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Les Trois Aspects du président Wilson
I
LA NEUTRALITÉ

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Le spectateur impartial
12 avril 1915

L'Amérique est un pays neuf où la distinction des Églises et de l'État s'ébauche à peine. Personne ne se prive d'y commenter en public les livres sacrés, le président Woodrow Wilson y monte en chaire et l'onction ne manque pas à ses prônes. Celui que transmet le correspondant new-yorkais du Daily Telegraph fera, je crois, le tour du monde, car, malgré le caractère privé de ces pieuses manifestations de haute conscience individuelle, il est bien difficile de négliger absolument le sens politique de la morale enseignée à l'église méthodiste de Maryland par le premier magistrat de l'Union.

Ce sont des jours de grande perplexité, a dit le président Wilson dans un langage qui le peint lui-même mieux encore que nos sombres jours. Un grand nuage, a-t-il ajouté, assombrit la plus grande partie de l'horizon.

Il semble que de grandes forces matérielles et aveugles, contenues depuis longtemps, aient été déchainées et que, cependant, on puisse distinguer au-dessous d'elles la forte impulsion d'idéals élevés.

Il serait impossible à des hommes d'endurer ce qu'ils souffrent sur les champs de bataille d'Europe, d'affronter les ténèbres où se livre la terrible lutte, s'ils ne voyaient pas ou ne croyaient pas voir grandir la lueur aurorale d'où va s'élancer le soleil…

Les neutres étaient incertains de leur devoir ; ils vont commencer à le découvrir, donc à l'accomplir. M. Wilson n'en voit que l'aube. Patience, lui aussi, saura saluer son soleil.

Il le salue, et doublement dans ces termes curieusement impartiaux auxquels aboutit, non sans surprise, le mouvement de la phrase et de la pensée interrompues. Les peuples ne se battraient pas…

… s'ils ne croyaient pas, chacun de leur côté, soutenir quelque principe éternel du droit.

Les idéals

« Chacun de leur côté » ou, dans une meilleure traduction, « de son côté », cela veut dire que les compliments de M. Wilson n'étaient pas unilatéraux. Ils s'adressaient à tout le monde. Aux alliés, sans doute, mais aussi à leurs ennemis, Allemands, Bulgares, Hongrois, Turcs. Car tous, suppose-t-il, croient soutenir quelque principe de droit. Tous aspirent à quelque soleil de justice et, même sous les bombes qui détruisent Reims et Senlis, Soissons et Louvain, sous l'éclair des baïonnettes et des sabres qui tranchent le poing aux enfants, éventrent les femmes enceintes ou font subir de honteuses cruautés à de vieux hommes désarmés, nos pauvres prêtres, le président Wilson voit limpidement rayonner des idéals dignes de respect et d'honneur.

Il a de bons yeux, mais surtout une bonne langue.

Au grand tribunal du monde

Nous l'avons déjà dit à M. Bergson, qui ne voulait permettre aux Boches que le matérialisme : il y a un idéal boche, et c'est même par la couleur de son « idéal » que le Boche s'est distingué en tout temps du reste du monde. M. le président Wilson rend justice à cette vérité historique. Et les « idéals » étant égaux entre eux, exactement comme les hommes, jusqu'au moment où la survivance du plus fort fera ressortir quel est le meilleur, ce haut magistrat installé dans la chaire ecclésiastique a signifié en langage d'aficionado, son verdict aux gladiateurs :

Donc, tout autour d'eux, tout autour de nous, siège dans l'attente le tribunal silencieux qui doit prononcer le jugement définitif sur cette lutte, le grand tribunal de l'opinion du monde, et je m'imagine que je vois, je crois voir et je prie Dieu qu'il me fasse voir vraiment ces grandes forces spirituelles qui demeurent dans l'attente de l'issue de cette guerre pour s'affirmer, qui commencent même à s'affirmer déjà, pour éclairer notre jugement et raffermir nos esprits.

Aucun homme n'est assez sage pour pouvoir prononcer un jugement ; mais nous devons tenir nos esprits prêts à accepter la vérité quand elle surgira devant nous, quand elle nous sera révélée à l'issue de cette lutte titanique.

« La vérité », disait le grand pacifiste de 1840 dans le plus généreux, le plus bruyant et le plus vide des hymnes de paix, « la vérité c'est mon pays ». Il entendait qu'il n'avait d'autre patrie que le vrai. Le fait national était ainsi subordonné à l'idée. M. Woodrow Wilson parait intervertir les termes de la pensée de Lamartine et, pour définir la vérité idéale, il attend, il adjure d'attendre la décision des faits. Ce que nos pères batailleurs appelaient, en l'appréciant certes, mais sans l'adorer, le hasard des combats, la fortune des armes, est ici convié à dire le droit et le vrai. Dans les siècles barbares, le plus fort avait les dépouilles. On lui fait entrevoir pour cette fois qu'on lui fera honneur, par-dessus le marché, de la vérité et du droit.

Ni vainqueurs ni vaincus
24 janvier 1917

On a bu hier soir, dans le banquet France-Amérique, en l'honneur de M. le président de la république des États-Unis. Levons cordialement notre verre à la santé du plus haut magistrat d'un peuple ami et généreux auquel nous devons tant et que nous voudrions remercier de toute manière ! Cela fait, ne nous gênons pas pour examiner et critiquer, non moins cordialement, la morale de M. Woodrow Wilson. Ses compatriotes nous en donnent l'exemple : dans un beau petit livre d'une remarquable âpreté, Hésitations, dont l'auteur, M. W. Morton Fullerton, est un Américain éminent, M. Wilson n'est pas ménagé.

J'avoue d'ailleurs que je n'aurais pas eu l'idée d'ajouter un mot si ce pauvre Hervé 1 (toujours là !) n'avait pris soin de reconnaître ses idées dans ce message au Sénat américain : « Tous les républicains français pourront y saluer au passage des idées et des principes qui leur sont chers depuis 1789 », et surtout si, brochant sur notre Hervé, un rédacteur de L'Humanité n'avait imaginé de célébrer à ce propos la « haute conscience » de M. le président Wilson.

On est profondément persuadé de la droiture, de la probité, de l'intégrité, de l'honneur et, en général, de toutes les vertus qui décorent M. le président Wilson. Mais je ne sais pourquoi cette façon de le louer éveille ma défiance. Je ne sais pourquoi de telles louanges ont toujours été l'occasion d'un mauvais coup porté tantôt par le célébré et tantôt par les célébrants.

Les ennemis intérieurs de mon pays enguirlandent M. Wilson. Ce n'est pas naturel.

Souvenir singulier

Il convient de lire de près, de relire, en interrogeant les échos indistincts et puis les échos très nets qui bourdonnent dans la mémoire. Quelques mots du message me reviennent avec une insistance inouïe. « Souvenir, souvenir, que me veux-tu ?… » chante Verlaine 2. M. Woodrow Wilson chante aussi :

Il m'a semblé nécessaire, s'il existe réellement quelque part un désir sincère de paix, de parler un langage franc. Je suis la seule personne jouissant d'une autorité parmi tous les peuples du monde qui ait le droit de parler et de ne rien cacher.

Je parle comme simple individualité, mais je parle cependant aussi comme le chef responsable d'un grand gouvernement…

Cela ne vous rappelle rien ? « Souvenir, souvenir… » ! Eh ! si fait ! la lettre de Guillaume à son pendard de Bethmann 3, fausse comme sa date, que tout le monde a suspectée, fausse comme sa voix, comme tout ce qu'elle porte et contient. On y a lu presque en mêmes termes :

Il est évident que les populations des pays ennemis qu'on oblige à continuer cette dure guerre à l'aide de mensonges et de tromperies et qui sont égarés par les combats et par la haine, ne possèdent aucun homme capable ou ayant le courage moral de prononcer le mot qui leur apportera le soulagement de proposer la paix. Ce qu'on désire, c'est un acte moral qui libère le monde.

Il est encore question de libérer le monde au suivant paragraphe du poulet impérial.

En voulez-vous des principes de 1789, de l'humanitairerie ? Et de la haute conscience ? A rendre baba toute la rédaction de L'Humanité, de Snell en Bracke et de Renaudel en Veillard ? Malgré l'océan qui sépare les deux hautes consciences de « chef », Wilhelm rex a-t-il perçu l'écho qui lui est fait, la rime qui lui est envoyée par M. Wilson ? J'en atteste la suite de la lettre à Bethmann :

Il est nécessaire pour cela de trouver un chef d'État qui ait une conscience… qui possède la volonté de libérer le monde de ses souffrances.

Ceux qui ont su lire le message de M. Wilson ont observé qu'il demandait une « révolution morale ». C'est aussi un « acte moral » que se propose d'opérer le roi boche. Tout cela vous dégage un petit fumet kantiste et roussien dont on conçoit que les consciences démocratiques soient régalées. On me permettra de témoigner une horreur fervente pour cette cuisine. Droite et sincère chez M. Wilson, parfaitement hypocrite chez Guillaume II, elle représente au point de vue de l'histoire des idées et du langage un état certain de décadence et de barbarie, celui où les genres se mêlent, quand pour parler peinture on fait de la poésie et quand les idées au lieu d'être apportées directement par leurs signes abstraits usent de ces transpositions de figure qui favorisent tous les malentendus, toutes les équivoques, toutes les erreurs, et par conséquent tous les crimes.

La morale utilisée

Avec les intentions très contraires qu'on leur connaît, ces deux chefs d'État commettent le même abus des formules morales et religieuses en un sujet dont l'essence commune est politique.

Prenons un exemple. Une société financière est, aussi bien qu'une nation, tenue de respecter le droit, de faire son devoir, de se montrer secourable et pitoyable, d'allier au sentiment de ses intérêts le respect des intérêts d'autrui ; cependant ce n'est pas pour cela qu'elle est fondée. Que penserait-on d'un administrateur délégué qui remplacerait le compte rendu de sa gestion annuelle ou l'exposé de ses vues sur l'avenir matériel de la situation par une homélie ne tendant qu'à manifester la pureté de ses intentions ?

On penserait, ou que le personnage incline à un doux gâtisme, ou que le formulaire éthico-théologique est destiné à cacher son jeu et à jeter de la poudre aux yeux du pieux auditoire.

Remarquons en passant que l'usage intéressé de cette poudre en Allemagne et en Amérique vérifie l'observation que faisait l'autre jour, à L'Écho de Paris, Louis Bertrand : les peuples sont beaucoup plus religieux qu'on ne le croit en France. Nous tournons le dos à l'évidence des réalités ou nous nous abusons grossièrement sur la nature du sens religieux quand nous prétendons retrancher tout avenir à ce qui n'est pas scepticisme ou agnosticisme. Le menteur Guillaume II s'adresse à une Europe embéguinée. Le sincère Wilson parle à une Amérique idéaliste et dévote. C'est comme ça. Je n'y puis rien. Ce que je peux, c'est d'obtenir de mes yeux et de mon esprit qu'ils voient ce qui est, au lieu de transformer leurs visions d'après les partis pris de mon cerveau.

Les intérêts et les principes

Ce qui est, en même temps, c'est que l'idéalisme et la dévotion n'empêchent pas les affaires. Il n'est pas impossible que M. Wilson s'abandonne sans aucune arrière-pensée au cours de ses utopies juridiques ; par devoir d'État il y mettrait certainement un frein si elles gênaient les intérêts vitaux de son pays. De toute vraisemblance, si ces intérêts parlaient avec décision leur impérieux langage, il se résignerait à fermer les yeux sur la violation des sacrés principes 4. Dès les premières rumeurs du message Ni vainqueurs ni vaincus, Paris-Midi a très pertinemment demandé avant-hier s'il n'y avait eu ni vainqueurs ni vaincus dans la guerre de Cuba. Et le passage de ce document mémorable ou il est dit :

Les garanties échangées ne doivent ni reconnaître ni impliquer une différence entre les nations grandes ou petites, entre celles qui sont puissantes et celles qui sont faibles,

ce passage a irrésistiblement évoqué dans mon souvenir le tapis vert du Traité de Paris, le dernier, je crois, du XIXe siècle, où les négociateurs américains du seul fait qu'ils avaient prouvé leur qualité et leur ascendant de vainqueurs, c'est-à-dire de peuple « grand » et de nation « puissante », arrachèrent aux Espagnols vaincus, presque autant de territoires, d'îles, de villes et de ports qu'en avait conquis le canon de l'amiral Dewey !

« Je n'ai pas confiance »

« Je n'ai pas confiance »

Petit ! Petit ! Petit ! C'est ainsi que le cuisinier appelle l'oiseau dans la fable de La Fontaine. L'oiseau bien inspiré s'enfuit. À la place des petits peuples, je n'écouterais pas sans un peu de sagesse méfiante un appel cordial ainsi jeté au monde par le chef tout-puissant d'une Confédération de quarante-huit États riches, peuplés, vivaces. Le cuisinier, pardon, le chef sait que sa conscience pure, comme celle du philosophe de Königsberg, reflète le ciel étoilé ; mais les conséquences politiques dérivées de son appel ne refléteront vraisemblablement que les forces unies des étoiles inscrites sur le drapeau américain. Or, des conséquences de ce calibre et de ce poids dépassent d'ordinaire la portée des intentions, d'un homme mortel.

La philosophie juridique et humanitaire compose dans la vie cruelle du monde une espèce de luxe qui, en vertu de l'éternel prius vivere, passe forcément après la satisfaction des besoins de la vie collective des hommes. Il est toujours très dangereux de prendre une nation pour une Académie. Comme une société financière est faite pour gagner de l'argent, une société nationale, c'est-à-dire où les hommes naissent et meurent, est faite pour améliorer les conditions de leur vie. La vraie justice, le véritable droit, l'honnêteté vraiment consciente et lucide consisterait à commencer par exposer, clairement et candidement, les intérêts fondamentaux, les intérêts sacrés qui correspondent à cette fonction des États.

Qu'on les subordonne aux règles supérieures de toute vie, rien de mieux. Mais qu'on se serve de ces règles pour costumer, masquer, maquiller ces intérêts, le carnaval, voulu ou non, et qu'il soit suggéré par basse ruse comme c'est le cas de Guillaume, ou par habitudes professionnelles, comme c'est le cas de M. Wilson, ce carnaval d'idées précipite à des maux artificiels supérieur encore à tous ceux qu'inflige la nature.

De Le Chapelier en Wilson

On pourra s'en faire une idée approximative, mais que je crois juste si l'on se donne la peine de réfléchir aux analogies éveillées par l'endroit du message où M. Wilson repousse de l'humanité future tout système d'alliances, chacun y devant être protégé par tous :

… qu'aucune nation ne cherche à imposer sa politique à aucun autre pays, mais que chaque peuple soit laissé libre de fixer lui-même sa politique personnelle, de choisir sa voie propre vers son développement, et cela, sans que rien le gêne, le moleste ou l'effraie, et de façon que l'on voie le petit marcher côte à côte avec le grand puissant.

Je propose donc que dorénavant toutes les nations évitent les complications d'alliances qui pourraient les entraîner à des rivalités de pouvoir, les envelopper dans un filet d'intrigues et de compétitions égoïstes, et par des influences venues de l'extérieur, les détourner de leurs propres affaires. Il ne saurait exister de complications d'ailleurs dans un loyal accord de puissances ; quand nous sommes tous unis pour agir dans le même sentiment et en vue du même but, nous agissons dans l'intérêt général et nous restons chacun libres de nos propres actes sous la protection de tous.

« Souvenir, souvenir… » Qu'est-ce que nous rappellent de nouveau, ou d'ancien, de telles paroles ? Vous y êtes : en plus vaste, appliqué à l'Europe ou aux deux continents, c'est le système du conventionnel Le Chapelier, c'est le fameux décret qui interdisait aux ouvriers et aux patrons toute association, entente et alliance sur « leurs prétendus intérêts communs ». Un État central tout-puissant se préparait à prendre en mains les intérêts de tous et à les représenter souverainement. Quel gage de paix sociale ! disaient les rêveurs de l'époque. Quelles immenses garanties d'accord !

Il est à peine utile de rappeler que les soixante-dix ou quatre-vingts ans qui suivirent furent l'enfer du monde ouvrier français en même temps que le paradis des capitalistes. On avait décrété l'égalité idéale des grands et des petits. On avait gravé dans la loi l'équivalence juridique du faible et du puissant. Mais même poudrée d'or et confiée à du papier doré sur tranches, cette belle encre n'avait pas transformé les réalités. Les réalités furent pires que les plus fabuleuses horreurs de l'ancien régime. L'ouvrier en conçut un état d'esprit révolutionnaire farouche qui déclara la guerre à l'ordre social tout entier, cet ordre consacrant les plus monstrueux abus de puissance.

On ne peut espérer aucune sécurité de l'avènement juridique et blagologique d'une ère d'égalité européenne où il serait défendu à la Belgique de se mettre sous la protection de la France, de l'Angleterre et de la Russie 5, mais où l'Allemagne garderait le plein de ses territoires, de ses populations, de ses richesses, de ses puissances quand bien même elle trouverait sa limite idéale dans la menace d'un gendarme-fantôme au service des États-Unis du Monde dont la gouvernement serait d'ailleurs à la discrétion d'agents secrets ou d'agents publics armés de son fer ou lestés de son or.

M. Wilson prend pour le régime de l'avenir l'état dont nous venons ; on peut lui répondre que nous sortons d'en prendre, à La Haye. Merci bien.

Idéalismes dangereux
28 janvier 1917

… Les situations respectives de M. Wilson, du Gouvernement français et des socialistes français, ont moins changé qu'on ne croirait depuis le commencement de la guerre.

Ce n'est pas de décembre 1916 ni de janvier 1917 que datent les rêves d'intervention et de médiation de M. Woodrow Wilson. Le président américain, dont les idées sont fixes comme son pouvoir est personnel, avait fait un premier pas dans le même sens, absolument dès les premiers jours d'août 1914. La dépêche de Washington portant le texte de sa proposition fut insérée au Temps du 7 août, paru le 6 au soir.

Mais le Journal de Genève du 10 l'ayant reproduite, aussitôt il s'éleva, comme il convient, un murmure du côté de L'Humanité qui, n'ayant pas pris garde à l'information du Temps, imagina le 15 août de dire qu'il était « fâcheux pour l'opinion française » (à laquelle la feuille socialiste se substituait une fois de plus) « d'apprendre par un journal étranger la proposition » de M. Wilson.

Le flambeau que soutiennent les mains de M. Renaudel et de M. Compère-Morel ajoutait avec une gravité impayable qu'il « ne saurait y avoir un avantage à laisser ignorer à la France une démarche aussi importante que celle des États-Unis ». De l'importance de la démarche, les événements postérieurs permettent de discuter. Mais, pour commettre son erreur de jugement, L'Humanité avait commencé par se précipiter sur une erreur matérielle. Le jour même, l'Agence Havas rappelait que la dépêche annonçant la proposition américaine avait parfaitement paru en France. Le Temps du soir confirma le démenti.

Les Français ne varient pas

Dans le même numéro du 16 août 1914, Le Temps profitait de l'occasion pour donner le texte de la réponse du gouvernement français. Réponse polie, mais telle qu'on pouvait l'attendre d'un État qui ne fait la guerre que parce qu'on la lui fait.

Le Temps ajoutait même un commentaire si net que le plus grand journal de la République (comme cela lui arrive quelquefois) s'y montrait l'interprète du sentiment français. Le Temps du 16 août 1914 répondait, en effet, au grognement de L'Humanité :

… Ce n'est pas du tout le moment de faire entre les belligérants le geste classique des Sabines. Cette guerre n'est pas un débat à peser dans des balances philosophiques. D'une part, une tentative d'asservissement définitif de la communauté européenne à une race ; d'autre part, la défense de la liberté de l'Europe et des principes mêmes sur lesquels est fondée l'Union américaine. Comment imaginer que le président Wilson et son gouvernement parlent le même langage aux agresseurs et à ceux qui représentent le droit, et les mette sur le même pied ? C'est un dangereux idéalisme, celui qui n'aboutirait qu'à énerver la force de ceux-ci sans arrêter les premiers. Dans un duel à fond, comme celui que l'Allemagne a voulu engager avec l'Europe entière, il n'y a pas à relever les épées.

En vérité, je le répète, depuis ces trente mois de guerre, rien ne paraît avoir bougé dans les éléments en présence. M. Woodrow Wilson s'obstine à ne pas distinguer entre provocateurs et provoqués, entre agresseurs et défenseurs. Et nos républicains ne cessent pas de ne pas voir que leurs appels aux principes mêmes sur lesquels est fondée l'Union américaine sont aussi inopérants que possible 6. Le « dangereux idéalisme » continue à sévir à la Maison-Blanche, il continue de trouver crédit au groupe socialiste de la Chambre et à la rédaction de L'Humanité.

Celui qui a changé

Un personnage a changé pourtant, et c'est Guillaume II. Conversion récente ; ayant cassé quelques-unes de ses dents sur la défense militaire de l'Entente, il voudrait bien garder les autres et, puisque l'idéalisme socialo-américain paraît ouvrir une voie de salut, va pour l'idéalisme ! Ça le connaît, comme disent les bonnes gens ! Il n'est pas pour rien le compatriote de Kant et l'élève de Fichte. Fichte a effectué le passage de l'idéalisme et du moralisme libéral à l'idéalisme et au moralisme autoritaire et jacobin par des moyens sensiblement analogues à ceux qui tirèrent de la douce Constituante de 1789 la féroce Convention de 1793, des proclamateurs des Droits de l'Homme les équipes de la Terreur.

La voie inverse, suivie par Guillaume II, ce recours du jacobinisme pangermanisant au libéralisme bêlant qui veut s'armer de « courage moral » pour accomplir, dit la lettre à Bethmann-Hollweg, un « acte moral » destiné à « libérer le monde » des « souffrances » et de « l'oppression », ce nouveau cours n'a rien d'inédit non plus dans l'histoire des doctrines révolutionnaires issues de Kant, Rousseau, Luther ; tout le XIXe siècle a vu les persécuteurs, à peine menacés d'un retour de fortune ou d'un murmure de l'opinion, se remettre à bêler, comme l'empereur allemand, des couplets de pitié suprême et de tolérance mystique.

Guillaume Boche sait son manuel de philo comme il sait son métier. Il faut savoir le nôtre. Il faut comprendre que les « dangereux idéalismes » professés par le président Wilson et par nos socialistes deviennent entre les mains de l'empereur allemand un idéalisme alimentaire, un idéalisme sauveur ; aux temps où sa naïveté ne lui montrait que des proies faciles, Guillaume Boche déployait un réalisme sans merci. Si les chefs socialistes sont assez sots pour se laisser prendre à la manœuvre impériale et travaillent à lui épargner châtiments et réparations, instruisons le pays de leur simplicité et montrons dans quel nouveau fleuve de sang serait plongée la France si l'on avait le malheur de les écouter.

Kant et M. Wilson
16 février 1917

La Revue des deux mondes publie l'analyse parallèle du traité de la Paix perpétuelle de Kant et des diverses doctrines manifestées par M. Wilson sur la paix future. Cette étude du plus haut intérêt est l'œuvre de M. César Chabrun dont le nom nous était inconnu. Nous aurions dû le connaître. M. Chabrun est professeur à la Faculté catholique de droit à Lille. Il a vaillamment combattu, il a été blessé. Cet homme de talent est heureusement conservé à la France.

Les curieux se reporteront à la revue du 15 février. Il faut noter pour nous deux points.

Moralistes libéraux

D'abord les rapprochements de M. Chabrun versent une lumière éblouissante sur le cas, déjà très sensible à la simple lecture, de la communauté philosophique ou, pour mieux dire, du condiscipulat de M. Wilson et de Guillaume II. Les simples textes en déposaient. Il suffisait de relire après les messages divers du président de l'Union américaine le fameux billet à Bethmann-Hollweg en prenant garde au jargon de moralisme libéral. Relisons-le :

Mon cher Bethmann, j'ai soigneusement approfondi notre conversation. Il est évident que les populations des pays ennemis, qu'on oblige à continuer cette dure guerre à l'aide de mensonges et de tromperies et qui sont égarées par les combats et par la haine, ne possèdent aucun homme capable ou ayant le courage moral de prononcer le mot qui leur apportera le soulagement de proposer la paix. Ce qu'on désire, c'est un acte moral qui libère le monde, y compris les neutres, du fardeau qui l'oppresse.

Il est nécessaire pour cela de trouver un chef d'État qui ait une conscience, qui se sente responsable vis-à-vis de Dieu, qui possède un cœur pour son propre peuple comme pour ses ennemis et qui, indifférent à toute fausse interprétation possible ou voulue de son action, possède la volonté de libérer le monde de ses souffrances. J'aurai ce courage ; m'en reposant en Dieu, j'oserai faire cette démarche.

Veuillez élaborer une note dans ce sens et me soumettre toutes les dispositions nécessaires sans délai.

Signé : Guillaume II, empereur et roi.

Ce n'est pas autrement qu'il a été parlé, de la Maison-Blanche, d'abord aux belligérants, ensuite au Sénat américain. Nous avons eu à souligner, chez les deux auteurs, exprimé dans les mêmes termes, le même sens de leur importance, de leur autorité, de leur pouvoir personnels : « Les populations des pays ennemis ne possèdent, dit l'empereur boche, aucun homme capable ou ayant le courage moral de prononcer le mot… J'aurai ce courage… »

M. Wilson disait : « … Je suis la seule personne jouissant d'une autorité parmi tous les peuples du monde qui ait le droit de parler et de ne rien cacher. Je parle comme simple individualité, mais je parle cependant aussi comme le chef responsable d'un grand Gouvernement.  »

Les doctrines philosophiques plus encore que les écoles des rhéteurs ont chacune leurs grimaces propres, leurs tics. L'identité du tic pseudo-stoïcien ou kantien eût aidé à déceler la communauté d'origine si l'identité du vocabulaire n'avait déjà fourni le premier indice révélateur. Ces indices divers sont vérifiés aussi complètement que possible dans le travail de M. César Chabrun. Sa collation des textes est irrésistible. La philosophie de Königsberg a bien introduit le président de l'Union américaine à toutes les notions du droit international.

Le kantisme wilsonien

C'est de ce docteur qu'il dépend. Sa critique s'explique par la critique kantienne. Sa théorie de la pratique, ou, en français, ses vues d'avenir, ses conceptions de la paix future sont également suspendues à la même chaire. Quand nous faisions nos objections habituelles au pacifisme de M. Wilson, c'est bien à Kant, c'est bien à Rousseau et à Luther, à l'esprit de la Réforme allemande et de la Révolution dite française que nous répondions. C'était bien Kant qui décidait de remplacer les garanties précaires mais réelles et appréciables de la politique par les garanties absolues mais irréelles de la justice. C'était Kant qui, au nom de son ordre international incréé, proscrivait les ententes, les alliances et les ligues des petits peuples contre la tyrannie des gros. Paragraphe par paragraphe, et quasiment ligne par ligne, cela est démontré, comme au tableau, par M. Chabrun.

Par parenthèse, cela explique comment au milieu de colères boches provoquées par les actes divers du président Woodrow Wilson, ses « idées » recevaient en Allemagne les plus emphatiques hommages. Il fallait bien y reconnaître une marque de la maison.

Le réel et l'idéal

Le travail de M. César Chabrun s'arrête naturellement au point où cesse sa matière et où les idées de M. le président Wilson cèdent le pas à l'action. Chacun, je crois, d'un bout à l'autre du monde civilisé, a saisi là comme qui dirait un hiatus et l'on pourrait dire un grand trou. Le premier, je crois, Jacques Bainville l'a vu lorsqu'il a indiqué comment le dictateur américain avait, à l'usage, découvert l'Allemagne et devant cette réalité nouvelle, corrigé ses visions, rectifié la marche et le tir.

C'est un autre point à noter dans le beau travail de M. Chabrun.

M. César Chabrun ne conçoit pas absolument comme nous le rôle de Kant et du kantisme en Allemagne. Il est plus frappé des ressemblances de cette philosophie avec les maîtres de l'Europe moderne et de l'antiquité qu'avec sa postérité germanique et pangermaniste. Cependant cette filiation est étroite, et l'on ne peut pas oublier non plus parmi les ascendants du kantisme le fort élément de dissidence calviniste et luthérienne par lequel s'explique aussi, en partie, Rousseau. Quoi qu'il en soit, M. Chabrun est naturellement amené par son point de vue à distinguer en M. Wilson l'homme d'État et le lettré, à écrire que « la pensée est son domaine autant que les affaires » ; il refuse donc de discuter avec lui « sur le terrain des pures idées »…

Pourquoi ce refus ? Parce que, dit M. Chabrun, nous sommes « engagés dans la lutte », et M. Wilson y entre d'ailleurs à son tour. Ce sera pour lui, ajoute-t-il, l'heure « de quitter les pures théories pour entrer en contact avec les réalités ». Voilà, je l'avoue, qui étonne. Qu'est-ce que des théories qu'il faut quitter devant le réel ? Un banquier n'oublie pas les généralités de l'arithmétique quand l'heure est arrivée de faire sa caisse, et bien au contraire ; plus il y est fidèle et meilleur est son compte. Qu'est-ce que des idées pures que l'on ne peut pas utiliser du moment qu'on est engagé dans la lutte ? Ce doivent être des idées fausses, car, pour des idées vraies, il semble bien que plus la lutte sera difficile, âpre, compliquée, plus il sera bon de se référer pour la débrouiller et pour l'éclairer à la claire lumière et à la haute assistance d'idées aussi pures que possible.

Sans doute, entre l'idée et la réalité, il y a une différence de perfection. Le sens critique et le bon sens sont nécessaires pour adapter et approprier les conclusions abstraites et les déductions logiques à la complexité des faits et de leurs circonstances. Mais chaque science, chaque art, chaque discipline morale contient des préceptes et des conseils en vue de ces applications. Il y a partout une théorie de la pratique, une pratique de la théorie, qui s'engendrent l'une de l'autre et qui apportent leur appui dans chaque cas. Elles sont distinctes. Elles ne sont pas opposées. La distinction toute normale n'a rien de commun avec cette opposition absolue de l'ordre théorique et de l'ordre pratique affectée dans les actes du président Wilson, reconnue dans l'article de M. César Chabrun et que M. Chabrun trouve très naturelle, tandis qu'elle nous apparaît à nous monstrueuse.

Oppositions de mots

En vérité, en vérité !… Mais approchons et précisons.

Un homme a médité toute sa vie sur les rapports de la Justice ou de la Morale avec la Politique et, ayant pu d'abord affecter par sa position américaine les allures d'une espèce de pontife spirituel, il a défini en de solennels documents ce qu'il considère comme l'expression la plus générale de la vérité la plus haute en cette matière. Des hommes européens, qui avouent partager sa façon de voir, le louent, le félicitent, l'applaudissent, mais disent : « Nous ne vous écouterons pas, nous sommes engagés dans l'action… » Lui, pourrait leur répondre : « C'est parce que vous êtes engagés dans l'action que vous avez le plus pressant besoin de ces principes et de l'application que j'en fais… » Pas du tout… Et voici qu'à peine est-il aux prises avec le réel, lui-même doit modifier langage et point de vue, en tout cas procéder, en fait, comme s'il professait une autre doctrine !

Et personne ne s'en étonnera ! Et d'aussi bons esprits que M. César Chabrun s'en consolent par des antinomies verbales : le réel et l'idéal, le théorique et le pratique, le concret et l'abstrait… Comme si l'abstraction bien faite ne devrait pas correspondre au concret ! Comme si l'idée raisonnable n'était pas la plus haute puissance de la réalité ! Autant dire qu'une philosophie qui se charge d'expliquer le monde doit s'évanouir tout naturellement au premier « contact » avec les affaires de la vie ! Autant dire qu'une clef des choses peut être celle qui est trop grande pour entrer dans la serrure ou trop petite pour y peser utilement ! Non, non, la véritable théorie est pratique, je voudrais oser dire, empruntant le langage de nos artilleurs, qu'elle est rustique et peut affronter sans être fatiguée ni endommagée les hauts et les bas, les ravins, les collines, les âpres pentes et les rudes escarpements de l'expérience historique. Des doctrines qu'il faut quitter quand on aborde le front des choses et « le contact des réalités » peuvent être d'amusants bibelots de métaphysique juridique ou morale, mais valent la peine d'être examinées de près ; leur inutilité, qui n'est pas la preuve directe de leur fausseté, en est au moins l'indice quand elle n'en est pas la confirmation.

L'erreur vérifiée

Les réfutations directes, par voie d'analyse, n'auront manqué ni à Rousseau, ni à Kant, mais la précipitation où vivent les hommes et l'intérêt, hélas ! trop cher payé, qu'ils ont à s'abuser au moyen de mensonges spécieux, suffisent largement à les détourner de ces discussions âpres, fermes et décisives. Ils se détourneront moins aisément du grave témoignage apporté par les faits. Les faits de l'histoire des hommes depuis Rousseau et Kant sont d'autant plus précieux qu'ils vont tous dans le même sens ; il y avait longtemps que la guerre civile et la guerre étrangère n'avaient été aussi meurtrières que depuis le traité de Paix perpétuelle et les rêves de Fraternité humanitaire agglomérés autour de ce traité. De 1789 à 1815, de 1848 à 1870, de 1898 à 1920 la terre n'a cessé de fumer des flots de sang répandus autour de son autel.

Le mauvais signe

Il n'y a pas à établir de rapport de cause à effet entre les ambitions du pacifisme et les cruelles banqueroutes de la paix, mais il y a à constater l'extraordinaire inefficacité, l'inanité monstrueuse de cette prédication. La concordance des deux phénomènes est telle que l'on peut concevoir, sans grande chance d'errer, tout accès de pacifisme international comme un mauvais signe, un signe à peu près certain de guerre prochaine, et c'est ce que nous faisions remarquer, en propres termes, l'année du centenaire de Kant, en 1904, aux rhéteurs optimistes qui célébraient l'avènement d'un nouvel ordre dans les esprits et dans les nations ; non seulement les cent ans écoulés ont enseigné tout le contraire, mais il n'était pas nécessaire d'avoir l'oreille bien fine pour sentir le bruit du canon qui se rapprochait des terres d'Europe. Ce n'était encore que le canon sibéro-japonais de Chemulpo. Hélas ! dix ans plus tard !…

J'ai cru devoir recueillir ce témoignage de la concordance des choses et de nos idées dans mon livre de l'an dernier Quand les Français ne s'aimaient pas. On peut dire que ce fut là encore une simple coïncidence. Mais il y en a beaucoup, de coïncidences pareilles ! Quand on en aura noté dix et vingt autres, n'y aura-t-il pas lieu de se demander si une certaine manière de penser, une certaine entente générale des choses n'expliquerait point ces rencontres de l'esprit humain et du cours des événements ? Il faudrait pour cela une philosophie qui ne creusât point d'abîme infranchissable entre les faits particuliers et les généralités souveraines, une philosophie qui expliquerait et servirait…

Je me permets de dédier cette question aux beaux esprits férus d'idéalisme kantien ou hypo-kantien en les suppliant de ne pas me répondre qu'une telle philosophie ne s'est jamais vue. Elle s'est vue, dès Aristote. Elle s'est retrouvée dans le thomisme. Elle s'est reconnue aussi à de nombreux égards dans ce « bon sens systématisé » appelé par Auguste Comte positivisme. Son caractère général est d'opposer les principes qui aident à vivre aux principes qui ne s'appliquent pas à la vie ou qui ne s'y appliquent qu'en trichant et trompant.

Nous avons vu M. Woodrow Wilson obligé de s'en dépouiller pour bien agir. Mais il y a une autre solution ; il y a un autre usage de ces beaux principes faux, c'est de s'en couvrir pour mentir et pour manœuvrer, l'usage et la solution de Guillaume II. Il convient de noter que les hommes commencent à s'en méfier, et l'hypocrisie kantienne ou piétiste les abuse infiniment moins qu'autrefois.

Le pacifisme kantien contre la paix
19 février 1917

Le monde entier revient d'une duperie où chacun a laissé des plumes. Si le retour n'était pas complet, si la guerre laissait subsister des illusions, ou recommencerait à tout perdre. Voilà pourquoi nous nous sommes efforcé de serrer la question germanique d'aussi près que possible, en insistant sur le point disputé, qui est l'affaire de Kant.

M. Ferrero s'y est arrêté, mais en historien, comme M. Émile Picard s'y arrêta jadis, mais en savant. Nous nous réjouissons particulièrement des éléments d'information venus des philosophes de carrière. Les pages lumineuses de Pierre Lasserre, dans Le Germanisme et l'Esprit humain (Champion éditeur), auraient dû mettre d'accord tout ce qui s'intéresse à l'histoire des idées et de leur action.

Mais la question est offusquée par des intérêts politiques, scolaires, sociaux, personnels. Nous venons d'en avoir un bon exemple. En nous appliquant des premiers au beau et curieux travail de M. César Chabrun dans la Revue des deux mondes, nous avons montré le parallélisme des vues de M. Wilson et de Kant. Nous y avons joint, texte en main, les vues parallèles d'un kantien no 2 qui n'est autre que l'empereur Guillaume. La presse entière a noté le kantisme de M. Wilson. Combien de journaux ont parlé de Guillaume II ? Cependant la mention était indispensable à la juste mesure des idées morales et juridiques du monde contemporain.

L'ignorance utile

L'ignorance où l'on tient les Français permet d'aligner des réflexions puissantes, des raisonnements de haut vol, comme celui-ci, paru à L'Humanité : — Si Kant a inspiré Wilson, comment serait-il responsable de la guerre, ainsi que le soutiennent certains théoriciens ?

Si des théoriciens rendaient Kant « responsable » de la guerre, c'est qu'ils ne sauraient pas ce que c'est qu'être responsable, ils seraient trop pareils à ce rédacteur de L'Humanité. Ce que l'on dit, c'est que le pangermanisme dérive, pour une part très grande, de la philosophie de Kant et de cette partie du kantisme qui elle-même coule, comme de source, de Rousseau et de la Réforme opérée par « l'homme allemand » Luther. Cela est un peu différent. Cela a même été démontré. Mais il ne devrait pas être nécessaire de recourir aux preuves en forme, tant est certaine, logique, sensible, la filiation kantienne du père spirituel de Guillaume II, le Fichte des Discours à la nation allemande.

Des enfants de six ans incapables d'avoir deux idées à la fois se refuseront seuls à admettre qu'une philosophie ayant pour disciples directs Fichte, M. Wilson, Guillaume II puisse également suggérer le pacifisme, canoniser la Révolution et fournir au pangermanisme son premier aliment.

La contradiction des trois thèses est-elle, en effet, si forte ?

Est-ce que les promoteurs de notre Révolution n'étaient pas des pacifistes déclarés ? Est-ce que toute leur doctrine n'aboutissait pas à la fédération des peuples et à l'unité du genre humain ? Est-ce qu'ils n'ont pas fait pendant un quart de siècle la guerre la plus rude et la plus sanglante qu'on eût vue jusque-là ? Est-ce que, de Robespierre à Bonaparte, ils ont cessé un seul instant de se montrer et de se dire les enfants directs du premier maître de Kant, leur Rousseau ?

Voit-on d'ailleurs une longue distance du système de l'idylle sociale et de la bergerie internationale aux doctrines de boucherie ? Les plus douceâtres des rhéteurs ont été dans le même temps les plus féroces des terroristes, soit qu'ils aient offert à leurs contemporains, avec une sérénité boche, « la Fraternité ou la mort », soit qu'ils aient ajourné le bonheur du genre humain « à la Paix ». Vraiment, la coexistence des doctrines sanglantes et de la philanthropie rituelle vaudrait d'être examinée. Si l'examen ne donnait rien, on pourrait toujours conclure à une simple coïncidence de fait ; mais si la rencontre est reconnue logique, liée au développement intérieur de certaines idées, par exemple de l'individualisme de Kant, de Rousseau et de la Réforme, eh bien ! le public aura appris quelque chose, il aura profité de l'encre et du papier…

Les fables utiles

— Oui. Mais, dit un parti, il ne faut pas que le public s'instruise aux dépens des idées et des doctrines qui nous élevèrent et qui nous soutiennent. Notre domination comporte des conditions morales et intellectuelles. Celles-ci retirées, nous tombons sur notre séant.

De là l'écran dont je vous ai parlé. De là, le voile officieux et l'obturateur secourable. De là surtout les transcriptions ou les réfutations qui commencent par des travestissements pleins de fruit.

La grande curiosité des « idées de la guerre » sera un jour le joli déplacement de limites opéré dans l'histoire de la philosophie. Du temps où l'intérêt supérieur de la démocratie ne semblait pas mêlé à l'affaire, il était couramment admis que la période germaniste de la philosophie en Allemagne commençait à Emmanuel Kant pour s'accentuer avec ses disciples Fichte, Schelling, Hegel, car Leibnitz était encore rattaché à la Société européenne et au monde de la civilisation latine quelles que fussent au surplus ses caractéristiques allemandes. Le poteau frontière, si l'on peut dira, était entre Leibnitz et Kant. Maintenant, on est en train de le planter sereinement entre Kant et son premier fils spirituel. À Fichte seulement nos professeurs en mission ordinaire et extraordinaire font commencer la damnable Allemagne nouvelle, celle qu'il faut exorciser, car ils ont mandat exprès d'éviter que l'enquête ne remonte à Rousseau.

Il est très beau de voir ces domestiques d'un parti faire ensuite leurs dévotions à l'Universel, au Libre, au Général, au Pur !

Charles Maurras
  1. Il s'agit de Gustave Hervé. (n. d. é.) [Retour]

  2. Premiers mots de Nevermore, seconde pièce de la série Melancholia des Poèmes Saturniens. (n. d. é.) [Retour]

  3. Theobald von Bethmann Hollweg (1856–1921), chancelier de Guillaume II de 1909 au 13 juillet 1917. Ce « pendard de Bethmann » était intimement convaincu du droit absolu de l'Allemagne à soumettre ses voisins par la guerre. (n. d. é.) [Retour]

  4. Pronostic vérifié par les atténuations apportées par M. Wilson à ses principes et à ses projets dès que l'opinion américaine s'est élevée soit contre l'égalité de race, soit contre des interventions indéfinies en Europe, soit contre l'intervention des nations européennes en Amérique. (Note de 1919.) [Retour]

  5. Le sénateur Frelinghuysen, de New-Jersey, a posé « à tout Américain intelligent  » un certain nombre de questions entre lesquelles celle-ci porte le no7 : « Si la Ligue des Nations avait existé au moment de notre Révolution de 1776, la France aurait-elle pu nous aider ? Et plus tard, le Texas ferait-il partie de l'Union ? Cuba serait-elle libre ? » (Harvey's Weekly, 22 mars.) La réponse des adeptes à ce genre de question ne peut varier. Ils déclarent que les références au passé sont inopérantes ; n'allons-nous pas ouvrir une ère absolument nouvelle et sans rapport avec tout ce qui s'est vu autrefois ? [Retour]

  6. Le langage de la communauté d'intérêt aurait agi moins lentement. [Retour]

  7. Étienne Grosclaude (1876–1952), Émile Buré (1858–1932), hommes de lettres et journalistes de premier plan à l'époque. (n. d. é.) [Retour]

Recueil paru en 1919.

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