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Quatre nuits de Provence

Prologue

La journée va finir sans flammes, j’ai prié qu’on n’allumât point. Que le soir monte avec ses fumées incertaines : le détail, l’accident, l’inutile y seront noyés, il me restera l’essentiel. Ai-je rien demandé d’autre à la vie ?

Donc, çà et là, dans ses transparences divines, traversées de soudaines opacités, le Soir léger et pur se rend, peu à peu, à la Nuit. Sur la pente gauche du ciel, le croissant couleur de perle s’élève, glisse, coule à l’autre versant, pareil aux concessions d’une rêverie fatiguée qui se replie sans hâte et ne faiblit pas sans honneur. Cette face souffrante pourrait décliner en silence. Mais l’accent de sa flamme morte insiste, de très haut, et m’impose, en quelque manière, le ressouvenir du refrain d’un beau chant entendu, il y a de longues années, et qui n’a rien perdu de sa force sur ma pensée. Ses délices renaissent, leur voix remplit mon ciel, devenu tout entier musical et sonore :

Va, mon ami, va,
La lune se lève !
Va, mon ami, va.
La lune s’en va !

L’astre, étonné, a fait une halte apparente. Ma veille est suspendue aussi, mais non le cours de mes pensées qui se précipitent, et les petits flots qu’elles roulent valent en nombre et en vertu les parcelles étincelantes dont l’éther est criblé.

Le glissement lunaire reprend. J’ai quitté la fenêtre d’où je le regardais, et m’éveille sur ma terrasse provençale, un peu scandalisé du temps que je dissipe à subir la révolution nocturne des songes : car je les reconnais pour de simples échos du passé.

Qu’on leur pardonne, ainsi qu’à moi ! Ces hôtes anciens d’une mémoire minutieuse et tenace ont d’abord été convoqués, s’il m’en souvient, comme les témoins du mouvement originaire de ma pensée : ils comparaissent devant moi pour m’aider à écrire un Mémorial intellectuel. Mais je vois bien qu’ils se moquent des témoignages et ne sont animés d’aucun désir étranger à leur joie de vivre ou plutôt de survivre.

N’étant plus rien que ce qu’ils sont et ne voulant rien d’autre, ils marchent et ils parlent, ils pleurent et ils rient sur le théâtre intérieur sans autre objet que de reparaître tels qu’ils furent, non sans se retourner de temps en temps, pour me dire qu’il ne m’est pas permis de les laisser mourir.

Pas plus que moi, ils ne s’étonnent de leur étrange résistance aux forces de ruine. Ils sont fidèles, étant vivaces, et me remplissent à mon tour de l’horreur d’un oubli qui doit les coucher avec moi. C’est pour cela que je redis à mes homuncules si vifs, en les dévisageant et en les nommant un par un :

Va, mon ami, va.

Un seul point me surprend, le charme que je trouve au jeu de mes ombres heureuses.

Mais rien n’en délivre mon cœur, il est le prisonnier de ces figurines d’enfance que durant un demi-siècle je me suis montrées, racontées et presque chantonnées, à moi, il est vrai, pour moi seul…

Va, mon ami, va,
La lune s’en va !

Qu’elle aille ! Seulement ne la suivez pas, vous autres, vieux amis, condamnés à passer comme elle ! Restez, attendez, revenez, pour revivre et briller, pour me baigner encore, pendant ces quelques nuits, d’un rayon du jour éternel.

Première nuit
L'Enthousiaste

Ceci remonte à l’âge où je ne connaissais en somme que le jour.

La première note contraire m’est venue d’une lampe de porcelaine blanche que mon père aimait beaucoup, car il n’en voulait point d’autre pour travailler. En même temps que le verre de vin de Bordeaux qui lui servait de goûter, notre vieille bonne la lui montait au bureau du premier étage, dès que nous revenions du chantier des navires où j’avais joué tout l’après-midi. La petite flamme très pure tournoyait lentement sur l’escalier monumental, qui m’initiait aux premières ombres. Bien que, en ces temps reculés, l’on me couchât avant le repas du soir, je n’ignorais pas que mon père ne laissait à personne le soin de redescendre cette chère lumière. Je l’avais vu, une fois ou deux, la déposer sur la table d’un air heureux. Ce devait être à certains jours de fête oubliés : on m’asseyait, je mangeais ma soupe, on m’envoyait au lit, mais, en suivant Sophie après avoir embrassé père et mère, je disais au revoir à l’urne translucide d’où pointait la petite langue dorée qui faisait la guerre aux ténèbres.

C’est sans doute pourquoi ma veillée du 24 décembre 1873 apporta une déception. La table était chargée de gâteaux et de fruits : raisins secs, raisins frais, dattes, nougats, amandes, azeroles, jujubes. Mais la lampe n’y était point : à sa place, deux longs flambeaux de cuivre, plantés de tristes cierges comme je n’en avais vu que sur les autels.

Ma mère a senti mon regard. Elle dit gravement :

— C’est pour la bénédiction du feu.

Je demande :

— Pourquoi ?

— Pour la Noël, le feu nouveau.

Elle s’est assise. Mon père est à sa droite. Moi, à gauche, agité de pensées auxquelles toute certitude manquait.

Oh ! je savais par cœur que le fils de Dieu était né cette nuit, et que j’allais le voir entre le bœuf et l’âne, les bergers et les rois. J’étais admis à la fête, parce que j’étais grand et que je lisais les lettres fines du journal. Mais la vague solennité imprimée à toutes les choses me pesait. J’en éprouvais un tel souci que les gourmandises nombreuses me tentaient sans trop m’appeler.

Mais, comme Sophie apportait la grosse anguille dorée au four, que l’on sert, aux veilles de Noël, dans nos ports de pêche, je m’étais mis à considérer un certain flacon de muscat avec beaucoup d’amour, et Sophie voulut bien m’en verser un travers de doigt, contre la règle qui réserve le vin doux pour la fin. Ma mère la blâmait, mon père en souriait, mais le feu de l’éclair brillait et courait déjà dans mes veines : je le compare encore à de rapides alternances de lune et de soleil, or liquide, argent vif, qui me chauffaient le cœur, me déliaient l’esprit et d’un seul coup m’ouvraient la conscience et la mémoire toutes grandes. Je suis sûr de n’avoir rien oublié des conversations qui suivirent, et, malgré tant d’années, je les redirai mot pour mot.

Cette extase visible avait mis d’accord mes parents. Ils riaient tous les deux et se rappelaient l’un à l’autre la tribu des petits cousins qui récoltaient ce vin doré et nous l’avaient cédé bon prix. C’étaient des Maurras comme nous. Ils vivaient au lieu dit des Baraques, au Pont de l’Étoile, près de Roquevaire, au bord de l’Huveaune.

Tout Martigues parlant de l’arrivée du nouveau doyen, mon père dit :

— Il est bien jeune, ton curé.

Ma mère répondit :

— C’est un beau défaut, il s’en corrigera tous les jours.

Mon père :

— Il le faudra bien.

Au bout d’un temps :

— Il me paraît enthousiaste.

Le sourire d’accord parfait, à peine revenu, fut troublé, sans pitié, d’une voix perçante :

— Dis, qu’est-ce que c’est qu’enthousiaste, papa ?…

Je m’adressais à lui, dès que je le pouvais, comme à un trésor d’explications, toujours prêt à se répandre sur mes curiosités rallumées. La veille, sur la route, au retour de la promenade, deux chasseurs m’ayant intrigué, l’un par la forme de son fusil, l’autre par un cerceau de couleuvres sanguinolentes qu’il portait au bout d’un bâton, mon père prit l’arme, l’ouvrit, la démonta et me donna l’idée du chargement par la culasse avec une clarté que je n’y mettrais pas aujourd’hui. Passant aux reptiles, que je ne connaissais que par mon arche de Noé, il m’en fit l’histoire naturelle en quelques mots dont le sens brilla et dura.

Ces leçons mémorables me remplissaient de confiance, de courage, d’avidité. Mais est-ce qu’enthousiaste allait être plus difficile à expliquer que fusil Lefaucheux ou serpent ?… Quatre yeux, inquiets jusqu’au désespoir, semblaient accuser le questionneur d’exigence. Mon père, soucieux, méditait-il le vers d’Ovide :

Est deus in nobis, agitante calescimus illo 1 ?

Le dur, c’était de l’expliquer. Moi, j’étais bien tranquille, car enfin mes parents avaient employé ce mot, ils devaient savoir ce qu’il voulait dire !

La réponse vint. Claire ?… Un peu moins que d’habitude, d’abord.

Mon père commença par me regarder de côté et même en dessous, en assurant qu’il répondrait dès que je lui aurais répondu :

— Que dis-tu au Bon Dieu avant de te coucher ?…

Je récitai sans faute :

— Mon Dieu, je vous donne mon cœur, donnez-moi le vôtre, rendez le mien semblable au vôtre.

— Et alors, dit mon père, qu’arrive-t-il ?…

— Je ne sais pas.

— Tu le sais très bien. Quand tu as bien fait ta prière, le lendemain tu es bon et sage, et tu as plaisir à l’être. Ton bon ange est content, tu es content comme lui : tu es gentil avec ta mère, avec moi, avec Sophie, avec ta marraine, avec Marie de l’Enclos, c’était la paysanne, avec Baptistin, son mari, avec Michel et Maria, leur fils, leur fille, avec Fidèle, Tom, nos chiens, avec Pattelon, mon chat, avec tout le monde.

Cette énumération me plaisait sans me plaire et me donnait le sentiment qu’enthousiaste était loin ; on m’amusait : voulait-on me le faire oublier ? Ma petite figure devait se contracter, je le sentais bien !

Mon père reprit :

— C’est alors que le Bon Dieu t’inspire toutes sortes de bonnes idées. S’il t’envoie un pauvre ou s’il s’habille en pauvre lui-même et que tu lui portes notre sou, tu en ajoutes un de ton fonds, et son remerciement te fait sauter de joie.

— Alors, ENTHOUSIASTE, c’est mon bon ange, dis ?…

— Un peu, pas tout à fait.

C’était justement là le type de réponse qui m’exaspérait.

— Ou bien, est-ce comme mon pauvre frère Romain qui est au ciel ?…

— Pas tout à fait non plus. Ton frère et ton bon ange te bénissent quand tu es ainsi, mais ton EN-THOU-SIAS-ME est en toi, il est à toi, ne vient que de toi et du Bon Dieu qui est partout, même dans toi ; c’est ce qu’il faut que tu comprennes.

Je ne comprenais pas très bien.

Pour mieux serrer le mot et la chose, il parla alors de mes transports. Nous appelions ainsi les grands élans que je prenais pour lui sauter au cou, le bond que je faisais pour voler dans les bras ouverts de ma mère.

— Alors, dis-je, Monsieur le Curé fait des transports ?…

Si jeune que fût ce curé, j’avais peine à me le figurer sautant au cou de qui que ce fût.

— Non. Ce que tu nous fais parce que tu nous aimes, un prêtre enthousiaste le fait vers le Bon Dieu. Il le fait sans remuer, en priant, en Le regardant.

J’ouvrais de grands yeux. Ma mère suivait le dialogue et le surveillait attentivement. J’ai su depuis que mon père était loin d’égaler ou même de partager sa foi. Satisfaite et ravie, presque étonnée du tour qu’avait pris la leçon, mais doutant que j’eusse compris, elle accourut à l’aide.

J’avoue que ses paroles ne me parurent saisissables que par degrés. Il me souvient des mots, confusément du sens. Elle parlait de la bonté qui, animant les hommes de bien, par exemple un bon prêtre, le mènent si loin et si haut qu’il en perd de vue les petits morceaux de boue de la terre…

Ces termes figurés m’auraient laissé perplexe si l’accent de sa voix ne m’eût fasciné, d’autant mieux que le geste des mains, dont elle accompagnait l’admirable éclair de ses yeux, semblait verser, comme eux, des pointes de belle lumière. Ce geste ascendant et rythmé, qui partait de son cœur et qui s’élargissait en forme de gerbe, me rendait à peu près sensible l’acte du bon curé qu’un feu intérieur jetait à la poursuite et à la conquête des autres cœurs ; mais, s’élevant tout seul, pour montrer le chemin, il s’arrêtait pour leur faire signe et retourner vers eux comme la pointe du jet d’eau qui retombe dans le bassin.

… On est prié de me pardonner ces longueurs manifestes, qui me sont douces. Les lentes arabesques dessinées sur le mur par le mouvement musical des mains de ma mère s’échappaient et se délivraient en spirales légères qui me soulevaient avec elles, plus haut que le toit des maisons, la cime des collines, des clochers et des tours. Ainsi me sentais-je ravi au rendez-vous supérieur de toutes les merveilles entendues, lues et peintes, que j’appelais tout bas le ciel : beau ciel qui tantôt se brisait contre le plafond de la salle, tantôt le perçait et l’ouvrait pour laisser voir la Vierge habillée de rayons qui donnait le sein au petit Jésus : notre jeune curé était agenouillé avec dévotion devant elle, et toute la paroisse derrière lui.

Que fallait-il de plus ?… J’avais voulu savoir : savais-je, ne savais-je pas ?… Le muscat aidant, je m’endormis de tout mon cœur.

Quand je rouvris les yeux, la Crèche, qu’un rideau m’avait cachée tout à l’heure, brillait de nombreuses lumières ; les rangs de petits cierges alternaient avec des soucoupes où germait le blé vert. Des tapis de mousse profonde figuraient la prairie devant l’étable et le berceau, un blanc nuage de farine jouait le champ de neige, et des miroirs, semés de-ci de-là, annonçaient le gel des ruisseaux. Un peuple de statuettes rustiques apportait ses présents à l’Enfant Jésus, et, devant lui, Sophie psalmodiait à demi-voix des Noëls dont je reconnus certains couplets : celui de l’hôtelier qui refusa d’ouvrir à la Vierge et à saint Joseph parce qu’il s’était déjà levé trois fois ; le Noël des Rois Mages sur leurs chameaux chargés de gardes du corps et de pages ; enfin le Noël de la décision, le plus beau, celui qui met en marche les bergères et les bergers en chœur,

À Betelèn
Toutis ensèn !

L’air uniforme auquel étaient pliées toutes les chansons de Sophie mettait ma mère en belle humeur.

— C’est, dit-elle, Femme sensible sur l’air de Malbrouck.

Elle me prit sur ses genoux et me fit croquer une datte dont elle avait enlevé le noyau, qu’elle tournait et retournait, devant mes yeux vagues, pour me faire admirer un petit O sur le revers.

— Cet O est marqué là, dit-elle, depuis la halte sous le palmier, dans la fuite en Égypte. Quand le petit Jésus aperçut les beaux fruits, il se mit à crier : O ! O !

Je ne sais si l’historiette satisfaisait mon père. Il exposa des vues assez précises sur mon éducation. Bien que je n’eusse pas six ans (on disait : six ans moins un quart), le jeune curé lui avait promis de me mettre bientôt au latin.

— N’est-ce pas trop tôt ?… dit ma mère.

— Ce n’est jamais trop tôt. Et puis j’ai demandé aussi qu’il soit enfant de chœur. Il le sera, je l’ai été. J’y tiens. Mais je veux que, en servant la messe, il se rende un peu compte de ce qu’il chantera.

— C’est cela, reprit ma mère, il ne dira pas de sottise au Bon Dieu.

C’était un de ses grands soucis, elle ne priait qu’en français.

— Amen, dit mon père en riant.

Nous étions, ce soir-là, à dix jours de sa mort. Un coup de froid nous l’enleva, le 3 janvier, à soixante-deux ans. Je le revois, l’œil brillant, le rire subtil, la voix jeune. Ma mère, plus grave, m’intimidait souvent. Lui, jamais. Je n’éprouvais pas le besoin de lui faire ma cour.

Cependant, je me retournai vers elle, ayant grand soif :

Maman, donne-moi une goutte de ta bonne eau.

Je trouvais un goût délicieux à l’eau de son verre où il ne tombait pas une larme de vin. Eus-je satisfaction ?… On commençait à me trouver bavard. Je me rendormis peu à peu.

Mais je fus réveillé encore. Il était beaucoup plus tard. La belle figure romaine de mon père s’inclinait avec une sorte d’inquiétude sur mon petit lit. Avais-je un peu trop remué ?… Des coups nombreux tombaient du clocher de l’église de l’île, de l’autre côté du canal. À la réplique, je comptai jusqu’à douze. Le doigt levé pour m’instruire encore, mon père dit :

— Minuit.

Debout dans la demi-ombre, ma mère ajouta :

— L’heure du mystère.

D’un bond, je fus sur l’oreiller :

— Qu’est-ce que c’est, l’heure du mystère, maman ?

— L’heure des loups. Va, dors ! Ils ont parlé ensemble. J’obéis. Fut-ce récompense ?…

Cette nuit de Noël porta en couronne un beau rêve.

Je me revois habillé d’un costume d’enfant de chœur, aube blanche, robe rouge, calotte rouge, dans notre église illuminée, mais parfaitement vide. Sophie, me tenant par la main, me conduit à l’enthousiaste jeune curé. L’étole en croix sur la poitrine et la chape au dos, il officie pour moi seul, afin de m’apprendre à tenir, à garnir et à balancer un bel encensoir de vermeil, dont les chaînettes, entrechoquées, élèvent le son clair et pur souvent entendu à la messe, – tin ! tin ! tin ! – que le Songe nomme tout bas ma leçon de Latin.

Deuxième nuit
Chœur des étoiles

Comptons.

De ma Noël de 1873 à celle du bel an de Dieu 1929, comme disent nos Almanachs, il a bien dû couler quelque chose comme vingt mille de ces grandes nuits du Midi que Racine trouvait plus belles que les jours de Paris ! En raison de mon temps d’expatriation volontaire, à peine en aurai-je connu un faible tiers.

Si je les ai quittées, me quittèrent-elles jamais ? Leur splendeur générale ni leur feu singulier n’aura cessé de se déployer sur ma vie.

Entre toutes, il me convient de n’en pouvoir oublier une, qui, dans la huitième année de mon âge, m’introduisit au ciel étoilé.

Un soir d’été, à Roquevaire, Sophie, en nous couchant, m’avait confié la nouvelle : nous irions à la Sainte-Baume le lendemain. Un char à bancs conduit par un nommé Vernis, de la Destrousse, nous chargerait de très bonne heure, sans doute au milieu de la nuit, afin d’être là-haut avant le soleil… Elle n’eût point à m’éveiller. J’avais gardé les yeux ouverts dans une pénombre embaumée où j’entendais mon jeune frère gémir, se plaindre, s’étirer…

Nous allions remonter le ruisseau sacré de l’Huveaune, nous allions voir perler et bouillonner, sous leur roche-mère, les chaudes larmes du ruisseau de la Pénitence… D’un certain magister le rat tenait ces choses. 2

Je tenais celles-ci de la maîtresse de pension de ma mère, ancienne amie de la famille, personne érudite et pieuse, qui, m’ayant pris en amitié, aimait à me décrire les innombrables pèlerinages de la Provence, qu’elle savait sur le bout du doigt : la Sainte-Baume la rendait d’autant plus éloquente qu’elle n’y manquait pas d’y flétrir la présence sacrilège d’une prétendue statue de la Clairon provenant du tombeau de M. de Valbelle. Je buvais ces récits, m’y embrouillais un peu et finissais par faire d’étroits rapprochements entre la Pénitente éternelle, accroupie dans les bois sous le voile doré d’une chevelure brillante, et cette actrice parisienne, amie, amie coupable, du grand seigneur libertin. Je savais bien laquelle était, matin et soir, transportée par les anges, mais je n’étais pas sûr que l’autre ne l’eût pas rejointe en leur compagnie. Ces mélanges d’historiette et de religion étaient si forts et si durables qu’ils se réveillèrent, aux années suivantes, quand nous recommençâmes la même excursion ; mais, à la première, tout fut dominé par un phénomène physique.

Je me frottais les yeux. Nous nous levions tous deux. Quelques petites lampes erraient autour de nous, pour éclairer, sous des angles inattendus, certains paniers de provisions, ficelés de la veille, en ligne au bas de l’escalier ; plusieurs autres étaient reconnus à tâtons. Je sentis une grosse main velue me tirer au dehors. C’était le cocher Vernis, presque irrité de nos lenteurs. En même temps, ma mère me poussait en avant. Puis, sa voix s’éleva :

— Mais regarde ! regarde !

Une fraîcheur légère et caressante nous venait de la grande porte, ouverte sur l’arc de la nuit. Je levai la tête, et reculai, plus qu’ébloui, transverbéré, car, de la profondeur de ces fraîches ténèbres, très loin, très haut, l’invraisemblable multitude de disques d’or, cloués sur un ciel sec et sombre, déployait, devant nous, les cercles convergents de leurs myriades de feux, et ces lumières suraiguës, ces flammes qui perforaient et qui déchiraient, étaient bien différentes des pâles feux crépusculaires que j’avais vus suinter de la paix des beaux soirs : leurs épis flamboyants poussaient comme des épées et des piques sur le tremblement de mon cœur. Quelle angoisse ! Elles étaient trop, accouraient de trop de côtés… L’universel assaut inévitable imposait, après une véritable épouvante, je ne sais quel hébétement douloureux. L’effet en était si puissant que je faillis tomber à la renverse. Sophie m’avait vu chanceler, elle crut à quelque malaise, et se frappant le front, gémit d’avoir oublié que je craignais la voiture. Jugeant que l’odeur du cuir et du crottin produisait déjà son désastre, elle courut à la cuisine et rapporta en triomphe le remède infaillible contre toutes les formes de mal de mer.

Rien de plus simple. Figurez-vous un gros grain de sel de cuisine replié avec soin dans un papier gris, fort rugueux. Elle le suspendit à mon cou comme une médaille, assez bas pour toucher le creux de l’estomac. En même temps, elle murmurait des paroles de dévotion (ou de magie) dont je n’ai conservé qu’une rumeur farouche et vague.

Le fait est que cela suffit. Raffermi et remis d’aplomb, je marchai comme un petit homme, pénétrai la Nuit sans effroi et m’installai dans le char à bancs comme si des millions de lieues d’espaces stellaires ne m’eussent point vidé leurs torrents de flammes dans le cerveau. Équilibre. Assurance. Possession de moi absolue.

Le remède avait donc agi. Amulette ? Imagination ? Ou quoi ? Ni les ressauts du char sur la pierraille de la montée, ni la grêle des flèches d’or qui nous suivit jusqu’au matin, ni même cette haute et lente sensation du vertige dont nous pénètre le déplacement régulier des sphères célestes ne m’imposèrent le moindre trouble physique. Mon œil ravi put suivre en paix l’essaim douloureux des globes sublimes, qui s’envolait en bon ordre au-dessus de nous. Peu à peu, devenu familier de leur majesté, je m’appliquai à reconnaître et à nommer quelques-uns de ces ornements de la Nuit dont j’avais aperçu les figures sommaires dans l’atlas de camarades plus avancés : les Ourses, la Polaire, le Bouvier sous-tendu comme un cerf-volant, Cassiopée en forme de chaise-longue, et cet interminable chemin de Saint-Jacques qui part du bas du ciel et monte en serpentant vers des hauteurs confuses dont j’ambitionnais de connaître, quelque jour, le terme et le sens. Je regardais, sondais, cherchais. Toute mon âme se perdait d’admiration, de curiosité, d’espérance.

Pourquoi faut-il que mes notions de la carte du Ciel aient si peu avancé depuis ? Comment ai-je pu demeurer à l’état flottant, sans accéder jamais à cette Reine des sciences, autrement qu’en badaud et admirateur du dehors ? Ni mon vieux maître Anatole France, ni Camille Flammarion, que je dévorai de bonne heure, ne réussirent à m’embaucher dans leur troupe d’initiés. Toute vie est faillite, mais entre tant de desseins que j’aurai formés, il m’est physiquement pénible d’avoir laissé tomber celui-ci. Comme, si je tire ma montre, il m’intéresse de concevoir avec précision que les rapides de Marseille et de Paris se croiseront en un tel point, entre telles gares dont je sais les noms, il me plairait et conviendrait de pouvoir, à toute heure de jour et de nuit, en quelle juste maison des cieux l’inflexible étoile du Nord, de sa fronde certaine, lance et loge à coup sûr telle et telle constellation !

Le regret de mon ignorance s’accroît du souvenir des splendeurs généreuses qui s’étaient prodiguées à moi, du haut de la nuit : n’avaient-elles pas éloigné toute horreur, tout vertige ? substitué au trouble des yeux et du cœur les sécurités de la connaissance, les joies de la nomenclature ? et, du compte paisible de la haute merveille, éclairé déjà mon esprit ? Mais je ne peux non plus m’empêcher de me demander si mon premier trouble eût été dissipé aussi vivement sans l’aide, le concours et la médiation du pauvre petit grain de sel de Sophie : n’est-ce pas lui qui, le premier, arrêta ma panique ? Ne m’a-t-il pas rendu la liberté, la paix de l’admiration ? Un gris-gris ? Ce n’est pas impossible. Je ne garantis point que les paroles bredouillées par Sophie quand elle m’ajusta son collier de sel aient été absolument orthodoxes.

Et, si j’en doute, c’est à cause d’une scène de petite sorcellerie à laquelle, bien malgré elle, mais par elle, j’assistai peu après.

C’était toujours dans notre jardin de Roquevaire. Elle souffrait d’une rage de dents, tous les remèdes échouaient.

— Émilie, dit-elle enfin à la jeune bonne, vite, vite ! va dire à ta mère de m’enlever le mal aux dents.

Émilie s’éloigna en courant dans la direction de la tannerie toute proche, où son père, homme barbu, nu jusqu’à la ceinture, raclait des peaux de bête dans un air empesté. Flairant quelque mystère, je demandai à accompagner Émilie, en expliquant que j’avais des coléoptères à chercher dans le tan : on n’avait qu’à fouiller un peu cette poudre d’écorce de chêne, pour mettre au jour de superbes rhinocéros gros comme le pouce et dont la dure élytre brune donne une idée de force géante. Cette fois, je laissai les énormes petites bêtes où elles étaient et suivis Émilie jusque chez sa mère. La patronne de la tannerie logeait au premier. Sur les murs de la salle-cuisine, étincelait, en images d’Épinal, la galerie multicolore des grands hommes de la démocratie : Gambetta, Thiers, Pelletan le père, Garibaldi, Esquiros, et bien d’autres…

— Mère, dit Émilie, Sophie a mal aux dents, il faut le lui ôter, elle m’envoie vous le demander.

La vieille femme était assise sur une chaise basse. Elle se leva lentement, jeta trois sarments sur la cendre du foyer, trois bûches sur les sarments, emplit d’eau une marmite qu’elle mit à bouillir et, au premier frémissement, y projeta trois pierres rondes… Cette absurdité me rendait béant. Elle, à croppetons, et l’œil clos, se prit à faire à toute vitesse un nombre incroyable de signes de croix à rebours, en versant, avec la même rapidité, un flot de hautes paroles incompréhensibles, qui ramenaient constamment la voyelle arabla fla, rabla, fla, fla, c’est ce que j’en ai retenu. La cérémonie fut très longue. L’eau était presque évaporée quand la sorcière, armée de pincettes, saisit les galets un par un et les rejeta derrière elle, d’un air inspiré.

— C’est fait, dit-elle à sa fille, le mal aux dents est enlevé, tu peux l’aller dire à Sophie.

Quelques minutes plus tard, Sophie nous en faisait part elle-même.

Le grain de sel de la voiture est-il sorti du même sac que ces diableries ? Ou faut-il y voir une innocente superstition paysanne ? De toute façon je suis sûr que mon père eût énergiquement réprouvé ce recours équivoque et superstitieux : les sorciers, les enchanteurs et les diseurs de bonne aventure lui paraissaient fort à leur place dans la musique et la poésie, il les chassait implacablement de la vie. Le premier livre dont il m’eût fait présent fut un volume des Contes de Perrault : il faisait beaucoup de cas de ces jolies fables, mais n’eût jamais souffert qu’on négligeât de les traiter de contes faits à plaisir. Un remède de bonne femme, une histoire de revenants l’horripilaient. Avait-il tout à fait raison ? Cette haine des préjugés était-elle sans préjugé ? Il m’est arrivé de penser que notre vieille servante, accordée dans son cœur à tels secrets qui lient le monde, fidèle au merveilleux de son enfance et de son pays, n’avait peut-être pas tout à fait tort non plus contre l’homme du dix-neuvième siècle qu’elle appelait, en pleurant, le pauvre Monsieur.

Troisième nuit
Les Degrés et les Sphères

Deux mois plus tard, l’heure sonnée de mes études secondaires nous conduisit dans cette ville d’Aix, que l’on appelle bonne, qu’il faudrait dire belle ; mais sa gravité me glaça. Je ne l’ai aimée que de longues années après l’avoir quittée. Il est vrai que j’ai dû finir par reconnaître à ses hautes façades, aux balcons et aux cariatides de ses vieux hôtels, plus d’une affinité avec le caractère de ma petite ville natale et, même, de façon profonde, avec les éléments de ma propre pensée. Cela ne s’est éclairci que plus tard.

J’avais appris avec une véritable consternation que nous habiterions, comme mes cousins de Marseille, une tranche de maison, un étage…

— Au premier, me disait-on.

— Eh ! quoi, même pas au rez-de-chaussée ? Pas de plain-pied avec une rue, un quai, une place ?

— Mais, répondait ma mère, nous allons être sur la place des Prêcheurs.

— Est-ce une place où l’on s’amuse ?

— Tu t’amuseras au collège.

Cela m’entrait mal dans l’esprit.

Quand je récapitule ces neuf années pleines de lumière où, par la grâce d’Aix et de plusieurs Aixois, tout me fut découvert sur le plan de la connaissance, je ne puis me défendre néanmoins de noter quelle diminution cette vie nouvelle entraîna, sur un autre plan, très caché.

Jusque-là, nous avions passé à Martigues l’hiver entier, la première moitié du printemps, la seconde moitié de l’automne, nous réservions à Roquevaire le plein de la belle saison ; mais dans cette vallée de l’Huveaune, comme au bord de l’Étang de Berre, je menais une vie dont j’éprouve aujourd’hui quelque confusion à déterminer la nature.

D’après tout ce que j’ai pu voir, il y a peu d’enfants dont on se soit plus occupé. À la différence de mes deux frères, aîné et cadet, j’étais né chétif, maigre, hâve et de peu de poids, mais assez éveillé et décidé à vivre. Je jouais bien, me battais bien. Dans la bande nombreuse des petits garçons et surtout des petites filles qui prenaient leurs ébats, dans les après-midi d’hiver, devant la maison, sur le Quai natal, il y en avait peu d’aussi remuants. Je n’obéissais qu’à ma mère, mais il est vrai, au seul mouvement de ses yeux. Un de mes grands plaisirs était de la deviner ; un autre, de me faire son petit perroquet. Elle disait un soir que les autres mamans rentraient leurs poulettes et qu’elle allait rentrer son coq. Le lendemain, au couvre-feu, je n’eus rien de plus pressé que de déclamer :

— Mesdames, vous pouvez rentrer vos poulettes, maman rentre son coq. Le coq s’était choisi une petite femme

Et lui faisait sa cour
En jouant du tambour.

Elle en avait mal à la tête, et s’en plaignait à fendre l’âme. Je lui disais avec passion :

— Marie, quand nous serons grands, tu te feras religieuse. Moi, je me ferai prêtre. Ainsi nous nous verrons souvent.

Une petite fièvre ne cessait de m’agiter, paraît-il. C’était peut-être ce qui me rendait attentif à toute chose avec un mélange d’application et d’impatience. T’oupiles, me disait Sophie : tu t’acharnes ! Son opinion était que je finirais par tuer un âne à coups de figue.

On n’aurait fait que rire de mon mouvement perpétuel sans le mal que l’on avait à me nourrir. Je ne voulais de rien. Après un sevrage tardif, au bout duquel j’avais eu grand’peine à comprendre que mon lait avait été donné au petit Jésus, qui ne le rendrait plus, nul aliment ne me tentait. Je n’aimais ni les sucreries ni les salaisons. Il fallait la croix et la bannière ou, comme disent les Provençales, il fallait faire pèlerin, pour m’imposer la plus insignifiante becquée. Ma mère demandait ou faisait demander presque chaque jour à nos bons voisins, les André, les Arnauld, les Granier, rangés sur le Quai près de nous, s’ils n’auraient pas à table quelque chose de bon pour son petit qui ne mangeait pas : alors étaient mis à mes pieds tous nos plus magnifiques butins de terre et de mer, pyramides d’oursins, jattes de champignons ou bottes d’asperges sauvages, amandons plus jeunes et plus frais que des amandes vertes (car la tendre coque se mange, et elle est délicieuse), fèves fraîches au jambon froid, laitues longues qui se grignotent toutes crues avec un peu de sel, gratins dorés de sardines et d’épinards, daubes aromatiques, pot-au-feu succulents comme on n’en trouve pas dans le Nord de la France, qui n’y met que du bœuf : ici, en plus du bœuf, du mouton et même du porc, représenté par de grosses saucisses salées avec des pattes de poule pour la liaison.

— Et, vraiment, me dira Daudet, vous aviez le cœur de refuser tant de bonnes choses ?

Je refusais toujours et tout : le cochon rôti à la sauge et le pilau de crabes, la vinaigrette de foie de rougets et la caillette de foie de porc, les loups grillés et les soles frites à l’huile d’olive, les olives, même farcies, et ces larges turbots nommés, à la grecque, des rhombs. Je refusais les bouillabaisses de poissons de Saint-Pierre, de rascasses et de baudroies, dorées d’un beau safran, ou bien noires comme l’Érèbe en raison des petites seiches que l’on y plonge, dignement rehaussées d’une sauce au piment dite rouille qui n’a point volé sa réputation de réveiller les morts. Ni saveur, ni arôme ne me mettaient en appétit, et Sophie prononçait que je n’avais ni goust ni gousto, trope hardi m’attribuant une insipidité qui n’était qu’indifférence et dégoût.

Mais commençant à me connaître, cette savante fille s’était ingéniée, et elle avait trouvé ! Armée d’une simple soupe de riz à l’eau, elle allait s’asseoir dans une des barques nombreuses amarrées devant nous et, comme je m’y précipitais pour y sauter aussi, elle m’arrêtait : je devais payer le passage, avaler une cuillerée. Puis elle enjambait le bordage de la barque suivante, sans me permettre de l’y suivre qu’au même prix marqué. Combien de fois le jeu recommençait-il et dans combien de barques jusqu’au suprême grain de riz ! Ainsi arrivait-il de remonter le Quai jusqu’à la maison du curé, mais non sans que j’eusse tenté de forcer le passage, elle inexorable et plus forte ! Trempée et ruisselante, à demi morte de fatigue, mais couronnée et victorieuse, brandissant le trophée de l’assiette vide, elle me ramenait pendu à son tablier, recevant d’un air de déesse les compliments et remerciements mérités.

Mais elle exploitait la victoire en m’obligeant à écouter de longues moralités sur la prodigieuse méchanceté de l’enfant qui refuse la nourriture alors que tant de pauvres pleurent parce qu’ils n’en ont pas : elle me citait ceux que je voyais tous les jours, deux petits Savoyards, ramoneurs, décrotteurs et mendiants, Cyrille et Jean-Marie, ou, pour me faire plus de honte, elle remontait à sa vieille petite enfance des froides montagnes de Die, certains hivers pleins de loups et de neige, où ses frères et elle n’avaient guère que du pain noir avec un peu de porc salé. Par bonheur, son allégresse d’imagination et de cœur savait vite verser au tableau de misère un trait de soleil clair et gai : par exemple l’histoire d’un pauvre hère de chez nous, ivrogne et malchanceux, qui avait rarement de quoi faire manger les siens ; alors, au plafond de leur galetas, par un bout de ficelle, ils pendaient un anchois, leur unique bien, et père, mère, enfants, dansaient et chantaient tout autour, puis, munis d’un croûton, qui passait de main en main, essayaient de racler au vol une bribe du petit poisson qui sautait mieux qu’eux.

— Mais, disais-je, Sophie, est-ce que tu ne crois pas que la ficelle est un peu forte pour tenir un petit anchois ?

— Ils doivent la mettre très fine, répondait Sophie imbattable.

— Mais alors, en dansant, qu’est-ce qu’ils chantent, Sophie ?

— Qu’est-ce que tu veux qu’ils chantent ! La chanson de Quichet, naturellement !

Les Provençaux nomment quichet de l’anchois broyé, esquiché, qu’on étend sur une large croûte de pain et qu’on présente à un feu rapide. Ceux qui préparent cette rôtie ont le droit immémorial de chanter en famille :

Quicho, papo !
Quicho, mamo !
Quichen touti !

Broyez l’anchois, papa ! Broyez l’anchois, maman ! Broyons-le tous ensemble !

Sophie avait raison : qu’eût-on chanté de mieux autour de l’anchois suspendu ! Presque aussi insensible à la faim de ces pauvres qu’à mon propre devoir de boire et de manger, j’aurais bien voulu entrer dans leur ronde ! Il n’y avait que le mouvement qui m’intéressât.

Sophie avait un peu moins à faire l’après-midi, au chantier des navires où elle me menait, si le temps était beau. Là, quand j’avais bien regardé le charpentier fendre son bois ou le scier de long, le calfat manier le rabot, chauffer la poix, caler l’étoupe, ce bon air imprégné de sel, de goudron et de tan m’aidait à faire honneur, sur le coup de quatre heures, à ma côtelette dorée. Pourtant je n’y touchais qu’à la condition qu’il me fût permis de la partager avec un petit camarade de mon âge qui apportait, pour son écot, une poutargue incomparable. Il s’appelait Fouquet. Son père était un Fouque, pêcheur mort en mer, si j’ai bonne mémoire : le bateau lui avait passé dessus ; son grand-père, marchand voilier, disait l’enseigne peinte au dessus de leur magasin.

Nous sommes restés bons amis toute notre vie, Fouquet et moi. Nous ne nous sommes perdus de vue qu’il y a un an parce qu’il s’est donné le tort de mourir le premier. Quand les vacances me ramenaient, nous ne tardions point à nous rencontrer dans la grand’rue, sur quelque pont. On s’arrêtait, et l’on causait. Il n’omettait jamais de rappeler nos âges : — Quarante… Cinquante… Soixante… Soixante et un… Nous étions rarement d’accord sur le compte, car il portait l’année en cours et je ne chiffrais que la révolue. Ce retard l’étonnait. Il se voyait père et grand-père, au lieu que, au laps des mêmes années, je me suis contenté d’amasser et peut-être d’enseigner un peu de sagesse. Mais la vue de Fouquet avait la vertu de me rajeunir, et je nous revoyais, lui et moi, dans la fleur de notre cinquième ou sixième année.

Croira-t-on (mais la méchanceté du monde n’est pas d’hier) qu’en ces temps pastoraux Fouquet fut la victime d’une calomnie, quelques jaloux ayant prétendu qu’il avait donné un coup de hache à sa petite sœur au point de lui trancher ou, selon d’autres, de lui entailler le doigt ? Il n’y avait pas un mot de vrai. Doux, gentil, incapable d’une violence, tel j’ai toujours connu Fouquet. Mais, si mensongère fût-elle, cette rumeur rendait ma vieille Sophie soucieuse. Elle savait très bien qu’il ne lui fallait pas exagérer ses précautions ni ses défenses, car, sans Fouquet, il n’y aurait plus moyen de me faire goûter… Et, d’un autre côté, l’affaire comportait une hache, une arme ; toutes les armes inquiétaient Sophie. Elle ne voulait pas voir un fusil. L’assurait-on qu’il n’était pas chargé :

— Chargé ou pas chargé, j’en ai peur.

C’était un principe.

Donc, existait-il une hache à la disposition de mon petit ami ?

— Fouquet, dit-elle, mount’es lou picoussin, où est la hache ?…

À l’oustau, répondit Fouquet. À la maison.

De plus en plus préoccupée, elle soupira, réfléchit et dit :

Vai lou querre, va la chercher.

Fouquet apporta la hache, que Sophie plaça à ses pieds.

Aro, dit-elle, anas jouga. Maintenant, allez jouer.

Nos jeux nous rejetaient parfois du côté des grandes personnes. Sophie craignait qu’à la faveur de quelque bataille l’instrument dangereux ne fût dérobé. Elle le ramassa, s’assit dessus, et, désormais tranquille, reprit, non sans majesté, son tricot.

… Attarderais-je ce récit à des babioles pareilles si je n’avais l’espoir qu’elles éveilleraient chez d’autres la mémoire attendrie d’une élite de bons serviteurs tout pareils ?

La servante au grand cœur ?… Mais non, ce n’est pas ça : pas du tout ! Cette emphase, ce ton, Sophie en aurait ri. Les âmes sont plus simples et, ainsi, tellement plus belles ! Ni la mélodramatique tension baudelairienne, ni même l’émotion savamment filée de Lamartine dans son beau livre de Geneviève ne correspondent à la vérité.

Notre Sophie avait peut-être essayé de vivre sa vie. Le certain est qu’elle a vécu, tout naturellement, la nôtre, et la mienne d’abord. Nos joies étaient ses joies, nos revers siens, siennes nos épreuves ; tout cela lui appartenait comme à l’écorce l’arbre, au fossé le talus. Elle défendait nos intérêts mieux que nous. Je la vois sur le pas de la porte, achetant du poisson ou quelque article de ménage, et mon père, qui rentre, entend un gros prix. Il s’approche, s’étonne, mais, s’il examine l’objet, — Cela, dit-il, le vaut. Le marchandage est arrêté net, mais cette métaphysique de la valeur a mis Sophie hors d’elle. Elle nous en reparle après de longues années, les bras au ciel, et accusant le pauvre Monsieur de n’avoir jamais su acheter.

Incapable d’une indélicatesse ou d’une fraude pour son compte, la seule idée de notre avantage lui compose une sorte de raison d’État domestique, ses droits en étant élargis ou ses scrupules relâchés.

Née catholique, et le sachant, car les protestants sont nombreux dans son pays, elle n’était pas dévote, mais très croyante. Tout aussi souvent que ma mère et mes tantes, elle répétait : Si le Bon Dieu veut, l’humble formule conditionnelle mise à tous leurs moindres desseins. En revanche, une autre formule qu’elle tenait de sa propre mère, et qui lui servait de prière du matin et du soir, nous déroutait complètement. Elle était seule à la comprendre. Ce n’était pas du français. Ce n’était pas du latin. Haut-provençal ? Dauphinois ? Les mots en étaient tous si serrés et si imbriqués les uns aux autres qu’il était impossible de les détacher. Il nous fallut à ma mère et à moi, après bien des audiences, de pénibles efforts de décortication pour réussir à isoler les deux versets qui précédaient l’Ensinsoiti (moyenne prise entre l’Ensinsiegue de langue d’oc et l’Ainsi soit-il de langue d’oui). Le reste demeurant tout à fait inintelligible, ce finale disait :

matin e sèr
jamai verrai la flamo dis Enfer.

Quel n’a pas été mon étonnement, lorsque, un grand quart de siècle après la mort de Sophie, j’ai rencontré les mêmes paroles au terme de l’antique et rustique oraison que sauve de l’oubli un beau livre de Mme Léon Daudet 3 !

Cette prière, dit Pampille, doit venir du fond des siècles de l’Histoire de France, avec son charme étrange et son mystère de sous-bois. Je la transcrirai après elle :

Trois vierges, trois saints
S’en allaient en pleurant
Rencontrèrent le petit saint Jean
— Où allez-vous ?
— Je vais voir le petit Jésus
Mort sur la croix
Les pieds cloués
Les mains attachées
Le côté percé
Une couronne d’épines sur la tête.
Ceux qui diront cette prière
Soir et matin
Jamais ne verront la flamme de l’Enfer.

Sans doute ce finale peut servir de passe-partout à beaucoup de formules pieuses. Mais je crois être sûr de me rappeler que Sophie bredouillait au commencement quelque chose d’assez pareil à tres viergi, tres sant… Quoiqu’il en soit d’un souvenir sans certitude, de telles coutumes religieuses initient au milieu natal de Sophie. Ses parents devaient être de très bonnes gens de la plus vieille souche de notre robuste paysannerie montagnarde. Elle-même m’a raconté que sa mère, appelée Jeanne, se rappelait fort bien la Révolution :

— Ah ! mes enfants, que vous ne voyiez plus ce que nous avons vu !

J’étais déjà grand garçon qu’un abbé doctrinaire étonnait Sophie et même l’indignait en prétendant que la Révolution continuait encore :

— Mais, lui demandait-je, Sophie, qu’est-ce que c’était que la Révolution ?

Bonne philosophe, elle mit au présent le temps de ses verbes :

Es quand touti se tuion ! C’est quand tout le monde s’entre-tue.

Partie à quinze ans de la Motte-Chalençon, elle avait fait, de place en place, de maison en maison, une cinquantaine de lieues en zigzag, dans la direction d’Avignon, qui semble avoir été l’acropole de sa jeunesse avec sa Grand’place et son Jacquemart, qu’elle prononçait Jacoumart, avec un ou presque muet. Malgré le séjour qu’elle y fit et ses stations du Rhône et de la Crau, avant l’arrêt définitif dans la région de nos Étangs, elle avait gardé certains accents de sa montagne et disait de pèn au lieu de de pan, la mèn au lieu de la man… À ces nuances près, je lui dois, comme j’en ai témoigné ailleurs 4, à peu près tout ce que je sais des proverbes et du langage populaire de mon pays. Les instincts d’un bon sang, avivés par l’expérience et servis par une intelligence très vive, donnaient une saveur puissante à sa vieille parole, une franchise unique à l’expression du sentiment et de la pensée. C’était une fille très fière. Mais elle ne l’était de rien autant que de nous, et surtout de moi ; je me trouvais être un peu sa chose et son œuvre : ce qu’elle avait gardé, nourri, en somme sauvé.

Le mariage tardif de mon père et l’arrivée des enfants avaient d’ailleurs commencé par l’importuner un peu, car le pauvre Monsieur l’avait beaucoup intéressée aux arts de la table, qui étaient devenus impossibles, disait-elle, quand il y eut de petits pieds dans la maison. Mais à peine avaient-ils été là, comme ces petits pieds avaient été soignés, choyés, enveloppés ! Mon frère aîné, âgé de deux ans, ayant attrapé, selon les uns, le croup, selon d’autres une fluxion de poitrine, elle avait fait le vœu d’aller nu-pieds en pèlerinage jusqu’au rocher de la Bonne Mère, s’il guérissait. L’auriéu fa !, je l’aurais fait, répétait-elle, les yeux au ciel. Mais il mourut. C’était trois mois avant ma naissance. J’héritai de ces tendresses désespérées.

… Si l’optimisme est ridicule, combien le pessimisme est superficiel ! Il y a plus qu’injustice, légèreté, à mettre en doute certain grand fond de bonté des êtres. Je ne feindrai pas d’ignorer ce que la dure vie en fait. Mais le pire ingrat ne saurait oublier comment les deux rebords du premier chemin de ma vie furent ornés et illustrés des chefs-d’œuvre de l’affection qui se prodigua sans compter.

Sophie n’y fut point seule. J’ai ouvert les yeux aux lumières d’une véritable petite foule amie qu’il m’est impossible de séparer de l’idée de mes premiers pas. J’ai grandi parmi les sourires d’une clientèle morale empressée comme une cour et tendre comme une famille.

Comment s’était-elle formée ? Je ne puis l’expliquer que par l’œuvre de mes parents, la sympathie qu’ils s’étaient attirée dans leurs deux résidences d’hiver et d’été, les bons offices rendus, malgré leurs modestes moyens, leur bon cœur et leur bonne grâce, un goût naturel de bien faire et aussi, comme dit le peuple, de faire plaisir. Pour les remercier, leur petit enfant fut comblé.

Né, comme il le disait, dans la Perception, puisque son frère aîné, son père, ses grands-pères, bisaïeul, trisaïeul, étaient percepteurs ou, avant 1789, receveurs, mon père, percepteur lui-même, était rompu à la savante diplomatie de village qui décide les contribuables riches ou aisés à payer leurs parts les premiers, afin de pouvoir patienter pour la rentrée des petites cotes. Par son art, un métier ingrat devenait bienfaisant, presque populaire. Ma mère l’y avait aidé. Elle apportait ses titres. Mon grand-père, officier de marine et plus tard maire du pays, avait aimé pareillement à se faire aimer. À Toulon, ses visites aux bureaux de la Majorité étaient ponctuées de salutations ironiques : — Cet animal de Changarnier ( il ne s’appelait que Garnier) vient demander quelque chose pour quelqu’un de Martigues ! Aux affections qu’il lui légua, sa fille, toute jeune femme, avait ajouté un ascendant personnel dont je ne veux dire que ce trait assez beau. Un très vieux paysan, né chez nous, était à l’agonie, mais refusait de voir le prêtre. Ma mère accourut avec celle de ses sœurs qui n’était pas mariée : Mon pauvre Lazare, Monsieur le Curé est là. Sa visite ne fait pas mourir… Mais le bonhomme se jugeait très bien portant. Madame insistait. Il entr’ouvrit un œil mourant et fit ses conditions : il se confesserait, on l’administrerait ; seulement, en cas de malheur, on lui promettait bien de faire passer son cercueil (mais il disait : ma caisse), devant la maison de Madame.

Bref, en vertu de vieilles mœurs plus durables qu’on ne le dit et qu’il est fou de croire éteintes, un petit public plus attentif encore qu’il n’était ami me regardait, m’aidait à vivre, non sans commettre la grande erreur de parler trop souvent de moi, car l’oreille, que j’avais fine, ne laissait rien passer.

Surtout à la campagne, les bonnes, les paysannes, les artisanes, m’accablaient d’attention et de gâteries. Une seule, âgée de treize ou quatorze ans il est vrai, me contrariait de toute son âme, mais je me vengeais en traitant cette Clara de Prussienne, Cla-a la P-ussienne !

Les autres, s’accordant à me trouver bon avocat, ne me taquinaient guère que pour me demander si j’aurais bientôt lu tous les livres ou pour me faire recommencer mon millième récit du Déluge universel, ou certaines leçons de Droit constitutionnel d’où il résultait clairement que le maréchal de Mac-Mahon avait été nommé président de la République.

Satisfaites, ravies, elles couraient à leurs armoires qui s’ouvraient toutes seules, pots et bocaux se débouchaient et laissaient ruisseler les fruits à l’eau-de-vie, cerises agriotes, raisins muscats pleins d’esprit et d’arôme, qui m’emplissaient de joie et aussi de fierté, car je les avais gagnés par mon éloquence.

Comment, dans une note de son roman Noël Granet, l’admirable poète marseillais Victor Gelu ose-t-il bien parler de l’avarice des paysans de Roquevaire ?… Fort âpres au travail, il n’y a pas de rustiques plus généreux. Ces hommes fiers, ces femmes rieuses, souvent marquées d’un type de beauté antique, me prodiguaient une amitié qui n’avait qu’un tort, celui de stimuler à l’excès ma jeune arrogance.

Je les aimais aussi. J’aimais ce pays de jardin fermé, si différent des horizons découverts de l’Étang de Berre, mais qui en formait le complémentaire pour l’éducation de mes yeux et de tous mes sens. Nous vivions au dernier gradin d’une vallée fraîche et ombreuse, à peu près au niveau des prairies vert et or qui longent l’Huveaune et l’accompagnent jusqu’à la Mer, avec un berceau de grands arbres inclinés sur le petit fleuve celto-ligure, frère lointain de l’Yvette et des Yvelines de l’Île-de-France.

Neuf ou dix ans auparavant, à l’occasion du mariage de mon père, mon oncle avait fait complanter, de toutes les essences de fruits et de fleurs du pays, quelques mètres carrés d’une bonne terre, dont nous avions le plein rapport. Le raisin, la prune, la pêche, l’abricot, la noisette, l’orange, s’échappaient à l’envi de cette corne d’abondance, pêle-mêle avec la rose et le syringa. Sol aqueux et ciel enflammé. Jamais les défilés de la Nuit et du Jour ne me sont apparus dans un ordre si beau. Devant notre petite maison parfaitement orientée, et comme pour donner une idée des règles du monde, le soleil se levait précisément à gauche, sur Bassan, rocher bleu, arrondi en mufle de fauve ; il se couchait à notre droite sur le cône sévère de Garlaban et, dans son majestueux arc de cercle, pas un rayon, pas un reflet des célestes chaleurs ne pouvaient nous être épargnés : à peine tamisés par un groupe léger de tilleuls, d’ifs et d’arbousiers formés en bosquets devant nous. Nous ne savions pas ou nous savions mal que ce lieu de la France était l’un des plus anciennement occupés et peuplés. Nous ignorions que M. Camille Jullian eût relevé, sur un rocher voisin de quelque cent mètres, la mystérieuse épitaphe de Derceia, fille de Venilatus, et qu’à moindre distance, sous de grands peupliers et des houx, abattus depuis, les troupeaux venaient boire dans un sarcophage gallo-romain, aujourd’hui brisé, à moins qu’il ne soit perdu dans quelque musée. La jeune folie du Présent vagabondait par-dessus ces pauvres et nobles vestiges, comme l’avaient dû faire de nombreuses générations d’enfants, mes prédécesseurs, sans autre souci que leurs jeux. Le soir venu, sur les deux notes du cri de la chouette, il fallait bien rentrer, et, comme il n’était pas facile de m’arracher au buis odorant des parterres, à mes plantations de concombres et de géraniums, on m’invitait à venir passer en revue les personnages du papier peint qui couvrait la salle à manger : chacun avait reçu de moi quelque nom de parent ou d’ami, de paysan ou de domestique ; je lui adressais la parole et, des voix complaisantes faisant la réponse en mon nom, la comédie se prolongeait et rendait moins amères les cérémonies du coucher. Comme il n’y avait pas de tapisserie semblable dans notre maison de Martigues, j’avais insolemment donné à ma ville natale le surnom de Mal-Tapissée.

Mais dès notre rentrée d’hiver, je retrouvais à Mal-Tapissée, d’île en île, de canal en canal, mon autre galerie de chères figures vivantes depuis Marie et les petites filles du Quai, jusqu’à mon bon Fouquet sur le chantier du Cours. Quand j’avais assez joué avec lui, Sophie me lavait et me frictionnait ; son moyen de couper court aux protestations était de me demander ce que je lui donnerais quand je serais grand :

— Je te donnerai une belle robe, une belle maison et un petit bateau pour te promener sur l’eau.

— Et puis ? disait Sophie.

— Je te donnerai un jardin avec des roses et des vignes qui grimperont, avec un puits d’eau fraîche, avec un grand bassin où tu pourras prendre ton bain…

— C’est tout ce que tu me donneras quand tu seras grand ?

— Non : je te donnerai des rideaux.

— De vieux rideaux de coton blanc comme ceux de ma chambre !

— Pas du tout, de beaux rideaux rouges comme ceux du salon de compagnie de maman !

— Qu’est-ce que tu pourras me donner encore ?…

— Un peu de vin (la pauvre, comme sa maîtresse, buvait de l’eau), un peu de vinaigre, un peu d’huile et un peu de sel. Du bois pour te chauffer, et aussi du drap noir pour te faire un châle pendant l’hiver…

La liste des présents, dont personne ne me demandait où je les prendrais, s’allongeait ou s’abrégeait au goût des heures, mais leur flot ruisselant avait fini par faire des jalouses entre les amies de Sophie, qui nous écoutaient en tirant l’aiguille des coutures ou la navette des filets. L’une, pour qui j’avais beaucoup de considération (c’était la propre mère du sacristain boiteux de l’église de l’île), se jeta au travers de mes munificences et demanda sa part :

— Et moi, la vieille Caste, qu’est-ce que tu me donneras quand tu seras grand ?

Je n’y avais jamais pensé. Sincère, je restai muet. L’autre se déchaînait :

— Tu vois ! Tout pour Sophie ! Rien pour la vieille Caste ! La vieille Caste, tu l’envoies chauffer au soleil. Au soleil, la vieille Caste, au soleil !

L’indignation, sentie, la faisait crier en cadence et, aux grands jours, presque chanter. Alors, je lui prenais les mains comme pour le rondeau que me faisaient danser les petites filles :

Le rondeau
Nouveau :
Capitaine, capitaine !
Le rondeau
Nouveau
Capitaine de vaisseau !

Mais, en entrant en danse, la vieille y adaptait ses propres paroles et je ne sais plus sur quel air nous chantions tous les deux : Au soleil, la vieille Caste, au soleil ! Sous le ciel d’hiver éclatant qui rendait mon inhumanité moins cruelle, je goûtais, quant à moi, à la haute allégresse de donner et de refuser, qui fait le principal de la vie des maîtres des choses.

Pour ne rien ôter d’essentiel à cette descente curieuse jusqu’aux derniers fils des racines les plus déliées de première existence morale, je dois relater un souvenir de beaucoup antérieur à tout ce qui est rapporté ici et qui me marque la rencontre de moi-même, l’éveil net, distinct, conscient, d’un sentiment de la vie personnelle. Cela eut lieu au cours d’une marche de quelques minutes que je fis seul, ce qui m’étonne encore, et au bout de laquelle je me vois arrêté, immobile, à l’angle de notre vieux Pont Saint-Sébastien, aujourd’hui Pont Marceau, alors élevé en dos d’âne, avec des parapets de pierre qui contenaient d’informes débris antiques : têtes d’animaux, il m’en souvient bien. Une idée inouïe vient de me traverser et, à vrai dire, de me percer. L’idée : Moi, Moi. Qu’était-ce, moi ? qu’est-ce que j’étais ? je prononçai à haute voix mon prénom suivi de mon nom, en substituant un S au Ch, faute de savoir prononcer. Néanmoins je prononçai sans difficulté : Moi, moi. Remis en marche, de nouveau arrêté sur le sommet du pont, mon regard abaissé suivait la vibration du bord inférieur de ma petite robe. Que m’était tout cela à moi ? À moi, ces alentours… ? Faibles forces naissantes, essor des biens imaginaires dont je devais combler Sophie, mais non la vieille Caste, tout ce flot remontant de la source moi, moi, qu’était et que voulait ce jaillissement d’inconnu ? Je me le demandais beaucoup, et même trop.

Sans la fermeté d’esprit de ma mère qui le suivait de près, ce penchant eût fort bien tourné aux caprices d’enfant gâté, aux grimaces d’enfant prodige. J’étais encore extrêmement jeune, elle ne perdait pas une occasion de m’avertir avec exactitude de notre situation et de ce qui en pouvait résulter : nous étions sans fortune, je devrais travailler beaucoup ; et de bonne heure, dès que j’aurais mes grades ; étant l’aîné, le Chef, il dépendait de moi que mon jeune frère pût ou non achever son éducation.

Très sensible aux cruelles nécessités matérielles que la demi-ruine des siens lui avait fait subir, elle pratiquait, avec le goût et l’art de se passer de l’argent, la double vertu de l’épargner et de l’employer. Fort active, levée avant nous tous, la dernière couchée, les plus vives complaisances de l’amour-propre l’appliquaient à nous élever à la dure, dans l’oubli de tout superflu, en frappant d’un mépris altier les besoins fictifs et coûteux de paraître, pour veiller de grand cœur à l’être et au réel. Il a bien fallu nous rendre compte plus tard que, non seulement notre robuste santé générale s’est ressentie de ce dressage spartiate, mais la bonne habitude imposée nous faisait vivre satisfaits à très bon compte, dans une atmosphère d’indépendance où je peux dire que nulle fierté juvénile ne heurta rien qui l’humiliât.

Sauf deux ou trois jeunes garçons, fils de petits fonctionnaires comme mon père et aussi les cadets du futur archevêque de Chambéry (avec lequel il me souvient d’avoir joué aux barres comme j’avais six ans et qu’il en avait dix-huit), je ne voyais que mes camarades d’école. À Roquevaire, chez les Frères, il y avait beaucoup de petits paysans. À Martigues…

Mais, à Martigues j’ai suivi non pas une école, mais deux. Libéral, et croyant à l’Amérique imaginaire des Tocqueville et des Laboulaye, mon père était (ou peu s’en faut) partisan de ce que nous appelons l’école unique : il jugeait que son fils devait commencer ses études sur les mêmes bancs que les enfants du peuple : Louis-Philippe n’avait-il pas envoyé ses fils au lycée ? En vertu de ce beau raisonnement il m’avait fait inscrire à l’école communale, et conduit par la main chez l’instituteur. L’essai ne fut pas très heureux. Trois ou quatre séances avaient suffi pour me mettre au courant de tous les plus gros mots dont se servaient mes compagnons. Presque aussi savant que Vert-Vert, incapable de m’en cacher, je n’ouvrais plus la bouche sans mettre la maison à feu.

— Qui t’a fait la classe aujourd’hui ?

Je répondais sans hésiter :

— Monsieur Laguèche.

— Il ne s’appelle pas Monsieur Laguèche, il s’appelle Monsieur Laurent.

— Nous l’appelons Laguèche, parce qu’il est louche de l’œil 5.

Innocentes et effroyables, de telles mœurs mettaient ma mère en larmes et consternaient Sophie. Mon père prit enfin sa canne et son chapeau, mais ce ne fut pas pour représenter à l’instituteur la nécessité de châtier le vocabulaire des jeunes mousses. Homme de sens, il alla droit chez le curé pour le prier et le supplier d’ouvrir une école libre dont le petit public fût seulement un peu choisi. L’école qu’il sollicitait ne fut prête que quelques mois après sa mort, et j’y fus dès le premier jour. Le vicaire, M. l’abbé Burel, qui gardait un culte pour mon père, en était le directeur. Il avait pour adjoint un ancien séminariste, nommé Jacques Richaud, qu’une santé délicate avait éloigné des ordres majeurs : il nous enseignait avec cœur tout ce qu’il savait et savait fort bien. C’est lui qui, me voyant dévorer je ne sais quelle sèche chronologie de Romulus à Jules César, me fit cadeau de l’Histoire romaine d’Émile Lefranc où tout est raconté d’une façon vivante. Ce beau livre remplissait mes loisirs à la nouvelle école. Installée, à l’origine dans une petite chambre au troisième étage Grand’rue de l’île, elle emménagea l’année suivante d’abord rue de l’École-Vieille, puis au Trou du Mat, bref s’étendit et prospéra. Je dois déclarer que le ton y fut toujours parfait. Pas un de mes petits camarades qui n’eût ce que ma mère appelait la politesse du cœur. Ils sortaient d’une élite de pêcheurs, d’artisans et de commerçants. Mais, sauf ceux qui étudiaient pour être prêtres, la plupart retardait sur moi, ce qui ne laissait pas d’élever une petite cloison entre nous.

Le sentiment qu’ils m’inspiraient touchait parfois à la jalousie. Ils vivaient entre eux, je n’étais pas tout à fait des leurs, leur provençal m’échappait souvent, comme le sens exact des murmures qu’ils échangeaient en riant. Pourquoi le nom de mon autre patrie, Roquevaire, les mettait-il si fort en joie ? Je finis par savoir qu’il y avait à Martigues un individu surnommé Roquevaire à qui appartenait un âne dont la queue était mal coupée. Eux n’avaient pas à demander ces choses ! Ils les savaient sans les avoir apprises. Et puis, ils rentraient seuls, ou en groupe, à leurs maisons, au lieu qu’on venait me chercher. Ah ! comme ils étaient libres. Je l’étais fort peu quant à moi. Hors de mon cercle domestique où je continuais à tyranniser, cette distinction représentait une charge.

Il y en avait d’autres. Le jour illustre où je dépouillai la robe des filles pour être promu petit homme, avec chemisette empesée, culotte et le reste, mon premier mouvement avait été de tirer mon linge au-dessus de la ceinture afin de le faire bouffer et bouillonner : ainsi faisaient les petits gamins qui passaient en dansant devant nos croisées et ainsi, tout pareil à ce débraillé de bonne nature, m’est apparu plus tard le flottant du drapé antique ; mais ces idées de l’autre monde firent la risée de Sophie : elle se hâta de tirer et de renfoncer ma chemise, de serrer mes bretelles, de boutonner gilet, veston, telle étant, disait-elle, la tenue d’enfants comme il faut, non d’enfants de personne ! Quand elle m’eut auréolé, vers l’occiput, d’un chapeau de feutre noir à larges revers, dits à la Rabagas, et muni de rubans qui pendaient plus bas que l’épaule, je me sentis habillé comme un petit singe. Sophie prononçait : petit prince.

J’en étais là de ces grandeurs quand notre installation à Aix me mêla brusquement à une nombreuse troupe d’enfants et d’adolescents de toute origine, mais dont beaucoup, par l’âge, le savoir, la fortune ou le train de vie, se trouvaient à un échelon supérieur. Plusieurs portaient très gentiment ces beaux noms de Provence, que notre peuple honore et bafoue tour à tour. Mais, tandis que, à Martigues, parents, maîtres, serviteurs n’avaient cessé de me répéter que noblesse oblige, voilà que, à Aix, les mêmes personnes prenaient un petit air pointu pour donner à entendre que la noblesse véritable n’était pas du nom, mais du cœur. Assurément ! Rien de plus vrai, mais que m’avait-on dit jusque-là ? Je ne le remarquai point sans malice. Avant Aix, je n’avais qu’une lueur très fugitive de la distribution des rangs sociaux, connaissant mieux les rois d’Homère que les ducs et les comtes de la cour des rois francs. Une sottise que je fis dira mon ignorance. C’était dans les deux ou trois ans qui précédèrent l’entrée au collège. Un beau jour demeuré si proche dans ces lointains brillants ! Nul effort pour le raviver. Les yeux clos, je retrouve et me nomme en chantant, ce samedi d’août 1874 ou 1875,
Un jour d’été que tout était lumière,
Vie et douceur…
 6

Le bel après-midi finit, après avoir été fort chaud, dans notre petit jardin fleuri de Saint-Estève. Ma mère a la visite des dames de Cabre-Roquevaire, vieille famille autrefois reine du pays. Malgré les revers de fortune, qui leur ont fait quitter le Château, la mère et la fille n’ont pas voulu s’éloigner du village ; entourées du respect de tous, elles vivent de petites rentes, auxquelles s’ajoute le produit de la Recette des Postes allouée par l’Empire ou l’Ordre moral. Je les aimais beaucoup, surtout Mademoiselle, dont le jeu favori était de me faire passer et repasser à travers son guichet, comme une lettre, disait-elle, comme un petit paquet mal recommandé qu’on timbrait de grosses caresses.

Ce soir-là, elle ne veut pas jouer : assise sagement entre sa mère et la mienne, elle parle de toutes choses : Oui, Madame… Non, Madame… Merci, Madame… Elle trempe des gâteaux secs dans du vin de Malaga.

L’heure avance. Le soleil est tombé de l’autre côté de la haute montagne. Ces dames se lèvent. Nous devions, nous aussi, rentrer au village, comme nous faisions à la fin de chaque semaine, en raison des offices du lendemain. Ma mère demande le temps de mettre son chapeau, afin de faire route avec ses amies. Un quart de lieue au plus. Nous nous mettons en marche. Ces dames et ma mère, d’abord. Je les suis de quelques pas, cramponné à Sophie, mon jeune frère entre les bras de sa bonne Émilie, notre paysan Marius sur le même rang. Je trotte dans la poudre blanche de la route nationale, y plonge avec délices mes brodequins, pourquoi ? pour la raison que c’est défendu. Sophie m’en fait l’observation en montrant ces dames devant (ou derrière) lesquelles j’aurais eu un devoir particulier d’être sage :

— Madame la comtesse… dit-elle.

Je réplique, brusquement, tout bas :

— Pourquoi sont-elles comtesses ? Sophie ne le sais pas, Émilie non plus. Mais, originaire de Tourves, pays très rouge, et fille d’un proscrit du Deux Décembre, la républicaine Émilie remarque aigrement que leur nom de Cabre veut dire en patois Les Chèvres… Le mot, à peine ouï, un mauvais petit trait part et vole :

— Si elles sont des chèvres, il faut leur traire le lait. … C’est de moi ! J’ai lancé cette lâcheté, cette méchanceté grossière. Rouge de honte et m’échappant des gros rires d’Émilie et de Marius, de Sophie elle-même, je prends un grand élan pour courir à ma mère, comme pour lui demander aide et secours contre mon démon. Elle n’avait rien entendu. On se garda de le lui dire, heureusement ! Mais si je comprends la promptitude de mon remords, je ne m’explique pas de quel fond avait pu jaillir ce coup d’ingratitude et de trahison. Mademoiselle avait bien refusé de jouer, mais j’avais été sans rancune. Alors ? Alors, j’avais cédé à la pression d’une évidence trop vive. Madame de Cabre portait des coques. Les coques argentées de Madame de Cabre, tordues et recourbées de chaque côté d’un petit visage aigu, délicat, tout en nerfs, semblaient bien l’encadrer d’une fine paire de cornes comme les chevrettes en ont : le démon de l’analogie avait fait le reste !

Aucune envie révolutionnaire ne m’habitait, j’avais toujours admis de bon cœur le sens supérieur d’un propos souvent répété, que la tradition faisait remonter à ma grand’mère paternelle  :

— Mes enfants, il ne faut jamais regarder au-dessus de vous. Regardez au-dessous.

Mais justement j’avais pris l’habitude d’un petit monde d’amis inférieurs qui, à Aix, allait me manquer tout à fait.

Émilie s’était mariée à Roquevaire, Sophie restait à nous attendre à Martigues : nous avions bien amené provisoirement avec nous une excellente et brave fille, du nom d’Annette, un peu large et forte à mon goût, mais dont mon jeune frère fit ses délices entre sa quatrième et sa cinquième année. L’affection d’Annette et de mon frère dura d’ailleurs toute leur vie. Elle se fût jetée à l’eau pour le servir, il la traita toujours comme une espèce de parente. Homme mûr, médecin fameux, devenu l’un des grands chirurgiens français d’Extrême-Orient, il passait de longues heures de ses congés chez Annette et un pêcheur nommé Seguin qu’Annette avait épousé sur le tard, avec qui il aimait à fumer la pipe en silence.

Nous étions en moins bons termes, Annette et moi.

D’abord de crainte de donner ombrage à Sophie. Et aussi parce que j’étendais injustement à Annette la vague hostilité que m’inspirait son père ! C’était une espèce de colosse, un type de géant tyrien qui vendait, le dimanche, à la porte de l’église, des berlingots exquis, de délicieux bâtonnets de miel torréfié, et certain sirop de réglisse auquel assurément les mouches avaient trop de part. L’aristocrate Sophie m’avait défendu de toucher à cet étalage et, pour ruiner la marchandise, décriait le vendeur dont elle me faisait d’horribles peintures.

La marmaille qui sortait de messe ou de vêpres, aussi méchante que Sophie, faisait la ronde autour du bonhomme en lui chantant le sobriquet Pierre-Peau qu’on lui avait décerné je ne sais pourquoi, le tout sur un vieil air :

Piaro-Pèu
Ti boutèu
Soun plèn de sarrio
Piaro-Pèu
Ti boutèu
Soun plèn de savèu
 7.

Il les mettait en fuite du geste, mais les gamins ne manquaient pas de se venger en lui criant de loin : Napoulitan ! Napoulitan !

Ce reproche irritait Annette.

— Mon père n’était pas Napolitain, disait-elle fièrement. Nimai bachin (ni Piémontais). Éro Ginouvès. Il était Génois.

Curieuses distinctions entre les quartiers de noblesse des peuples de l’Italie ! Sur quoi les fondait-elle ?

Pour Annette, un Génois était plus qu’un Napolitain ou qu’un vulgaire Piémontais. Plus même qu’un Bachin, quoique Bachin signifie Génois, en Provence. Nos vieux proverbes assurent que, s’il faut quatre chrétiens pour attraper un Juif, il faudrait quatre Juifs pour tromper un Génois. Je n’ai jamais ouï dire que Pierre-Peau ait trompé grand monde.

Sa fille nous quitta après dix-huit mois de séjour à Aix : la vie chère n’est pas d’hier, ma mère apercevait avec effroi la limite de ses moyens. Les amis de mon père et du sien lui offrirent de nous obtenir des bourses de l’État au collège Bourbon qui allait devenir le lycée Mignet. Elle refusa, tenant à l’enseignement ecclésiastique, si coûteux fût-il, et préféra congédier la pauvre Annette qui en pleura toutes les larmes de son corps. Une femme de ménage la remplaça. Notre mère se contraignit à préparer nos repas de ses belles mains. De tous les sacrifices de nos temps difficiles, il n’y en eut pas de plus dur, me confiait-elle plus tard.

La gêne assez pénible que j’en avais dut augmenter mon trouble de petit dépaysé, déclassé et dépossédé. La gentillesse, l’amitié, la distinction de mes nouveaux camarades n’y firent rien. Rien non plus, nos mois de vacances que nous passions d’abord à Roquevaire, puis à Martigues, après le partage de famille qui nous attribua la maison d’été et le jardin de notre grand’mère, que j’habite aujourd’hui. Là comme ailleurs, je me disais que ce n’était plus la même chose ! Non, je ne me retrouvais plus : Aix, en changeant ma vie, l’obligeait à des efforts de tension, à des mouvements de repli, sans sauver l’équilibre et sans retrouver le niveau.

Par chance, j’étais bon élève. Si ma Huitième fut manquée, bien que j’eusse apporté un petit bagage d’histoire de France, d’histoire romaine et de latin, ma Septième fut très brillante : onze prix, treize nominations, dit un vieux palmarès, et les classes suivantes ne furent pas mauvaises, jusqu’à ma Quatrième, au delà de laquelle je devins sourd.

La logique des choses aurait voulu qu’à ce moment le silence tendit à rétablir en moi ce qu’une transplantation physique et morale avait affaibli ou détruit : c’était l’occasion ou jamais de retrouver dans l’isolement matériel une vie intérieure approfondie, accrue. Il n’en fut rien. Le silence, la demi-mort de ma personne profonde se trouvèrent même aggravés. Ni les connaissances que j’acquérais par degrés, ni l’initiation régulière aux plaisirs de l’esprit ne m’empêchèrent de retarder, de plus en plus, sur ma pensée. Je me repliais, mais sur les livres ; je m’enfermais : dans les idées. J’achevais de me perdre de vue, cela fut littéral.

Grâce à des maîtres excellents, grâce au maître éminent dont le nom est inséparable de mes premiers progrès réels dans la vie de l’intelligence, celui qui devait devenir Mgr Penon, les passions intellectuelles, qui me saisirent, m’eurent bientôt pris tout entier. Mais le fait est que je n’y retrouvai rien, ou presque rien, du chœur des sentiments et des volontés qui avaient animé, pétri, configuré ma première enfance. Ce que j’avais senti de personnel alors ne subsistait plus qu’en sommeil et ne sortait que par hasard, il y fallait le choc d’une grave injustice ou quelque bataille violente avec un méchant compagnon ; mais alors j’éclatais en scènes farouches dont le collège retentissait, traitant un maître d’imbécile, ou arrachant les gonds de la pièce où l’on m’enfermait, quitte à me rendormir au ron-ron des prix de sagesse !

Timidité ? Non : loin de là. Simple repliement. L’autorité supérieure me reprochait alors de manquer d’expansion ; de n’être même pas communicatif. J’étais rentré dans ma coquille, où je fis un très long séjour sans y ruminer autre chose que ce qui grouillait au dehors.

Ce genre de mise au repos de l’être intime a-t-il été un mal absolu ? Et n’est-ce pas à la faveur de cette nuit du moi sentant et du moi voulant, que le rayon des connaissances extérieures put me traverser froid et pur ?… Sur un caractère assoupi, comme mortifié, les habitudes de l’esprit, les disciplines de l’étude purent mûrir leur fruit à l’abri des secousses.

Les questions et les doutes sur la religion, la curiosité des successions et des révolutions de l’histoire, surtout le culte des poètes, absorbaient, aspiraient, captivaient les parties essentielles du drame intérieur sous-jacent : LA POÉSIE emportait et sublimait tout, de sorte que je finissais par ne plus distinguer si tout n’était pas rêverie.

Et ceci représente neuf années d’une adolescence.

Mais, au terme de cette formation presque uniquement cérébrale, à l’avant-dernier mois de ma classe de philosophie, les Jésuites d’Aix, qui étaient les obligés du diocèse depuis les Décrets de 1880, lui firent leur politesse annuelle : un certain nombre de grands élèves, dont j’étais, reçut une hospitalité complète de trois jours, ou de quatre, dans la belle maison de campagne que l’Ordre possédait à Saint-Joseph du Tholonet.

En principe, il ne s’agissait que de retraite religieuse, mais avec les franchises et les égards dus à de petits hommes, selon un règlement très libéral que nous observâmes de notre mieux : le Manrèze tenait le fond de nos tiroirs, j’avais apporté mon Bourdaloue et, par-dessus, divers poètes, dont Musset, Ronsard et Chénier. Nous lisions et goûtions de tout. Je fus surtout sensible à l’exceptionnelle beauté du site. À l’ample pureté des lignes d’horizon répondait, sur une étendue de plusieurs hectares, la profonde douceur des ombrages et des eaux vives. Non ces eaux recueillies dans la neige des Alpes qui accourent à travers un département pour baigner des rivages mourant de soif : de vives eaux, sourdant de la roche même, qui exhalaient dans l’air la fraîcheur de leur souterrain. Non ces arbres plantés d’hier, au vert jaunâtre et un peu sot, tant il est tendre, et qui sentent encore la rigole des pépinières : de beaux et larges troncs, noueux, rugueux, mousseux à souhait, souvent tout évidés, et qui portaient très haut de splendides couronnes de bronze vert, marronniers, cèdres vénérables, ou lauriers d’Apollon penchant la columelle de leur bois lisse et clair, toute sorte d’autres essences que j’oublie, sans être sûr de n’en point imaginer quelques-unes, tant ce domaine-type s’est agrandi et embelli dans mon souvenir ! Déjà brûlante, l’herbe embaumait et, bien que juin fût imminent, elle était verte encore, tirant à peine sur le gris de la sauge et du thym ; tout restait frais et neuf par les avenues droites ou les chemins tournants ombragés de sureaux et de noisetiers, ou les larges rotondes qu’inondait un maître soleil.

De ce grave désert qu’ont surtout déboisé les révolutions et les guerres sortait un muet témoignage qui valait la leçon des bibliothèques d’histoire, et nous le méditions du rebord de ce paradis, sauvegardé par les artifices d’une mainmorte que bénit la Justice et que proscrit la Loi. Par endroits, aux limites de la propriété, étaient ménagés des belvédères spacieux d’où s’épanouissait, jusqu’à la Montagne de la Victoire, comme un cirque lunaire d’immenses guérets nus, de croupes pelées, et de coteaux de pierre pâle, sous le sombre tachetage des chênes nains.

C’est alors que, bercé des méditations variées, où je me plus toujours à prendre et à quitter les Idées pour l’Histoire, l’Histoire pour les Arts ou pour la Nature, nous regagnions l’ombreux couvert de masses végétales dignes du génie de Poussin ; nous gravissions les lents degrés des terrasses superposées en longeant des parterres où l’architecte n’intervient que pour mettre en valeur la figure et le mouvement d’un beau sol : tapis luxuriants, noirs bassins d’eau dormante, gradins de dalle grise, incrustés de mousse noirâtre, jours légers des balustres qui brodaient leur dentelle sur l’arête ou la pente des talus verdoyants gorgés de mystères vitaux.

C’est là, je veux l’inscrire, comme à l’entrée des grottes antiques où se sont opérées quelques rencontres immortelles, c’est là, et non ailleurs, que, à la sollicitation caressante d’un baudelairisme effréné, tel poète en herbe se mit en devoir de sonder, avec une piété naïve, quelques-un des secrets de sa vie profonde, afin d’y démêler, loin des yeux du soleil 8, et moyennant les tricheries, les petites fraudes autorisées dans l’opacité de cette ombre, quelle perle pourrait bien naître et laquelle voudrait mûrir du dépôt prolongé et quintessencié de ses peines et de ses joies ! Là, non ailleurs, sous le berceau du feuillage plein de mensonges, une Nuit artificielle, entreprenant sur l’Esprit clair, le combla et le satura d’erreurs aimées, mais moins aimables, qu’il accueillit avec une espèce d’ivresse, pour accroître et forcer, dès leur germe apparu, ses singularités d’enfant perplexe et d’adolescent tiraillé. C’est là, et non ailleurs, que Psyché perdue, retrouvée, et sa sœur la Princesse mal endormie, et plus mal réveillée encore, l’Âme amortie et renaissante de ce qu’il prenait pour Lui-même, de ce qu’il imaginait être Soi, sembla lui revenir d’une décade de silence, mais avec bien des masques, avec bien des grimaces, dont la plus folle lui semblait la pure expression de son cœur ! En les ranimant pêle-mêle, il éprouvait une manière de bonheur à se méconnaître pour se mieux déguiser, et plus sincèrement. Ainsi témoignait-il, une fois encore, comme il est vrai que la jeunesse comporte un carnaval de l’esprit, du cœur et du sens.

— C’est là, c’est là !…

Disons plutôt que CE FUT LÀ.

Car la fausse Arcadie n’eut pas tout à fait le dernier mot. Et même elle essuya, dans cette soirée, un violent échec de principe, car elle y subit la première ou du moins la plus forte des réactions de ma vérité. Je parle de la vérité d’une nature, de la sincérité d’un cœur.

J’avais beau dire, j’eus beau redire !

Après Baudelaire exaltant la Loi en vue du Péché et vantant la Règle au profit de la Transgression, j’avais beau feindre d’écouter les versets haletants du pauvre Lamennais, dont la Foi devenait le stimulant de l’Anarchie : tant de fausses ténèbres, assemblées de main d’homme, eurent beau me rouler dans les ébriétés de la bacchanale commune, je ne sais quoi levait en moi comme un antidote, pour rétablir avec loyauté tantôt la nature des choses et tantôt la figure exacte de mon émotion : en art et en morale, en histoire et en politique je savais bien et, mieux encore, je sentais pourquoi les résistances utiles et les audaces nécessaires ont toujours différé de la basse doctrine de l’excellence propre de ces insurrections dont je voyais et avouais la menteuse fécondité. La fureur subversive pouvait déchaîner son système dans les imaginations mal lunées : je savais et voyais qu’il n’y avait ni commune mesure, ni même aucun rapport réglé, entre le fantasme libérateur et les fermes substances hors desquelles s’enfuit même la pensée du bonheur. Quelques subtiles apparences qui se pussent jouer dans le clair-obscur de l’Âme et de l’Heure, et de quelque intérêt que les honorât ma folie, un mouvement était plus fort et né du plus ancien et du meilleur de moi : le goût simple, l’appétit passionné du vrai.

Voilà donc qu’un beau soir planait, le soir réel qui vient du ciel et non de la voûte des arbres : l’enchantement, le charme universel de la Nuit. Cette Nuit vraie, la douce, la puissante, et l’égale, et la bienfaisante, s’étant bientôt fermée, surprit le cœur de grand enfant comme pour le glacer du fer froid d’une lance aiguë. Elle le contraignit à rentrer en lui-même pour le faire abonder dans sa nature véritable, qui lui rendit le bon, le chaud, le fort et le clair de sa vie.

Il remonta, en bondissant de marche en marche, jusqu’au balcon aérien de la chambre haute et, là, le vent d’été qui errait sous nos marronniers et recueillait aussi un dernier soupir d’aubépines, se saisit des autres parfums qui stagnaient ou rampaient en nappes profondes, du bas en haut des murs endormis, leur grand bouquet ouvert et s’élargissant vers le ciel. Qu’ai-je éprouvé alors ?… Troublé ? Enivré ? Apaisé plutôt. Et même fortifié dans la possession vague et dans la maîtrise diffuse de biens spirituels qui me promettaient le salut. Le moi ? et le qui-moi ? de l’ancien murmure d’enfance, ne revenait qu’au naturel, aussi dépouillé de jactance et de respect humain que des tristesses de la vanité offusquée : la légitime équidistance des prétentions sans règle, des rabaissements sans honneur !

Moi, moi ? — Et puis après ?… À ton degré, et dans ta sphère ! Ta petite enfance s’était trop naïvement reflétée et trop mirée dans une étrange miniature de prince. Adolescent inopprimé, qu’as-tu subi depuis, que d’imaginaires revers ? Pour l’entre-deux, bientôt, la raison et la vie assigneront leurs grades dont chacun a son sens et même sa justice, où rien ne peut gonfler personne ni le désobliger, ce fameux moi se contentant, le beau premier, à meilleur compte, avec moins de regrets et de mélancolies qu’il ne s’en forgeait tout d’abord !

Des ténèbres égales s’étaient répandues sur la terre. Il en sortait, dans le lointain, de petites lanternes, contenant de faibles lueurs branlées au pas d’un chariot, ou qui tremblaient peut-être au poing d’un frère lai aussi noctambule que moi. Ce passant anonyme, domestique de prêtre ou paysan endormi, l’un abruti, peut-être ivrogne (ou lançant aux étoiles une belle chanson), l’autre cristallisé et confit dans l’obéissance (à moins qu’il n’y fût exalté et sanctifié !) ce quelqu’un, je ne sais qui, n’importe qui, était-il donc moins libre et plus heureux, ou, sinon, moins heureux, plus libre que le héros secret de ma rêverie concentrique ? Toutes les conjectures étaient possibles, toutes les explications et tous les hasards : nul cas sérieux de félicité ou d’infélicité ne me semblait devoir concorder nécessairement avec les postes de la fortune ou de son revers.

D’ailleurs, quelle pitié que la fortune ou l’infortune, toutes les deux promises à la même borne de notre mort ! Les lieux inférieurs des tables de la vie comportent, au surplus, tant de stations et tant d’étages, et tant de pentes douces ou de talus abrupts, coupés de secrètes échelles ! Parallèles aux molles glissades, tant d’efforts ascendants, dont quelques-uns débordent les ouvertures du possible et n’en retombent point sans palmes ni trophées !

Le commun désir du bas monde enflait ainsi la Nuit jusqu’à la croisée du veilleur, qu’animait, lui aussi, la fureur d’aspirer et de respirer à son aise, afin de s’éclairer et de s’informer de plus haut.

Ainsi, sous la tenture de cet air sombre, la campagne se soulevait avec moi et tout comme moi : je la sentais monter comme si elle n’eût rien été que la suite de mon regard, que j’offrais tout entier, lisse, nu, grand ouvert, à tout ce qu’épanchaient de grave et que pleuvaient de beau les cataractes du firmament, pleines d’autant de vœux et d’appels que d’étoiles, et qui semblaient crouler du poids de leurs promesses, sous les innombrables configurations du vrai bien.

Ainsi versée et répandue, cette large Nuit de printemps dut remuer quelqu’une des semences de poésie dont rien ne m’a plus délivré : probablement aussi versa-t-elle un peu de raison. Sans conseiller ni suggérer un système de hiérarchies inflexibles, l’ordre supérieur de ces beaux cercles de lumière, lucida sidera, m’aura, textuellement, révélé les hautes maximes qui servirent depuis à me dégager, jusqu’à m’en dégoûter, de l’inextricable malaise qu’imposent ou suscitent l’enflure de l’orgueil, les fermentations de la brigue, les fumées des espoirs et des vœux de domination.

Cinq ans plus tard, la même réflexion fut poursuivie et complétée sur la terrasse du château de Pau : dès cette nuit du Tholonet, je nommai par leurs noms les bas lieux d’où m’avait chassé mon mouvement le plus naturel. Ce sont les lieux où l’on contracte, comme une maladie, l’habitude et le goût de se tenir pour mesure de soi et pour soleil du monde. Le soleil est là-haut, que nous ne créons pas, ni ses sœurs les étoiles. C’est à nous de régler au céleste cadran, comme au pas de nos idées-mères, la démarche de notre cœur et de notre corps. Nous ne nous possédons qu’à la condition d’acquérir la notion de nos dépendances pour conserver un sens de la disproportion des distances de l’Univers. Si, en présence de ces vastes éloignements, il nous était permis de nous contenter de nous-mêmes, ne serions-nous pas nos premières dupes ? Rien ne contente et ne rassasie que le Ciel. Sans doute, l’Inerte, l’Immobile ou le Paresseux doivent être qualifiés misérables. Un parti décent doit être tiré des justes forces de chacun. Il est des chemins faits et des poids soulevés, de notables élévations surmontées et gravies méritoirement, dont il faut goûter le prix et l’honneur, sans les soumettre aux mensurations inhumaines. Il y a surtout les passions. L’Amour, la Curiosité, l’Ambition, selon leur flux et leur reflux, donnent, ravissent, rendent, à notre succès, comme à notre échec, une splendeur flottante, fugitive et immémorialement désirée. Il reste toujours vrai, et bon, et souhaitable que la vie des hommes s’accroisse à la chaude vertu de ces miroirs magiques. L’extravagance et la folie seraient de fermer notre petite âme aux passions. Mais il faut ajouter une mise en garde légère.

Défends-toi de changer leurs noms, ne leur permets jamais d’en usurper un autre, ni beau, ni laid, aucun. Ne les reçois point sous le masque, ou religieux, ou philosophique, ou moral. Ne crains pas de leur arracher barbe et manteau. Si tu ne veux pas être trompé sur elles, mets-les toutes nues ! Et surtout prends bien garde de ne les croire qu’à demi quand elles te racontent qu’elles sont le Bonheur. L’une, l’autre, la troisième, toutes trois ensemble n’en sont que la poursuite ardente. Tu pourras varier ton gradin sur l’amphithéâtre, y mieux voir, être mieux assis : pour le secret des béatitudes profondes, n’en attends rien qui soit supérieur de beaucoup aux pures inactions du sommeil.

Surtout ne va pas croire que tout se réduise à lutter pour ton aliment. Le nécessaire est peu. Que ce peu nous contente ou non, c’est une autre affaire ! Mais, au vrai, que faut-il ?… Du feu, du pain, du vin. Des fruits, des viandes, quelque poisson. Le toit, le vêtement. Certains instruments de travail et, fût-il illusoire, le sentiment de disposer ainsi de toi-même. Des choses aussi simples n’ont pas à être costumées de trop grands mots : ils brouilleraient tout d’un faux sens.

Ni l’excès de tels biens n’alourdit toujours, ni la pénurie n’est toujours à plaindre. Lucullus, subjuguant l’Asie, n’y perdit pas un coup de dent : des anchois, des olives, et quelques figues sèches régalèrent longtemps le très noble héliaste qui fut le juge de Socrate et l’ami de Platon.

Sur le plan voisin, où l’on traite des honneurs du commandement, il faut aussi te délivrer des fades mensonges qui courent. L’autorité est une charge plus qu’une dignité. L’éclat du rang lui-même est lourd. Du reste, commander se rapporte au bien du foyer ou de la cité, non au tien, si tu entends par là ton plaisir. Le plaisir que prenait Sophie à te servir fut-il supérieur, fut-il égal, fut-il inférieur à celui que tu pris à être servi par Sophie ? Te voilà obligé de convenir que la priorité du contentement aura été pour elle et ta réponse détruit tout ce qui se colporte de l’inégalité sociale des cœurs, elle ruine du tout au tout ce que maint nigaud eût pensé des rapports de Sophie et de son petit prince.

Le berger se plaint de n’être pas roi, le roi de n’être pas berger. Mais, à aucun moment, le Ciel ne fît le rêve d’attacher aucune ombre de ses Souverains Biens au sort du berger ou du roi : le genre d’utilité de l’un et de l’autre procède d’un genre de raisons tout à fait différent, qui fait et veut qu’ils servent, mais ne se servent pas.

Jette un nouveau regard sur le cirque du monde, dont les ordres s’étagent comme les cercles de la nuit. Observe et considère combien les affinités et les répulsions, les échanges et les mélanges, étant tous très divers, engendrent pêle-mêle la liberté de l’âme autant que sa servitude, et l’inquiétude autant que l’égalité de l’humeur. À moins de n’en vouloir retenir que les rares pointes extrêmes, les hauts et les bas de l’Être et de la Fortune paraissent souvent dignes de sourires équivalents : ils méritent, en somme, à peu près tout autant la déploration que l’action de grâces.

Indifférent et large, divers et plan, tel est le chemin de la vie ! Quelque attention exagérée que le désir des hommes accorde à leur réussite ou à leur échec, ces vicissitudes ne tiennent à leur bien, ni à leur mal, que par un lien fortuit, lâche et léger. Peu importe à chaque personne son destin ! L’Esprit s’en affranchit : il peut même en jouer jusqu’au point d’exceller à tirer le bien de son mal, fût-ce du plus cruel, selon les deux leçons de l’Épreuve qui définit et du Sacrifice qui régénère.

L’aurore me trouva affermi et concentré dans la vue claire de ces principes. Heureusement trop faible pour les suivre avec plénitude, je les ai toujours professés, car nul ne se repent d’adhérer à des idées meilleures que soi.

Quatrième nuit
Météores marins

Il n’y a pas plus de deux ou trois étés qu’entre la cinquante-neuvième et la soixantième année de mon âge, une certaine nuit, je fus tiré de mes habitudes de dormeur profond et complet. Autour de mes murailles une rumeur très insolite s’élevait, une étrange demi-clarté se jouait sur les vitres et, comme elle ne pouvait guère venir de l’aube, je voulus m’en rendre compte et allumai une bougie.

La pendule marquait minuit et demi. De la croisée mal jointe, les longs ruisseaux d’une eau rapide coulaient et accusaient une trombe extérieure violente. À mon oreille même, un lourd tonnerre ne cessait pas de gronder : ce jour grisâtre, étendu uniformément sur l’inondation, provenait donc d’une succession rapide de longs éclairs qui semblaient n’en former qu’un seul.

Si, par instant, quelque raie d’ombre, une pause d’obscurité, coupait d’un interstice la trame pâle de l’illumination continue, cet éclair noir passait plus vite que l’éclair enflammé : la terre et le ciel retombaient dans ce frémissement de lumière blafarde, pulsation électrique secouant et raclant les cordes, les nerfs de la Nuit. Cependant, à flots drus et durs, un déluge pleuvait des nues ; ses torrents se précipitaient de toutes les pentes, en large nappe oblique, avec une telle furie qu’il me semblait, à tout moment, que la maigre épaule de roche et d’humus qui soutient la maison allait céder, glisser, arrachant, entraînant, dans cette débâcle liquide, les arbres, le terrain, avec mes murs, mon toit, mon lit. Les cheminées pleines de vent frémissaient et hurlaient, les tuiles s’envolaient, charriées, concassées et mises en poudre, à la volonté du flot monstrueux d’où sortaient, en manière de balise ou d’épave, la plume obscure des cyprès et le bras d’amandiers tordus. Un certain battement de vague se gonflait aux marches du seuil avec une rumeur pleine de menaces : l’œil de l’esprit ne rêvait plus que de gouvernail et de rame, à moins qu’une ancre d’espérance nous retînt sur la déclivité de tout ce limon.

L’or égal des foudres livides enduisait toute chose. Nul détail ne restait dans l’ombre qui portât un signe alarmant. Rien n’échappait, et tout pendait, fallait-il être prêt à tout ?…

La menace dura plus que je ne saurai dire. Trois quarts d’heure ? Une heure ?… Ou bien deux ?… J’avais tiré ma chaise dans une embrasure laissée à sec et tendait mes curiosités. Qu’allait-il bien sortir du déchaînement ?… Cette fois, rien ne vint. Peu à peu, les longs éclairs se décomposèrent ; les rechutes dans la nuit noire, plus fréquentes, furent plus lourdes, jusqu’à ce que, l’averse enfin apaisée, l’ombre eût reconquis la campagne, qui néanmoins vibrait encore de secrètes fulgurations.

Vite recouché, rendormi, un ancien souvenir que j’avais tout à fait perdu revint me visiter alors, et mon sommeil fut soulevé et durement bercé du même mouvement de houle qui m’avait autrefois balancé, sur le même parquet de la même chambre, dans la même vieille maison, voilà plus de quarante années, au lendemain du naufrage et du sauvetage qui, à la table de famille, émut si longtemps nos veillées !

La nuit de Tholonet, relatée au chapitre qui précède, est des premiers jours de l’été 1885. Nous sommes au 3 août suivant.

On dirait aujourd’hui qu’il est dix-neuf heures moins un quart. Nous montons une petite barque (ou barquet) que l’on nous a prêtée. J’ai à bord mon jeune frère, treize ans, et l’un de ses camarades, fils de pêcheur et un peu mousse, plus âgé que lui de dix-huit mois.

Nous venons de nous baigner à la plage de la Charbonnière, aujourd’hui barrée et endiguée par les enrochements du Canal de Marseille au Rhône. Vers la petite ville qui sort de l’eau sur le couchant, nous ramons à longs coups, sans égard à l’avis qui a été donné au départ :

— Dépêchez-vous, il vient de l’orage…

Mais dans un air très calme, les enfants entendent au loin un coup de tonnerre, dont il me font part. Bah ! nous avons le temps.

Presque nu, je ne cesse point de m’habiller sans hâte, tout entier au plaisir de me sécher sous le ciel roux, où ne vogue pas un nuage.

Mais presque aussitôt, et très distinct pour moi, un second roulement me fait lâcher mes habits et sauter à l’avant, car les rames flottent dans la main de mes compagnons : la bourrasque est allée plus vite que nous.

Le vingtième d’une seconde : un voile gris couvre le zénith, l’eau inquiète et comme bouillante donne, par ses frissons de sens contraires, la pensée d’un partage entre deux courants qui hésitent à se former ; elle reste donc presque en place, bien qu’un vent suraigu ait commencé de siffler.

Je ne saurais traduire le trouble de cet instant.

— Avons-nous le temps d’arriver ? dis-je au jeune pêcheur que mon cœur vient d’élire pour capitaine : il a la formation, la compétence, l’hérédité.

Des yeux pleins d’effroi me répondent.

Il ajoute, de bouche :

— Nous ne sommes pas bien.

Il avait repris une rame. Il l’abandonne brusquement. Je la saisis, mon frère tenant l’autre, d’un poing très ferme. Nous tentons de donner quelques impulsions régulières. Mais l’eau, comme devenue trop légère, a refusé le point d’appui.

Le ciel s’est assombri encore. Il pèse lourdement. De ce point du couchant où nos yeux viennent se poser sur le petit port où vivent nos maisons, nos parents et tout notre cœur, voici que se dresse, et accourt aux vitesses de chevaux emportés ou de trains rapides, une espèce de mur, d’un gris sale (liquide ou gazeux, qui savait ?), haut de deux ou trois mètres et dans lequel, tout aussitôt, nous nous trouvons pris, enfermés. Ce ne peut pas être une vague, nous n’en sommes pas recouverts, ni la pluie : même oblique, elle nous eût fouettés d’en haut. Banc de brume sans doute plus épais, et plus lourd que toutes les nuits ! Mon Baudelaire ayant chanté, d’un coin sournois de ma mémoire, que le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre 9, je ne puis m’empêcher de comparer leur ombre épaissie à une bouillabaisse noire, mais d’un noir absolu : quelle seiche géante a souillé la mer et le ciel ?

La nuit, la nuit. Bien assis, et même calés, mon frère et moi, sur le premier banc de la petite embarcation, d’où nous essayions quelques dérisoires efforts, c’est à grand’peine que nous découvrons l’arrière du bateau, qui finit par nous devenir invisible ; à quelques lignes devant nous, c’est à peine si nous voyons le visage ou les bras de notre compagnon cramponné sur l’avant. Mais nous n’échappons pas à la détresse de son cri. Il appelle son père, il appelle sa mère. Nous ne réussissons à l’apaiser qu’en lui conseillant un vœu à la Vierge. La prière vibrante qu’il tire de son cœur épanouit les répugnances d’une jeune vie à mourir.

… Nous nous sentions portés, comme maniés par une force sans mesure, mais sujette à des changements qui ressemblent à des retours. Après une course rectiligne de quelques minutes, notre barque, saisie par un mouvement de recul, laboure en sens inverse le même sillon. C’est peut-être ce qui explique que nous ne soyons pas allés nous briser contre quelque pierre du quai, auquel cette course furieuse semblait bien aboutir. La même raison dut nous épargner le choc contre les petits écueils du rivage vers lequel nous rétrogradions sans virer de bord.

D’autres fois, dans le flot qui nous emportait, nous sentions la barque tourner sur elle-même et recommencer à filer dans une direction nouvelle. Ou bien la coquille de noix, piquant droit au ciel, retombait le bec en avant ; elle tendait au fond, et jamais n’y toucha. Manquant dix fois d’être pulvérisée de la sorte, elle gardait son équilibre. Comment ? je ne l’ai jamais su.

Il ne m’était pas difficile de goûter, là-devant, un sentiment de sérénité lucrécienne. À contempler cette tempête sans la craindre, j’avais peu de mérite, traversant une petite crise morale où ma jactance intellectuelle de lecteur de Schopenhauer était multipliée par les âcres saveurs, abondamment ruminées, de quelques gros chagrins plus personnels. La vie ne m’était plus très douce. Elle m’apparaissait de moins en moins brillante. Tout avenir semblait fermé. Depuis trois ans, j’appliquais ce que j’avais de bravoure à prévoir sans révolte que le sens de l’ouïe ne me serait pas rendu, et j’en étais conduit à un état de détachement dans lequel les plus chères amitiés élues, comme les plus puissantes affections naturelles, ne me paraissaient plus appelées à beaucoup compter.

Pour tout dire, j’étais aussi fort mécontent de mon année de Philosophie qui s’était mal terminée. Au rebours de l’année précédente où j’avais cueilli avec gloire les palmes du premier baccalauréat, je venais d’y subir un échec complet : en attendant que la session d’automne rendît avec usure les diplômes et l’honneur, cette mauvaise humeur était sans limite. À dix-sept ans les petites choses tournent volontiers au rien ne m’est plus. Qu’eussé-je regretté ? Donc, que redoutais-je ? J’aurais fait le dernier plongeon sans regret.

Et cependant, d’où me venait certaine ardeur contraire, qui me remplissait de surprise ?

De quelle cachette ignorée et de quelle poche secrète des instincts maîtres de la vie sortait l’élan rageur avec lequel ma volonté s’était mise en bataille contre l’abîme ? Car le fait est que je travaillais à survivre : je dévouais à nous défendre tout ce qu’il fallait pour tenir, pour durer et persévérer. C’était fort peu, sans doute, car il y avait peu à faire, mais enfin le poing adhérait à la rame, je prêchais l’espérance, je conseillais la foi : aux deux enfants qui l’épiaient, mon visage montrait la tranquillité qui leur était due. Contrairement à mes idées claires, à mes convictions conscientes, qui, elles, penchaient toutes au désir d’éternel repos, quel était donc ce réflexe supérieur ? Je repense aux instants de cette vie double lorsque je veux comprendre que tant d’antimilitaristes français aient pu faire la guerre en si braves soldats ! J’aimais la mort. Et quelque chose de plus fort que moi, mais en moi, tendait à la vaincre. Le sang. La vie. La force ! Cela était, parce que cela était. Ma volonté profonde déclarait qu’il fallait que ce fût mieux encore : s’il faisait nuit, retrouver le jour ; s’il y avait danger, y échapper jusqu’à la sécurité. Rien d’autre ne valait, ne brillait devant ma pensée.

Un seul cas, bien délibéré, m’ouvrait quelque licence de me résigner à périr : le seul cas où l’un ou l’autre des enfants dont j’étais l’aîné eût été ravi de mon bord.

Je ne me figurais aucun moyen de ne pas plonger après lui pour me soustraire au déshonneur de cet équipage diminué. Nous étions partis trois et nous reviendrions trois ou ne reviendrions pas. Je les couvais donc l’un et l’autre comme je n’ai jamais couvé d’autres biens, mes yeux les vissant à la barque, bien que leur présence ne me fût parfois attestée, à travers cette obscurité prodigieuse, que par l’éclat furtif d’un bouton de chemise ou le feu d’un jeune regard.

Tranquillisé par la décision prise, je pouvais revenir en paix à ma chère philosophie et discuter avec moi-même sur les preuves de l’existence ou de l’inexistence du monde extérieur, ardent et très puéril sujet des obsessions de ce temps-là. C’est que, la vue des choses me donnant des joies sans mesure, j’étais désespéré qu’elles pussent venir d’une illusion de mes sens. Le cauchemar kantiste et pascalien me tenait plus à cœur que l’ouragan qui nous ballottait. Je me murmurais le verset : Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimension… Les yeux ainsi rouverts sur la nuit de l’esprit lui accordaient pour le moins autant d’importance qu’aux ténèbres extérieures, bien que leur beauté me suspendît d’admiration, elle aussi.

L’épais brouillard physique parvint à se résoudre. Ce fut très lent. Du noir profond, puis du gris sombre, émergea tout d’abord une figure générale de la tempête que nous avions sentie, ouïe, plutôt que vue. Un cercle de clarté d’environ dix ou douze mètres se fit autour de nous, et bientôt, à notre joie, puis à notre horreur, y parut une tête d’homme nageant, vers qui nous eûmes la naïveté de crier au secours. Cet infortuné se noyait. Un foulard noué sous le menton encadrait sa face livide, il criait lui aussi, les enfants l’entendirent. Nous répondîmes : « Hé ! l’homme ! Hé ! Ho ! »

Presque à sec, sur nos bonnes planches, nous pouvions nous donner le luxe de ce cri.

Le malheureux rouvrit-il la bouche ? La vague qui l’avait rapproché l’éloigna. Ce fut pour toujours. Nous continuions à plaquer notre coup d’aviron qui, s’il ne faisait pas de bien, ne faisait pas de mal : nous nous maintenions, nous étions.

Le petit mousse, rassuré, s’était assis à l’aise, puis remis debout, pour aider mon frère à ramer. Un coup de vent rapide déblaya le haut de l’espace. Au beau ciel bleu, frais et sans pli, l’étang reparut à son tour, mais vert, démonté, parcouru de très hautes vagues qui nous soulevaient comme plume et nous laissaient retomber en pilant du poivre. Puis ce fut une longue houle glauque, frangée d’écume, mais plus riche d’espérance qu’un arc-en-ciel : elle nous poussait à la rive. Le vent très vif soufflait de même et ramenait au point où nous avait saisis le fléau.

Martigues était fort loin, il devenait bien plus facile de regagner la Charbonnière, ce qui fut l’affaire d’un bon nombre de coups de rame, magistraux, qu’assena le jeune pêcheur redevenu notre patron et notre chef. Mais cet effort fut long, il nous parut plus long encore. Dès que nous eûmes pied, nous nous jetâmes à l’eau tous trois, pour traîner la barque et la mettre à sec.

Alors, et alors seulement, nous regardâmes autour de nous. Deux hommes sortaient de la mer, harassés, et claquaient des dents. Partis à trois de cette plage sur un bateau comme le nôtre, ils avaient rêvé de se sauver à la nage et commis la folie de quitter l’embarcation. Leur camarade ne savait pas nager.

— Vous me soutiendrez ? leur dit-il

Un coup de vent les sépara, ils ne le revirent plus. Le noyé était mon aîné de trois ans. Bientôt majeur, il avait de l’aisance, un joli avenir, de l’intelligence et du goût, on ajoutait : l’amour. Le quatrième jour, son corps fut retrouvé, les yeux dévorés, et méconnaissable. Quand nous suivîmes son cercueil, mon frère me confia qu’il avait la sensation d’y avoir été enfermé.

Il est vrai qu’à Martigues l’on nous avait pleurés. Le père de notre compagnon s’était mis en mer : il n’avait détaché sa barque que pour chercher des corps. Nous revenions à petits pas le long du rivage, appesantis par la fatigue, dans la douceur du soir. Sur le port se tenaient, en groupe, tête baissée et bras pendants, nos familles et nos amis. Personne n’en croyait ses yeux. Après les larmes, quel triomphe ! Pour cacher leur émotion ou pour l’exprimer, les pêcheurs nous prenaient à part, l’un après l’autre, et nous assuraient que nous avions travaillé comme de vieux marins :

Avès travaia coume de viéi marin.

Nous n’avions fait aucun travail et nous n’avions mérité qu’un éloge : nous n’avions pas quitté le bateau, et nous le ramenions sans avoir perdu un agrès.

Pour cet événement, l’année quatre-vingt-cinq s’est longtemps appelée l’année du cyclone, à Martigues. Grand mot qui fait un peu sourire devant la bonne et belle petite cupule d’eau bleue. Mais notre sort s’était si bien joué là que, le soir du sinistre, dès que je fus couché dans la solitude et dans l’ombre, toutes les phases de la tourmente se représentèrent à ma pensée, une par une, et mon sommeil roula, tangua, renouvela les rapts verticaux de la vague, les chutes perpendiculaires à trois pouces du fond, et surtout cette horreur, que Racine a bien dite : l’horreur d’une profonde nuit 10, de cette fausse Nuit marine, la plus sombre que j’aie connue ! Retrouvée, revécue, ressentie, du fond de mon lit, sa simple image parvenait à m’infliger le sentiment hideux dont la réalité m’avait fait grâce entière : LA PEUR.

Charles Maurras
  1. Ovide, Fastes, VI, 5 : Il est un dieu en nous, qui nous anime. (n.d.é.) [Retour]

  2. Jean de la Fontaine, Fables, VIII, 9, Le Rat et l’Huître. (n.d.é.) [Retour]

  3. Comment élever nos filles, par Mme Léon Daudet, page 32. [Retour]

  4. La Musique intérieure, lettre-préface à Daniel Halévy. (n.d.é.) [Retour]

  5. En provençal, guecho, louche. [Retour]

  6. Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres, Guitare. (n.d.é.) [Retour]

  7. Pierre-Peau
    tes mollets
    sont pleins de sciure
    Pierre-Peau
    tes mollets
    de sable sont pleins…

    La chanson provençale traditionnelle nomme Isabeau au lieu de Pierre-Peau. [Retour]

  8. Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Tristesse de la Lune. (n.d.é.) [Retour]

  9. Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Le Voyage, VIII.

    Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre !
    Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
    Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
    Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

    (n.d.é.) [Retour]

  10. Jean Racine, Athalie, acte II, scène 5. (n.d.é.) [Retour]

Texte de 1930.

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