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Les Conditions de la victoire — I

M. Lavisse retrouvé

24 août 1914

Un homme que M. Ernest Lavisse n'aime peut-être pas encore autant qu'il le faudrait, le général Mercier, nous disait il y a sept ans :

— Si vous saviez comme tout change quand l'ennemi est là !

Un éclair humide, accompagné d'un sourire triste, passa sous le voile des paupières, comme pour souligner ces prophétiques paroles. Je ne les ai jamais oubliées. Il eût été impie de souhaiter cette menace des barbares pour assister à la réconciliation des Français. Mais enfin, si le mal est là, emparons-nous des avantages qu'il nous apporte. Si l'ennemi nous met d'accord, savourons ces accords et profitons-en pour le mieux combattre ! Hier, c'était Maurice Donnay qui portait à l'auteur des Amitiés françaises, à l'auteur du Romantisme français, l'aveu de ses doutes anciens et de son adhésion présente : comme Barrés, comme Lasserre, il bannit les Germains de l'humanité. Aujourd'hui, c'est Ernest Lavisse qui vient ajouter à ses récentes considérations sur l'Alsace et la Lorraine de nouvelles réflexions sur l'unité française, qui sont magnifiques.

Je ne sais si j'oserais dire en termes assez cordiaux notre joie. M. Lavisse nous manquait, à nous qui, peu ou prou, sommes ses anciens écoliers, auditeurs ou lecteurs de ses belles leçons sur la Prusse et enrichis d'une morale politique extraite de ces leçons. Celui qui nous manquait ne s'était-il pas exilé un peu, je ne dirai pas de lui-même, mais des plus hautes préférences de son esprit ? N'avait-il pas quitté l'histoire, ses constatations, ses inductions et ses lois concrètes pour suivre la pente de la métaphysique historique, celle qui se vante de rechercher et de retrouver la loi unique du mouvement de l'humanité ? Bref, lui qui avait été entre 1885 et 1890 une sorte de Boulanger universitaire, professeur et docteur d'un patriotisme intellectuel des plus militants, il assista au nationalisme et il n'en fut pas ! Il sembla même le combattre. On le croyait rangé du côté pacifiste et résigné à cet abandon de l'idée de revanche qui fut la grande faute des premières années de l'alliance russe et aboutit à la fatale gaucherie de Kiel.

Chose curieuse : au fur et à mesure que M. Lavisse paraissait s'éloigner du séjour naturel et de la maison natale de son esprit, il s'attristait. Son front se plissait, ses yeux se rembrunissaient. On disait : l'âge. Mais l'âge n'y était pour rien. La pensée et le cœur de l'écrivain ont, comme le marin, leur étoile. Quand elle s'obscurcit, tous les deux se troublent. La lueur ranimée ranime aussi la joie. Si cruelles que soient nos journées d'attente anxieuse, les semaines de guerre ont manifestement rapporté à M. Lavisse ce ferme sentiment d'une mâle allégresse qui met l'accent vital sur tous les mots écrits ou dits et donne témoignage de leur résonance profonde. Plus d'hésitation, ni de recherche inquiète. Plus de nuées : elle est retrouvée ! Qui ? Une étoile teinte de sang, mais étincelante au plein ciel.

M. Lavisse coule dans Le Temps daté d'aujourd'hui « la découverte de la France par les Français ». Disons mieux, il la chante. Il dit la mobilisation sans retard et sans heurt, l'union et l'admirable élan vers les champs de bataille, de ces Français que tout divisait, « pays, conditions, églises, clans politiques », M. Malvy suspendant « l'exécution des lois contre les congrégations », M. Augagneur « nommant des aumôniers à nos vaisseaux de guerre ». Tiens ! tiens ! s'écrie le sosie de M. Lavisse, et M. Lavisse feint de s'étonner avec lui, bien que, tout au fond, comme nous, aucun doute ne l'eût pressé !

M. Lavisse ajoute :

Sans bruit, par un travail qui occupa les jours et entama les nuits, des officiers ont préparé jusque dans le plus petit détail l'œuvre de la mobilisation,ils ont fait un chef-d'œuvre. D'autre part, des ingénieurs de chemins de fer ont désigné les quais, dressé des horaires, calculé, combiné jusque dans le plus petit détail ; ils ont fait un chef-d'œuvre. Or, les Français sont capables éminemment de chefs-d'œuvre de cette sorte, par la précision de leur esprit, leur amour de l'ordre, leur ingéniosité, leur goût pour l'ouvrage « bien faite ».

Enfin, M. Lavisse écrit :

Remercions de toute notre gratitude les hommes qui, dans les bureaux et dans les rangs, depuis des années, moins honorés qu'il n'eût fallu, humiliés par le protocole des préséances qui exalte les sous-préfets, insultés par maints journaux, souffrant dans leur honneur des affronts à nous infligés par la brutale Allemagne, ont travaillé silencieusement pour obéir au devoir et malgré tout soutenus par l'espoir d'une guerre réparatrice et vengeresse.

Enfin, M. Lavisse écrit 1 :

« Être ou n'être pas », a dit l'empereur allemand, et notre peuple a dit aussi : « Être ou n'être pas ». Et alors infiniment petites et misérables sont apparues les questions qui passionnaient ce pays dans les récentes batailles électorales ; ridicules les affiches encore collées aux murs, les échanges d'injures, les rivalités de personnes et de clochers ; et les députés et les sénateurs, un moment assemblés pour écouter debout de simples et grandes paroles, se sont séparés ; l'intrigue ne bavarde plus dans les déplorables couloirs, et la tribune est muette.

Dans ce silence, on entend battre le cœur de la France.

… À ce battement grave 2, régulier et puissant du cœur de la nation, dans cet heureux silence de la tribune, M. Lavisse voit s'évanouir tout l'artificiel de la vie politique contemporaine. Il voit aussi se dissiper, aux yeux du monde comme à nos yeux, les préjugés qui avaient forgé l'image d'une fausse France, d'une France qui se calomniait plus encore qu'elle ne se déchirait :

Quel contraste avec la France que nous paraissions être, tuberculeuse, alcoolique, pornographique, divisée contre elle-même, incapable de discipline, de sacrifices et de courage, vouée à la servitude !

Et M. Lavisse conclut, comme s'il écrivait un chapitre d'histoire du Moyen Âge : « C'est à cette France que les empereurs germaniques ont cru avoir affaire. »

Cette France fictive, tous les Français en sont évadés et ils se rejoignent sur les réalités à défendre, à venger et à protéger. Les dissentiments ne sont pas oubliés, mais les dissensions s'apaisent : si je sens bien, sur quelques sujets, la pensée de M. Lavisse entrer comme une pointe vive dans ma pensée, si je n'ignore pas que la mienne peut lui produire çà et là les mêmes effets, tout de même je me rappelle un curieux retour de pensée de Jules Lemaitre 3 dans les premiers temps de L'Action française quotidienne : « Et Lavisse ? aimait-il à dire. Croyez-vous qu'il n'y ait aucun espoir dans Lavisse ? »

Nous hochions tristement la tête… Combien nous nous trompions ! Et combien notre illustre ami eût souri finement à mener son triomphe sur les ruines de notre erreur !

Nous marchons au milieu des tombes. Mais comprenons-en le conseil.

L'autre grand mort de ce cruel mois d'août 1914, Pie X, a répondu à l'Autrichien qui lui demandait de bénir les armes de son empire : « Je bénis la paix. »

N'est-ce pas sur la France qu'est tombée cette incomparable bénédiction ? Notre incroyable paix française ne nous est-elle pas venue des mains tremblantes du saint Vieillard moribond ? Étendues sur le monde elles ont rencontré notre pays, qui les cherchait ! 4

Charles Maurras
  1. Il y a bien deux fois cet « Enfin, M. Lavisse écrit » à deux paragraphes d'écart, tant dans l'article de L'Action française que dans le premier volume des Conditions de la victoire, en 1916, où cet article est recueilli. (n. d. é.) [Retour]

  2. « Ainsi, au battement grave » dans le texte de L'Action française en 1914. (n. d. é.) [Retour]

  3. Jules Lemaitre était mort le 5 août. Les Adieux funèbres à nos morts de l'année seront recueillis dans un autre volume. [Note de 1916.] [Retour]

  4. Nous négligeons de reproduire la rubrique du journal « Les réponses de nos amis » que Maurras ne commente qu'en quelques mots. (n. d. é.) [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 24 août 1914, repris dans le premier volume des Conditions de la victoire.

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