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La Démocratie, la Marine et les Colonies

Il y a huit ans, un fonctionnaire qui traitait des questions coloniales, ayant lu dans le livre de M. Thibaudet un exposé critique des objections élevées dans mon Kiel et Tanger contre la politique coloniale de la troisième République, s'était dispensé de remonter à la source : il affirma que je rejoignais Barrère et sacrifiais les colonies aux principes. Cette infirmité, ajoutait-il, ne m'était pas personnelle, elle était due à ma triste nature de Français et à ma fâcheuse catégorie de politicien chauvin.

Y aurait-il donc dans le cas du Français quelque chose qui l'« indispose » contre la politique coloniale et l'induise à la « détester » ?

Ce vocabulaire sentimental présente assez mal la question. Voyons les faits. Notre France est un isthme qui nourrit quantité de marins et de négociants postés par la nature au bord de ses deux mers. L'immense développement de ses côtes ne donne qu'une faible et imparfaite idée du puissant intérêt qu'elle aurait à naviguer et à coloniser. Mais, à l'extrémité ouest de l'Europe, elle reçoit sur une frontière mal affermie la forte pression d'un continent sur lequel les civilisations germaniques n'ont servi, les trois quarts du temps, qu'à organiser, armer et lancer sur elle les barbaries mongoloïdes issues de la profonde Asie. Le problème se pose donc sous la forme simple et brutale de l'alternative : êtes-vous pour ceci, la résistance au choc oriental, ou pour cela, l'expansion maritime et coloniale ?

Une politique rationnelle évite de tout ramener à vive ceci ou à bas cela. Ceci doit vivre sans que cela doive être abattu. On peut et l'on doit se prononcer pour les deux développements, auxquels il suffit de donner des numéros. La défense contre l'invasion germanique a le numéro un, parce que c'est le salut. L'expansion à l'ouest et au sud, d'ordre alimentaire et vital, a le numéro deux. C'est encore un bon numéro.

La priorité appartient à la politique continentale, moyennant laquelle nous parvenons à ne pas mourir. Mais l'on invoquerait à tort je ne sais quelle loi de notre histoire qui voudrait que notre succès sur le continent fût toujours acheté par des revers maritimes, et vice versa… Le fondateur de notre marine, François Ier, fut aussi le redoutable et souvent l'heureux adversaire de la maison d'Autriche ; Richelieu, qui porta à Vienne le coup décisif, fut aussi le reconstructeur de notre puissance navale. Je sais bien que Colbert et Louvois ne s'entendaient pas, mais, au-dessus d'eux, était Louis XIV, et, sous son règne comme sous celui de ses deux successeurs, la difficulté naturelle d'harmoniser deux fortes politiques, l'océanique et l'européenne, ne fut jamais une impossibilité. Choiseul et Vergennes en trouvèrent même la voie, et le renversement des alliances, le pacte de famille montrent que des problèmes compliqués ne sont nullement insolubles quand on se place au centre des choses et que l'on sait concevoir raisonnablement

La vieille France a connu les revers maritimes et coloniaux ? Il nous est arrivé de perdre à la fois l'Inde et l'Amérique ? Mais les malheurs d'alors diffèrent des erreurs d'aujourd'hui en ce que, si nombreux et graves qu'ils aient été, leur ensemble accuse beaucoup moins d'imprévoyance et d'absurdité. En effet, le premier développement colonial avait été uni intimement à la naissance et aux progrès de notre marine — marine et colonies avaient décliné en même temps, par suite de la même incurie passagère ; leurs décadences simultanées rendaient ainsi un témoignage du sens pratique et du bon sens des Français d'autrefois. Lorsque nos pères négligeaient leur marine, ils ne prétendaient pas s'intéresser à leurs colonies. Lorsqu'ils voulaient des colonies, ils construisaient leur marine. Ils savaient qu'on ne traverse pas la mer à pied sec et que, si l'on part pour les îles, il faut posséder quelque moyen d'établir un va-et-vient. La renaissance coloniale était subordonnée dans leur droit commun à la renaissance navale : quand il voulut prendre sa revanche des traités de Paris, le successeur de Louis XV, qui n'était que Louis XVI, commença par s'assurer d'une flotte.

Notre malheur maritime et colonial est consommé au traité de Paris de 1763. Moins de vingt ans s'écoulent, et c'est le traité de Versailles de 1783 ! Un continent est arraché à l'Angleterre, notre vieille rivale a été balancée et parfois battue sur toutes les mers. Le monde avait eu plusieurs fois ce spectacle. C'est le dernier. On l'avait eu aux siècles précédents, pendant des périodes variables, et toujours relativement brèves, car rien ne pouvait empêcher que nous fussions avant tout de fond rural : la structure géographique de notre pays ne nous rendait pas aussi claire qu'aux Anglais la nécessité de la maîtrise des mers et de l'essaimage colonial. Mais enfin, si avant Louis XVI, sous les rois, ses aïeux, nous avions eu tantôt des décades, tantôt des jours d'égalité navale avec les plus puissants maîtres de la mer, cela ne s'est plus vu après Louis XVI et nos rois une fois partis.

Voilà le grand fait. Bacon mettrait cela sur ses tables d'absence et sur ses tables de présence. Nous verrions les variations. La troisième République nous a donné un grand empire colonial, et il n'est pas exact que nous lui en fassions aucun reproche. Nous ne disons pas : il ne fallait pas acquérir des colonies. Nous disons : il fallait avoir un programme naval et l'exécuter. On ne l'a ni exécuté ni conçu. Toute initiative coloniale doit s'appuyer sur une marine forte. Voilà ce que nous reprochons à la République d'avoir oublié.

Nous avons laissé la marine française victorieuse, forte, les colonies en voie de reconstitution par la volonté et le labeur des Choiseul et des Louis XVI. La Révolution détruit le tout. Notre marine est incendiée de nos mains. Nos colonies sont immolées à des dogmes métaphysiques. Malgré tout son génie et tout son effort, ni le premier consul, ni l'empereur n'arrive à réorganiser l'immense capital englouti dès 1790. Effort et génie sombrent à Trafalgar ! C'est dix ans avant Waterloo que la suprématie anglaise est établie pour un siècle. Vient la Restauration. Période courte, mais mora­lement, intellec­tuellement, finan­cièrement, poli­tiquement si énergique, si fructueuse, que le cœur de tous les Français devrait souffrir des extravagances que des esprits inconsidérés disent et écrivent de Louis XVIII et de Charles X. La marine se reconstitue, le corps des officiers renaît. On fait figure à Navarin, et, trois ans plus tard, on est maître de partir pour Alger. Notre ancienne rivale, alors notre amie, essaye de nous en empêcher : de Londres, de Paris, et même en Méditerranée. Le ministre de la Marine baron d'Haussez envoie faire f… cette opposante. La flotte part. Alger est conquis. Là-dessus, nous faisons une révolution. Au point de vue maritime à tout le moins, nous n'avons jamais rien fait de plus bête… 1848 peut-être… Et encore !

Depuis, la République s'est annexé les îles et les presqu'îles, elle a créé sur tous les rivages des dépôts, des stations, des forts et des bureaux. Les colonies anciennes, comme le Sénégal, se sont agrandies à perte de vue. La Tunisie s'est ajoutée à l'Algérie. Le groupe de la Réunion, de Nossi-Bé et de Mayotte s'est accru de l'immense Madagascar. L'Afrique nous a vus remonter les fleuves, cerner les lacs, envahir les déserts et les marécages. Mais, quant aux moyens d'assurer les communications de toutes ces contrées avec la mère patrie, pour y maintenir son drapeau, cette affaire primordiale, cette condition de toutes les autres n'a jamais occupé que secondairement nos hommes d'État. Je contai déjà cela en 1905 dans Kiel et Tanger. Le cas de M. Hanotaux et de ses collègues de 1895 n'est pas isolé. Tous ses successeurs se sont habitués au scandale d'un empire colonial sans marine !

De temps en temps, un publiciste ou un ministre, un amiral ou un député, particulièrement doué du sens de l'évidence, fait remarquer que, entre Diégo-Suarez et Marseille ou Dakar et Bordeaux, il y a de l'eau ; cela étant, il n'est peut-être pas superflu d'y mettre des bateaux garnis de canons pour la traverser. On convient aussi que notre matériel de mer n'a mais eu le nombre suffisant ni la qualité convenable, car il ne correspond qu'aux nécessités de la défense métropolitaine et de quelques petites colonies de plaisance, comme nous en avons aux Antilles et dans l'Hindoustan. Un vaste empire voudrait être défendu autrement. Le nôtre est un empire ouvert, démuni et sans résistance, richesse offerte aux cupidités du plus fort. Nos explorateurs et nos trafiquants nous auront fait exécuter dix fois le geste de prendre : personne n'a songé à nous organiser en vue de retenir. Nos actions d'Asie et d'Afrique, toutes déterminées par des affaires financières, demeurent naturellement exposées à finir comme de très mauvaises affaires. Pour expliquer un tel procédé, l'inconscience de la République, son absence de mémoire et de prévision doit entrer en ligne de compte : si médiocre ou si nonchalant qu'on veuille le supposer, aucun régime n'eût conçu ni supporté, en les connaissant, ces incohérences. Il faudrait reculer les frontières de l'ineptie pour imaginer un gouvernement qui, de propos délibéré, demanderait : « Partirons-nous coloniser sans nous construire une flotte ? »

Un petit État sûr de sa neutralité, la Belgique, ne l'a pas osé, et c'est le roi Léopold II, appuyé sur l'adhésion de l'Europe entière, qui a tenté le Congo à titre personnel ; la création d'une marine belge aura été l'idée fixe de ses derniers jours ; elle est reprise et continuée par le jeune disciple qui l'avait soutenue comme prince héritier. Ainsi les paradoxes les plus heureux tendent eux-mêmes à rentrer dans la loi. L'esprit humain est inhospitalier à certains contresens. Il ne les pense pas, s'il peut lui arriver d'en subir les effets. Aussi bien, dans notre politique coloniale, n'y eut-il pas de faute proprement dite, parce qu'il n'y eut pas de conception. L'oubli de la marine fut un simple cas d'absence matérielle, de lacune physique dont personne ne peut être dit responsable. Le responsable d'une telle faute n'existe pas. Nul ne le trouvera, la troisième République n'a jamais eu en son centre aucun organe capable de porter cette charge. Ni intelligence, ni volonté, ni sens de la direction, rien d'humain. L'impulsion était partie de la Bourse de Paris ; une fois en marche, la machine administrative alla, courut, roula, vola vers le but indiqué, tant qu'elle trouva des chemins ouverts, mais à la mode des machines, sans rien penser et sans se soucier de rien.

Il y a une succession d'actes de diplomatie et de force qui nous a valu tant de « possessions » lointaines. Le nom de politique coloniale ne leur convient en rien. Ces accidents discontinus, entraînés les uns par les autres, nullement conduits les uns en vue des autres, ne font point une politique. Comme le disait M. Boisneuf, député de la Guadeloupe, le 10 décembre 1921 : « … La République n'a pas de programme colonial d'ensemble : seuls les régimes monarchiques se sont préoccupés de l'organisation coloniale qui tient dans les ordonnances de la Restauration de 1825 et 1828, dans la belle loi du 24 avril 1833 et dans les sénatus-consultes du 3 mai 1854 et du 10 juillet 1856. Depuis la troisième République on ne trouve aucune loi organique coloniale. »

Cependant, l'immense empire ainsi constitué est devenu l'objet de la convoitise de nos voisins, dans la mesure où sa conservation est mal garantie. Il y a bientôt vingt ans, on comprenait, on constatait ce cours de choses déjà ancien et il m'était possible d'écrire à cette époque : « Depuis vingt ans que s'y appliquent nos trésors, une partie des territoires coloniaux est renouvelée. Ils ont pris figure française — le pire est devenu le meilleur par notre art. Nos soldats, nos administrateurs, nos colons mêmes, tant en Extrême-Orient que sur divers points de l'Afrique, ont perfectionné l'ingrate matière et stimulé les populations. Tout cela a grandi, est devenu prospère, a du moins reçu un fort tour de charrue. Une grande richesse a été ajoutée, de main d'hommes, à l'état primitif du Tonkin, du Congo et de Madagascar. Le peuple de proie qui viendra nous les ravir ne perdra ni l'or, ni le fer, ni le sang qu'il y versera, car il trouvera mieux qu'une terre vierge : un pays jeune et le vieux fruit des expériences et des entreprises de l'ancien monde. Ce qu'on nous laissait conquérir voilà vingt ans valait bien peu. Ce qu'on peut conquérir sur nous a déjà son prix, qui augmente de plus en plus. »

Donc, par ses colonies, la troisième République aura rendu la France merveilleusement vulnérable. On a bien soutenu que leur perte ne lui infligerait qu'un dommage moral. Faut-il compter pour rien l'évanouissement de vingt ans d'efforts militaires, administratifs et privés ! 1

Notre empire colonial nous est nécessaire.

Nous avons besoin de lui pour maintenir et pour nourrir notre puissance métropolitaine ; c'est seulement avec son empire colonial que la France atteint aux cent millions d'habitants qu'espérait le général Mangin pour nous permettre d'équilibrer nos ennemis sur le continent. Mais l'empire sera coupé et nos cent millions d'hommes seront privés de communication s'il nous manque la liberté de la mer. Cette liberté, une flotte l'assure. Et nous ne l'avons pas? Et nous ne la construisons pas ? Ou nous ne la construisons qu'à petits morceaux !

Pourquoi ? Par la seule raison que nous vivons sous le régime de la « femme sans tête », comme disait Sembat.

En France, la marine a toujours été l'affaire d'un seul. Tous nos fondateurs de marine et tous nos constructeurs de flotte en sont les témoins ; c'est en matière de marine que se vérifie l'axiome d'Albert Sorel, historien républicain : l'expression naturelle d'une grande Angleterre, c'est une grande assemblée ; l'expression naturelle d'une grande France, c'est un grand roi. Plus que toute chose humaine, la marine est chose royale. Pour la mener à bien, il faut commencer par retrouver un roi.

Charles Maurras
  1. Ces deux derniers paragraphes sont repris du chapitre XVII de Kiel et Tanger : « Le pouvoir du roi d'Angleterre : nos colonies ». D'autres notations dans le présent texte en sont reprises moins expressément. (n. d. é.) [Retour]

Ce texte a paru dans le numéro 10 (avril 1928) des Cahiers de la république des lettres, des sciences et des arts.

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