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Le Chemin de Paradis
La Reine des Nuits

Car Amour n'arrête point au corps ou en l'âme ou en quelque autre chose sans fleur et déjà défleurie ; mais où le lieu est bien fleuri, et bien sentant, il s'arrête et demeure.

PLATON.

La mar, bello plano esmougudo,
Dóu paradis éi l'avengudo.

MISTRAL 1.

À GEORGES CROMBEZ.

Aquarelle 13 de Gernez pour l'édition de luxe du Chemin de Paradis en 1927

I

Si c'est un songe, ainsi que j'incline à le supposer, ou si c'est véritablement qu'il me fut dévolu de vivre cette étrange nuit, il me serait présomptueux d'entreprendre de le trancher. Mais je dirai les choses telles que je les vis et que je les souffris.

Je sommeillais près de l'étang où s'incline la ville morte et plusieurs livres de science et de conjecture formaient mon oreiller. J'avais laissé tomber la feuille où je transcrivais mes calculs, car les forces de l'âge mûr ont elles-mêmes des limites, et il y avait près de quatorze heures que je rédigeais sans repos les articles de ma pensée sur la nature de l'amour et les ordres de la beauté. Le crépuscule vint, et le sommeil profond où j'étais descendu ne me préserva point de sentir, au long de mes membres, une intime fraîcheur qui venait des pentes du ciel 2. Je me levai et, comme la figure argentée de la lune était posée à l'horizon, sur le ras de l'eau frémissante, je fis vers elle quelques pas dans le sable mouillé. Je crois même que j'effleurai de l'orteil une frange humide. L'astre montait pourtant et, selon l'apparence qui est connue de tous, sa surface diminuait au fur et à mesure qu'il gagnait plus haut dans le firmament. Mais, son sourire étant propice, j'eus la folle pensée d'en attendre quelque faveur.

C'est pourquoi je me mis à l'invoquer des noms que les auteurs anciens lui ont prodigués. Ils sont nombreux, et 3, soit que l'heure y inclinât, soit que, la torpeur du sommeil ayant réparé mes fatigues sans m'en ôter le souvenir, mon corps eût le désir d'une diversion un peu vive ou enfin que l'objet de mes soliloques habituels se fût imposé à mes sens, tous les noms dont je saluais cette Reine des nuits avaient trait à quelqu'un des arts de l'amour et des secrets de l'éternelle reviviscence dont il semble d'ailleurs que la lune soit la déesse.

En des discours empreints de passion et de piété, je la préférais hautement à l'éblouissante Vénus. Je vantais son règne tranquille dans le premier cercle de ciel, la paix de ses révolutions et sa virginité certaine. Pâle, discrète, solitaire, elle ne touche point nos pensées sans les émouvoir. Qui elle émeut, elle le trouble, mais il est délicieux de se sentir dépondéré par elle. Elle gouverne l'eau des mers et dispose du sein des vierges. Elle est le bien parfait, et toute notre vie se dépense à la désirer. Les couples vont sous sa conduite à la lisière des forêts où elle fait gémir leurs poitrines unies. Heures divines de la terre, douces heures nocturnes, les seules qui comptiez 4 au cœur qui doit mourir, laquelle d'entre vous échappe à l'influence qui mène le ciel ?

Je la louais ainsi conformément à mes doctrines avec le chaste élan d'un cœur qui n'a exercé de l'amour que de rares figures au milieu d'une vie adonnée à mille travaux. Il ne paraissait pas que cette clarté immortelle se montrât offensée du tour de mes paroles ni qu'elle y trouvât rien qui fût téméraire ou licencieux. Et peut-être qu'à écouter cet humble sage la haranguer près des eaux lentes, son rayon se fondait avec une grâce meilleure dans le libre espace du ciel.

Élevant, abaissant les bras comme je l'ai vu faire aux sacrificateurs sur le théâtre des poètes, j'étais possédé du désir de marcher au-devant de sa pâle course. C'est pourquoi, prenant à ma gauche, j'osai mener mes pas sur la langue de terre qui s'avançait en pointe vers le milieu du marécage. Une végétation de plantes salées, de joncs piquants, la recouvrait et l'on voyait aussi, le long des plaques d'argent clair, un bourrelet d'algue confuse. Je parvins de la sorte jusqu'au milieu de cet étang, en un point où je distinguai, peint nettement sur l'onde noire, le reflet de la lune qui me considérait.

Il m'appelait aussi. La terre était fangeuse ; toutefois, je m'y allongeai. Le menton dans mes mains, j'abandonnai mes yeux au prestige brillant de l'eau. Le céleste reflet y prenait peu à peu la douceur d'un regard qui me pénétrait jusqu'aux moelles. Ensuite, les eaux bouillonnèrent, comme elles avaient fait tout à l'heure au toucher de l'astre ; le globe humide fut soulevé lentement et voilà qu'il se tint si près de mes lèvres que l'appréhension de ce baiser liquide fit chanceler ma vue et se fermer mes deux paupières.

Ayant rouvert les yeux j'aperçus, qui sortait des cercles de l'eau jusqu'à la moitié de la taille, une forme légère. Ses flancs bleuâtres ruisselaient de tous les joyaux de la mer. Ses yeux, ses bras ouverts, ses seins mal déguisés sous une ceinture d'écaille me disaient clairement en se dressant vers moi qu'il fallait que je la suivisse et je n'hésitai point à lui prendre la main sans savoir où j'allais ni qui elle était.

Je fendais l'épaisseur des eaux, où nous descendions tous les deux, aussi aisément que les hommes traversent leur air diaphane. Des troupes de dauphins s'envolaient sur nos têtes comme des compagnies d'oiseaux. Sur des pentes lunaires limitées sans précision et qui tremblaient d'une incertitude perpétuelle se voyaient des tortues informes et rampantes, des poulpes aux bras onctueux et des crabes agiles comme nos araignées ; mon cœur n'en avait point d'alarme, la sagesse trouvant dans toutes les merveilles comme un élément naturel.

Mais tout d'un coup notre descente s'arrêta et je me sentis élevé dans l'espace supérieur. Il était vrai ; nous remontions. Le ciel des eaux fut déchiré. Nous reparûmes comme un couple d'oiseaux aquatiques et de là, par de grandes routes aériennes, notre course continua. Nous étions élancés au-dessus de contrées qui m'étaient inconnues, mais dont les teintes, la lumière souriaient, telle une patrie. Le céleste fantôme qui me servait de guide se taisait comme s'il se fût fait un scrupule de me distraire ; mais ses bras m'entouraient et ses ailes silencieuses ne cessaient de me rapprocher de ma destination.

Notre planète s'amoindrit dans l'éloignement, le monde voisin approchait. Degrés par degrés, une telle quiétude me combla qu'il m'est impossible de dire ce que fut l'arrivée, mes sens étant plongés dans la perfection du sommeil.

II

Je m'éveillai dans une enceinte circulaire faite d'une substance douce, polie, qui rayonnait d'un pâle éclat de perle grise. Les parois semblaient transparentes, les colonnes presque animées, la limpide lumière qu'elles tenaient captive errant et soupirant avec une passion qui ressemblait trop à la vie. Je reconnus ce lieu de l'active méditation où tant de fois m'avaient ravi en esprit mes calculs. Je me félicitais du goût de la sagesse qui m'avait introduit, âme et corps, jusque-là et, comme pour m'y assurer, il se leva sous un portique un être surhumain de qui le premier mouvement fut de me faire de la tête un signe de claire approbation, le second, il est vrai, de s'enfuir avec un sourire.

Je me hâtai de le poursuivre à travers les salles brillantes, disposées en rotondes et en enfilades auprès de la première ; mais je le faisais mollement ou plutôt, quand l'ardeur me précipitait en avant, un respect soudain me glaçait. La forme fugitive évoquait 5, en effet, par l'éclat argenté et la douce langueur de toute sa personne, la face incomparable que j'avais saluée et priée au bord des étangs. Si elle rappelait, de plus, la messagère qui, m'ayant conduit en ces lieux, avait disparu sans retour, c'était comme un bel astre, de son trône des cieux, ressemble au reflet pâle qu'il verse de loin sur les eaux. Cette première conductrice ne m'avait donné aucun trouble ; mais celle-ci, pour peu que l'approchât ma course, je sentais le cœur me manquer !

Jamais je n'aurais su aborder l'auguste présence. Mais, voyant mes frayeurs, ce fut elle qui attendit. Son visage d'or embrasé se retourna vers moi. J'en vis reluire le beau front couronné d'une épaisse chevelure cendrée et surmontée, comme il convient à la Reine des nuits, d'un croissant de lumière fine.

L'enthousiasme qui m'avait possédé sur la terre me revint aussitôt. Le fer n'est pas plus prompt aux branches de l'aimant que je ne fus aux genoux de cette déesse. Mais, tandis que je les baisais, voici qu'il s'accomplit une étrange métamorphose qui n'était que le seuil des longs travaux qui m'attendaient. Comment vous exprimer le prodige qui s'opéra ? Il sembla que Phœbé s'échappait d'elle-même et disparaissait de son corps ; au lieu 6 des célestes caractères qui s'enfuyaient, je voyais naître le semblant d'une amie mortelle, belle sans doute, aimée hélas ! que les sèches rigueurs de ma vie et de mon étude ni les félicités qui m'étaient promises au ciel n'avaient pu éloigner, après quinze ans, de ma mémoire.

Je ne demandais pas quel mélancolique destin ramenait en mes bras, dans ces sphères de la lumière, ce signe 7 ancien et toujours cher d'un égarement de mon cœur. Parce qu'elles sont rares, les passions des sages ont d'irrésistibles élans.

« Ô Hélène ! » criai-je en la voyant qui s'avançait de l'extrémité de mes jours.

Elle venait d'un temps 8 où j'avais quinze ans, elle seize et que, le soir, elle menait les chèvres de sa mère tondre la berge des chemins. Son grave visage, son teint en harmonie parfaite avec le pâle éclat de l'air, son front toujours orné du pli de l'attention et comme infléchi sur les yeux, dont les chastes paupières scellaient fermement le secret, la faisaient ressembler à quelque statuette 9 de la pure pensée. Il n'était point d'objet qui me sût arracher à l'ardeur de connaître qui, dès cet âge, m'embrasait ; la seule Hélène exerça de telles puissances 10, je dédaignai pour elle les plus enivrantes leçons. Je la suivais, je me cachais dans un bouquet de joncs, en demandant si le grand art et la science véritable n'eussent été de réussir à me déplier ces beaux yeux. Mais, non plus qu'au ciel les étoiles n'ont de souci du Chaldéen qui s'enflamme pour elles, elle n'occupa 11 de ma vue son regard baissé et craintif.

Et maintenant que tant d'années nouvelles révolues, tant de lauriers conquis dans tous les ordres des sciences et jusqu'à ce prodigieux espace interplanétaire nous devaient rendre à tout jamais étrangers à tous deux, après que l'âge et le savoir m'eussent de concert dévoré 12, voici que mon Hélène m'était restituée dans cette fraîche fleur où je l'avais connue, avec l'unique différence 13 qu'elle paraissait moins insensible qu'au temps passé 14. Ses yeux qu'elle entr'ouvrait étaient pleins de consentement.

J'avais baissé les miens afin de méditer convenablement le mystère 15 et pour résoudre en réflexions la surprise de mon bonheur. Mais quand ces yeux se relevèrent en la redemandant ils furent déçus de nouveau 16. Une forme nouvelle se trouvait devant moi ; ce n'était plus Hélène ni la Reine des nuits, mais l'intime mélange de ces hautes beautés 17. Néanmoins, j'y voyais pâlir de plus en plus la petite tête pensive et reparaître lentement les traits de la dame des cieux. J'en connus un vague regret. Alors, comme si l'univers eût obéi aux balancements de mon cœur, le front d'Hélène se remontra de nouveau, l'apparence de la déesse s'éclipsa, pour revenir et s'éclipser, et revenir encore par des modes alternatifs. Ainsi, peu à peu, j'aperçus que rien n'était si proche, ni si pareil, ni si étroitement uni que ces deux visages. J'eus enfin tant de peine à les tenir distincts sous l'œil de mon esprit que j'aimai l'hôtesse divine comme j'avais aimé Hélène, et je vénérai celle-ci à l'égal de la reine qui me faisait accueil 18.

Je me fusse longtemps réjoui de la confusion. Un personnage inattendu, qui survint à ce même endroit, ne m'en laissa pas le loisir ; je dois dire, pour être ouï, qu'il parut s'élancer des profondeurs 19 de la pensée de ma compagne et, lui recouvrant le visage d'une sorte de masque de charnelle vapeur, me peignait lentement un nouveau sujet de plaisir. Car ces traits que Phœbé revêtait de la sorte ne m'avaient pas été indifférents, non plus, du temps de ma vie sur la terre 20 ; c'était le front, c'étaient les yeux, c'étaient tous les charmes savants pour qui s'était perdue la plus triste de mes années.

Elle faisait métier d'aimer et j'aurais dû goûter près d'elle la même volupté qu'elle donna 21 indistinctement à mes compagnons. Mais comment la serrer si paisiblement dans mes bras ! Ses caresses piquantes m'enseignèrent la chasteté. À boire après tant d'autres l'écume argentée de ses dents, je formai aussitôt le souhait de descendre dans l'obscurité de son cœur, d'y être le maître et le seul. Insensé que j'étais ! Je souffrais de la voir ; mais je ne pouvais la rêver sans languir vers cette présence. Rêvant d'elle sans cesse 22, j'entrai en agonie à l'image de ses amants. Je l'aurais voulue innocente. Il me plaisait aussi qu'elle fût disputée et la proie de tant de rivaux. En combien de détresse cette imagination incertaine me fit rouler !

Or, je la revoyais. Elle était devant moi, les joues brillantes des couleurs réservées aux filles 23 très pures, mais l'œil toujours mouillé de sa flamme 24 de volupté.

« Mon âme, dis-je en l'embrassant, vous voici enfin telle que là-bas je vous modelai 25.  »

Mais l'embrassai-je, seulement ? Je n'apercevais plus cette nouvelle vierge ; et la Reine des nuits qui me considérait avait un air si grave que tous les traits d'Hélène lui étaient revenus. Puis, comme je pleurais ma seconde compagne en l'appelant tout haut, de son nom, Sylvia, celle-ci reparut, mais elle disparut encore ; par les oscillations graduelles que j'ai marquées, elle se fondit dans l'image de Phœbé et d'Hélène déjà enveloppées des substances du même fluide 26 ; enfin ces trois beautés furent unies en un seul être et brillèrent fondues dans le même rayon de jour.

Je conviens que j'étais heureux ; tant de rencontres douces 27 m'en faisaient d'ailleurs pressentir une dernière, plus précieuse s'il se pouvait. Car de quelles tristesses ne se fût pas gonflé mon cœur si, après Sylvie 28 et Hélène, ne s'était montrée à son tour la clarté même de ce cœur, ma Lucie bien-aimée, le troisième de mes amours, le plus vif, de qui nulle étude ne m'avait éloigné 29 ? Mon esprit attendait cette pure Lucie comme mon désir l'appelait. Tous deux l'eussent créée ensemble si elle n'eût paru enfin. Je la vis se former, la plus chère des créatures. Comme la fleur d'une tige deux fois fleurie, son fragile portrait naquit du visage divin et je me crus au soir d'été où sa grâce m'avait touché 30.

Mon souvenir était fidèle à redire le beau moment 31. De clairs feuillages se mouvaient au-dessus de nos têtes et au-dessus des feuilles toutes les étoiles du ciel. Nous lisions. Aux lumières des flambeaux tournant sur les pages 32, ses joues, pourprées, devenaient pâles ou se couvraient de quelque soudaine rougeur. Ce fut le lendemain qu'elle franchit l'arcade basse de la bibliothèque où je coulais ma vie, et, dans ce vieux musée encombré d'alambics, de livres et de sphères, mon amour prit sa place 33 sur la haute chaire sculptée devant laquelle un mécanisme dont je suis l'inventeur lui déroulait les pages des poètes de tous les temps. Elle les lisait près de moi dans leurs idiomes divers pendant que de plus hautes inventions me sollicitaient ; mais le chant 34 de sa voix, habile à suivre les mesures, ne m'arrêtait pas plus que le chant des cercles du ciel. J'y sentais, loin de là ! un appui et un réconfort, et mon échelle de beaux sons par où m'élever peu à peu jusqu'aux vérités surhumaines 35.

Ne me demandez pas comment ces joies avaient pris fin. Rien ne serait si triste… Et, du reste, cette tristesse attachée au nom de Lucie, je l'oubliais en revoyant mon amie au lieu digne d'elle 36. Les joies interrompues reprenaient maintenant leur course 37. J'étais à ses genoux et je pliais sa taille en lui demandant des baisers, lorsque je vins à remarquer que la seule Phœbé et nullement Lucie était renversée dans mes bras ; puis, une fois de plus, le visage de la déesse où demeurait inscrit le double souvenir de Sylvie et d'Hélène acquit et réfléchit la clarté de Lucie 38 dans sa forme définitive, si bien que 39 je connus d'une certitude complète à quel point s'unissaient dans la Reine des nuits, mes amours de la terre, de l'enfer et du ciel 40. Unique et triple essence habitante du même corps ! Nos anciens prévoyaient assurément cette fortune, qui joignaient au nom de Phœbé celui d'Hécate souterraine et celui de Diane, pour une seule et même divinité 41.

« Tu penses juste, me dit-elle avec un sourire trop clair. Il est vrai que je suis ces figures 42 que tu aimas. Je suis les trois âmes 43 élues et toutes celles qu'il te plairait de choisir encore. Sache que je remplis la face entière de tes rêves, je règne sur toutes tes nuits. Va, c'est moi que tu cours à travers tes pâles systèmes. Ils te souriront dans mes bras. Je connais tes désirs, tes souhaits, tes pensées, et j'en saurai vêtir si souplement toutes les formes qu'en un mot je serai tout ce qui te manque à toi-même. Que sont les autres près de moi ! Que sont tes anciennes amantes ! Conviens comme auprès d'elles tes plaisirs furent imparfaits ! 44 »

Elle ajoutait d'autres discours qui semblaient destinés à me faire entrevoir qu'elle n'avait pris tant de masques que pour me lever de scrupule à l'égard des liens de la terre et encore pour affranchir mes vœux, s'ils tardaient à renaître 45, de tout le vain respect où sa divinité aurait pu les embarrasser.

III

Je n'osai témoigner à la secourable déesse que c'était bien moins le respect qui gênait les élans 46 auxquels l'apparition de Lucie avait mis le comble, que cette espèce de réserve où il me semblait qu'elle-même se fût contrainte, toutes les fois qu'elle avait repris son visage divin 47. Mais, comme si elle eût oui ces réflexions elle me pria instamment de ne la point juger d'abord 48.

Aquarelle 14 de Gernez pour l'édition de luxe du Chemin de Paradis en 1927

Pour assurer ma patience ou l'exaspérer, je ne sais, elle me montra son empire. Aux murailles faites de perle succédèrent des galeries d'une fine améthyste. Il régnait, au delà, des péristyles de porphyre dont les fûts supportaient des globes de rubis ; puis, des salles d'azur vaguement baignées de ténèbres, saphirs bleus rehaussés de turquoises impénétrables, et enfin un séjour de délices d'où la couleur et la forme semblaient exclues, tant je discernais mal leurs subtiles frontières. Me promenant d'un lieu à l'autre elle me confiait les charmes, le secret, l'emploi de chacun.

J'appris ainsi combien les espaces de perle disposaient les esprits, ainsi que l'avait éprouvé le mien, aux plus tendres réminiscences. Je sus que l'améthyste convient à nourrir les douleurs dont ma divine conductrice avouait en pleurant qu'elle était aussi la sujette, les hauts lieux, disait-elle, se trouvant les plus désolés, les plus grandes déesses les moins épargnées du destin. Elle ajouta que les salles peintes de flamme où mes yeux et mon cœur avaient bu leur vin généreux 49 marquaient le séjour de la con­somption immortelle au fond duquel l'amour fait et défait toutes les choses qu'il recompose sans merci ; clair ou foncé, l'azur signifie cette douce nuit où toute douleur se résout dans une paisible ignorance et, quant aux lieux qui n'offrent point de teinte ni figure, on ne saurait leur imposer davantage aucun nom de nos langues qui les désigne 50, et l'on n'en peut que mentionner l'indescriptible volupté.

J'écoutais patiemment ces interprétations, ne m'occupant d'ailleurs que de la déesse elle-même, qui développait une beauté plus magnifique à chaque sanctuaire où pénétraient nos pas 51. Sa perfection semblait croître avec ces splendeurs 52. Les épaules sous le manteau, les seins 53 dorés sous la tunique traversaient les tissus comme l'éclat doux d'une lampe. Je ne regardais qu'elle. En vain une lucarne qui fendit tout à coup la voûte des salles lunaires me montra dans le ciel le visage de notre terre d'où j'arrivais et, par delà 54, l'espace merveilleusement étoilé. L'amie céleste me rendait ingrat 55 pour ma patrie et même oublieux des étoiles. Les vraies étoiles, elles souriaient 56 dans sa chevelure. Ses parfums, le son de sa voix achevaient d'ébranler le sens 57.

Néanmoins, au-dessus de cette surprise où étaient retenues plusieurs parts de moi-même, commençait de gronder la raisonnable Intelligence, pareille à un esprit inquiet exigeant 58 qu'on le satisfît.

« Que veut dire ceci ? me chantait cette voix austère. Et que te veulent ces faveurs ? Ou qu'est-il de commun de cette belle reine à toi ? N'est-il plus 59 un Endymion 60 sur la courbure des montagnes, que la souveraine de la nuit ait eu souci du riverain vieil et laid d'un triste marais ? Ô savant, que tu es peu sage et combien tu te connais mal ! Car, s'il te plaît, quels sont tes titres à une pareille élection ? La piété, l'éloquence, la connaissance exacte des mouvements de l'univers, ce sont des arts qu'on ne voit guère récompensés par le baiser 61. En aurais-tu d'autres vraiment ? Mais plutôt l'Immortelle a-t-elle dans l'esprit de se jouer de toi, car que font les dieux que jouer ? et d'abuser des prétentions si communes aux hommes doctes.

Ainsi résonnait-il en moi. Mais, « Que crains-tu ? » dit la déesse.

Et ses sourires, rassemblant les forces de mon corps 62, auxquelles se joignirent toutes les puissances imaginatives de l'âme, firent redire plusieurs fois partout où errait ma pensée :

« Que crains-tu ? Que crains-tu ?

« Va, je t'aime, rien n'est plus vrai, poursuivit la Reine des nuits. Tu n'as à redouter de moi que les caresses 63 et les autres plaisirs où sont inclinées 64 les amantes, je suis à toi et je me donne. Que je sois ton fruit et ton bien !

« Il est douteux que j'eusse agi semblablement aux nuits d'Endymion, quand sa poitrine blanche me faisait descendre des cieux 65. Mais il n'est plus et les prestiges dont il se servait ont décru, tandis que j'ai crû et mûri parmi ma jeunesse immortelle et c'est des esprits maintenant que je souffre l'unique attrait. »

Ces confessions laissaient trembler en moi plus d'une inquiétude nouvelle, mais j'y prenais peu garde dans la joie dont je frémissais 66. Car il était donc vrai ! L'heure savante cessait d'être une hostie vaine 67 offerte à d'éternels et indifférents spectateurs ! Sur le déclin peut-être de cette vie terrestre et assurément de ma propre vie 68, il m'était donné d'embrasser, pour me payer de mes travaux, comme afin d'en vérifier l'extrême justesse 69, l'essence féminine dont mes veilles austères m'avaient défini le concept. L'excellente déesse qui gouverne le monde, puisqu'elle préside à la nuit où le monde se perpétue, en désirant m'avoir à elle, loin d'arrêter le cours de ma méditation et les phases de mon étude, en voulait devenir seulement le plus haut sommet ; car voilà qu'elle se confondait elle-même avec le but de mes pensées. Elle, Nature, elle Amour, me confiait son vœu d'être aussi Connaissance. Ne cherchant plus ailleurs la raison ni la fin des étreintes les plus aveugles, elle tirait uniquement de la sagesse (et comme si elle eût compté de les y ramener) les plaisirs, les désirs et toutes les douces folies dont jusqu'ici les êtres 70 ont fait un usage si vain !

Cette aride science la touchait donc vraiment ? Que ses yeux étaient beaux, pliés vers moi comme des fleurs ! Et sa gorge qui se gonflait, et ses lèvres brillantes où des couronnes de baisers s'assemblaient lumineusement ! J'étais bien sûr, du moins, que ma personne extérieure n'avait aucune part à ces éloquentes ardeurs. Car, on a vu peut-être, à certains lieux de ce récit, que je ne suis plus tel que j'apparus à la Sylvie ni même à ma Lucie aimée. Les soirées usées sous la lampe ont raréfié mes cheveux, et rayé mes tempes 71. Je suis maigre et cassé comme un de ces vieux amandiers dont les bras implorent le vent. C'était à moi pourtant, comment en eussé-je douté ! que Diane offrait ainsi une double coupe immortelle 72. Ce flambeau dévorait l'enveloppe du vêtement et, comme son rayon, pour les habitants de la terre, entr'ouvre les nuées du ciel, tous voiles se fondaient et se dispersaient à flocons 73.

Il n'était pas besoin d'arguments si nombreux 74. Quand elle me tendit la main, en me montrant au fond de l'espace nacré l'angle délicieux que fermait un rideau de soie, je la suivis d'un pas allègre et du cœur d'un jeune immortel.

IV

La soie soulevée découvrit le lit de plume et de byssus où je me promettais une volupté infinie, mais d'où allait jaillir une égale fontaine 75 de larmes et de vertu. La déesse y avait pris place et je l'avais rejointe. Nos bouches échangeaient les prémices de l'abandon. Une douce mort commençant à noyer les regards de cette immortelle 76, quelle providence sévère obtint que la sagesse rentrât dans moi en ce moment et choisît pour cela le canal impur de mes sens ? Qui obligea mes yeux, déjà ivres et presque aveuglés de délices, auxquels tout, hormis la déesse, composait 77 une épaisse nuit, à se conduire 78 une seconde au delà du sein bien-aimé ? Qui les fit divaguer 79 vers le miroir immense épanoui dans les hauteurs ?

Un dieu sans doute avait placé au-dessus de nous ce bouclier contre nos communes faiblesses. Mon regard eut à peine le temps de l'effleurer, mais cette table de lumière qui n'admettait pas de mensonge me saisit 80 aussitôt du couple disparate et honteux que formaient nos corps ; et j'en eus fait en un clin d'œil la mortifiante analyse 81.

Elle, si accomplie, telle que j'ai tenté plusieurs fois de la peindre, pressée de mes indignités ! Image lamentable à qui s'offraient les lèvres et les yeux humectés du plus doux des rires ! Ces lèvres mêmes me touchèrent, et j'en connus le souffle ; surtout j'y assistai avec une pudeur qui se mélangea de mépris, car les atomes gracieux dont se trouvait pétri tout le bel ensemble divin palpitaient, je le voyais bien, de la même souffrance et je les sentais s'indigner du parti odieux de les profaner près de moi. Comme je me sentais l'allié de leur résistance ! Comme je gémissais avec eux qu'ils fussent flétris 82 !

Un deuxième regard vers le miroir magique 83 me fit mieux distinguer le courroux de ce juste juge. Nobles têtes de sages, beaux fronts mathématiques modelés et brûlés du feu intérieur, vous qui veilliez parmi mes livres et de qui mes traits ont reçu la disgrâce 84 et les crispations pendant que mon esprit parcourait vos carrières 85, je vous déshonorais tous ensemble au creux de ce lit. Avec quelle amertume je comptais sur mon front et autour de mes yeux les rides, j'examinais les côtes aux saillies excessives, les épaules pliées en voûte formant sur la poitrine une sorte de gouffre noir ! L'addition de tous ces opprobres fit qu'à la fin je m'échappai et roulai plein de larmes au pied de la couche 86 que j'avais gravie triomphant.

Là je suppliai ma déesse 87 de ne plus tolérer d'être humiliée dans mes bras. Ensuite, j'élevai les esprits de ma vue au limpide et froid spectateur qui dominait la scène et d'où m'était venu l'avis douloureux 88. Il me réfléchissait avec plus d'indulgence, mes paroles et mes actes s'étant remis d'accord avec mon aspect et ma vie.

Il est vrai qu'en échange une amère douleur occupait la face divine. J'avais beau lui montrer du doigt le reflet qui nous condamnait, je crois qu'elle n'y voyait rien que des raisons nouvelles de signifier sa tendresse. Un feu perçant et doux s'élevait de sa bouche et, je l'avoue, me pénétrait de tels regrets que l'aiguillon manqua de me tirer des larmes.

Les substances 89 muettes semblaient entre elles conférer.

« Ah ! plaignez moi, disait le soupir de ma propre chair, victime de mon maître et de la discipline 90 qu'il a imposée à son cœur. »

Je crus voir qu'on lui répondait :

« Sotte maîtrise 91 ! Car ne suis-je le plus beau des astres du ciel ? Moi qui emplis la nuit, je t'ai appelé de la terre. J'ai comblé les distances infinies qui nous séparaient. Et je sens un amour 92 que tu ne contenterais point !

L'orgueil eût empêché 93 de prononcer rien de semblable. Mais ces paroles éclataient en lettres de feu sur le front où brillait, plus puissante que la volupté, la douleur 94.

« Je me meurs, ô désir 95, répondait de même ma chair. Mais comment n'en mourrais-je si mon maître a jugé que son vœu contenté finirait de le rendre plus indigne de vous 96 ? »

Dès qu'elle eut discerné en quelle exacte obéissance j'avais réduit mon corps 97, cette amante céleste vit que c'était moi-même qu'il fallait d'abord conquérir 98. Mais elle n'abandonna point la portion inférieure et vile de mon être, dont elle s'assurait la connivence obscure 99. Ses cheveux, l'inondant, la faisaient ressembler à une néréide. Elle les réunit, les tordit et les secoua en désordre, comme afin de me les faire mieux aspirer. Ces boucles de bel or ont couru sur mes joues comme un flot de feux 100.

Elle me relevait, cependant, pour nouer ses mains autour de mes épaules ; me faisant asseoir malgré moi au bord de la couche, elle me traversa du regard qui m'eût fait mollir si j'eusse hésité, cette fois, à traduire à voix haute les reproches nouveaux de l'incorruptible cristal 101.

« Ah ! dis-je en essayant de me découvrir dans ma vérité, considérez ce que m'ont fait ces quinze ans d'intègres travaux. Voyez, voyez l'usure de cet assemblage d'horreurs 102 ! Partout où ne vit pas mon rêve, la caducité est venue. Souffrez que je m'éloigne sans abaisser mon rêve, qui me consolera, étant seul libre, par essence, de la chaîne de mon malheur 103 !

Mais, d'une voix éteinte, pleine des soupirs du désir, ébranlant ma sagesse qu'elle enivra pour la consumer 104 :

« Et c'est cela, ami, c'est ce rêve que je voulais ! c'est ton beau et ton savant rêve. Mais tu ne perçois pas toi-même ton propre vouloir 105. Connais-le qui s'élève 106 à travers toutes les épaisses raisons. C'est lui, plus que moi-même, qui t'a fait gravir jusqu'ici ; c'est la force de ta sagesse. Oui, cependant que pour en décorer mon corps je suis enflammée de ton âme, ton rêve veut ma beauté pure, la seule un peu digne de lui 107. »

À la fureur de ce sophisme se joignait effectivement, pendant que Phœbé me nommait à plusieurs reprises « son âme », une alliée soudaine qui lui répondait « ô ma chair ! » ; et cet être inconnu sortait du plus secret labyrinthe de ma souffrance 108 et déjà parlait en mon nom. Il ne répugnait point à commettre le sacrilège. Intrus et étranger (comme l'eût nommé Démocrite) il prenait ses mesures pour le consommer malgré moi. Il appelait tous les rêves 109 de ma jeunesse. Il les invoquait par leurs noms. Hélène ! Sylvie ! criait-il. Et encore : Lucie ! Dans le tumulte et le désarroi de mon cœur, il ne cessait de ramasser une force nouvelle 110 et son pouvoir m'allait renverser d'un instant à l'autre de l'élévation à laquelle m'avait fait monter la sagesse ; car on avait bien soin de l'irriter encore en lui prodiguant des baisers, de sorte que j'étais trahi de toutes parts 111. Mais je ne m'abandonnai point.

Je réunis l'effort 112 de ma nature entière pour invoquer à mon secours cette raison, cette justice à qui l'univers est soumis. Je rappelai ce que j'avais pu recueillir, par les nuits scintillantes 113, de réelles lumières sur l'essence de la Beauté, de respect et d'amour pour elle. Je revis à la fois les modèles des statuaires, des peintres, des poètes et, me représentant la règle de vie dont je suis l'auteur, je me remplis les yeux de ces nobles types sacrés 114 ; quand je me jugeai suffisamment muni de tant de visions magnifiques, je puisai le courage de lancer mes regards au-devant du reflet suprême dont la sage clarté s'accroissait au centre du ciel 115. Et là, d'un trait certain, tout désir fut brisé par l'effet du contraste, car je n'oublierai plus 116 quelle obscène horreur y brillait.

L'ascension de nos condamnables fureurs 117 nous ayant empourprés, de quelles pourpres dissemblables ! j'en apparaissais presque noir et souillé de basses écumes. Elle, brillait comme une rose dans l'air délicat du matin. Mais, spectacle levant le cœur, loin qu'elle fût choquée de la figure infâme 118, cette beauté y venait tendre l'arc de sa bouche en fleur 119. Il est vrai que ses lèvres, en elles-mêmes, frémissaient d'une fière pudeur 120 ; je les voyais distinctement se contracter et trembler d'un effroi divin 121.

Je ne pus que rompre l'étreinte, repousser les bras enlaçants. Pour n'être plus sujet à me remontrer un impie, je me mis ensuite en devoir de fuir, en détournant les yeux 122 ; mais, s'il faut l'avouer, l'assurance où j'étais de ne plus la revoir attardait tous mes mouvements et m'enflait, m'ébranlait de mille sortes de sanglots. S'ils étaient de regret, de dépit ou de compassion, si même je pleurais de cette déesse ou de moi, je ne l'ai jamais su.

Tout, depuis ce moment, disparut dans une âpre angoisse 123 jusqu'à l'heure incertaine où je me retrouvai suffoquant à demi noyé dans l'eau morte du marécage, et bondis en criant comme un homme éveillé des prodiges d'un cauchemar.

J'ai dit, en effet, que ces choses avaient chance de n'être que de simples mirages de quelques furies du sommeil, l'imagination m'y peignant un emblème de la Vie exemplaire, c'est-à-dire soumise à l'empire d'une irréprochable unité, et confirmant l'opinion 124, que j'ai autrefois démontrée, qu'il y a dans l'Amour un élément de répugnance à toute Sagesse et qu'il ne peut aller jusqu'au bout de lui-même sans s'opposer exactement à celle-ci ; d'où, pour mon compte, j'ai déduit que, ayant adopté ma carrière 125 et choisi pour objet la figure abstraite du vrai, je me dois montrer scrupuleux d'accueillir la moindre occupation amoureuse, vînt-elle du plus haut des cieux, et fuir même les souvenirs de temps anciens qui ne donnèrent que trop d'échappées ! Pareillement Alcibiade eût bien agi, puisqu'il se donnait à l'amour, de prendre congé de Socrate. Je dois ajouter qu'il se peut que dans ces derniers mois je me sois relâché de cette soigneuse abstinence, et mes pensées, envolées au printemps nouveau vers les images de lointaines amies, la Sylvie, Lucie et Hélène, m'auront su tourmenter et distraire sans y avoir pris garde 126. C'est un remords secret qui m'a pu apporter ce songe, pour me rappeler mieux au juste sentiment que les chaînes mortelles ne me doivent plus retenir.

Mais cette explication, qui me semblait fort juste quand je commençai cette histoire, a perdu de sa force dans mon esprit depuis que j'ai noté un très grand nombre de détails étrangement précis 127. Quoi ! tous ces traits seraient la pure invention de mes rêves ! Je ne suis pas né si habile. Comment, d'ailleurs, eussé-je feint les douleurs que j'ai ressenties ? Il est certain qu'en reprenant la terrestre existence j'éprouvai entre les épaules la sensation fort nette d'un coup brusque soudain 128 ; et il me souvient à propos que la Reine des nuits, courroucée de ma résistance, peut-être humiliée d'une si solide vertu, coupa, en effet, mes sanglots en me repoussant dans l'abîme quand je descendais de son lit 129.

Argument qui, ce semble, me prouva sa réalité 130 ; mais quel tort n'a-t-elle pas fait à sa gloire sur cette terre par un procédé si violent 131 ! Elle, qui m'avait fait quérir par ambassadrice 132 et conduire à ses pieds 133 par des détours mystérieux, me jeter sans nuances dans une chute verticale au plus vaste gouffre du ciel !

À cette inconvenance et à cette vivacité 134 j'ai moi-même senti combien mon essence demeure préférable 135 à la sienne. Car, si je ne peux contester qu'elle m'aimât 136, en vérité, du meilleur de son cœur et de ce désir vertueux de progresser dans la sagesse après tant de nuits de folies, je lui ai tenu tête avec ce que j'avais d'auguste. Mais la profonde et religieuse connaissance de sa nature l'a choquée comme du dédain 137 !

Cependant, tout aveugle et colère que je la sais, je ne puis la revoir encore chaque soir sans en éprouver de tendresse 138. Elle glisse sur mes vitraux, triste, blanche, baignée des pleurs qu'il m'appartiendrait de tarir. Des milliers de lieues nous séparent. Je crois l'entendre qui soupire comme elle soupirait dans le lit des cieux 139 :

« Ô mon âme ! mon âme ! »

Et je la considère avec une mélancolie égale sans doute à la sienne. Je sens qu'ayant peiné ma vie durant à concevoir l'idée juste de la Beauté, tous mes efforts ne m'ont servi qu'à me rendre moins proche 140 d'Elle et à le reconnaître quand je l'eus rencontrée 141.

« Ô mon âme, mon âme ! redit sa voix 142 dans l'air lointain. »

Et, quelque chose en moi osant lui répondre en secret, « Hélas ! amie et tendre chair 143, » cette erreur me remplit 144 aussitôt d'un si vif scrupule que la sueur m'inonde ; j'aperçois 145 les neuf cieux qui se cabrent de mon forfait. Louange à ceux 146 qui me conservent la naturelle intégrité de ce sentiment 147 ! Je les supplie qu'ils veuillent l'abriter contre les surprises et me sauver moi-même de rien dénaturer de beau 148, car, après de nombreux circuits, j'ai senti que mon bien serait de vivre comme un dieu, en accord avec moi et avec ma pure pensée 149.

Charles Maurras
  1. Lis Isclo d'Or, L'Amiradou.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Comme pour les autres textes du Chemin de Paradis, notre texte est celui de 1921, nous signalons les écarts par rapport à celui de 1895. En 1895 : « qui tombait des hauteurs du ciel. » [Retour]

  3. En 1895 : « Mais ». [Retour]

  4. En 1895 : « qui deviez compter ». [Retour]

  5. En 1895 : « rappelait ». [Retour]

  6. En 1895 : « son corps, et, au lieu ». [Retour]

  7. En 1895 : « ce gage ». [Retour]

  8. En 1895 : « du temps ». [Retour]

  9. En 1895 : « à une statuette ». [Retour]

  10. En 1895 : « et la seule Hélène exerçait cette molle puissance ». [Retour]

  11. En 1895 : « elle n'occupait ». [Retour]

  12. En 1895 : « m'avaient de concert ruiné ». [Retour]

  13. En 1895 : « et dans la fraîche fleur où je l'avais connue, à cette unique différence ». [Retour]

  14. En 1895 : « qu'en ma jeunesse. » [Retour]

  15. En 1895 : « ce mystère ». [Retour]

  16. En 1895 : « en la demandant derechef, furent-ils bien déçus. » [Retour]

  17. En 1895 : « mais un singulier et intime mélange de leur double beauté. » [Retour]

  18. En 1895 : « si bel accueil. » [Retour]

  19. En 1895 : « des entrailles ». [Retour]

  20. En 1895 : « du temps que j'étais sur la terre ». [Retour]

  21. En 1895 : « qu'elle donnait ». [Retour]

  22. En 1895 : … « sans languir de son beau visage, et je rêvais d'elle sans cesse. » [Retour]

  23. En 1895 : « aux vierges ». [Retour]

  24. En 1895 : « d'une flamme ». [Retour]

  25. En 1895 : « je vous modelais. » [Retour]

  26. En 1895 : « déjà enveloppées d'une sorte de consubstantialité ». [Retour]

  27. En 1895 : « tant d'heureuses rencontres ». [Retour]

  28. Dans les deux éditions, c'est bien « Sylvie » qui vient quelques lignes après « Sylvia ». [Retour]

  29. En 1895 : « et que nulle étude ne m'avait jamais remplacé ! » [Retour]

  30. En 1895 : « Son fragile portrait naquit, comme la fleur d'une tige deux fois fleurie, du visage divin et je me crus au soir d'été que sa grâce m'avait touché. » [Retour]

  31. En 1895 : « Que ma mémoire était fidèle à retracer ce beau moment ! » [Retour]

  32. En 1895 : « les lumières des flambeaux tournoyaient sur les pages du livre ouvert. » [Retour]

  33. En 1895 : « mon dernier amour élut sa place ». [Retour]

  34. En 1895 : « le bourdonnement délicieux ». [Retour]

  35. En 1895 : « immortelles ». [Retour]

  36. En 1895 : « dans ces lieux. » [Retour]

  37. En 1895 : « leur course naturelle. » [Retour]

  38. En 1895 : « vêtit en outre la lumière de Lucie ». [Retour]

  39. En 1895 : « tant qu'enfin ». [Retour]

  40. En 1895 : « à quel point mes amours, qu'ils fussent de la terre, de l'enfer ou du ciel, s'unissaient dans les yeux de la Reine des nuits. » Le texte met bien amours au masculin. [Retour]

  41. En 1895 : « leur désignant toutes trois une même personne. » [Retour]

  42. En 1895 : « les figures ». [Retour]

  43. En 1895 : « ces trois âmes ». [Retour]

  44. En 1895, les trois points d'interrogation sont autant de points d'exclamation. [Retour]

  45. En 1895 : « des liens autrefois noués sur la terre et encore pour dégager mes désirs, s'ils naissaient ». [Retour]

  46. En 1895 : « mes désirs ». [Retour]

  47. En 1895 : « l'appareil de la divinité. » [Retour]

  48. En 1895 : « juger que je ne la connusse. » [Retour]

  49. En 1895 : « un lait généreux ». [Retour]

  50. En 1895 : « qui les décrive ». [Retour]

  51. En 1895 : « qui se développait d'une plus puissante beauté à chaque sanctuaire nouveau où nos pas pénétraient. » [Retour]

  52. En 1895 : « Sa perfection croissait de ces magnificences. » [Retour]

  53. En 1895 : « Ses épaules […] ses seins ». [Retour]

  54. En 1895 : « au delà ». [Retour]

  55. En 1895 : « La céleste amie me faisait ingrat ». [Retour]

  56. En 1895 : « Les vraies étoiles souriaient » [Retour]

  57. En 1895 : « mes sens. » [Retour]

  58. En 1895 : « qui voulait ». [Retour]

  59. En 1895 : « N'y a-t-il plus ». [Retour]

  60. D'après la mythologie, Endymion fut un jeune homme d'une rare beauté dont l'astre lunaire tomba amoureux. Il obtint de Zeus de conserver la perfection de son corps en étant plongé dans un sommeil éternel. [Retour]

  61. En 1895 : « par des baisers ». [Retour]

  62. En 1895 : « rassemblant l'armée de mes sens ». [Retour]

  63. En 1895 : « que de tendres caresses ». [Retour]

  64. En 1895 : « enclines ». [Retour]

  65. En 1895 : « du ciel. » [Retour]

  66. En 1895 : « qui me remplissait. » [Retour]

  67. En 1895 : « une vaine hostie ». [Retour]

  68. En 1895 : « au déclin de ma propre vie ». [Retour]

  69. En 1895 : « la justesse parfaite ». [Retour]

  70. En 1895 : « les femmes ». [Retour]

  71. En 1895 : « ridé mes tempes. » [Retour]

  72. En 1895 : « que Diane offrit ainsi la double coupe de son sein. » [Retour]

  73. En 1895 : « Ce beau corps dévorait l'enveloppe des vêtements et, comme son rayon, pour les habitants de la terre, entr'ouvre les nuées du ciel, les voiles blancs fondaient et se dispersaient à flocons par la vigueur croissante des clartés de sa chair où de divins désirs exigeaient que son être me fût révélé de plus près. » [Retour]

  74. En 1895 : « si nombreux ni si forts pour me décider. » [Retour]

  75. En 1895 : « d'où allaient jaillir deux égales fontaines ». [Retour]

  76. En 1895 : « Une douce mort commençait à noyer les regards de cette immortelle et ses flancs déjà frémissaient ». [Retour]

  77. En 1895 : « devait être ». [Retour]

  78. En 1895 : « à se distraire ». [Retour]

  79. En 1895 : « Qui les fit s'éloigner à l'écart de cette beauté ». [Retour]

  80. En 1895 : « le saisit ». [Retour]

  81. En 1895 : « la plus affligeante analyse. » [Retour]

  82. Voici le paragraphe entier dans sa forme de 1895 : « Elle si accomplie, telle que je tentai plusieurs fois de la peindre, étendue ainsi près de moi ! Tous ces nobles membres brillants de grâces délicates, pressés de mes indignités ! Image lamentable à qui la déesse s'offrait et gazouillait, les lèvres et les yeux humectés de doux rires ! Ces lèvres mêmes s'avançaient ; je les sentis qui me touchèrent et j'en savourai le baiser. Hélas ! surtout j'y assistai avec une pudeur qui se mélangeait de mépris, car les atomes de beauté dont se trouvait pétri tout le bel ensemble divin palpitaient avec moi de la même souffrance et je les sentais s'indigner et se récrier de concert contre le parti odieux de les profaner près de moi. Comme je me sentais l'allié de leur résistance ! Et comme j'étais meurtri avec eux qu'ils fussent souillés ! » [Retour]

  83. En 1895 : « que je levai vers le miroir ». [Retour]

  84. En 1895 : « les disgrâces ». [Retour]

  85. En 1895 : « courait votre carrière ». [Retour]

  86. En 1895 : « du même lit » et plus loin : « gravi ». [Retour]

  87. En 1895 : « je priai cette déesse ». [Retour]

  88. En 1895 : « Ensuite, j'élevai de nouveau les esprits de ma vue au froid et brillant spectateur qui dominait la scène et d'où m'était venu un avis si mortifiant. » [Retour]

  89. En 1895 : « Ces substances ». [Retour]

  90. En 1895 : « je suis trop la victime de mon maître et des disciplines ». [Retour]

  91. En 1895 : « Sottes défaites ! » [Retour]

  92. En 1895 : « des désirs ». [Retour]

  93. En 1895 : « eût empêché la déesse ». [Retour]

  94. En 1895 : « sur son front où siégeaient sa décision et sa douleur. » [Retour]

  95. En 1895 : « Je me meurs de désir ». [Retour]

  96. En 1895 : « Mais comment n'en mourrais-je plutôt que de me contenter, si mon maître a jugé qu'un pareil désir accompli finirait de le rendre tout à fait indigne de vous ? » [Retour]

  97. En 1895 : « mes sens ». [Retour]

  98. En 1895 : « d'abord dominer ». [Retour]

  99. En 1895 : « une connivence secrète. » [Retour]

  100. En 1895 : « Ces boucles de bel or flottant touchèrent ma chair nue ; mais c'est brûler qu'il faudrait dire. » [Retour]

  101. Voici le paragraphe entier dans sa forme de 1895 : « Elle me relevait, cependant, et nouait ses mains autour de mes épaules et, me faisant asseoir malgré moi au bord de la couche, me traversait d'un tel regard que mon cœur eût molli si j'eusse hésité davantage à traduire à voix haute les reproches nouveaux que nous faisait l'œil véridique de cristal. » [Retour]

  102. En 1895 : « Voyez, voyez ce corps usé, ce pur assemblage d'horreurs ! » [Retour]

  103. En 1895 : « Souffrez du moins que je m'éloigne sans qu'il se soit flétri, et que ce rêve me console, puisqu'il est le contraire essentiel de ce triste corps. » [Retour]

  104. En 1895 : « ébranlant ma sagesse de l'ivresse de sa douleur. » [Retour]

  105. En 1895 : « ton propre désir. » [Retour]

  106. En 1895 : « Apprends-le ! Il s'élève ». [Retour]

  107. En 1895 : « ton rêve aussi exige la seule chair, et c'est la mienne, qui soit un peu digne de lui. » [Retour]

  108. En 1895 : « de mes entrailles ». [Retour]

  109. En 1895 : « tous les désirs ». [Retour]

  110. En 1895 : « des forces nouvelles ». [Retour]

  111. En 1895 : « il se gonflait, il bondissait comme un vague turbulente que la déesse prenait soin d'irriter elle-même en lui prodiguant des baisers, de sorte que j'étais trahi de toutes parts. » [Retour]

  112. En 1895 : « les forces ». [Retour]

  113. En 1895 : « au long de mes nuits studieuses ». [Retour]

  114. En 1895 : « de ces types divins ». [Retour]

  115. En 1895 : « au devant du miroir dont la sage clarté occupait le centre du ciel. » [Retour]

  116. En 1895 : « Mais là assurément tout désir fut glacé par l'effet de contraste, car je n'oublierai pas ». [Retour]

  117. En 1895 : « désirs ». [Retour]

  118. En 1895 : « de mes apparences infâmes ». [Retour]

  119. En 1895 : « l'arc fleuri de ses belles lèvres. » [Retour]

  120. En 1895 : « d'une digne pudeur ». [Retour]

  121. En 1895 : « et je les voyais trembler du dégoût de l'office auquel on les traînait. » [Retour]

  122. En 1895 : « les yeux au loin ». [Retour]

  123. En 1895 : « dans des flots de larmes ». [Retour]

  124. En 1895 : « selon cette opinion ». [Retour]

  125. En 1895 : « la carrière savante ». [Retour]

  126. En 1895 : « sans que j'y prisse garde. » [Retour]

  127. En 1895 : « étranges et précis. » [Retour]

  128. En 1895 : « d'un coup brusque et violent ». [Retour]

  129. En 1895 : « mes sanglots d'une forte poussée qui me précipita dans l'abîme au moment où je descendais de son lit. » [Retour]

  130. En 1895 : « Par là, ce semble, elle prouva sa réalité ». [Retour]

  131. En 1895 : « si brutal ! » [Retour]

  132. En 1895 : « par une ambassadrice ». [Retour]

  133. En 1895 : « à son lit ». [Retour]

  134. En 1895 : « brutalité ». [Retour]

  135. En 1895 : « est supérieure ». [Retour]

  136. En 1895 : « qu'elle m'aimait ». [Retour]

  137. En 1895 : « ce que j'avais de plus auguste en moi, qui était ma profonde religion de sa beauté, et c'est de cela même qu'elle s'est crue ma dédaignée. » [Retour]

  138. En 1895 : « d'émotion. » [Retour]

  139. En 1895 : « comme elle soupirait tendrement dans son lit des cieux ». [Retour]

  140. En 1895 : « moins digne ». [Retour]

  141. En 1895 : « et à le mieux sentir le jour où je la rencontrai ». [Retour]

  142. En 1895 : « chante sa voix ». [Retour]

  143. En 1895 : « Approche, amie et tendre chair ». [Retour]

  144. En 1895 : « Mais ces mots me remplissent ». [Retour]

  145. En 1895 : « et je vois ». [Retour]

  146. En 1895 : « aux dieux ». [Retour]

  147. En 1895 : « de ce naturel sentiment ! » [Retour]

  148. En 1895 : « et me rendre moi-même désormais incapable de souiller aucune beauté ». [Retour]

  149. En 1895 : « en accord avec soi et avec sa pure pensée. » [Retour]

Ce texte fait partie du recueil Le Chemin de Paradis dont la première édition date de 1895. Les illustrations sont reprises de l’édition de luxe du Le Chemin de Paradis en 1927, ornée d’aquarelles de Gernez.

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