Psyché prétend sans honte à la couche des dieux parce qu’elle peut dire à ses père et mère s’ils s’en étonnent : — Fîtes-vous autre chose que de m’élancer d’où vous retombiez ?

Comment, je le répète, ce thème naturel de l’amour fils et père éternel de l’amour n’est-il pas un lieu commun de la poésie dans toutes les langues ? La pudeur du genre humain s’est contrainte sans doute à le murmurer sous des voiles. Perçant ces voiles, je n’étais pas moins étonné et confus de croire reconnaître un rudiment d’idée nouvelle dans ce que m’apportaient ces méditations effrénées. Tout ébloui de ma lumière, je ne cessais d’y être ému de ma solitude.

Non moins isolé et désert, non moins clair et splendide, apparut l’autre versant de la même chaîne d’idées lorsque j’eus découvert que la faim et la soif de la vie d’autrui ne s’arrêtent pas à l’amour ni même à l’amitié proprement dite. Cette faim, cette soif composent le plus clair de la vie courante de l’homme, quel que soit cet homme. Solitaire, égoïste, misanthrope, prétendu insensible, il n’est pas un cœur d’homme qui soit indifférent à la nécessaire présence, à la substance indispensable de son reflet vivant : il y est attiré par un appétit moral indomptable. Si ce n’est pas pour le traiter avec douceur, ce sera pour l’offenser ou le tourmenter, mais l’être humain veut l’être humain, et il le lui faut. La haine même rend un secret témoignage au très haut prix du frère qu’elle poursuit. Le frapper, le blesser, le tuer sont autant de manières de lui démontrer qu’il importe au-delà de tout et qu’on est incapable de se passer de lui. Les semblables s’attirent, même s’ils se repoussent : ô complémentaire éternel !

Ce théorème fondamental de la vie du cœur est encore corroboré par notre vie physique élémentaire. Notre faible corps se nourrit, se défend, se guérit par les mêmes voies que notre âme. Son plus grand ennemi serait la solitude. Pour résister à l’intempérie par les abris et le vêtement, pour tenir tête aux fauves, pour boire et pour manger, le primitif de la forêt, s’il est homme, doit commencer par satisfaire à l’obligation de recourir au ministère de l’homme, de se servir de l’homme, de consommer le fruit vivant des peines et des sueurs de l’homme. Le muscle et l’épiderme ont les mêmes exigences que le cerveau et le cœur. Quadruple anthropophage, l’homme a besoin de se repaître d’œuvres pétries de chair humaine et de sang humain ! Car il a besoin d’humaniser la nature, de la remplir de lui et de la former selon lui, faute d’avoir trouvé en elle ni le pain ni le vin, ni les tissus ni les murailles, ni le toit auxquels aspirait son désir. Le sort de notre individu requiert un tel degré d’industrie, de préparation et d’accommodation des premiers produits bruts de cette planète, que chacun de nous est réduit à souhaiter implicitement le concours, le labeur, le zèle et l’amitié d’autrui. Qu’il faille tuer, dépecer ou cuire un gibier, coudre des peaux, tailler des toiles, telle est l’économie corporelle de l’animal humain : elle ne se présenterait pas autrement qu’elle ne fait si elle résultait d’une providence désireuse de préparer un premier terrain à l’Amour, de lui aménager comme un premier substrat physique, les harmonies matérielles préludant aux affinités de l’esprit. Vivre, s’associer, aimer, finissent par apparaître de mêmes choses couvertes de noms variés par l’analyse qu’en ont faite nos esprits et nos sens. Elles expriment des inquiétudes et des mouvements de même source. Flammes nées de deux flammes, nous accourons à l’aimant de chaude lumière sur un champ électrique déjà formé de la substance de notre feu.

S’il ne peut dépendre de nous d’obtenir l’heureuse issue de cette poursuite, car la vie, et toute la vie, la mort, une mort inflexible, nous contrarient et nous traversent, il ne dépend ni de la vie ni de la mort de changer cette direction des fidélités naturelles : le rêve et le désir, le vœu et l’espérance seront de prolonger la course interrompue et de refaire, par un artifice ou par un autre, une présence et une existence aliénées. Nous connaissons les objections du tyrannique esprit critique, et nous les avons éprouvées de toute manière. Nous n’en contestons pas la haute poésie. Quel problème que la seule existence de la haine ! Et quel mystère que ce fait palpable de l’obscure et radicale méchanceté d’un être qui ne peut absolument rien que par une forme ou une autre de la bonté ! Cela est presque aussi accablant pour l’esprit que ce problème du Mal des choses au sein d’un univers dont les spectacles généraux paraissent attester certains partis pris bienveillants ou même complaisants pour le pauvre peuple des hommes. La dialectique de l’amour passe outre aux résistances, aux réticences mêmes de l’esprit d’examen. Elle nous emporte et nous traîne par tous les cieux. Elle y cherche, elle y redemande une éternité intellectuelle qui lui fasse revivre, comme le voulait Lamartine, non plus grands, non plus beaux, mais pareils, mais les mêmes 73 ces jours pleins, ces instants parfaits où la fibre a tenu, où le lien a duré, où ce qui était fait pour s’unir ne subissait amputation, rétraction ni déchirement.

Tandis que ces pensées, et bientôt les vers et les strophes qui les élevaient à la dignité de la poésie, roulaient comme des astres sur les parties liantes de mon esprit, il était impossible de ne pas reconnaître qu’elles me ramenaient dans les voies royales de l’antique espérance au terme desquelles sourient la bienveillance et la bienfaisance d’un Dieu. Quelle synthèse subjective pourrait aboutir autre part ? Mais, parallèlement à ce chemin montant que suivait la méditation comme une prière, se développait, sans la contredire, autre forme du même effort, le grave cantique viril, circonspect, examinateur, mais nullement timide, jamais découragé, des entreprises de l’action et de l’invention, de l’art audacieux et de la science victorieuse. Lorsque j’étais enfant, du même esprit dont je suivais la céleste ascension des âmes et des anges, il m’était arrivé d’imaginer un type de navire volant qui tournât le dos à la nuit pour suivre, à vitesse d’étoile, le flot de pourpre et d’or de ces couchants vermeils qui font briller aux yeux, et par là même au cœur, un autre rêve d’immortalité de joie et d’amour : entre cet ancien rêve personnel ainsi ranimé et celui, plus ancien, de tous les esprits de ma race, la composition n’avait pas à choisir. Comme une barque prise entre deux mouvements trouve de la douceur à les suivre l’un après l’autre, je me confiais à ce double cours balancé, avec une espèce de foi obscure, quelque chose assurant qu’à défaut de mon âme, le Poème saurait aborder quelque part.

Où allait, où s’en va l’étrange chanson ? Pour dire vrai, tant que dura la possession, l’obsession morale et rythmique et encore aujourd’hui quand elle me revient, il n’est rien qui me soit plus étranger que de désirer prendre des mesures et tirer des plans. Néanmoins, je ne sais jamais mieux à quoi je tends et par quelles voies. Il serait seulement très difficile de l’exprimer, fût-ce en simple prose, car si je le pouvais, tout serait fini et fixé. Je ne m’applique donc qu’à suivre sans désobéir je ne sais quel commandement émané des sauvages profondeurs naturelles où les Anciens plaçaient la genèse d’un songe, l’avertissement d’un démon. L’ordre une fois reçu, le thème donné, et le ton, le travail et l’art qui incombent à ma pensée expresse ressemblent moins à un effort qu’à la libre expansion de l’esprit par la voix. J’écrirais le mot de plaisir s’il ne s’agissait point de traduire un tragique et durable tremblement d’esprit et de cœur. N’avez-vous point nagé dans une eau diaphane ? N’avez-vous pas rêvé du vol sur les ondes de l’air ? Tels, des flots cristallins me portent, me soulèvent répondant au degré de l’élan volontaire qui surgit de mon souci pour l’égaler à ces dialogues du ciel.

Beatrice in suso ed’ io en lei gardava, 74

disait le plus tendre et le plus conscient des poètes pour se rendre compte d’une de ces dictées, d’une de ces copies où le plus haut degré d’activité mentale ne se comprend que sous une forme de dialogue et de dédoublement.

Lorsque, au chant III du Paradis, Dante demande à la bienheureuse Piccarda si elle n’ambitionne pas d’être promue à une sphère de plus grande félicité, ses yeux riants la montrent satisfaite de ce qu’elle a. Elle tient sa mesure, et elle a comblé son amour. Les plus avides d’entre nous entreverront-ils dans le sens de la parabole un tel état de grâce qu’il puisse lasser le désir ? Vers une chartreuse idéale parée et ordonnée pour la seule vie de l’esprit, quelle main me guidait ou quelle conscience délicate et vibrante de quel autre moi-même ? Quelle porte s’ouvrait au doigt mystérieux ? Quelle lampe fidèle, douce comme les yeux de Piccarda et de Béatrice, brillait sur des minutes où il n’importait guère que de ne rien fausser ni forcer, tant la masse puissante des sonorités décisives savait me réunir au jeu de ma pensée parce qu’elle venait de beaucoup plus loin que mon être ? Je n’étais plus rien que le rassemblement d’une énergie sans nom dans un effort d’attention pure, une simple et grave docilité. Voir, écouter, redire : le commun champ d’asile, avec les fosses découvertes et recouvertes qui nous attendent jusqu’au dernier, l’aire immense des séparations que rien ne console, puis l’arcade plus vaste, l’ouverture multipliée des Possibles, et toutes ses rencontres, toutes ses réunions, dans la maison du réveil des Morts élargie aux mesures de l’universelle respiration, le libre, le pieux essor offert à la fraternité de l’Être et des divers membres de l’Être, tout ce langage du Colloque où la Mort parle moins que la Vie, la Vie moins que l’Amour son père, ne m’appartient plus qu’à un titre de scribe consciencieux ; la vie de mon esprit n’aura servi qu’à l’ajuster aux sens supérieurs pleuvant comme une manne sur les faims muettes du cœur.

Rien qui soit mien ne m’est allé plus loin dans l’âme que ce poème, et rien n’est plus distinct de mon être réel. Comme au moment où j’ai commencé de le suivre, s’il plaisait de nouveau à l’esprit qui souffle et qui passe de m’en rapporter le rythme sacré pour me faire entreprendre un nouveau développement de ses harmonies, j’écouterais, je redirais, je me garderais de paraître de ma personne pour rien ajouter de mon fond à ces lamentations génériques de l’Homme sur les cercles décrits, d’une aile infatigable, dans l’unique poursuite de l’Ami, du Pareil et du Frère éternel.

Poésie est Théologie, affirme Boccace dans son commentaire de la Divine Comédie. Ontologie serait peut-être le vrai nom, car la Poésie porte surtout vers les racines de la connaissance de l’Être. Le savent bien tous ceux qui, sans boire la coupe, en ont reconnu le parfum !

VI
L'Art

Ordonner des idées pour qu’elles-mêmes rangent les syllabes des mots dans la raison et l’ordre du chant est-il chose permise à un poète du XXe ?

M’étant permis bien davantage, s’il y a faute, je n’ai pas le droit de la réduire. Soit que j’aie poursuivi à travers les temps et les races la poésie de l’histoire de ma nation ou que, dans l’épaisseur des ténèbres intérieures, j’aie essayé de découvrir le fil mystérieux de l’être identique présent dans les êtres divers, afin de démêler ce que l’ami laisse engloutir, résorber et fondre de lui dans l’amitié, l’amant dans l’amour ou ce que le toi et le moi peuvent tout au contraire réserver l’un de l’autre et refuser à la fusion des deux flammes prédestinées : agitant de ces grandes choses, possédé du trouble de ces obscurités et du désir de lumière qui les dissipe, je ne suis pas rentré de la course et de la poursuite, comme la mère du Centaure 75, seulement imprégné et trempé des effluves du monde inconnu ; j’apporte sur mon poing, comme des oiseaux capturés, les clartés et les sons que la découverte rayonne. Que la découverte soit vraie, je le crois, je le dis, et, comme, en outre, je le chante, il n’y a pas la moindre illusion à me faire : cette chanson revient au plus bâtard de tous les genres littéraires, qui est le didactique, lequel est mort et enterré pour toujours, à ce qu’on me dit.

Il serait vain de rapporter ici les titres de noblesse de tout essai d’enseignement et de propagande confié à l’onde du vers. Trop de grands noms seraient à dire, de zone trop élevée ! Quelle que soit leur gloire, il paraît que « l’évolution » les condamne. Elle a mis un terme définitif à l’ère de ces tentatives, quelque fameux succès que celles-ci aient pu obtenir autrefois. On veut que le poème ne nous apprenne rien et montre de tout point une pure, parfaite et constante inutilité. J’aurais intérêt à penser là-dessus comme un maître-sot de ma connaissance. Les faiblesses de mon talent en bénéficieraient, et les torts de mon art seraient mis sur le dos du Destin et des grandes lois. Cependant, au sujet des lois du devenir, je ne peux m’empêcher de me demander qui donc en sait rien. Celui même qui nous les récite par cœur en serait moins sûr s’il n’oubliait pas que les mêmes âges de la poésie sont occupés des mouvements les plus divers et qu’entre toutes notre époque connaît et goûte des arts poétiques contraires : pour les uns, les matériaux du chant doivent s’exténuer et tomber à rien, pour les autres toute matière, fût-elle opaque et lourde, convient à la force chantante, comme ce rocher de Memnon 76 qui mettait en musique de la lumière. En réalité, le suprême schéma abréviatif de la poésie dite pure, n’est pas plus naturel, ni plus légitime que le système qui consent une place à la voix distincte, à la parole articulée des âmes et des corps. L’erreur est de croire que l’on annule l’autre, l’erreur est d’abolir toutes les transitions possibles entre les deux pôles extrêmes. M. Valéry, mallarmiste, finit par recouvrer une grande partie de ce que Mallarmé nous a retranché. Le pénétrant esprit d’un poète d’avant-garde, M. Guillaume Apollinaire, a laissé là-dessus de véritables prédictions testamentaires. Elles sont fort sensées, bien que faites à propos de ma Bataille de la Marne. À rétrécir la véritable portée du poème, on fait pis que les dessécheurs et stériliseurs d’entre Racine et Chénier. Un certain parnassisme revenait à Delille 77. Un certain symbolisme aussi.

Tous les genres restent ouverts, même le didactique. On ne saurait trop éviter de se laisser embarrasser d’aucune fausse honte de prosaïsmes apparents. Sinon, que faudrait-il penser de la poésie de tous les comiques ? Sinon, faudrait-il oublier que notre plus grand poète est Ponchon 78 ? Les enfants et les jeunes filles ont seuls licence de rêver que la poésie soit liée nécessairement au bruit de la rame sur le beau lac ou au savant arôme de quelque parfum distingué. Cela, si bon soit-il, n’est que pure matière. Et toutes les matières, si elles ne sont pas bonnes, peuvent le devenir. On en fera toujours quelque chose s’il y a lieu. Y a-t-il lieu ? Car tout est là. Professons avec fermeté que ce qui a sa raison d’être sera. Dès que le genre humain aura besoin de méditer ou de retenir, en peu de mots poignants et sonores, quelque vérité nécessaire, la leçon, portative et stable, sommaire et solide, du vers sera utilisée à coup sûr dans les directions les plus surprenantes. Que, par une hypothèse peu vraisemblable, je l’avoue, il y ait, un jour, un intérêt pathétique à rendre la loi écrite sensible au cœur d’une multitude distraite, rien n’interdit à quelque version de cinq codes en vers alexandrins de recevoir sa juste part du bouquet de la Muse : un professeur de droit en aura la feuille et la fleur.

Il n’y a que le vers pour tenir dans ses griffes d’or l’appareil éboulé de la connaissance. Déjà personne ne peut plus considérer sans un certain souci notre fatras d’interminables écrits en prose. Science, histoire, morale, controverse, roman, journaux, qui en fait la somme et le tour ? Un jour ou l’autre, de la terre ou du ciel, une brigade dévouée recevra la mission de trier ce qu’il faut disputer à l’oubli. Elle ne se composera que de poètes. Ils viendront, ils liront, ils prélèveront l’essentiel, ils le confieront à la strophe, ou à la stance, au tercet, au distique ou au vers, et, par cette arche salutaire qui allège et soulève tout, flottera, durera cette élite de vérités nouvelles qui doit s’incorporer à l’éducation, à la tradition, à la mémoire du sens commun libéré, tandis que le surplus des vieilles sagesses mort-nées achèvera de se dissoudre dans les ténèbres des caveaux où le poids de leur inertie les tire déjà. Les peuples d’autrefois ne lisaient point parce qu’ils n’avaient point de livres. Les peuples d’aujourd’hui en ont tant qu’ils ne lisent plus. Vienne donc le poème et vienne le chant qui sauvent le bien et le beau de naufrage dans l’océan de l’Illisible et dans la mer du Trépelu 79 !

Ce n’est pas autrement que la tragédie a sauvé l’énorme production romanesque du XVIIe siècle.

Cela suppose un vers très différent de la prose mais qui en ait retenu certaines qualités : ce qui est musical n’est pas nécessairement liquide, moelleux, melliflu. L’éducation du goût et de l’oreille sont à refaire. On les a pervertis d’une part, de l’autre intimidés. N’a-t-on pas reproché à Anatole France lui-même son Heureux qui comme Adam… ! Il paraît que cela sonnait trop dur aux tympans délicats. La musique encor de Verlaine 80 tomberait sous le même article du plus lâche des législateurs. Il ne faut interdire ni le ton direct ni un langage qui puisse paraître rude, non plus qu’un mouvement de style qui, portant, soulevant les choses familières, retienne à distance les riens. Mais le bon vers évite toute manie ostentatoire, tout usage insistant et quasi exclusif d’un moyen rythmique ou d’un autre. Beaucoup de rimeurs s’y acharnent pour faire apprécier l’excellence d’un procédé ou pour faire connaître qu’ils ne l’ignorent point. Les finesses d’un beau métier agissent d’autant mieux qu’étant bien à leur place elles échappent au regard et sont libres de la tyrannie de l’affectation.

De même, il tient à peu de chose que l’abondance de mots soit qualité ou soit défaut. On en dira autant de l’abondance des images ou de la variété des rimes. Cela n’a rien d’indispensable, et les plus grands ont estimé qu’il suffit de peu de matière ; les arrangements les plus variés sont possibles avec un faible nombre d’éléments. Certes, n’en manquons pas, mais ne les accumulons pas sans raison. Il ne faut être ni opprimés ni privés. L’essentiel est la liberté du sens, car elle détermine le langage et le rythme. Libre des vieilles vocalises et redevenu attentif au cours essentiel des émotions et des sentiments, plus attentif aux idées-mères et, plus encore, à leur objet céleste ou mortel, le poète est rendu ainsi à lui-même. Il reprend l’usage de tous ses biens.

Pour ma part, quand la nouveauté de mon but me faisait hésiter entre les chemins, je n’ai pu m’empêcher d’éprouver que les plus anciennement battus étaient les meilleurs. Leur beauté me causait naturellement des surprises que la corruption littéraire de ma jeunesse faisait paraître assez comiques. Je ris encore de l’espèce de stupeur où me plongèrent mes premières tentatives de recours à la grande strophe lyrique de Malherbe, de Racine et de J.-B. Rousseau 81. Quel beau son elle rend, par elle-même, indépendamment de la voix ! quelle vigueur en reçoit le faible langage ! Le quatrain liminaire à rimes entrecroisées dessine un vase, un socle ou un support, les rimes plates du distique lancent la tige droite d’où sort, à rimes embrassées, le bulbe florissant du quatrain terminal, et ce candélabre vivant planté à profusion suivant une loi rigoureuse détermine la plus magnifique avenue qui conduise les hommes à la cime illuminée de la poésie. Mais il ne faut pas s’y fier ! La voie qui brille est rude. Comme toujours, nos faibles forces espèrent trop de la médiation du sublime instrument. À l’usage de cette strophe incomparable, on découvre que des modes aussi puissants veulent la main des forts. L’humilité et le bon sens nous rabattent vers des moyens d’expression plus discrets, et c’est ainsi que j’ai abordé si souvent le vers de neuf syllabes qui, même après Verlaine, n’a pas encore obtenu l’honneur des réussites décourageantes. Les oreilles novices en ont été, je dois le dire, un peu choquées. Qu’elles se rassurent ! Ce vers-là n’est pas un intrus dans l’art poétique et l’auteur des plus carrés alexandrins de la langue française, ceux de l’Ode à Louis XIII 82, a fait aussi des vers neuvains : médiocres ou délicieux, ils peuvent garantir que le mètre est licite.

Parmi les poètes modernes, ceux qui auront le plus vieilli avaient exagéré la part de la rime. On l’a trop rabaissée depuis. Ayant partagé cette erreur, osons avouer que de belles rimes font le juste ornement du poème. Mais « nous avons toujours été persuadés » avec Voltaire « qu’il fallait rimer pour l’oreille et non pour les yeux. » Les fausses rimes sont à fuir. Je comprends qu’on excepte celles dont l’usage s’est incrusté sans égard aux justes variations du langage et aux changements légitimes de la prononciation. Lorsque le père Hugo faisait rimer le verbe aimer avec une pierre à la mer, on croyait devoir prononcer à la mé. On s’est aperçu du contraire, il faut dire aimer de la même façon que mer : aimerr disait le XVIe. Le vieux cantique de Notre-Dame de la Garde, qui n’est pas normand, mais (quoique en langue d’oïl) marseillais, porte dans sa supplication des matelots :

Qu’aucun écumeur de mer
Ne puisse nous alarmer…
Claire étoile de la mer
Montrez-vous dans le danger…

Ce sont de simples archaïsmes. Les Marseillais ne disent pas la mé. La prétendue rime normande est l’organe témoin qui décèle la prononciation d’aïeux éloignés. Quand le poète a fantaisie de les commémorer, le lecteur complaisant doit s’y plier de bonne grâce, mais est-il sage de multiplier ces caprices de bon plaisir ?

Si les contemporains de notre théâtre classique prononçaient les finales en ent et en ant comme on fait aujourd’hui, la négligence de Corneille et de ses illustres rivaux aura été magnifique. Mais de leur temps peut-être l’usage marquait-il une différence plus faible qu’au nôtre entre grand et rend, puissant et consent, entend et constant, tourment et amant, qui se font un écho perpétuel dans leurs vers. Le souci de notre plaisir doit nous porter à confondre quelque peu ent et ant quand nous nous récitons des poèmes ainsi rimés. Mais, pour les vers que nous faisons, faut-il imiter nos Anciens jusqu’à sacrifier la forte différence devenue familière aux hommes et aux femmes de notre siècle ? Qu’est-ce qui doit être exprimé, des caractères vrais de la parole vive ou des confusions anciennes que le progrès du verbe aura débrouillées ? Bien qu’il me soit souvent arrivé, comme aux camarades, d’accoupler fervent et vivant, mieux vaudra éviter la rimaison anachronique.

Au contraire, il n’est rien qui puisse me résoudre à sacrifier au préjugé de l’orthographe la substance sonore d’une rime réelle, quelque autorité qu’y oppose l’organe de la vue. Eh ! quoi, les rochers nus de Saint-Jean-de-Doigt riment parfaitement à pensant à toi dans le poème de Le Goffic, mais Saint-Jean-des-Doigts, s’il existait, n’y rimerait plus ! Les rimes épanouis, nuits, dans Musset, constitueraient une licence tolérable à cause des deux s qui les finissent, mais, faute de cet s, lui, qui rime fort bien à nuit, ne rimerait plus à tu nuis ! Tien va avec appartient, non avec appartiens. Vin rime à il vint, pas à tu vins ! Le t ne compte pas, l’s compte ! Quelle chinoiserie ! Forêt rime richement à saurait malgré les différences de l’orthographe : augmentez le d’un s, il ne rime plus, l’s s’y oppose formellement : pluriel et singulier ne doivent pas rimer. Essaieriez-vous de mettre le verbe au pluriel, sauraient ne rimerait pas mieux à forêts : la faute en est aux deux consonnes terminales qui, justement, ne sonnent pas, mais qui doivent être identiques à l’œil !… Non, c’est trop bête ! Finissons-en, revenons au réel. Dans la réalité, puisque tend rime beaucoup mieux à temps que le mot étang agrémenté du signe du pluriel, nous ne devons plus hésiter à terminer deux vers par des syllabes qui se répondent d’une façon aussi pleine, claire et sonore que tend et temps, répands et Pan, quelque fallacieux prétexte qui soit tiré de la présence ou de l’absence d’une lettre que nulle oreille ne peut saisir.

« Mais, m’écrit le poète Alfred Droin, ces mots-là ne riment pas entre eux ; les accoupler en fin de vers, c’est écorcher les yeux, les oreilles, blesser la raison  et se moquer de Racine. » Tout beau, il s’agit au contraire de cesser d’offenser l’oreille, et que vient faire ici le mot de raison ? Ronsard avait raison de compter un pluriel qui se prononçait. Racine n’avait pas tort de tenir compte d’un souvenir de signe qui de son temps restait sensible. Deux cents ans après lui, le son qui se mourait a fini de s’éteindre, l’s à la fin des vers n’est plus qu’une de ces apostilles de copiste et de grammairien avec lesquelles les poètes de toute langue ont toujours pu jouer sans la moindre gêne. Le grec et le latin s’en délivraient à leur fantaisie. Nos poètes du XVIe les imitaient. Pourquoi ferions-nous autrement ?

Voilà un quart de siècle et plus que je n’ai presque pas de honte de faire rimer le pluriel et le singulier, même en des sonnets et ballades où les survivants du Parnasse m’accusaient de me dérober aux difficultés de la règle du jeu. Comme si, dans les poèmes à forme fixe, la répétition joyeuse des belles rimes avait pour fin réelle de vaincre une difficulté ! Elles ont pour fin le plaisir, ô mes maîtres d’école ! Elles ne sont là, les mots vous le disent, que pour faire sonner ou pour faire baller tout ce qui vit d’un peu gaillard parmi vos esprits animaux ! Si elles sont très pures, si elles chantent bien, si leur chant rebondit sur un riche tremplin de consonnes d’appui, il importe très peu à leur course sonore que, répondant à ensemble, le verbe tremble porte ou ne porte pas « nt ». Voilà ce que dit le simple mouvement de l’humeur. Ni Raoul Gineste 83, ni Albert Gayda 84 ne réussirent à me persuader du contraire en 1890. Après trente ans, Alfred Droin 85, Charles Derennes 86, Paul Bourget en personne peuvent me répéter que ça ne rime pas. Je réponds que ça rime, le premier auditeur sans préjugé le confessera.

La tradition ? Mais votre tradition est routine pure ; la vraie tradition donne ses motifs, où sont-ils ici ? Elle se défend par des raisons, où sont-elles ? On prétend que les yeux ne doivent pas être sevrés des récréations de l’oreille. Je souhaite bien du plaisir aux pauvres yeux avec les rimes normandes, avec les éditions anciennes des vieux poètes, avec leurs éditions modernes, avec les offenses supérieures que leur préparent des vers comme ceux-ci :

Ne me réduisez point par cette dure loi
Jusqu’à me plaindre au ciel de ce que je vous dois 87

Ce n’est que du Molière. Faut-il du Racine ?

Vizir, songez à vous, je vous en avertis.
Et, sans compter sur moi, prenez votre parti 88

L’œil de Droin est-il contenté ? Trouve-t-il indolore cette offense à son habitude oculaire de l’s d’avertis ? Si la Majesté de Racine en a disposé à son gré, nous ne sommes jamais ses sujets plus humbles que lorsque nous prenons un chemin qu’il a laissé ouvert. Notez que, sauf en un petit nombre de cas cristallisés comme encor pour encore, nous n’osons même plus commettre d’apocope. L’apocope est entrée dans la catégorie de ces « licences » que Théodore de Banville a proscrites de la poésie : le plus crédule de tous les siècles l’en aura cru ! L’intrépide courage de Maurice du Plessys 89 n’y fait rien : privée de ce tempérament légal, la rime pour l’œil est devenue deux fois plus tyrannique, on la paye deux fois plus cher.

De bons amis m’ont fait message et ambassade pour obtenir que je replace certain s grammatical délogé du premier vers de mon petit poème :

Toi qui brille enjoncée au plus tendre du cœur,
Beauté, fer éclatant…

Car, disait-on, rien n’était plus facile que d’écrire luis aux lieu et place de brille : tout rentrerait dans l’ordre ainsi.

Eh ! bien, non ! L’ordre ne peut pas consister à mettre le verbe luire quand la propriété du terme exige le verbe briller. Ce n’est pas la beauté, c’est l’espoir qui peut luire « comme un brin de paille dans l’étable » 90 : la beauté, elle, « brille » et, en poésie comme ailleurs, souhaite que les mots soient d’abord soumis à leur sens.

Revenons au sens, au bon sens. Je rime pour l’oreille, pour cette raison que je n’écris pas mes vers, je me les dis, je me les chante, me les redis, me les rechante ; entre le jour de leur naissance et celui de leur transcription, il peut s’écouler des années. Qu’ils soient écrits ou non, ils sont faits pour être chantés entre haut et bas, en allant et venant par les rues et par les chemins. Comment subordonner à l’orthographe la chanson ? Lorsque j’ai pris la plume, je me suis appliqué aux sons vrais : où il n’y a point de différence de prononciation, je n’en introduis pas d’imaginaires ; je ne sais pas nier de réelles identités.

J’avoue que la fidélité des grands maîtres à des différences de prononciation qui sont allées en déclinant pendant trois siècles aura eu un grand avantage. Durant tout ce temps, on a dû mettre à part une catégorie de rimes riches et belles que personne n’a plus touchée. Je le compare à un vaste espace laissé en friche par des colons un peu distraits : inutile, à peine connu, on le tenait pour un fourré abrupt et stérile. C’est un verger plein de bons fruits qui se découvre tout à coup. Libre à nous d’y entrer, d’y cueillir dans leur nouveauté quantité de rimes de pluriel à singulier, de verbe à substantif, aussi étonnées du divorce de jadis que ravies et contentes des rencontres nouvelles ! Aussi parfaites que les autres, la fraîcheur de ces rimes et leur sonorité rendront le notable service de nous affranchir de la foule banale des accouplements sur lesquels le choix de vingt générations de poètes s’est attardé depuis Villon et Ronsard. Nos devanciers nous ont ménagé cette terre vierge quand ils ont resserré les frontières de leurs plaisirs. Déplaçons le poteau et, les remerciant, prenons, amassons, il est temps ! Devant la richesse flagrante de ces paradis retrouvés, que peut valoir, que peut compter un parasite d’orthographe qui jouerait le corps mort pour empoisonner les vivants ?

Sa règle ne vaut pas. Mais, vaudrait-elle, comment sacrifier à une abstraction juridique le surcroît de plaisirs que nous ouvre l’hymen si naturel de mots comme virent et navire, triomphèrent et faire, terres et disputèrent ou pères et trompèrent ? Ces consonances se désirent et elles se recherchent de toute éternité. Encore une fois, quand l’interdiction de les unir serait légitime, tant de beaux effets qui la violent paieraient et au-delà le prix du péché. Là nous portent le souffle libre et le mouvement naturel. Sous la loi ? Cela va sans dire, mais la vraie loi, la bonne : une loi qui dispense son plaisir à l’oreille, sa satisfaction à l’esprit. Les lois de l’esthétique règlent la joie, règlent l’amour : il faut donc qu’elles les admettent. Il faut qu’elles commencent par éviter de les tuer net.

Sur ce chapitre de la rime constituée par le son pur, nous serons donc pleinement révolutionnaires. C’est pour des raisons identiques qu’il faut nous montrer des conservateurs farouches sur l’article de l’e muet. Là, résistons. Cela importe. Pour les mêmes raisons.

Depuis cinquante et un ans que je lis la lettre moulée, il est certifié que l’e muet se meurt ou qu’il est mort. Nous avons sur ce point l’autorité de beaucoup de poètes décadents ou symbolistes auxquels font écho tous les professeurs évolutionnistes occupés de la « vie des mots » et des lettres qui les figurent. Mais nous avons aussi l’autorité de Landru. Dans une épître au juge d’instruction qui commence par le beau vers : « C’est ici qu’exilé de mon champêtre asile », l’assassin de femmes disait :

Quel bras guide le jug(e). Par quel ordre enchaîné
Un géni(e) malfaisant abrège mes années ?
Quel signe aux ports lointains me rendra à jamais
Ma chaumière et mon cœur demeurés à Gambais ?

Massacrer l’e de juge ou même celui de génie en des alexandrins de cette coupe pure appelait déjà le bourreau. Mais Landru est moins novateur qu’on ne le croirait. Cinquante ans après Racine, et un siècle même avant lui, des voix perfides alléguaient que notre versification faisait trop d’honneur à la désinence féminine imperceptible et fugace que la langue courante tendait à effacer. Voltaire a répondu que seule une oreille sauvage pouvait confondre le son d’aimée et celui d’aimé. Avec cet e muet, l’un des secrets principes d’enchantement de notre vers s’évanouirait. Que deviendraient Lamartine, Verlaine et les plus savants, les plus pénétrants et les plus subtils ? Et Racine ? Comment réciter le quatrain gourmand de Vicaire 91 :

Hélas ! plus de foie
Ni de pied farci
Par bonheur voici
Qu’on apporte l’oie !

Les ci sont brefs, les oie s’épandent et s’allongent ; bon gré mal gré, tout le monde les fait sentir à la récitation. Dans la parole vivante, j’essaie n’est pas j’essaye, mais sa finale est différente du son bref d’essai.

Le midi de la France a-t-il une tendance à exagérer l’importance de cet e qu’il a le tort de mal prononcer ? Eh ! bien, que le Midi, enfin reconnu bon ingrédient d’un composé français, aide l’e national à faire figure ! Sans que je puisse oser aller jusqu’à recommander l’usage de ces eu puissants dont le havrais Jules Tellier 92 savait marquer telles muettes des poèmes qu’il récitait avec une éloquence divine, l’on peut et l’on doit faire la part, la juste part des nuances que l’e muet représente à l’intérieur des bons vers. On ne la lui fera qu’en maintenant son rang syllabique, dût-on utiliser l’apocope, résolument et discrètement.

Comment tous les poètes un peu doués, comment tous les amis de la poésie n’en sont-ils pas d’accord ! Les excentricités de M. de Souza 93 ne conviennent qu’à lui, si elles lui conviennent, ce dont je suis peu sûr. Depuis que je l’ai vu déclarer « en zinc » quelques-uns des plus beaux vers de Raymond de la Tailhède ou récrire dans un ordre insensé la pure odelette de Moréas : « Je naquis au bord d’une mer dont la couleur passe… », rien ne m’étonnera de la part de ce bel esprit, pas même la surprise que lui donne l’accueil fait à ses mauvais rêves. M. de Souza se figure qu’on lui reproche de s’entourer de grammairiens, d’historiens, de musiciens et de psycho-physiciens munis de microphones et d’enregistreurs. On lui demande d’allonger, s’il le peut, un docte cortège qui ne sera parfait que lorsqu’il l’emploiera avec discernement. La disgrâce est de mal juger, ce n’est pas de beaucoup savoir. Voilà pour M. de Souza. Mais comment l’esprit délicat de Maurice Brillant 94 peut-il se laisser prendre aux erreurs similaires ? Comment fait-il pour ne pas tenir compte de l’essentiel ?

Alphonse Métérié 95 sait ce qu’il fait quand il joue à entrerimer des brèves et des longues. La loi, puis le péché commis contre la loi le servent et servent la loi. C’est maintenir et accuser la loi que de la violer dans des strophes comme celle-ci :

Oui, j’irai voir Venise
Avec ma bien aimée
— Dans l’église des lis,
J’irai les yeux fermés.

Mais supprimer la loi, feindre de l’ignorer, tenir pour des équivalents purs et indiscernables l’il d’exil et celui d’île, l’or d’encor et celui d’encore, c’est oublier ou méconnaître la puissante vertu de l’allongement et de la contraction ; c’est abolir en son principe le moyen naturel de faire sentir le long et le bref ; c’est se priver d’un possible et précieux effet. Comment un bon rimeur et un bon écrivain, comment un bon ami de la langue française échappe-t-il au sentiment des différences qu’il s’interdit d’utiliser ? Il les a sacrifiés, je veux bien, mais à quoi ? Qu’a-t-il gagné au sacrifice ? Je ne comprends pas M. Maurice Brillant.

Le destin de la belle syllabe prétendue morte ne peut être cédé aux vicissitudes du langage vivant, qui n’ont rien d’immortel ni de définitif, car elles sont aussi périssables et corrigibles. M. André Thérive 96 l’a bien établi. N’arrêtons pas le monde à Landru, ni aux chansons de caf’- conc’, ni à l’esprit de système. Les expériences du laboratoire de M. l’abbé Rousselot 97 arbitrent ce qui est et non ce qui doit être. Croyons-en l’exigence de l’utilité et de la beauté. Nous avons employé ce critère pour balayer la convention de l’s dont le rôle vocal est nul, dont nulle valeur ne découle. En maintenant l’e muet, en assurant sa durée et sa vie, l’on fait durer une fonction utile et belle, on sauve un moyen d’expression resté sensible et qu’on est toujours maître de faire mieux sentir.

Le plaisir essentiel de la poésie sollicite la claire prononciation de notre muette 98. Si nos contemporains la négligent, c’est simple, il faut la rétablir. Mais il suffira de l’encourager à se manifester telle qu’elle existe chez les Français choisis et les Françaises privilégiées, nés où il faut, élevés et instruits comme il faut, quand ils parlent bien. J’ai reconnu le son de cette langue pure sur les lèvres de M. Anatole France lorsque, jadis, ce maître consentait à ouvrir devant nous le volume des Noces 99 pour réciter Hellas, ô jeune fille, ou Hymen, hyménée, la vie éternelle, ou La Mer voluptueuse où chantaient les sirènes… Cela date des sept ou huit années dans lesquelles j’ai eu l’honneur de recueillir sa parole vive. Plusieurs Françaises d’élite m’auront renouvelé le même plaisir.

De quelque façon que se tourne notre monde, le bon usage est exemplaire, la perfection n’est pas plus stérile que son contraire. Nous avons vu quel dégât introduisirent dans le langage les théories funestes d’après lesquelles il eût fallu réciter les vers comme de la prose. L’enseignement de la vérité a déjà réparé une partie du mal. Que n’obtiendraient des exercices pratiques bien conduits ! Il est impossible qu’un charme développé, senti, ne provoque point la copie et l’imitation bienfaisantes. Ne soyons pas inquiets. S’il est vrai que l’e s’amortisse légèrement çà et là, cela peut et doit encore servir à accentuer l’allongement compensateur qui mérite d’être porté entre les plus précieuses et les plus subtiles ressources de notre versification. Non, ce n’est point par cette brèche que les Barbares entreront.

VII
Aveu délibéré

En représentant ces débats sur le mètre et la coupe comme des discussions menées avec tel poète ou critique de notre temps, je viens de commettre une forte anticipation. Durant de très longues années, ces raisonnements sur notre art étaient restés des soliloques remplissant l’intervalle de mon éternelle chanson. Non plus que la chanson, ils ne sortaient pas de ma tête ; je n’avais pas le goût, ni le désir, ni le pouvoir d’en rien communiquer à âme qui vive et, comme l’a dit plaisamment Pierre Lasserre 100, ce lyrisme confidentiel aurait pu s’exprimer par des vers latins.

Mais, dans son ellipse éternelle, notre beau latin ne se prête pas toujours au vrai sens des idées connues et souffertes. Si je ne songeais pas à rimer pour autrui, je pensais moins encore à mettre des distances entre ces pauvres rimes et l’esprit familier qui me les dictait de si haut ! Ma langue maternelle répondait seule à l’exigence de la parole intérieure transcrite pour l’amour de sa vibrante vérité. Je m’étais habitué à faire ainsi ma société de la poésie, et le cercle sauvage ne manqua point de se resserrer durant la demi-solitude des années de la guerre ; dans l’heure même où je dédiais à la totalité de la nation française mon interminable rhapsodie de La Marne, je n’avais pas envie de la faire lire d’un seul Français.

Les choses en seraient restées là si un coup de hasard n’eût remis sur ma route l’homme le plus ivre de poésie que j’aie jamais connu : mon vieil ami, « pays » et condisciple Joachim Gasquet 101 fit son irruption dans cette vie secrète un certain soir de 1916 ; absent pour quelques heures de ce front de bataille où il s’égalait aux plus valeureux, il venait me parler d’un livre de méditations qu’il préparait sur la guerre et sur la victoire. Je l’entendis me confier ses idées sur l’Allemagne qui étaient d’une justesse, d’une sagesse et d’une bonté qu’il m’était impossible de méconnaître, étant celles-là même dont j’essayais de dresser le formulaire aussi succinct et aussi complet que possible. Ce formulaire étant rimé, quelques lambeaux m’en échappèrent, une citation en poussa une autre : notre Gasquet ne marchant point sans calepin, l’une des strophes, recueillie et transcrite tambour battant, s’en alla figurer en guise d’épigraphe sur le premier feuillet des Bienfaits de la guerre 102, lesquels parurent peu après. Au premier bruit de l’ode élaborée dans mon désert, Xavier de Magallon 103 était naturellement accouru. Poète subtil et ardent, tribun d’une incomparable éloquence, l’auteur de la Prière à la Comtesse de Noailles se ferait cuire à petit feu pour l’amour et l’illustration de la poésie. Avec ces compagnons, l’affaire était courue. Il fut de plus en plus question de mes vers entre nous. À chaque permission, ils arrivaient portant dans les yeux la demande : — Pas de strophes nouvelles ?… Il n’y en avait pas toujours, mais quelquefois. Je les disais, et, répétant telle ou telle autre, me vautrais sur la pente de funestes indiscrétions.

De là à publier, il n’y avait pas loin, en effet ! Quelque illusion que je me fisse, mes assiégeants n’en avaient pas, et leur pression s’accentuait sur une faible résistance. Ils « eurent » tout d’abord une vieille petite pièce qui fut imprimée par leurs soins. D’autres suivirent, et puis tout. Autant que l’on puisse distribuer les rôles entre les tentateurs, Magallon se chargeait de faire la sirène qui tirait les vers inécrits de leurs profondeurs et les changeait en promesses valables de textes dûment rédigés ; l’assaut suprême était donné par Joachim, et il emportait le morceau. Persuadant les gens qu’ils attendaient mes vers, il me fit croire que j’en préparais l’édition. Cher Monsieur Daniel Halévy, n’est-ce pas Joachim qui vous en parla le premier ? Lui ou son frère en poésie ou bien quelqu’un des leurs. Si ce n’est pas à leur manœuvre que j’ai dû d’être convié dans le cénacle de vos beaux Cahiers verts, je ne puis douter de l’effet de la dernière visite que me rendit Gasquet environ six semaines avant l’horreur de sa fin : le petit livre que voici étant déjà convenu entre vous et moi, Joachim s’était mis en tête de publier d’abord un cahier d’échantillons qu’il avait choisis de sa main. J’hésitai, répondant que vous en seriez mécontent. Il me rit au nez. Vous aviez été vu, adjuré, convaincu ; il avait aplani et arrangé tout… — Mais je n’ai pas le temps… — Je l’ai eu, moi ! Et vois ! Mon recueil était fait, il l’avait dans sa poche, il s’était donné la peine de rechercher, coller, classer, parfois de copier ; cette amitié splendide, faisant tous les métiers, ne me laissait que le loisir de protester, de remercier, d’admirer. Ayant emporté le consentement et la gratitude, il ne revint plus. Lorsque les quinze cents ou deux mille exemplaires d’Inscriptions 104 furent prêts, notre pauvre ami dormait son premier sommeil dans la crypte de Saint-Pierre-de-Montrouge en attendant le vrai repos sur l’éperon de rocher au pays natal.

Quelques mois plus tard, je voulus visiter ce rocher d’Éguilles, qui est à quelques lieues de ma petite ville. Sachant que les plus belles fleurs de Provence croissaient auprès de cette tombe, je me demandais quels bouquets lui porter de nos champs arides. Ma mère, que j’avais encore, me conseilla d’aller couper du pin sur la colline, du laurier près du puits et, dans notre jardin, du cyprès avec une palme. Cette verdure austère, bien liée sur l’essieu, je fis la triste course sans autre compagnon que mes souvenirs de Gasquet. Ils étaient si nombreux que leur multitude ordonnée occupa toute la longueur de la route. Ce retour général sur les méandres de sa vie appelait, ranimait ses visages divers : l’écolier condisciple de mon jeune frère, le poète suivant ses classes dans la solitude des livres à travers la campagne d’Aix, puis le maître de chœur, l’animateur d’un peuple d’écrivains et de soldats, le jeune officier d’aventure, dont le masque vermeil hésitait entre la ressemblance divine de Phébus Apollon, père de toute lyre, et les traits légendaires de ce Garibaldi que nos paysans appellent encore Galibardi et qui brille parmi les héros éponymes du renouveau latin. Peu à peu, par l’effet du contraste tumultueux entre tant d’images d’un même ami, je croyais voir pâlir ce qui avait cerné sa figure mortelle : son effigie définitive se perdait dans les caractères de son peuple et de son pays tels que l’avaient traduit son goût forcené de sentir, de créer le beau, son désir surhumain d’appréhender la vérité pour la porter au bout du monde et, sans souci de la succession des jours et des nuits, sa passion de semer toute idée un peu juste dans les terres de l’avenir. Parole ingénieuse, habile, tendue au résultat ; enseignement d’une souplesse insinuante et rayonnante ; persuasion d’une irrésistible douceur ! Oui, bien plus que lui-même, il était tout d’abord sa race, sa nation. Ainsi son charme s’était-il imposé, si puissant ! Je m’en donnais cent preuves, mais j’étais l’exemple vivant : quel autre que lui m’eût tiré de mes bonnes ténèbres et, changeant la nature du chant platonicien scandé « pour moi et pour les muses », m’eût ramené parmi les hommes pour dire devant tous ce qui n’était voué qu’au passe-temps paisible d’un seul !

J’en revenais donc à moi-même. S’il s’était trompé en me jetant à la nage dans les eaux qu’il fendait d’un bras vigoureux, ce mentor à la barbe blonde avait agi dans la plénitude de la confiance et de la sincérité. Cependant qu’est-ce qui l’avait décidé ? Étaient-ce les élans d’une amitié ancienne, insatiable sur les marques d’estime qu’elle me faisait décerner ? Avait-il calculé que cette trahison d’ami servirait nos causes communes ? Les motifs échappent toujours. Mais, au cas d’une erreur, je ne voulais pas me tromper indéfiniment avec lui.

Nous abordions les pentes couvertes de platanes et d’oliviers, couronnées du château, de l’église et du cimetière. La vie personnelle de Joachim reparaissait : elle continuait d’évoquer mon passé. Il y avait un quart de siècle, je m’étais évadé de l’indécision et de l’angoisse intérieure sur le plan de l’action publique, dans ces clairs devoirs qu’on définit sans peine, qu’on pratique avec allégresse : était-il sage d’en sortir ? Combattant, à quoi bon déroger du bon rythme de la bataille ? Une plume devenue la sœur de l’épée retournerait-elle à l’emploi du simple instrument de musique ? Débrouilleur, assembleur, explicateur de pensées précises, à quoi bon revenir aux rapports trop subtils (et trop matériels aussi) que suscitent le nombre, le poids et la mesure des termes du Chant ? J’étais compris, suivi, pour des directions justes, des impulsions utiles : quel était le dédale où j’allais égarer, peut-être gaspiller un dépôt d’influences dont je devais un compte sévère à la patrie ? Mon alarme confuse regagnait de la force au fur et à mesure que le coteau gravi nous rapprochait des dernières demeures de JoachiM. Je roulais attentivement dans mon cœur la signification de certains efforts politiques conduits près de leur terme et de certains autres que l’utile succès avait couronnés. Cette faveur publique obtenue, pour des idées et des doctrines, par de longues années de propagande impersonnelle, un futile poète l’aurait-il conquise jamais ?

Mais je doutais aussi de la futilité des poètes. « C’est sérieux », répétait la voix profonde de Moréas.

Nous étions arrivés. Madame Marie Gasquet nous ouvrait cette maison veuve, ce jardin toujours vert. Quand nous les eûmes parcourus, pièce à pièce et bosquet par bosquet, la filleule de Mistral nous conduisit au cimetière. Nous embrassâmes l’horizon qui s’étend du Ventoux à la montagne de la Victoire, des chaînes de l’Étoile et de l’Olympe jusqu’au rebord occidental creusé par nos Étangs, relevé vers la grande Mer. Le paysage qui rayonnait de cette tombe de poète, bien fait pour ennoblir toute réflexion, me faisait souvenir de la sentence par laquelle Auguste Comte a remarqué que la poésie est « plus vraie » « en un sens » que la philosophie elle-même.

Quel est ce sens ? me demandais-je. La vérité de la science porte sur le contenu de l’acquisition et des découvertes. La vérité de la poésie tient au mouvement de l’esprit qui médite, découvre, sait. Ainsi en a jugé ce naturaliste du XVIIIe siècle qui disait préférer au matériel de ses connaissances leur style, voulant dire le mode, la loi, l’ordre de leur mouvement. Cela, dit-il, est l’homme même, puisque telle est la forme que son esprit impose aux images d’un monde qu’il lui faut conquérir.

… Gravissons un degré encore, ou descendons-le, peu importe, jusqu’aux points d’incidence de la raison et du sentiment, des demi-ombres de l’instinct et des clartés de l’intelligence.

On les explique de cent manières, on ne peut les nier d’aucune. Du fond matériel des choses qui sont nôtres aux plus sublimes créatures de notre esprit, la communication et la pénétration ne cessent jamais et tout retentit en émotion pour nos sens de ce qui emporte et transfigure l’entendement. De là vient que, après avoir analysé les modes et les caractères de la vertu, Aristote éprouve la nécessité de lui dédier un hymne d’amour. De là aussi saint Thomas d’Aquin, ayant précisé la nature des miracles qui s’accomplissent sur l’autel, cède-t-il au besoin de leur chanter sa foi. Ces grands esprits n’avaient pas pu épuiser la substance de leur sujet par le discours qui le définit et le creuse. Il leur échappait et les débordait. Eux-mêmes s’échappaient et se débordaient jusqu’au chant.

Les deux puissances-mères de l’Esprit et du Monde convergent donc aux épanchements de la poésie. C’est pourquoi tout d’abord jamais l’âme ne se sent plus faible, plus ouverte ni moins en défense. Puis, presque aussitôt, transformée et multipliée par l’opération des vertus étrangères devenues siennes, elle se tend et se redresse, forte d’un élan neuf, d’une jeune science, pour dicter à l’Être étonné la volonté de sa cadence et le vœu de sa perfection. C’est ce que les Anciens exprimaient par le conte des fauves enchaînés sous la frêle main des poètes et par l’allégorie des pierres insensibles émues et déplacées à la seule voix de la Lyre pour l’essor de la construction. Il n’y a rien de plus mobile, fragile, fugitif que cette mélodie élevée d’un cœur d’homme ; il n’y a rien de plus consistant ni de plus durable. L’âme y subit le retentissement universel, mais sa réponse agit sur tout et tous, et c’est alors qu’Auguste Comte a le plus raison, toute chose terrestre se subordonne « en un sens » à la poésie.

Nous ne perdrons pas notre temps dans le calembour romantique sur les analogies des poètes avec les prophètes ou les rapports verbaux du dieu et du mot : relations de peu d’intérêt tant qu’elles sont bornées aux matières du chant et à ses organes. Qui s’en préoccupe à l’excès se laisse faire prisonnier par ce que Boileau nommait justement des « esclaves ». C’est le chant en lui-même, dans sa contexture essentielle, indépendante du sujet et de l’élément, qui révèle la vraie fonction du poème jailli de l’homme et faisant retour vers le Dieu. Heureux l’esprit terrestre qui en fut effleuré plus ou moins ! Mais plus heureux, osera-t-on dire parfois, oui, plus heureux encore cet esprit suspendu qui voyage sans cesse entre terre et ciel, portant de l’un à l’autre la communication. Dans ces migrations alternantes où notre Joachim Gasquet excella, heureux celui qui peut saisir l’échange régulier que se font, par degrés d’ascendance et de descendance mystique, les différents arts du poète avec ceux du guerrier, du législateur, du moraliste, du politique même, avec tous les arts généreux de la vie et de l’amour ! Il tient en main la coupe qui reçoit et qui verse, illumine et transforme, humanise et déifie toute la sainte flamme épanchée des soleils, en promesse aux soifs de la terre : « espérance et rêve de la jeunesse », « mémoire du passé », « foi dans l’année qui vient », « connaissance du vrai et du beau », « jouissance supérieure qui se rit de la tombe ». Comme un syllabaire de l’homme, ainsi débordait sur la plaine d’Aix, cœur de notre Provence et de notre latinité, la substantielle leçon que nous avait versée, à Gasquet et à moi, notre maître Mistral. Ainsi les souvenirs que gardait ce caveau de pierre dorée me rappelaient au sentiment de l’incomparable qualité de la poésie. Comment l’esprit qui prend une part, même indigne, à ces bienfaisances suprêmes pourrait-il perdre de son crédit parmi les Français ?

Mais ce n’était pas la question. Je ne demandais point si je continuerais à rimer ma joie et ma peine. Je voulais savoir s’il était expédient et convenable de le confier au public. Le tort n’est pas d’être poète, ou d’aimer le chant des poètes, mais de faire connaître ces modestes exercices de prosodie. Je n’aurais jamais songé de moi-même à un auditoire vivant. La seule juste sentence dont j’eusse rêvé tout d’abord était l’indifférence ou l’attention de ceux qui viendraient, après que mon pas éphémère serait effacé des chemins. Je réglais la difficulté par un arrangement de publications d’outre-tombe. À peine entrevu, ce recours m’avait paru bien prétentieux !

Néanmoins, de tout temps, cher Monsieur Daniel Halévy, et quand je vous faisais ma première promesse et quand je m’appliquais à ne jamais la révoquer formellement, une réflexion s’imposait et me poursuivait, celle-là même qui devenait la plus puissante, en ce moment, devant la dalle de JoachiM. Ni la force des sympathies qui s’élevaient du grand cœur frappé de la foudre, ni l’influx sorti de ses cendres ne permettaient plus d’éviter de me demander jusqu’à quel point chacun peut vivre affranchi de devoirs envers les amitiés dont il est le centre et s’il est bien permis de leur faire un entier mystère de soi. Le silence, même fait de scrupule, est-il pur d’injustice ? L’École 105 enseignait que le Bien a la propriété de se répandre et de se diffuser naturellement. La poésie n’est-elle un bien ? Ou ce que j’y goûtais était-il un mal si radical qu’il y eût sujet de lui défendre de se montrer ? Les grandes réserves muettes déploient une ombre de dignité mais d’orgueil ou de secrète hostilité aux hommes. Une parole franche projette d’humbles rayons de bonne lumière.

Dès qu’un élément essentiel de nos actes et de nos pensées appartient au public, ne trompons nous pas ce public, ne le volons nous pas un peu, en cachant tout à fait l’un des caractères de notre intime vie d’esprit ? Le philosophe, politique ou moraliste, qui dissimule sans raison ses bouts rimés n’est pas sans ressemblance avec ce notable citoyen passionné pour ses idées politiques ou religieuses, mais qui s’impose à lui-même et recommande à ses amis de n’en rien laisser voir. Un essor naturel appartient aux mesures du chant intérieur. Qu’il plaise ou non à tout le monde, vaille que vaille et à dieu vat ! C’est le risque vital. Il sera compensé si l’amitié fertile en illusions heureuses fait de son côté sa moisson. Lorsque Gasquet se prévalait en souriant de sa victoire sur mes premiers respects humains, il ne manquait pas d’ajouter, à l’avantage de sa tyrannie, qu’il avait eu raison « en outre ! » C’est le point qui reste en suspens. Mais, à défaut d’un mérite littéraire qui justifierait tout, les convenances morales suffirent à me décider. Je ne contredisais, je n’hésitais plus quand je déposai sur la pierre d’Éguilles le pin qui exprimait les vertus de la terre, le laurier flamme de la Gloire, le cyprès témoin de la mort injuste et la palme annonçant la victoire sur la mort même : il me semblait que, sans cesser de décliner le titre ambitieux de poète, j’ajoutais aux présents rustiques, comme un hommage de surcroît, le manuscrit si anciennement désiré.

Voici donc, cher Monsieur, les feuilles annoncées de ces Musiques dues. S’il est quelque passant qui ouvre le volume, disons-lui que les pages y suivent l’ordre sur lequel l’auteur avança dans la vie. J’ai gardé au livre de « Prime » ce qui subsiste de présentable dans mes vers de jeunesse. Moins ancien d’une dizaine d’années, le livre de « None » conserve quelque reflet des jours d’extrême été que mordit rudement la flamme solaire : leurs vingt ans d’existence dans les caveaux de ma mémoire accordent à ces vers d’amour un privilège de poème posthume ; on les lira comme d’un mort. De beaucoup postérieur, le recueil dit des Inscriptions et des Sentences essaye de graver ce qu’il entre de poésie dans les profils de l’expérience et les songes de la raison. On a vu qu’il en était de même de certains « Poèmes en cours ». D’autres, comme celui où je me divertis à brouiller Œdipe et Oreste, participait de caprices d’imagination qui devront rentrer dans la règle. L’Ulysse qui est achevé se montre plus sage. Et tout ce pêle-mêle figure un peu de ce qu’un homme de mon âge peut nommer ses raisons de vivre. Il en est, de plus pressantes et de plus sérieuses. Mais de plus délicieuses, non. Rien peut-être n’égaie ces allègres délices de la création poétique, rien au monde ne ressemble mieux au bonheur. Quand on demande ce que c’est que le bonheur — action ? passion ? ou l’un et l’autre ? —, il faut bien répondre que l’homme est un complexe animal. Tour à tour, il accueille avec de semblables transports le sentiment aigu de la nature des choses, la vue sereine des essences, pourvu qu’elles soient belles et dignes de désir, enfin l’essai hardi d’une puissance qui soumette l’idée du monde et de la vie à son idée propre, qui la lie à son cœur et à sa pensée pour la transfigurer tôt ou tard dans sa flamme… De tous ces biens, quand il y pense, l’homme voudrait ne faire qu’un. Les amoureux s’y essayent de temps à autre. Le poète y songe toujours.

Charles Maurras
  1. Le texte de cette préface s'ouvre, se clôt, et par endroits brièvement se réordonne, sous la forme d'une lettre à Daniel Halévy, 1872-1962, historien français, ami de Charles Péguy, qui collabora aux Cahiers de la quinzaine. L'auteur s'adresse à son éditeur, en l'occurrence le directeur des Cahiers verts. Cette présentation perdurera dans les éditions suivantes, toujours chez Grasset, mais en dehors de la collection des Cahiers verts. Dans les deux cas, le texte est précédé d'une page de garde portant la mention « À M. DANIEL HALÉVY ». (n.d.é.) [Retour]

  2. Charles d'Orléans, Le Temps a laissié son manteau… (n.d.é.) [Retour]

  3. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, deuxième partie. Maurras fait une erreur sur la finale ; dans l'Itinéraire comme dans les Mémoires d'outre-tombe (XVIII, 3, De Tunis jusqu'à ma rentrée en France par l'Espagne) on lit Pengalo et non Pengali. (n.d.é.) [Retour]

  4. L’accent de neizou doit être mis sur la première syllabe, ou est atone. [Retour]

  5. Jules Laforgue, Les Complaintes (1885), Complainte des pianos qu'on entend dans les quartiers aisés :

    Tu t'en vas et tu nous laisses,
    Tu nous laiss's et tu t'en vas,
    Défaire et refaire ses tresses,
    Broder d'éternels canevas.

    (n.d.é.) [Retour]

  6. La Muette de Portici est un opéra de Daniel-François-Esprit Auber, 1828, qui met en scène une révolte du peuple napolitain contre les Espagnols au XVIIe siècle. Le livret est de Scribe et Delavigne. (n.d.é.) [Retour]

  7. Personnage de théâtre, archétype de la « poissarde », elle apparaît une première fois en 1767 dans Le Déjeûner de la Rapée. La référence précise de Maurras est sans doute à l'opéra comique La Fille de madame Angot composé par Charles Lecocq en 1872 et régulièrement repris ensuite. (n.d.é.) [Retour]

  8. Charles Maurras se dit vieux, alors qu'il est en pleine forme sans doute parce que c'est depuis peu qu'il parle de lui-même, de son enfance. Il a alors 57 ans. (n.d.é.) [Retour]

  9. Charles Maurras est devenu sourd à l'âge de treize ans, à la suite d'une labyrinthite aiguë. (n.d.é.) [Retour]

  10. Sans doute le célèbre air « Che faro senza Euridice… » de l'Orfeo ed Euridice de Christoph Willibald Gluck. (n.d.é.) [Retour]

  11. À l'acte premier du Lohengrin de Richard Wagner. (n.d.é.) [Retour]

  12. Poétesse et romancière, 1814-1894. (n.d.é.) [Retour]

  13. Henri Vangeon, en littérature Henri Ghéon, 1875-1944, écrivain français, à la fois poète, auteur dramatique et critique littéraire. (n.d.é.) [Retour]

  14. Critique littéraire, 1874-1936. (n.d.é.) [Retour]

  15. Jean-François-Casimir Delavigne, 1793-1843, Les Messéniennes, La Mort de Jeanne d'Arc. (n.d.é.) [Retour]

  16. Ibidem. (n.d.é.) [Retour]

  17. Il s'agit très certainement de Félix Adolphe Camille Jean-Baptiste Guillibert, évêque de Fréjus-Toulon de 1906 à 1926. Il est évoqué dans les Quatre nuits de Provence (L'Enthousiaste). (n.d.é.) [Retour]

  18. Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses, 1830. (n.d.é.) [Retour]

  19. Ibidem. (n.d.é.) [Retour]

  20. Jean Racine, Esther, Acte I, scène 4. (n.d.é.) [Retour]

  21. Ibidem. (n.d.é.) [Retour]

  22. Arnaud Berquin, 1747-1791, est le premier auteur français à s'être « spécialisé » dans la littérature pour la jeunesse. (n.d.é.) [Retour]

  23. Jean Racine, Athalie, Acte V, scène 6. (n.d.é.) [Retour]

  24. La traduction de l'Odyssée par Mme Dacier date de 1716. (n.d.é.) [Retour]

  25. Jean Racine, Athalie, Acte premier, scène première. (n.d.é.) [Retour]

  26. On sait que François de Salignac de La Mothe-Fénelon (1651-1715) a été précepteur du duc de Bourgogne. Nous n'avons pas retrouvé l'origine de cette citation. (n.d.é.) [Retour]

  27. Le Crucifix, Fantômes et Le Lac sont des œuvres d'Alphonse de Lamartine. Louis XVII est de Victor Hugo. Ils ont chacun écrit une ode Sur la naissance duc de Bordeaux : dans les Méditation poétiques pour Lamartine, dans les Odes et Ballades pour Hugo. (n.d.é.) [Retour]

  28. Paul Déroulède, 1846-1914, écrivain et militant nationaliste français, l'une des figures de l'anti-dreyfusisme. (n.d.é.) [Retour]

  29. Pierre-Jean de Béranger, 1780-1857, poète et chansonnier, antimonarchiste et volontiers anticlérical. (n.d.é.) [Retour]

  30. Alfred de Musset, Lettre à M. de Lamartine. (n.d.é.) [Retour]

  31. Œuvre de Frédéric Mistral, écrite en provençal, comme Calendal, Les Îles d'or et Les Olivades dont il va être question. (n.d.é.) [Retour]

  32. Œuvre fameuse d'Horace. (n.d.é.) [Retour]

  33. Lucrèce, De rerum natura, V, 28-33. (n.d.é.) [Retour]

  34. Lucrèce, De rerum natura, III, 944-945 :

    Nam tibi praeterea quod machiner inveniamque,
    Quod placeat, nihil est ; eadem sunt omnia semper.

    « Car des nouveautés pour te plaire, je ne puis en inventer désormais : le monde se ressemble toujours. » (n.d.é.) [Retour]

  35. Ange-Henri Blaze de Bury, 1813-1888, traducteur de Goethe. (n.d.é.) [Retour]

  36. Frédéric Ozanam, auteur d'un Essai sur la philosophie de Dante en 1839. (n.d.é.) [Retour]

  37. Désignation traditionnelle, d'après ses premiers mots grecs, d'un chœur célèbre de l'Antigone de Sophocle. (n.d.é.) [Retour]

  38. Œuvres d'Alfred de Musset. (n.d.é.) [Retour]

  39. Walter de Keating-Hart, 1870–1922. (n.d.é.) [Retour]

  40. Charles Marie René Leconte de Lisle, 1818-1894, et Auguste Lacaussade, 1815-1897, sont tous deux nés à la Réunion ; en revanche Henri Cazalis, 1840-1909, poète sous le pseudonyme de Jean Lahor, ne semble pas particulièrement un poète « des Îles » : il est né à Cormeilles-en-Parisis. (n.d.é.) [Retour]

  41. La comédie de Racine, 1668. (n.d.é.) [Retour]

  42. Poème d'André Chénier, publié en 1819, qui a pour sujet Homère. (n.d.é.) [Retour]

  43. Ce rejet signifiant a été l'un des points de débat dans l'âpre bataille qui entoura le Hernani de Victor Hugo en 1830. (n.d.é.) [Retour]

  44. La première édition du recueil de Baudelaire datait de 1857, mais Baudelaire avait refait deux éditions augmentées en 1861 et 1866. (n.d.é.) [Retour]

  45. La Chanson des Gueux de Jean Richepin, 1849-1926, lui valut en 1876 une condamnation à la prison pour outrage aux bonnes mœurs, et lui apporta la célébrité qui devait le conduire jusqu'à l'Académie française. (n.d.é.) [Retour]

  46. En 1884. (n.d.é.) [Retour]

  47. Maurice Rollinat, 1846-1903, dont Les Névroses sont le recueil le plus connu, regroupant des poésies souvent macabres. (n.d.é.) [Retour]

  48. Armand de Pontmartin, 1811-1890, critique littéraire et publiciste légitimiste. (n.d.é.) [Retour]

  49. Auguste Gauvain, 1861-1931, membre de l'Académie des sciences morales et politiques. (n.d.é.) [Retour]

  50. Bernard Faÿ, 1893-1978, sera administrateur de la Bibliothèque nationale sous Vichy. Il s'intéressa à la littérature américaine dès sa thèse d'État en 1924. (n.d.é.) [Retour]

  51. La mention de Bernard Faÿ pourrait indiquer que Maurras pense surtout à Ezra Pound (1885-1972). (n.d.é.) [Retour]

  52. L'huissier Toussaint-Auguste Gouffé a été tué en 1889 par Michel Eyraud et Gabrielle Bompard, qui voulaient s'emparer de sa fortune. Ils ont placé son cadavre dans une malle avant de l'abandonner dans le bois de Millery, près de Lyon. L'affaire est connue sous le nom de la malle à Gouffé. Michel Eyraud a été condamné à mort et exécuté, alors que Gabrielle Bompard a été condamnée à vingt ans de prison. (n.d.é.) [Retour]

  53. Jean Reboul, 1796-1824, boulanger et poète, nîmois et royaliste, surtout connu pour L’Ange et l’Enfant, poème de 1828. (n.d.é.) [Retour]

  54. Allusion à l'héroïne de Sidonie-Gabrielle Colette dont les premières aventures datent de 1900, signées par le mari de Colette, Willy, de son vrai nom Henri Gauthier Villars, qui fréquentait alors parfois les mêmes milieux journalistiques que Maurras. (n.d.é.) [Retour]

  55. Queen Mab est un poème philosophique de Shelley paru en 1813. (n.d.é.) [Retour]

  56. Philoxène Boyer, 1825-1867, fut l'ami de Baudelaire et le collaborateur de Théodore de Banville. (n.d.é.) [Retour]

  57. Raymond de la Tailhède, 1867-1938, encore proche de Maurras et de l'Action française en 1925 il s'en éloignera en 1928 après d'âpres débats sur le romantisme. (n.d.é.) [Retour]

  58. Charles Le Goffic, 1863-1932, que son régionalisme breton rapprocha de l'Action française à laquelle il collabora régulièrement. Élu à l'Académie française en 1930. (n.d.é.) [Retour]

  59. Édouard Schuré, 1841-1929, connu à la fois comme l'un des principaux introducteurs de Wagner en France et l'un des plus enthousiastes disciples de Rudolf Steiner et de la théosophie. (n.d.é.) [Retour]

  60. Paru en 1889. (n.d.é.) [Retour]

  61. Theoclea ou Aristoclea aurait été prêtresse d'Apollon à Delphes, y aurait rencontré le jeune Pythagore et aurait joué un rôle dans l'établissement de sa doctrine. (n.d.é.) [Retour]

  62. Ioannis Papadiamantopoulos, dit Jean Moréas, 1856-1910, est né à Athènes. (n.d.é.) [Retour]

  63. Œuvres de Jean Moréas. (n.d.é.) [Retour]

  64. Œuvres de Daniel Halévy. (n.d.é.) [Retour]

  65. Parue en 1910. (n.d.é.) [Retour]

  66. Depuis l’assassinat de Marius Plateau, ces conditions ont un peu changé en raison de la garde constante que monte autour de nous une magnifique jeunesse. [Retour]

  67. L'un des livres de La Musique intérieure. (n.d.é.) [Retour]

  68. Léon de Montesquiou-Fézensac, 1873-1915, qui participa à l'Action française et collabora à son journal. (n.d.é.) [Retour]

  69. Caius Marius, le général et homme d’État romain, sans doute cité ici en raison de ses victoires sur les Cimbres et les Teutons. (n.d.é.) [Retour]

  70. François Rude, 1784-1855, sculpteur, auteur du groupe du Départ des volontaires, dit La Marseillaise, sur l'Arc de triomphe, à Paris. Les volontaires y apparaissent en légionnaires romains menés par une allégorie féminine hurlante. (n.d.é.) [Retour]

  71. Jean Moréas, Les Stances, sixième livre, IV. (n.d.é.) [Retour]

  72. Frédéric Mistral, Calendal. (n.d.é.) [Retour]

  73. Alphonse de Lamartine, La Vigne et la Maison :

    … Pour y rebâtir ce doux seuil ?
    Non plus grand, non plus beau, mais pareil, mais le même
    Où l'instinct serre un cœur contre les cœurs qu'il aime.

    (n.d.é.) [Retour]

  74. Dante, Paradiso, II, 22 : « Béatrice vers la hauteur, moi sur elle je suspends mon regard. » (n.d.é.) [Retour]

  75. Sans doute Philyra, fille d'Océan, la mère de Chiron, qui le conçut de Chronos alors qu'elle était transformée en jument. Elle aurait enseigné aux hommes l'art de faire du papier afin d'écrire dessus. L'allusion reste obscure. (n.d.é.) [Retour]

  76. Le colosse de Memnon, à Thèbes, en Égypte, fameux pour laisser entendre au lever du soleil une faible plainte due à la dilatation de la quartzite dans laquelle il est sculpté. (n.d.é.) [Retour]

  77. Jacques Delille, dit l'abbé Delille, 1738-1813, qui se consacra à la poésie descriptive savante, toute de périphrases. Il est souvent cité comme l'exemple des poètes sans originalité du XVIIIe siècle. (n.d.é.) [Retour]

  78. Raoul Ponchon, 1848-1937, auquel Maurras a consacré une étude sous forme d'une lettre à Marcel Coulon, reprise dans Poésie et Vérité en 1944. (n.d.é.) [Retour]

  79. Référence à Rabelais, au chapitre VIII du Gargantua : « Qui vo' meut ? qui vous poinct ? qui vous dict ? que blanc signifie foy : et bleu fermeté ? Un (dictez vous) livre trepelu, qui se vend par les bisouars et porteballes on tiltre. » L'équivoque est entre un passé composé bouffon (très pelu) et très peu lu. (n.d.é.) [Retour]

  80. Paul Verlaine, Art poétique, in Jadis et naguère, 1884. (n.d.é.) [Retour]

  81. Jean-Baptiste Rousseau, poète et dramaturge, 1670-1741. (n.d.é.) [Retour]

  82. Œuvre de François de Malherbe. (n.d.é.) [Retour]

  83. Raoul Gineste, 1849-1914, auteur parnassien. (n.d.é.) [Retour]

  84. Il s'agit non d'Albert mais de Joseph Gayda, cité parmi les Félibres de Paris dans le numéro de la revue La Plume consacré au Félibrige et dirigé par Maurras en 1891 à l'occasion de la mort de Félix Roumanille. Laurent Tailhade lui dédia un poème. (n.d.é.) [Retour]

  85. Alfred Droin, 1878-1967, poète et officier, compagnon de Lyautey. (n.d.é.) [Retour]

  86. Charles Derennes, 1882-1930, romancier et poète. (n.d.é.) [Retour]

  87. Tartuffe, acte IV, scène 3. (n.d.é.) [Retour]

  88. Bajazet, acte II, scène 3. (n.d.é.) [Retour]

  89. Maurice du Plessys, 1864-1924, disciple de Jean Moréas. (n.d.é.) [Retour]

  90. Verlaine. [L'Espoir luit comme un brin de paille… est le texte III de la 3e section de Sagesse, 1880. (n.d.é.)] [Retour]

  91. Gabriel Vicaire, 1848-1900. (n.d.é.) [Retour]

  92. Jules Tellier, 1863-1889, écrivain et journaliste. (n.d.é.) [Retour]

  93. Robert de Souza, 1865-1946, poète, lettré et esthète, connu pour avoir inspiré le plan d'urbanisme de Nice en 1932. (n.d.é.) [Retour]

  94. Maurice Brillant, 1881-1953. (n.d.é.) [Retour]

  95. Alphonse Métérié, 1887-1966, inspecteur des Beaux-arts et des Monuments historiques. (n.d.é.) [Retour]

  96. André Thérive, 1891-1967, romancier, journaliste et critique littéraire. (n.d.é.) [Retour]

  97. Jean Rousselot phonéticien et dialectologue, 1846-1924, fondateur de la phonétique expérimentale. (n.d.é.) [Retour]

  98. En réponse à ces réflexions publiées dans la Revue universelle en novembre 1924, un ecclésiastique de la région du Nord m’a fait l’honneur de m’écrire : « Je reçus ici en 1921 un ancien élève du collège des Bénédictins anglais de Douai, maintenant curé en Angleterre ; dès le XVIe, les Bénédictins, chassés par la persécution d’Élisabeth, eurent ici une maison où n’étaient admis que des étudiants d’Outre-Manche : M. Combes les a expulsés. Comme je priais le dit curé de me prononcer certains mots anglais difficiles, il me vanta beaucoup, entre autres réflexions, la langue française, et me dit : « Vous avez des sons inimitables, inconnus chez nous, des finales charmantes. Tenez, je viens d’entendre à Boulogne un sermon de Mgr Lecomte, évêque d’Amiens. Quel plaisir pour l’oreille que ces mots : Mes frères, mes  frères… Je ne me rassasiais pas d’entendre ces muettes. » S’il avait connu La Fontaine, M. Green m’eût ajouté : « C’était merveille de l’ouïr… Il faisait des passages…! » D’où il appert que l’e muet est l’un des secrets principes d’enchantement du discours, de tout discours français ; hormis peut-être la conversation toute familière, le langage français sollicite sa claire prononciation, l’étranger même peut sentir cela. » [Retour]

  99. Les Noces corinthiennes, « drame antique en vers » d'Anatole France, paru en 1876. (n.d.é.) [Retour]

  100. Pierre Lasserre (1867-1930) fut le premier critique littéraire de l'Action française. Il contribua puissamment à la querelle autour du romantisme par sa thèse en Sorbonne, en 1907, intitulée Le romantisme français : essai sur la révolution dans les sentiments et dans les idées au XIXe siècle. Il s'éloigna de l'Action française à partir de 1914, irrité par la vulgarisation qu'il estimait exagérée de ses idées. Il a exercé une certaine influence sur Carl Schmitt (Politische Romantik, 1921). (n.d.é.) [Retour]

  101. Joachim Gasquet, 1873-1921, surtout connu aujourd'hui pour son ouvrage sur Cézanne, qu'il put fréquenter abondamment car il était le fils d'un ami d'enfance du peintre. (n.d.é.) [Retour]

  102. Œuvre de Joachim Gasquet, 1917. (n.d.é.) [Retour]

  103. Xavier de Magallon d’Argens, 1866-1956, poète et journaliste, proche de Paul Déroulède et d'Édouard Drumont. (n.d.é.) [Retour]

  104. À la Librairie de France. Épuisé. [Retour]

  105. Désignation traditionnelle de la philosophie scolastique. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru en 1925.

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