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Corps glorieux
Ou Vertu de la Perfection

Avis

L'explication et l'examen de La Musique intérieure m'ayant entraîné à écrire plusieurs chapitres de souvenirs ordonnés par la méditation et par l'analyse, ces Mémoires de mon esprit, comme on a bien voulu les appeler, ont paru à beaucoup de lecteurs comporter une suite.

Il serait difficile de la leur refuser. Ils en auront des nouvelles avant peu. En attendant, peut-être les feuillets que voici leur apporteront-ils un aperçu notable de certaines variations et croissances d'une pensée.

Ces Corps Glorieux peuvent témoigner de l'intime travail commencé à Athènes en 1896 et que je n'ai mis par écrit qu'à mon retour de Rome, trente ans plus tard.

I

Un récent voyage de deuil m'a fait traverser Rome au milieu du printemps, et les signes funèbres dont Palerme, Naples et Paestum m'avaient saturé prolongèrent, sur le forum et sur la voie sacrée, leur obsession d'arceaux rompus, de tours pendantes et de cippes pulvérulents ; les dalles concassées ou grêlées d'inscriptions douteuses m'y poursuivaient du sens uniforme de l'épitaphe Ici repose et surtout ne repose plus, la cendre même ayant volé par un interstice de sépulture.

On ne rêve pas de gai cimetière. Une contemplation profane de la mort est rarement sereine.

Mais l'horreur même a ses degrés, dont il me semble avoir descendu ici le dernier. Il y a la mort d'Orcagna 1 et des autres macabres ; il y a la mort de François Villon ; digne sœur de l'une et de l'autre, celle qui remplissait de sa majesté vide le plat désert du Champ romain me donnait des raisons nouvelles de ne pas oublier que j'ai vu dans Athènes une Parque fille d'Homère qui sourit à travers les pleurs.

Plus je hantais, de corps, ces dépouilles capitolines, plus les miroirs mouvants qu'élève la mémoire agitaient aux yeux de l'esprit ce que j'ai ressenti, il y a très longtemps, en un mois d'avril tout pareil, dans la petite nécropole du Céramique 2.

II

Existe-t-elle encore ? Où est-elle, à présent ?

Les choses ont beaucoup changé, dit-on, depuis 1896. Les grands espaces qui s'étendaient jusqu'à la mer, de part et d'autre des Longs Murs 3, sont aujourd'hui couverts de bâtisses neuves. Mais il doit subsister un faubourg de la Poterie, une route du Pirée. Le Céramique était par là. Pendant le jour, on l'abordait par les guichets du Dipylon ; la nuit, tout était clos officiellement, mais les petits tas de poussière et de cailloux posés de distance en distance contre le mur rendaient l'escalade facile. Que ces nuits étaient claires, et les astres amis ! Quel miel de rose et d'aubépine chargeait l'onde aérienne éveillée aux premiers flambeaux ! Des enchantements commençaient, qui. ne reviendront plus. Que, du moins, leur vestige garde le mouvement d'une jeunesse avide de savoir, de comprendre et d'utiliser !

III

Par une suite de petits tertres et de faibles vallonnements semés de longues asphodèles, montaient de place en place, comme des tableaux de marbre posés debout, ces lames de pierre tombale où les plus intelligents et les plus sensibles de notre race inscrivirent leur sentiment de ce que l'homme universel craint le plus.

Idée mystérieuse que je ne déchiffrai pas à première vue. Ai-je bien fini par l'atteindre ?

La nuit accorde un loisir presque sans limite. L'indécise clarté délie de tout respect humain. Que n'ai-je osé rêver et sentir près des endormis ! Après avoir, pour commencer, revu successivement leurs saintes figures, les avoir reconnues et presque appelées par leurs noms, je manquai rarement de me raffermir dans la certitude qu'elles enveloppaient quelque chose de notre cœur.

Nos tailleurs de pierre du Moyen Age célèbrent dans leurs cryptes la seule immortalité de l'esprit. Leur enthousiasme énergique nie la mort, ils lui font mordre sa poussière, c'est la force de leur prière et de leur foi ; belles mains réunies et tendues vers le ciel, pieds joints, grands corps d'ascètes allongés ou agenouillés, mais qui reposent dans la paix de leur salut… Les Athéniens ont fait, au contraire, un mélange du repos et du mouvement. Quelque chose y est pris au vol, avant la fuite de l'instant où le mort est devenu mort. Un adieu ? Non : l'au revoir, fixe, perpétuel. Regards échangés, mains serrées, que l'on serrera de nouveau si l'on se revoit chez les mânes. Mais quels Mânes ? Demandons-le aux stèles, qui devaient le savoir un peu.

IV

De ces personnages, presque de grandeur naturelle, les uns en mouvement, d'autres immobiles, tout porterait à croire que les silhouettes marchantes sont de défunts qui partent, qui s'en vont. Elles semblent glisser par la route du fleuve bas.

Point du tout : le mort est assis, ce sont les survivants qui, debout, se déplacent, suivant le cours du flot de la vie ; amis, parents, enfants font les pas qui le laissent seul. Il ne bougera plus. Mais il n'affecte point la rigidité provisoire imputée au cadavre avant les fusions et les dissolutions que tous les réalistes à la Ligier Richier 4 aimeront à nous faire voir. Sur le marbre, les déchéances sont aussi absentes que la raideur. Les morts du Céramique gardent la beauté souple qui, humaine ou divine, brave le Temps. Seulement, le rayon de tristesse qu'ils laissent tomber est bien froid !

Le lieu commun tiré de l'indifférence (ou sérénité) de l'art grec ne peut servir ici, car l'aspect général de ces scènes de séparation est fort tendre. Mais l'émotion n'y est pas également répartie : si tous les personnages manifestent un peu de peine, ils n'en sont pas touchés dans la même mesure ; ce sont les survivants qui sont émus aux larmes devant le calme surprenant et presque scandaleux de leurs morts. Dans le bas-relief du Pêcheur, la vibration de la douleur qui vient de la veuve n'émeut, n'ébranle, n'obtient rien : tenu et saisi par la main, presque secoué par l'épaule, le disparu n'entend, ne voit que le Passeur, la Barque et le fil du Destin.

Le Pêcheur peut répondre que, adulte ou vieil homme, son temps est fait, sa coupe pleine ; que peut lui importer un anneau de surcroît dans la chaîne des jours ? Mais l'argument ne vaut plus rien devant la stèle voisine, Heghêso, belle, riche, prise en sa fleur : la merveilleuse fille de Proxénos 5, assise de profil sur un siège à clous d'or, considère un coffre à bijoux que lui entr'ouvre la jeune servante inclinée. Sa main joue de quelque collier. Le visage, attentif à des biens perdus, n'exprime point de désespoir, ni même de regret très vif et c'est le mouvement de la servante qui accuse seul le vrai deuil. D'où vient donc une apparente résignation si facile ? La vierge de Sophocle s'est plainte de n'avoir pour lit nuptial que la tombe, la vierge d'Euripide pleure les délices du jour. « Hélas ! que le soleil est beau », dit notre Iphigénie dans la version de Moréas. Ou bien l'Heghêso n'aime rien, ou elle ne croit pas au sérieux de son infortune.

Je le lui demandai longtemps. Allongé sur le sol, d'où les profondeurs de la nuit m'induisaient à nimber toute sorte de songes, je me flattai de démêler que le sceau délicat qui fermait la grave figure aux curiosités du dehors, la défendant aussi contre la terreur ou l'angoisse, couvait sa foi secrète aux biens que recouvre la terre, et je réfléchissais qu'Heghêso ne se fût pas montrée moins sereine, ni moins pensive, la veille de ses noces avec un amant adoré, pour se représenter les hasards, les mystères du changement d'état, l'épreuve d'abord difficile ou pénible, avant le bonheur ! Tranquillement assise à la porte de l'Ombre, l'Athénienne ne rêve point que beauté et jeunesse puissent ne plus rien être que leur poids de cendre légère. De la forme divine que le marbre élançait, il éclôt un conseil de sage scepticisme qui détournera d'acquiescer à la ruine éternelle, comme au parti d'une incompréhensible et déraisonnable impiété. Le Qui sait ? que les âmes dures ont opposé aux promesses libératrices peut être rétorqué contre le chant sinistre des oiseaux de nuit. La Vierge au clair visage se fait un cas de conscience de croire vraiment à la mort. Plus qu'Iphigénie et mieux qu'Antigone, elle rêve autre chose. Demi-triste, demi-curieuse, mais en paix, on l'entend qui dit : — Qu'en est-il ?

V

Induction ?… Conjecture échafaudée sur un trop petit nombre de vestiges et de témoins ? Ces marbres n'ont-ils pas été taillés en des âges divers où les idées, les mœurs, en se succédant ont trop varié ? Ne torturons-nous pas des aveux pleins de doute et d'hésitation pour obtenir une réponse qui nous soit accessible et surtout fraternelle ? Est-ce que nous ne faisons pas parler ces muets ?

Hé ! plus haut que les voix que nous leur rêvons, s'élève le mot d'Antigone : « Il était dans mes espérances… » Heghêso peut aller vers une autre maison, revêtir non un autre corps, mais une autre tunique : il lui reste interdit de se perdre en route, elle ni son espoir.

D'ailleurs, si, d'Heghêso, je passe à la stèle suivante, Eucolinê, l'enfant qui joue avec le chien, ses yeux distraits poursuivant à loisir un songe ; si je vais admirer, plus jeune de quelque cent ans, Corallion, femme d'Agathon, qui, assurée dans la beauté et dans l'amour, laisse au mari les larmes et les autres marques de la douleur ; ou près de leurs voisines funèbres, Euphrosine, Pamphile, il faut bien rapporter ces compositions similaires au même principe apaisant. Ailleurs, la mort irrite ou consterne parce que, destruction ou métamorphose, elle fait violence à la forme. Mais c'est en vain qu'un grand poète sacrilège a osé écrire

La matière demeure et la forme se perd. 6.

Non, la forme ne se perd pas ici. La matière peut courir et tourbillonner. Les Lois sont fixes, elles durent : « ordre de l'insertion et de l'involution éternel au même rameau ». D'autres Parques ménagent le salut de l'esprit de vie, loi et forme de la pensée : pourquoi la Parque athénienne ne serait-elle pas appliquée à sauver des séparations de la tombe ces parcelles sublimes que promet à l'âme inflétrie un corps indigne de périr ?

Tel était l'enchaînement des rêveries de ce lumineux cimetière ; mon malheur a voulu que les nuits, encore plus douces que savantes, s'y soient, toujours et toutes, terminées par un bon sommeil en plein air, qui renvoyait au lendemain la fin de l'étude. La solution ne put être trouvée au Céramique, mais, sur la fin de ma saison athénienne, au Musée national, rue de Patissia.

VI

Ce fut le jour où m'apparut la stèle incomparable que l'on peut appeler Le Jeune Homme pleuré. Un beau héros en fait le centre. Non au juste un éphèbe. Ou l'éphèbe mûri, grandi, conduit à l'extrême minute de son printemps viril. On l'a figuré au repos, ni debout ni assis, adossé par les reins contre une sorte de plinthe, comme pour préserver de tout risque de changement cette souple stature, cette poitrine pleine de gloire, ces rondes épaules qui portent une tête de demi-dieu.

Devant un pareil assemblage de perfections et d'harmonies, rions du critique qui parle de mélancolie dans l'attitude ou dans le regard. Ce beau corps sera regretté, il ne regrette pas. Non plus qu'il ne regarde ! L'âme, ferme comme la chair, donne de l'émotion, sans en recevoir. Un chien fidèle s'est couché en flairant quelque trace lointaine de vie qui s'évapore. Un petit esclave prostré cache sa douleur. Et, surtout, debout près de lui, plus rigide que lui, son vieux père atterré, la main à la barbe, étouffe un sanglot.

Le héros apercevra-t-il ses trois amis en larmes ? Ils ne parviendront pas à le tirer de son nouvel ordre. Car, s'ils gémissent qu'il n'est plus, ne l'entendent-ils pas répliquer : « Non. Je suis » ?

VII

Mais gardons-nous de murmurer au Jeune Homme pleuré le vers faussement sibyllin :

Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change, 7

il ferait contre-sens. Le Jeune Homme qui pénètre dans l'éternel ne va pas revêtir une personnalité plus profonde, ni une ressemblance exacte de quelque moi caché. Loin de rien devenir, le voilà qui reste. Il reste bien ce qu'il était, à l'abri de tout changement, aussi incapable de varier de figure et de forme que ne l'a été Heghêso ou l'une quelconque des figurines, ses sœurs, qui font revivre Athènes antique, mais que la jeune Athènes a vues passer et repasser sur les esplanades, errer sous les portiques, babiller sur le pas des petites maisons. Nul vain idéalisme. Les réalités prises et retenues, mais à leur meilleur point. Lorsque Poussin donnait les belles colonnes de la Maison carrée pour de vieilles copies des belles filles de Nîmes, il continuait sans le savoir l'état d'esprit des copistes d'Athènes, ivres d'un dieu, mais attentifs aux ressemblances d'un portrait.

Qui n'a vu, sur un lit funèbre, de beaux visages que la mort a su rajeunir de vingt ans ? Elle les a rendus au sommet de leur perfection.

Le ciseau et la main des tailleurs de ce marbre, l'intention de leur esprit, si l'on veut la suivre, donne à entendre ou laisse voir que ces splendeurs vivantes, épanouies au juste point, sont présumées avoir effleuré, atteint et goûté, par une pointe vive de leur existence mortelle, la minute, l'heure ou le jour, passé sans doute, mais parfait, par lequel, approchant le Dieu, l'Homme ravit le feu céleste ou peut-être en reçoit, dans un éclair, le sceau de l'incorruptible essentiel. Ce point du temps où meurt le temps se reconnaît sans doute à ce que chaque être y retrouve le plus beau de soi. Le flot se tend, la voile gonfle ; ainsi l'homme s'accroît pour accomplir son type, aspirer son destin et contempler sans honte la ligne d'horizon qui, seule, le définira. Ensemble ou tour à tour, le rêve et la mémoire lui rapportent son état plénier de félicité et d'effort, de labeur et de grâce, de dignes ambitions et de volontés couronnées. C'est là qu'est fait le juste compte de tous les autres points, moyens ou même bas, de la courbe terrestre, l'apogée seul offrant une fleur éligible au Jardinier divin qui la rende au cycle immortel, auquel l'a inclinée le grand vent du désir qui la meut, comme toute chose.

VIII

Platonisme ? On donne un peu trop volontiers ce nom à tout bon et beau songe. Mais Platon a souri au milieu de ces stèles blanches, causé et plaisanté avec leurs ouvriers. Serait-il extraordinaire qu'il eût réfléchi ou conclu à peu près comme eux, ou eux comme lui ? Rien n'empêche qu'un jour ou l'autre, au détour d'un mythe léger, tous soient tombés d'accord de décerner quelque privilège sublime aux calices comblés, aux fruits mûrs, aux perfections pures. Les auditeurs de Platon et Platon lui-même devaient voir aussi bien que nous comment un être fait retour au sol nourricier. Mais avant cette déhiscence universelle, quand cet être tendait d'un mouvement unique du côté des voûtes sublimes, est-il donc impossible que la tablette du cristal supérieur que le Démiurge entaille et colore en ait reçu, gardé une sorte de double, une manière de reflet ; non une ombre, mais une gloire, qui saisisse et conserve ce qui put apparaître comme un bien de passage, mais que tout prédestine à la station de l'immuable et du définitif, à l'éblouissante fixité du beau et du saint ?

Les artisans recueillaient-ils sans trop d'erreurs ce platonisme ? Cela est d'autant plus croyable qu'ils l'aidaient peut-être à se préciser. De son côté, le grand poète voyageur fils des rois, après avoir écouté, consulté les uns et les autres, pouvait presser, même brusquer la conclusion et élargir la route de sa pensée, pour en assouplir la conduite. Si cela n'est point vrai, il reste qu'on ne l'imagine pas sans plaisir… Peu s'en faut que l'on n'évoque le même maître appliqué à manier leurs outils d'art industriel. Est-ce que le pli de telle bouche, amer et doux, éloquent et recueilli, n'accuse pas quelque chose de plus que son influence ?… Pour une raison ou une autre, il n'est rien ici qui n'en soit marqué, Athènes le publie, comme il publie Athènes. Sa doctrine est chargée de beaucoup d'importations étrangères, l'accent athénien est sensible partout.

Ses paradis sont peints sur un ciel attique très pur. Mais on se demande sans cesse pourquoi faut-il qu'il ne les ait pas mis en vers !

IX

De son rêve logique et théologique, de ces méditations lapidaires sur les droits ou les prétentions de notre Heure parfaite au couronnement éternel, il serait chimérique de vouloir saisir la formule ou écrire l'histoire, l'une et l'autre fort sinueuses, avant Platon comme après lui, à travers l'Attique, l'Ionie et la Grande Grèce.

Arrivé là, et sans céder à la vieille rage teutonne d'opposer aux Grecs les Latins, on peut penser que des races moins fines, d'esprit moins libre, doivent défigurer l'idée pure ou la détourner en se bornant à la prendre au mot. C'est ce qu'il semble bien que ceux de Rome aient fait. Ils en ont pris et laissé, soit ! Mais, avec leur manière de tout loger dans le réel immédiat et de tout réduire au pratique, l'erreur a été plus sensible que le bon choix.

La culture hellénique avait formé beaucoup d'entre eux. Elle en avait même introduit quelques-uns, presque de plain-pied, tel l'auteur du Songe de Scipion 8, à des spéculations tout à fait correctes et justes. La plupart néanmoins ne purent aborder ce thème du Divin touché, ravi, communiqué, dans sa splendeur atteinte, sur une crête enfin domptée, sans y coudre aussitôt l'épilogue brutal que des hommes d'action à forte vie intérieure devaient tirer de la perfection du désir ou de la perfection du devoir : le désir de finir la vie si la coupe en était vidée ; le devoir de quitter la vie si la haute somme en était conquise.

Le vœu du suicide succéda au dessein d'une vie surhumaine.

Il appartenait à ces moralistes de fonder cette poésie.

Mettons-nous à la place du mâle Romain, si peu philosophe, mais consciencieux ; il portait dans les deux domaines contigus, vertu et plaisir, le goût sérieux de modeler sa propre statue et la volonté rigoureuse de tout obtenir de lui-même pour composer sa dignité comme son bonheur. Plaçons cet homme en face du banquet de son Souverain Bien, une fois qu'il l'a goûté, dévoré. Le premier mouvement sera de tout y arrêter : sa tête, son souffle, son cœur. Quand une âme comblée crée et poursuit, de cette énergie solitaire, l'édification d'un destin, il y a peu d'espoir de lui persuader de prolonger son risque si les chances heureuses ont été courues et cueillies. Ce qui ne fit guère qu'orner et embellir la mort à Athènes devait à Rome la hâter.

La « limite » touchée devint pisithanate, et des mœurs nouvelles naquirent de son conseil ; les élégants de la fin de la République et tous ceux de l'Empire se divertirent à en tirer un Art subtil non de bien vivre, non même de bien mourir, mais de se résoudre à la mort.

X

Depuis, toutes les heures de découragement moral et religieux de l'humanité ont été émues et marquées du souvenir et du souci des mêmes jactances lugubres.

Nourris du poème De la nature ou de l'Histoire auguste, beaucoup d'esprits, dans nos générations les plus récentes, se révélèrent plus que sensibles à la double incantation ; ils se représentèrent avec le même amour, les uns la beauté, les autres la béatitude, dans la mort élue et fatale ! Letifera experiens gaudia 9, disait déjà notre père Ausone, qui en a bien rêvé, s'il ne les a point pratiquées.

À la fascination logique d'un système d'idées se combinait une voix des cœurs altérés. Au charme de l'idée plausible, la fureur consciente et le jet brûlant d'un plaisir que la vitesse de sa propre fuite épouvante. Arrêter, c'est perpétuer. Mourir fut le vœu naturel, comme il suffit pour m'en convaincre de fouiller mes jeunes archives :

Le torrent de ma vie coulait si généreux, avec une flamme si belle, que les coupes de fleurs, leurs jardins, leurs forêts, abîmes de vie printanière, m'y semblaient nés de moi, éclos de ma propre vigueur. C'est alors, mon Eucher, que je vins à me mettre à mort… Je distinguai que mon état allait encourir une déchéance, ma joie s'amoindrir d'un degré, et je ne sais quel point douloureux s'y substituer… C'est à quoi je ne pus tenter de résoudre mon cœur. Je l'ai percé, ce cœur, tout fumant de béatitude. Voilà ce qui me vaut un repos si doux sous la mer.

Ainsi monologuait, voilà plus de trente ans, dans le livre de ma jeunesse, le héros innommé d'un petit récit fabuleux, teinté de Lampride 10 et de Baudelaire.

Son état d'esprit est décrit dans Eucher de l'île 11, cinquième conte de mon Chemin de Paradis.

Quand notre cœur a fait une fois sa vendange
Vivre est un mal ! C'est un secret de tous connu… 12

Il était répondu, de voix plus humaine, car on y glissait un espoir :

Éphèbe, perfection de la pleine félicité, te voilà éternel…

et, quant au surplus de ta vie,

pour t'en être éloigné, dès tes premières joies, avant qu'elles fussent flétries, l'abîme entier conserve tes restes florissants…

Langage pur de l'âme avide et des fantaisies saturées. Mais le raisonneur aposté à tout coin du même volume y saisit des occasions d'affirmer et de formuler, dans un style fort cru, que non seulement il est naturel, mais aussi parfaitement juste et profondément bon qu'un trait mortel s'élance des félicités achevées ; dès qu'il confine à ce qu'il appelle le Dieu, l'homme n'a que faire de vivre, ayant reçu et dépensé, fait et donné le plein de soi. L'un de mes personnages 13, forcené mathématicien, comme il en poussait entre Sybaris et Tarente, ajoute à sa propre décision de périr un véritable jugement capital, suivi de mise à mort, contre un ami hardi qui a survécu au Bonheur ; de l'avoir traversé équivaut à le transgresser, marque-t-il dans le récit du Jour des Grâces. L'extravagant se donne pour disciple de Pythagore. Le certain est qu'il n'avait pas mis le pied dans Athènes.

On doit en dire autant du jeune Provençal 14 qui, vers 1894, restaurait ces fausses mesures. Mais celui-ci, deux ans plus tard, connut le seuil et l'initiation de Pallas.

XI

C'est que la sagesse athénienne n'aura jamais rêvé de recourir au fer et au sang, pour arrêter le Bien ou le Beau dans leur fuite. Douce modération qui sort d'une cause assez simple. Il lui suffisait de n'avoir tenu aucun compte sérieux de ces humbles déchéances matérielles de toute vie auxquelles se heurta, pitoyablement, la sensibilité des réalistes Latins. Un peuple d'hommes d'imagination en avait pris son parti d'une âme légère.

La vie s'écoule flot à flot, la mort saisit ce qu'elle veut, c'est affaire à l'une et à l'autre.

Cueillie ou non dans son été, la pomme de Sapho 15 sèche et se décompose, à moins qu'elle ne reçoive en partage le sort de cette Belle Vieille que le poète cavalier ne se lassa point de louer :

Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris ! 16

La course des saisons et le tour des années sont des misères qui intéressent superficiellement l'esprit généreux. Que la beauté subisse, une fois flétrie, sa sentence ! On ne peut que lui souhaiter de se maintenir le plus haut possible, courageuse et pieuse, résignée et soumise aux bonnes lois mères du monde, qu'elle refusera de contredire en quittant d'elle-même le poste assigné. Mais, quand son lot sera tiré, que le dernier souffle sera rendu, toute force épuisée, fonctions et destins révolus, quand, infime ou sublime, élyséenne ou empyrée, la Récréation surhumaine commencera, sur la « pâle prairie » ou dans le chœur des astres, alors chacun se reverra, chargé, sans en plier, de tout ce qui valut en lui et replacé au juste point de sa pleine gloire accomplie. Seul importe ce point avec sa vertu. Le reste périt tout entier. Telle, la préparation. Tel, le tâtonnement. Et tels, le squelette ou la cendre.

Ayant vécu comme on a pu, l'on revit enfin comme on doit, réintégré au juste éclair de sainte minute enflammée…

Il n'est pas de plus libre rêve, et l'on aura raison de me demander comment il a pu naître si simple et si beau dans Athènes.

XII

Les premiers prédicateurs du christianisme furent frappés de l'esprit religieux qui, même en un siècle déchu, animait encore les Athéniens. Si la romaine solidité morale était peu commune chez eux, leur image de la divinité était vive et pure. Ils étaient dévots comme des Bretons ou nos Provençaux d'autrefois. Cette idée leur était dans l'âme, que tout se conduit par les dieux et que rien ne peut réussir sans leur aide. Bien loin de bomber la poitrine et de tendre les muscles pour soutenir tout seuls la charge du fardeau vital, l'équitable concours du ciel et de la terre leur semblait naturel et dû. Cela s'était vu jusque pour le plus impie de leur race, Socrate, chez qui l'idée de Médiation et peut-être de Tradition révélatrice se dessine assez clairement.

Platon agite, entre ses convives, toutes les idées fausses que peuvent suggérer de l'Amour l'imagination et la complaisance ; la vérité lui est venue d'une femme de Mantinée, cette Diotime 17 qui ne l'eût pas trouvée sans un conseil d'en haut.

L'Ulysse homérique, si constamment aidé de Pallas, paraît ainsi un fils authentique d'Athènes, métropole de l'Ionie et patrie lointaine de son poète.

Le peuple d'Athènes, pris en corps, Démos, ne faisait rien sans la Déesse conseillère qui lui tend une main amie dans les en-tête des Décrets. Sa volonté hardie, artiste, politique, ne s'est point conçue hors de l'effusion d'une grâce supérieure. Active et inventive comme pas une, ce qu'elle fait avec succès, l'ouvrage conduit à son terme, ne peut être sorti que d'un merveilleux tête à tête de l'homme avec le dieu.

Quand les stoïques s'éloignèrent du Portique 18, il semble bien que cette vie familière, en parenté étroite avec le divin, s'est aussi éloignée de leur âme. Peu à peu, ils en arrivèrent à concentrer l'homme dans l'homme. De transcendante, leur morale devint immanente et laïque. Ce repliement de l'âme dans une sèche solitude, qui fut propre à ces huguenots de l'antiquité, était aussi contraire que possible au sens surnaturel, au goût pieux des sectes et des écoles nées à l'ombre du Parthénon. En Attique, ni le plaisir, ni le devoir, ni la jeune science nourrie de poésie, ni, à raison plus forte, cet art que l'on gorgeait de fables heureuses n'étaient exempts d'une certaine foi aux présences réelles du Dieu innommé qui relie ce qui meurt à ce qui ne meurt point. La limpide évidence de quelque Voie Lactée où les âmes iraient refleurir dans leurs corps était de celles que chacun croyait voir et toucher ; la difficulté aurait été plutôt d'en faire abstraction ! Que le Dieu favorable dût y prêter la main, cela allait de soi. Sa coopération était ce dont on craignait le moins de manquer.

Comment, en effet, ces Heureux de l'Olympe n'auraient-ils pas fait la moitié de notre chemin ? Et pourquoi, assistant à l'action courageuse entreprise d'en bas, leur charité oublierait-elle de laisser leurs tables célestes déborder justement de ces rares biens réservés auxquels n'atteindrait que notre désir ?

Qu'ainsi notre très faible approximation du Parfait donnât droit à quelque épanchement et communication du cœur éternel, le souhait n'était pas formé sans prudence ; néanmoins, il pouvait aussi n'apparaître, en bonne justice, qu'une modeste part de ce qui peut et doit être honnêtement espéré, et même obtenu, de Dieux bons, pour des hommes de bien vêtus d'une chair digne et pure.

XIII

Avant de rabrouer ces rêves, les faiseurs d'objections et les inventeurs de blasphèmes seront sages de remarquer que la résurrection des corps a été espérée hors du Polythéisme. Sa promesse déplaît à quelques penseurs renchéris que ma lueur du Céramique eût peut-être éclairés. Pour ma part, je viens de le dire, ce tendre rayon a changé en moi quelque chose. La flamme attique m'a permis de poser autrement que dans l'ordre italiote et latin, isolant et trop personnel, le pénible problème des rapports que soutiennent le Bonheur et le Temps. Vraiment, la solution n'en peut pas tenir à nous seuls. Il est trop impossible de croire que l'éternité nous recueille pour n'avoir été satisfaits de rien, comme Goethe l'a cru de son Faust ; moins encore, comme les moralistes romains, pour nous être démis et sacrifiés au son précis de l'heure qui marqua notre plénitude. Mais, du comble des biens goûtés, si nous suivons docilement les humbles versants de la terre, nous avons nos trésors mis en sûreté chez les dieux ; leurs mains sont pures et fidèles ; chez eux, rien ne s'est perdu à jamais ; tout est tenu, rendu, de ce qui en vaut la peine et l'honneur. Un seul jour peut renaître, s'il a été tout à fait saint, s'il a mérité son regret. C'est pourquoi, aussitôt qu'elle sut prendre garde à ces divins possibles, ma folle jeunesse cessa de qualifier fins du monde les Reines charnelles de l'Ombre et n'invoqua plus leurs ciseaux pour remédier à l'éternelle fugacité de nos biens ; l'Heure emporte ce qu'elle arrache, qu'importe si la Nuit a le pouvoir d'en restituer plus beau !

Les stèles nous enseignent ce repos dans la confiance.

Les principes qui leur ont donné vie et forme orientent vers des images bienheureuses dont la vertu est exaltante, l'esprit apaisant et consolateur.

Nos pas, nos pensées, nos paroles, nos plaisirs, notre honneur, le peu de bien rêvé ou fait, en paraissent relevés au-dessus du gouffre et sauvés de ce qu'on appelle la mort ; ainsi de l'herbe aride, sur les stèles dures et fines, croissent dans le marbre doré de solides figures pour affirmer que tout se garde et se retrouve, afin de briller pour toujours.

— Vous voilà, me disais-je, belles Perfections traversées,

À la fleur de vos mouvements,
Dans le rayon de la minute
Où vous étiez parfaitement,

Esprits vêtus de chair ignée,
Souverains maîtres d'un beau corps 19

Le peuple qui tira de la fleur de son rêve ces lumières de chair n'avait sans doute pas besoin de s'expliquer au long sur le jeu de leur grâce et le sourire mystérieux qui les anima.

D'autres rencontrent le désespoir dès qu'ils ont pleuré. Mais un ressort puissant sait extraire du deuil ce qu'il recelait de bonheur.

Après le heurt des ruines et des séparations, il faut bien que les larmes d'homme se répandent ! Mais l'Art incorporé à d'étincelantes matières élève l'espérance de leur salut définitif ; plus encore que la Vertu, vieille héroïne toujours prête à prendre d'assaut les enfers, l'Art veut sauver cette Beauté qu'il ne faut pas que l'autre, beaucoup mieux défendue, supplante, exclue ou déshérite. Personne ne doit craindre de dire et de chanter à la jeune vie faiblissante combien, de tous les leurres, le plus trompeur serait d'imaginer la certitude de son sacrifice éternel ! Les sens lui simulent le faux et lui dissimulent le vrai. Mais l'Esprit la tient et la nomme sœur ou fille des substances supérieures qui ne s'altèrent point et font retour au cœur du monde où chacun les recouvrera, pour peu que le monde ait un cœur.

Charles Maurras
  1. Andrea di Cione di Arcangelo, dit Orcagna, peintre et architecte florentin, 1308-1368. L'une de ses œuvres maîtresses est la fresque du Triomphe de la Mort au Campo Santo de Pise, réalisée en 1348, dont on a longtemps cru qu'elle dépeignait le climat d'horreur et d'épouvante qui régnait dans la ville pendant l'épidémie de peste noire. L'attribution comme la date, et donc l'intention, sont aujourd'hui contestées. (Comme celle-ci les notes suivantes sont des notes des éditeurs.) [Retour]

  2. Nom de l'ancien quartier des potiers à Athènes. Il fut séparé en deux par les fortifications de Thémistocle, au début du Ve siècle avant J.‑C., la partie extérieure servant de cimetière. En 1896, les fouilles archéologiques étaient à leur début ; le musée existant actuellement date de 1937. [Retour]

  3. Remparts antiques qui reliaient Athènes à son port du Pirée. [Retour]

  4. Sculpteur lorrain, né à Saint Mihiel vers 1500, mort en 1567 à Genève. Bien que converti tardivement au protestantisme, il laisse une œuvre dont l'essentiel est constitué de gisants édifiés dans les lieux de culte catholique, notamment à Saint Mihiel et à Bar-le-Duc. [Retour]

  5. Le bas relief représentant Héghêso, fille de Proxénos, est une stèle de marbre d'un mètre cinquante, découverte au Céramique en 1870, datant de 430 avant J.‑C. environ. [Retour]

  6. Dernier vers du poème de Ronsard Contre les bûcherons de la forest de Gastine. [Retour]

  7. Premier vers du poème de Mallarmé le Tombeau d'Edgar Poe. [Retour]

  8. Texte de conclusion du De Republica de Cicéron, qui sera longuement commenté au Ve siècle par le philosophe néo-platonicien Macrobe. [Retour]

  9. Ausone, épigramme 98 : Aspice quam blandae necis ambitione iruatur letifera experiens gaudia, pulcher Hylas. Oscula et infestos inter moriturus amores ancipites patitur Naidas Eumenidas. Soit : « Vois comme le beau jeune Hylas aspire aux voluptés d'une fin si douce, comme il en savoure les délices mortelles ! Il va périr au milieu des baisers, des amours qui le tuent, sans savoir s'il est victime des Naïades ou des Euménides (des Furies) ». [Retour]

  10. Benoît Lampride, poète italien du début du XVIe siècle, protégé du pape Léon X. Après la mort de ce dernier, il vécut à Padoue puis à Mantoue. [Retour]

  11. Eucher de l'île, ou la naissance de la sensibilité, est le second conte de la série « Voluptés » du Chemin de Paradis. [Retour]

  12. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, XL, Semper eadem, vers 3 et 4. [Retour]

  13. Dans Le Jour des Grâces, second conte de la série « Harmonies » du Chemin de Paradis, le vieil Euphorion tue, pour que l'ordre des choses soit respecté, l'impudent Syron qui avait osé prétendre survivre après avoir connu la félicité. [Retour]

  14. Maurras lui-même. La préface de la première édition du Chemin de Paradis, adressée à Frédéric Amouretti, est datée de mai 1894. Mais les neuf contes qui composent le recueil avaient été pour certains publiés auparavant dans diverses revues. [Retour]

  15. Poème de Sapho :

    Telle la pomme savoureuse
    Rouge au bout même de la branche,
    Là haut, sur la plus haute branche.
    Ah ! Les cueilleurs l'ont oubliée.
    Non, ils ne l'ont pas oubliée ;
    Ils n'ont pas pu y arriver.

    (Traduction Renée Vivien) [Retour]

  16. La Belle Vieille, de François Maynard, 1582-1646, strophe 6, vers 4. [Retour]

  17. Prophétesse et philosophe à laquelle Socrate fait référence dans Le Banquet de Platon. Son existence réelle est incertaine. [Retour]

  18. Allusion à Zénon de Cittium, fondateur du stoïcisme au début du troisième siècle avant J.‑C. Le stoïcon était un portique situé près de l'école de Zénon, d'où le nom de stoïcisme ou « école du portique ». [Retour]

  19. Maurras se cite lui-même ; ces vers sont du Colloque des Morts, II, fin de la strophe 5 et début de la strophe 6. [Retour]

Texte de 1928.

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