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Contre les faux sages
30 mars 1908

Ceux qui n'admettent pas de coïncidences fortuites, ceux qui pensent que tout est réglé, voulu et conduit de très haut doivent triompher : au moment même où notre journal entre en ligne 1, l'agitation nationaliste reprend et Paris s'émeut.

Paris s'émeut comme toujours sur une question de désintéressement et d'honneur, sur une question nationale 2. Le vrai terrain de l'opposition est donc là. Nous le disions alors que cette preuve éclatante n'était pas faite encore. L'intérêt des idées que nous soutenons et qui sont de salut public, nous fait un devoir de surmonter les scrupules et les réserves de bon goût pour rappeler, sans grâce mais avec vérité, que nous l'avions bien dit, et souvent, et toujours. Aux sérieux et solides avantages de la raison, nous joignons aujourd'hui ce luxe : l'apparence de la raison.

Que voilà de rares étrennes ! Nous n'avons pas toujours été si bien lotis. Certes, les patriotes républicains étaient habitués à compter sur l'Action française comme sur un refuge pour les heures désespérées. Ils se retournaient volontiers de notre côté, vers notre infime poignée d'hommes résolus à tout, quand ils n'apercevaient aucun autre salut. Mais au plus petit avantage, dès que le commun adversaire paraissait plier et faiblir, nous redevenions pour le monde parlementaire et dans les conseils des ligues amies, le groupe des gêneurs, des comprometteurs ou des maladroits.

Et cependant, nul ne peut dire qu'il ait perdu un siège ou un portefeuille, ou même une voix par notre faute ; chacun a pu agir ou s'agiter suivant sa fantaisie ou ses intérêts. Aux défaites inévitables, on est venu se plaindre à nous, on ne s'est jamais plaint de nous.

On nous plaignait, plutôt on déplorait nos illusions, notre aveuglement, notre faible notion des réalités et des contingences : « Était-il possible de se tromper à ce point sur des faits tangibles ?  »

Jamais plainte n'eut plus de vogue qu'au moment où la Ligue d'Action française fut fondée. Si jamais nous parûmes fous, absurdes, aventureux, ce fut bien alors :

La Ligue d'Action française a été fondée le 14 janvier 1905, jour de la chute du ministère Combes.

La Ligue d'Action française n'a attaché aucune importance à cet incident qui n'en avait, en effet, aucune.

Ainsi parle notre manifeste d'alors. Pourtant, le seul but des campagnes menées par les nationalistes républicains et par les républicains conservateurs venait d'être touché. Ils avaient visé un homme, un personnel, la guerre qu'on faisait au clergé catholique, l'espionnage qu'on organisait contre nos officiers. Or, le « défroqué » de l'Intérieur 3 disparaissait, la tribune retentissait des déclarations ministérielles les plus hostiles au système du général André 4. Que souhaiter de plus ? Sans aller jusqu'à faire chanter des Te Deum, les gens raisonnables avaient bien des satisfactions : le nom du successeur de Combes, — M. Rouvier, — signifiait accord, et transaction avec les intérêts, c'est-à-dire avec telle ou telle fraction de la droite. Nos amis n'étaient pas des fous. Ils mirent bas les armes. La publication des fiches fut arrêtée. Toutes les autres hostilités furent suspendues. Pendant que nous nous obstinions à montrer le poing en énergumènes, nationalistes et conservateurs tendirent les mains.

Et dans ces mains tendues, grandes ouvertes, rappelez-vous ce qui tomba !

Ceux qui mettaient au-dessus de tout la défense de l'Église reçurent de ce cabinet conservateur la loi de Séparation et les fusillades des inventaires ; ceux qui mettaient l'intérêt français avant tout eurent, pour leur partage, la dure alerte de Tanger et la honteuse démission du chef de nos services extérieurs 5 sur la simple injonction de l'Empereur allemand ! La patrie et la religion n'avaient pas reçu de plus cruelles atteintes depuis la constitution civile du clergé ni depuis l'entrée des Prussiens dans Paris 6.

Certes de tels déboires ne sont pas pour refroidir ni pour éclairer des esprits nés parlementaires. Ils recommenceront. Ils seront de nouveau trompés. On ne guérit pas sa nature. Aussi n'est-ce point à ces pauvres que nous parlons. C'est aux Français intelligents, énergiques, à ceux qui se soucient d'agir en vue d'aboutir. Et nous leur disons :

« Vous nous trouvez trop intransigeants ou trop calculateurs. Mais nos calculs sont justifiés, mais notre intransigeance est approuvée et vérifiée par l'événement. Ce que nous disions a été. Ce que nous prévoyions s'est réalisé point par point. On voulait renverser un ministère, on l'a renversé. On voulait avoir un cabinet moins avancé, on l'a eu. Résultat : le successeur de M. Combes a fait pis que lui. Ce que M. Combes s'était contenté de dire, M. Rouvier l'a opéré. Pouvions-nous avoir raison plus complètement ? »

Lorsque nous annoncions que l'Église de France et la grandeur française étaient plus menacées par Rouvier que par Combes, ces pronostics n'éveillaient que des sourires supérieurs. Nous ne nous trompions pas alors ! Sûrs des mêmes principes, éclairés des mêmes clartés, nous sommes bien certains de ne pas nous tromper aujourd'hui quand nous prévenons les conducteurs du mouvement qu'il va leur falloir se résigner à manquer le but ou rectifier le tir au plus tôt.

Ou le passé n'est rien, la mémoire n'est rien, l'expérience ne doit être consultée sur rien, et nous sommes livrés comme des animaux à la pure impulsion de nos nerfs et de notre sang, ou nous devons choisir avec réflexion le point précis de notre visée. Or, la moindre réflexion conseille, ordonne même de viser beaucoup plus haut que le retrait d'une mesure édictée par la ministère, plus haut que le ministère même, plus haut même que la politique générale dont il procède. Visons le régime ou allons-nous-en.

Admettons, ce qui n'est pas sûr, que Zola n'aille pas au Panthéon en juin. Les ministres et leur parti, qui peuvent tout, prendront la revanche de l'égout et de la trahison sous une forme plus secrète, moins émouvante et moins insultante, qui sera d'autant plus pernicieuse pour le pays qu'il subira le mal sans être mis à même de réagir et d'éliminer. Admettons qu'on renverse le ministère, ceux qui sont les maîtres de la situation feront, comme en 1905, accomplir par de moins mauvais une besogne pire, tandis qu'empoisonnée par les fausses satisfactions, endormie par le vain retour à un état de sécurité mensongère, l'émotion du pays sera tombée à plat.

Agiter de braves cœurs d'hommes, les soulever, leur demander des sacrifices, quelquefois héroïques, pour le décevant résultat d'empirer la situation, est-ce là une politique ? Je le demande aux bons citoyens. Je ne crois certes pas à l'habileté de tel meneur conservateur qu'il convient de ne pas nommer. La mentalité de l'avocat libéral est tombée au dessous de celle du simple sauvage. On ne lui fera pas comprendre qu'on ne guérit pas l'ictérique en lui râclant la peau, et l'on pourrait citer plus d'un orateur ou d'un rhéteur nationaliste aussi vain que le plus vain des conservateurs. Mais un patriote comme Déroulède ! un théoricien du nationalisme comme Barrès !

Charles Maurras
  1. L'Action française était devenue hebdomadaire le 21 mars 1908.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. La translation au Panthéon des cendres d'Émile Zola était le sujet politique de cette fin mars 1908, entre souvenirs de l'affaire Dreyfus et batailles sur le naturalisme littéraire. [Retour]

  3. Émile Combes. [Retour]

  4. Le général André, ministre de la guerre, le promoteur du fichage des officiers catholiques qui avait fait scandale. [Retour]

  5. Théophile Delcassé. [Retour]

  6. Durant la Révolution française pour la constitution civile du clergé, durant la guerre de 1870 pour l'entrée des Prussiens dans Paris. Rappelons que Maurras, né en 1868, a grandi avec les conséquences durables de la défaite de 1870. [Retour]

Article paru dans L'Action française le 30 mars 1908.

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