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La Jeune Captive
d'André Chénier

Analyse littéraire de La Jeune Captive 1

— « Je n’ai rien fait pour la postérité » — disait André Chénier sur les degrés de l’échafaud révolutionnaire — « et pourtant j’avais quelque chose là » ajouta-t-il en se frappant le front. Ce poids qui retardait sa marche vers la mort, qui seul lui inspirait quelque regret de cette vie, ce poids, c’était son génie. Un pied dans la tombe, il ne donnait point ses larmes aux jouissances vulgaires de ce monde : il pleurait seulement la gloire dont il aurait couvert son nom dans une plus longue carrière.

Console-toi, Chénier, ce que tu nous as laissé suffit pour que ton nom parvienne à vaincre l’oubli des âges ! C’en est assez de quelques échos échappés de ta lyre pour te donner l’Immortalité !

En effet, placé entre deux siècles dont l’un incrédule, sceptique, expirait dans le sang et dont l’autre, brillant, allait inaugurer, dès son aurore, la rénovation de l’art, Chénier s’est élevé au-dessus de son époque, et d’un vol hardi, a pris son essor du côté de l’Avenir. Aussi la postérité a-t-elle conservé religieusement ce monument de ses aspirations : ses œuvres consacrées par l’admiration de nos pères sont encore parmi nous l’objet du même culte. Il personnifie l’Alliance de l’Antiquité et des Temps Modernes, alliance d’où ne peuvent sortir que l’harmonie et la grâce — en un mot la beauté.

Au nombre des pièces les plus connues d’André Chénier, il en est une où le caractère du jeune poète ressort admirablement. C’est un tableau charmant empreint d’une aimable naïveté, où se révèle un sentiment profond de la vraie poésie. Je veux parler de La Jeune Captive, cette élégie si touchante dont les accents émus nous arrachent des larmes. On sent que ce n’est pas une fiction que cette plainte de la belle prisonnière 2 ; c’est la réalité dans toute son horreur, la réalité effrayante des cachots de 93 3 qui, tous les jours, engloutissaient sous leurs sombres voûtes des milliers de victimes.

Avant d’examiner en détail les beautés que renferme ce poème, jetons un coup d’œil sur l’ensemble pour nous en faire une idée générale.

L’unité dans la variété, tel en est le caractère principal. Le désordre de la douleur, les retours, les élans d’indignation que l’on y trouve, tout cela tend à développer l’idée dominante du morceau, à atteindre le but que s’est proposé le poète : reproduire dans un langage harmonieux les plaintes d’une jeune captive, les terreurs qu’elle éprouve à la vue de la mort qui la menace. Et, disons-le bien haut — André Chénier a complètement réussi. Avec quel art n’a-t-il pas groupé autour du sujet les images les plus propres à nous inspirer une tendre compassion envers celle qui exprime tous ses vœux et toutes ses craintes dans ces seuls mots :

Je ne veux pas mourir encore !

Malheureusement, trop attaché aux formes antiques, A. Chénier mêle quelquefois aux élans les plus vrais, aux soupirs les plus touchants, des souvenirs mythologiques qui refroidissent notre émotion. Mais à quel degré sublime ne possède-t-il pas le sentiment de la nature ! Imitateur des descriptions de Virgile, il concentre notre regard sur un espace borné pour mieux faire éclater la souplesse et la variété de son talent. Son style est imagé, fleuri, étincelant de figures ; mais rien n’est comparable à la mollesse, à la suavité de ses expressions.

Nous ne reproduirons pas toutes ces images, tour à tour mélancoliques et riantes, qui viennent à chaque instant charmer ou attendrir. Dans ces vers, dignes du pinceau de Théocrite 4 — le modèle de notre poète — qu’il suffise d’en citer les plus saillants :

L’épi naissant mûrit, de la faux respecté ;
Sans crainte du pressoir, le pampre, tout l’été
Boit les doux présents de l’Aurore ;
Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
Quoique l’heure présente ait de trouble et d’ennui,
Je ne veux point mourir encore.

Quel touchant défi jeté à l’adversité ! Mieux vaut souffrir que mourir — voilà l’éternelle devise de l’homme, et surtout de l’homme jeune, enthousiaste de cette vie si féconde en malheurs :

Je ne veux pas mourir encore !

C’est bien là le cri d’une âme novice qui ignore encore les ténèbres de l’existence, du jeune oiseau qui, posé sur la branche salue son premier début dans la vie ! Elle n’a pas encore bu à cette coupe empoisonnée ; elle n’a pas encore goûté l’amertume de ses plaisirs 5 ; elle les connaît déjà, ces angoisses sans cesse renaissantes ; mais, nouvelle Ève, elle veut approfondir entièrement ce mystère douloureux :

Je ne veux pas mourir encore !

Si elle est sensible à la souffrance, elle ne l’est pas moins à la joie ; elle ne veut pas renoncer aux roses malgré les épines qui les entourent :

Qu’un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort,
Moi je pleure et j’espère…

Ces seuls mots résument les armes les plus puissantes de la jeunesse et de la beauté, leur dernier refuge, les seuls qui leur soient assurés : les pleurs et l’espérance.

… au noir souffle du Nord
Je plie et relève ma tête.

Ah ! voilà bien l’enfance ; voilà bien la légèreté et la brièveté de ses impressions ! comme Chénier l’a bien rendue dans cette métaphore où il la compare au faible roseau auquel le fabuliste avait fait dire jadis « je plie et ne rompt pas ».

Puis la jeune fille reprend sa confiance ordinaire ; elle rapproche les fruits de la vie « du miel » dont la saveur laisse après lui des « dégoûts », des mers, dont les plus paisibles ont aussi leurs « tempêtes ». Elle entonne ensuite un cantique de victoire, défi superbe au malheur :

L’Illusion féconde habite dans mon sein ;
D’une prison, sur moi, les murs pèsent en vain ;
J’ai les ailes de l’Espérance.

Après s’être dépeinte le ravissement qu’elle éprouvera en recouvrant la liberté en se comparant à Philomèle 6 :

Échappée aux réseaux de l’oiseleur cruel,

elle se considère ; elle ne trouve en elle que la jeunesse dans sa fleur — la vie dans sa plénitude — elle s’indigne à la pensée de la mort :

Est-ce à moi de mourir ! Tranquille je m’endors,
Et tranquille je veille ; et ma veille aux remords
Ni mon sommeil ne sont en proie.

Elle se représente naïvement le rayon de joie qui illumine tous les visages à sa vue :

Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;
Sur des fronts abattus mon aspect dans ces lieux
Ranime presque de la joie.

A. Chénier n’est pas le seul qui ait rendu avec bonheur les accents de l’Innocence ; V. Hugo a reproduit cette idée avec autant de charme, sous un aspect plus gracieux peut-être, mais moins touchant :

Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être
Se dérident soudain à voir l’enfant paraître
Innocent et joyeux 7

Quelle douce mélancolie, quel charme indicible dans cette série d’images pittoresques où la jeune fille décrit la brièveté des instants qu’elle a passés en ce monde :

Mon beau voyage encor est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J’ai passé les premiers à peine.
Au banquet de la vie, à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine.

Voyant s’élargir devant elle les horizons de la vie, elle exprime d’une manière tout à fait poétique l’impétuosité de ses aspirations :

Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson ;
Et comme le Soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année !
Brillante sur ma tige, et l’honneur du jardin,
Je n’ai vu luire encor que les feux du matin,
Je veux achever ma journée.

Et quand la réalité se présente de nouveau à ses yeux, elle la repousse de toutes les forces de son âme ; elle éloigne cette idée funeste qui, malgré elle, revient l’obséder jusqu’à la fin :

Ô mort ! tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ;
Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi
Le pâle désespoir dévore ;
Pour moi Palès encore a des asiles verts ;
Les vallons des échos 8, les Muses des concerts…

Enfin, pour la dernière fois, avant d’imposer silence à son cœur gonflé, elle résume dans ce seul vers l’unique objet de ses vœux, de ses prières, de ses larmes :

Je ne veux pas mourir encore !

C’est ici que se terminent les plaintes de la jeune captive ; mais André Chénier, avant de dire à la poésie un adieu, qu’il croyait peut-être le dernier, demande quelques larmes pour sa sombre destinée :

Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois
S’éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,
Ces vœux d’une jeune Captive ;
Et secouant le faix 9 de mes jours languissans,
Aux douces lois des vers je pliais les accens
De sa bouche aimable et naïve.

Il paie, enfin, un gracieux tribut aux attraits de sa compagne de captivité :

Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui les passeront près d’elle. 10

Le poète conserve donc, lui aussi, un dernier espoir éveillé sans doute par la confiance de la jeune fille ; pour cette dernière ils se sont réalisés, ces désirs d’une âme avide de bonheur... mais hélas ! Chénier a vu ses jours tranchés par la hache des « bourreaux barbouilleurs de lois » qu’il avait flétris dans ses iambes vengeurs ! Du moins la gloire lui reste — une gloire pure et sans tache ; du moins il n’a pu prostituer son talent au service du mal ; et s’il n’a pas goûté les voluptés de la vie mortelle, son nom demeurera gravé en traits indélébiles dans le souvenir des âges qui verront resplendir autour de lui la double auréole du Génie et du Malheur.

Charles Maurras
  1. Onzième et dernière des Odes d’André Chénier (la neuvième étant dédiée à Charlotte Corday). Elle fut composée à la prison Saint-Lazare, la nuit précédant sa mort sur l’échafaud — deux jours avant Thermidor qui l’eût sauvé. (Comme celle-ci les notes suivantes sont des notes des éditeurs.) [Retour]

  2. Aimée de Franquetot de Coigny, duchesse de Fleury, née en 1769, voisine de cellule d’André Chénier. Elle avait donc 25 ans au moment de l’écriture du poème. Elle échappa à la guillotine et vécut jusqu’en 1820. [Retour]

  3. En l’occurrence, nous sommes en juillet 1794. [Retour]

  4. Poète grec, auteur du Syrinx, fondateur de la poésie bucolique. [Retour]

  5. Aimée de Coigny collectionnait les amants ! Mais les bons pères devaient sans doute cacher ce détail aux jeunes collégiens dont ils avaient en charge l’édification morale… [Retour]

  6. D’après la légende, Philomèle fut changée en hirondelle pour échapper à la poursuite de son beau-frère Térée qui lui avait auparavant coupé la langue. [Retour]

  7. Dans les Feuilles d’Automne. [Retour]

  8. Le poème dit :

    Les Amours des baisers, les Muses des concerts

    Peut-être s’agit-il simplement d’une banale censure des bons Pères, préférant éviter de faire rêver leurs collégiens aux amours ou aux baisers… [Retour]

  9. Variante : le joug. [Retour]

  10. Que dire de ce que fut la vie d’Aimée de Coigny après sa libération ? Femme fatale, intrigante, ses innombrables aventures ne l’empêchèrent pas de haïr Bonaparte et de préparer le retour des Bourbons. Mais combien d’amants a-t-elle dû faire souffrir ! [Retour]

Texte de 1883.

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