epub   pdf

Les Conditions de la victoire — I

En avant les civils !

16 août 1914

La question du chômage continue à préoccuper tous les bons citoyens. Le nombre des désœuvrés menace de s'accroître, et cette oisiveté serait deux fois mauvaise conseillère puisqu'elle amènerait fatalement la faim. Cependant rien n'est plus nécessaire à la défense nationale que le calme et la sécurité à l'intérieur. On secondera utilement l'œuvre de nos troupes en s'efforçant de rétablir et de stimuler le travail national.

Beaucoup d'établissements industriels ont fermé du fait de la mobilisation. C'était peut-être un mouvement inconsidéré. On craignait l'absence de la main-d'œuvre : la main-d'œuvre abonde, elle s'offre de toute part, la difficulté n'est que de l'employer. On prévoyait le retrait des capitaux : il semble se dessiner à cet égard un mouvement de retour qui n'est point audacieux, mais simplement fort sage. Alors, pourquoi ne pas mettre à profit, dès le début de la guerre, quelques-uns des bons côtés de la situation qu'elle nous fait ?

Une place splendide est usurpée sur tous les points du globe par le commerce maritime allemand. M. Jouhaux a fait justement observer, avant-hier, dans La Bataille syndicaliste, que cette place, moralement vacante depuis que nous sommes les maîtres de la mer, passera dans nos mains si nous savons le bien vouloir ? Allons-nous laisser un si beau domaine au petit nombre des puissances neutres ? Cette magnifique dépouille sera-t-elle abandonnée à nos vaillants alliés, belges, russes ou anglais ? Eux-mêmes ne comprendraient pas que nous pussions leur céder toute cette besogne quand, sur l'autre champ de bataille, nous prenons si gaîment la large part qui nous revient ! 1

Non, non, tous les armateurs, négociants, courtiers, hauts commerçants que l'âge, la santé ou d'autres causes ont retenu à l'écart des hostilités, doivent immédiatement se mettre à l'œuvre pour restaurer sur des bases nouvelles une prospérité analogue à celle que nous procura, jadis en d'autres guerres, l'industrie de la course. Vieille tradition à reprendre et à adapter ! Les précautions prises par l'Allemagne ne permettent sans doute plus aux particuliers de faire, à proprement parler, les corsaires. Mais ils peuvent obtenir un résultat pareil en courant les affaires que les Allemands ne font plus, en les raflant, en les rapportant à la France, en s'emparant des marchés des deux mondes que l'ennemi ne peut plus approvisionner, en abattant son pavillon, en le remplaçant par le nôtre dans l'instant même où nos soldats replanteront notre drapeau sur la Moselle et sur le Rhin. Le nouvel Iéna 2 militaire pourra être suivi d'un Iéna commercial.

Ce serait un Iéna économique complet si nous savions aussi, dès maintenant, songer à préparer une sérieuse revanche industrielle du long désastre que nous souffrons depuis le traité de Francfort 3. Assurément, en temps de guerre avec trois millions d'hommes sous nos drapeaux, tant de capitaux immobilisés ou frappés d'intimidation, nous ne pouvons pas nous flatter de mettre sur pieds une concurrence effective à toutes les florissantes industries qui hier encore faisaient le juste orgueil de l'Allemagne et notre juste envie. Les communications, les bâtiments, les matières premières, le combustible, les frais d'établissement, pourraient faire défaut tous à la fois presque au même degré que le personnel, si nous voulions nous mettre tout de suite à fabriquer, par exemple, ces machines-outils que les pays allemands ont presque entièrement monopolisées.

Mais ne pourrait-on pas amorcer sur divers points, pour un certain nombre de spécialités bien choisies, des entreprises que l'on saurait agrandir et développer par la suite ? On commencerait par avoir des organisation de fortune, et ces improvisations donneraient du travail à un certain nombre d'hommes et de femmes ; ce serait déjà un résultat que viendraient féconder les progrès accomplis au retour de la paix.

Notre ami F. Michelin, l'ancien président de La Tradition du IXe dont on connaît la compétence en matière de pharmacie, nous fournit un exemple saisissant de ce qui pourrait se tenter dans sa branche.

Vous savez que nous étions tributaires de l'Allemagne pour l'industrie chimique.

La guerre a fait hausser de suite les produits de cette industrie et a même raréfié certains d'entre eux.

Pourquoi certaines maisons ne s'organiseraient-elles pas rapidement pour fabriquer l'antipyrine et ses dérivés, le sulfate de quinine, car c'est au delà du Rhin seulement que l'on fabriquait le produit sauveur découvert par Pelletier et Caventou 4 etc.

Il y a des chimistes remarquables parmi les vieux professeurs de nos écoles et deux ou trois jours d'apprentissage suffiraient à former des manœuvres ; l'on pourrait ainsi dans un court délai livrer à la consommation les produits en question.

C'est un devoir patriotique à remplir par ceux qui restent, et les maisons qui entreraient dans cette voie en seraient sûrement récompensées après la guerre, alors que nous serons à jamais débarrassés de la camelote allemande.

Michelin ajoute avec beaucoup de raison que son exemple particulier doit pouvoir être généralisé et ce qu'il dit de l'industrie chimique s'appliquer à beaucoup d'autres ! Michelin ajoute : « La population parisienne ne doit pas vivre dans la fièvre de l'oisiveté. Si la guerre dure longtemps, dans six semaines, dans deux mois, les salariés auront épuisé le pécule que la générosité de beaucoup de chefs d'industrie leur ont laissé avant de partir : les charges de chaque famille sont tellement multipliées par l'aide à apporter aux familles des combattants ! »

Plus il y a de bouches à nourrir, plus il est nécessaire de mettre en œuvre les bras. Tout le monde avoue l'utilité nationale immédiate, urgente, de la réorganisation du travail. Il faut aussi considérer d'un regard prévoyant et sûr une utilité, moins pressante et plus éloignée, mais d'une haute gravité. La guerre actuelle, en encerclant l'Allemagne, annule l'effort économique allemand : c'est un premier appel à ce qui nous reste de vigueur productrice ! Mais si, comme tout l'annonce, cette guerre est victorieuse et nous délivre de l'universel chantage économique allemand, c'est un appel nouveau d'une force inouïe, d'une vitesse irrésistible, auquel, dès maintenant, il serait capital de nous préparer à répondre. La raison, le bon sens, la circonspection, toutes les vieilles et sûres qualités de l'industriel, du commerçant, du bourgeois français, se réunissent donc et se mettent d'accord pour nous prêcher, cette fois, l'initiative hardie et rapide qui sent qu'elle joue à coup sûr. Ce serait folie pure que de nous montrer trop prudents. Le vrai esprit critique conseille de marcher.

Au loin, sur les crêtes des Vosges, aux pentes de Lorraine ou dans le couloir alsacien, nos troupes sont si bien lancées qu'elles chargent toutes seules et que le officiers n'ont même plus besoin de crier : en avant ! Ce beau cri, là-bas inutile, doit être utilisé ici. Reprenons-le, répétons-le. Tout ce qui dispose de quelque influence et de quelque fortune doit le jeter à la population civile pour que la vie et l'action économiques renaissent au plus tôt et partout. La guerre est lointaine et heureuse : ce bonheur dû à la vaillance de notre armée fait régner la sécurité et la paix sur les 999 millièmes du territoire ; sur toute l'aire ainsi protégée et paisible, en avant donc et au travail ! Sachons y recueillir les fruits de cette paix d'autant plus belle et précieuse qu'elle nous est héroïquement achetée !

Pas d'anarchie

Est-ce dans les articles de M. Clemenceau à L'Homme libre qu'il faudra chercher désormais les nouvelles officieuses de la guerre ? Nous avons la surprise de lire dans ce journal sous la signature du sénateur du Var 5 :

Ces beaux succès (de nos troupes sur l'Othain) sont déparés par la retraite en désordre de deux bataillons qui se sont laissés surprendre en Alsace près d'Avricourt. À M. Messimy 6 de faire sans délai un vigoureux exemple sur le chef qui n'a pas compris que la négligence aujourd'hui est une trahison.

Ainsi, d'après M. Clemenceau (qui, par parenthèses, met les villages lorrains en Alsace), il y a eu une négligence ; il y a eu une surprise ; il y a eu une retraite en désordre. Or, le communiqué du ministère de la guerre, par lequel tout le reste de la France a connu le fait, disait simplement :

Un combat à La Garde. — Deux bataillons qui s'étaient emparés du village de la Garde en ont été chassés par une contre-attaque allemande très supérieure en nombre. Ils ont été rejetés aux Xures.

Pas un mot du désordre, de la surprise, ni de la négligence. De quel droit M. Clemenceau prononce-t-il ces mots ? De quel droit lui permet-on de les prononcer ? Je n'examine pas s'ils divulguent la vérité ou s'ils font courir une fable, car je n'ai aucun moyen de le savoir. Ce que je sais, c'est que de tels propos exorbitent la zone tracée par l'autorité compétente à toute la presse, que M. Clemenceau est sorti de cette zone et que ce n'est plus de jeu. Si la loi commune est violée par un sénateur bien en cour le premier folliculaire venu pourra la déchirer demain : nous retombons dans l'anarchie.

Cette anarchie est d'autant plus dangereuse que M. Clemenceau se permet de la déchaîner, à son accoutumé, contre un chef militaire. Si ce chef a été négligent, que ses supérieurs le punissent. Si la faute est grave, qu'elle soit portée à la connaissance du pays entier. Si elle est irrémissible, que le châtiment le soit aussi. Il n'y a pas à barguigner devant l'ennemi. Mais il n'y a pas non plus à faire de détour par L'Homme libre ou par le Sénat ! Il est vraiment inadmissible, il est peut-être odieux que nos officiers, quand ils font face à la frontière, soient attaqués à Paris par des personnalités incompétentes. Dans ces affaires militaires, tout doit se passer militairement. Les opérations des armées ne regardent pas plus M. Clemenceau que nous-mêmes. Son immixtion est ridicule. Il est inouï qu'elle soit soufferte.

Note de 1916. — Cette protestation du 16 août 1914, contre le sans-gêne anarchiste de M. Clemenceau n'était pas la première que nous eussions publiée. Dès le 6, notre administrateur aujourd'hui chef d'escadron au front, Bernard de Vesins, rendant compte de la réunion du Syndicat de la presse, à laquelle il avait assisté la veille, parlait de « la voie dangereuse où M. Clemenceau prétendait engager la presse » et s'engageait lui-même en présentant « une proposition qui, sous prétexte de sauvegarder la dignité de la presse, avait pour effet de substituer au contrôle du ministère de la Guerre la censure d'une commission prise dans la presse elle-même. Encore cette censure ne s'exercerait-elle que sur les nouvelles de la guerre, mais non sur les articles, les commentaires ou les discussions que chacun pourrait écrire à sa fantaisie sur ces nouvelles. Et comme on lui objectait la loi adoptée la veille par les Chambres, il se déclarait prêt à désobéir le premier à la loi qu'il avait votée » .

Bernard de Vesins protesta énergiquement.

Le 7, toute L'Action française s'associa à cette protestation.

Charles Maurras
  1. Maurras arrête ici l'article dans le premier volume des Conditions de la Victoire (1916) où cet article est repris et enchaîne avec un autre article du même jour paru sur la même page, « Pas d'anarchie » qu'on trouvera plus bas.

    Une note de 1916 explique :

    La fin de l'article conseillait de faire porter l'effort économique sur telles spécialités comme les préparations pharmaceutiques réservées jusque-là à l'industrie allemande. Une lettre de notre ami F. Michelin nous avait mis en mesure d'aborder les premiers cette question.

    Nous réintroduisons ici le texte de l'article du journal. Nous négligeons en revanche la section « Les réponses de nos amis » que Maurras ne commente qu'en quelques mots.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Référence à la victoire française d'Iéna, le 14 octobre 1806. [Retour]

  3. Le traité de Francfort mit officiellement fin à la guerre franco-allemande le 10 mai 1871. [Retour]

  4. Joseph Bienaimé Caventou (1795–1877) et Pierre Joseph Pelletier (1788–1842), pharmaciens pionniers des recherches sur les alcaloïdes végétaux, ils créèrent leur propre usine pour produire la quinine utilisée pour traiter la malaria mais publièrent leur découverte afin de permettre sa plus large diffusion. [Retour]

  5. Georges Clemenceau fut sénateur du Var de 1902 à 1920. [Retour]

  6. Adolphe Messimy (1869–1935), ministre de la Guerre du 13 juin au 26 août 1914 dans le premier gouvernement Viviani. [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 16 août 1914, repris dans le premier volume des Conditions de la victoire.

Vous pouvez télécharger ce texte au format Adobe PDF ou au format EPub.

Retourner à la liste des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.