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La Monarchie fédérale 1

Le Bulletin de l'une des trois paroisses de ma petite ville m'est arrivé avec un poème provençal en l'honneur de saint Éloi, suivi d'un cantique à la gloire du même saint, en provençal toujours, suivi lui-même d'un sermon prononcé par le curé pour le jour de la Trinité, en provençal encore. À la fin du numéro, autre cantique en provençal. Le titre du Bulletin est seul en français d'oui ; encore porte-t-il une épigraphe de Mistral. Huit vers du grand poète servent aussi de devise et d'invocation aux Quatre Dauphins, la revue aixoise, qui est bilingue. Les jeunes gens de 1890 fondaient des revues cosmopolites ; elles s'appelaient, par exemple, Le Saint Graal. Ils entendaient exclure de leurs soucis et de leurs amitiés tout ce qui ne leur venait pas de Bayreuth ; en 1912, au même âge, dans le même monde et la même classe, on a le cœur rempli du murmure des cloches, et des fontaines du pays natal,

Le tremblement de la mer natale 2,

et nos jeunes Aixois prennent plaisir à émouvoir l'élite de Paris et des provinces en faveur des Saintes-Maries de la Mer menacées par le flot et qu'il faut endiguer à tout prix.

Le succès est-il acquis à ces grandes causes ? Ni la langue provençale, ni l'église des Saintes ne sont encore à l'abri des dévastations ; le culte du sol sacré n'est pas encore inscrit d'office dans la vie publique et privée. Mais le mouvement est lancé ; d'année en année, il avance, il fait partie de la renaissance de la Patrie. À l'esprit public indifférent ou hostile succède peu à peu une aspiration favorable assez puissante pour s'exprimer et se définir.

Il n'est rien de meilleur. En travaillant à la reconstruction de la ville ou de la province, on travaille à reconstituer la nation. Le provençal ne fait aucun obstacle à l'épuration et à l'illustration de la langue française, et bien au contraire il y aide. Le patriotisme français nourri et rafraîchi à ses vives sources locales est peut-être un peu plus compliqué à concevoir et à régler que le patriotisme unificateur, simpliste, administratif et abstrait de la tradition révolutionnaire et napoléonienne. Mais comme il est plus fort ! Et surtout, comme il est plus sûr ! À la place d'un simple total de milliers de fiches contenues dans un carton vert, voici la plante naturelle qui boit la sève de son sol.

Aussi bien, si les amis de la patrie peuvent quelquefois s'égarer jusqu'à se prononcer contre les provinces pour un régime d'uniformité, les ennemis du patriotisme ne commettent pas la faute inverse. Leur haine est lucide ; elle unit dans la même insulte le drapeau de Wagram et les fanions de nos comtés, duchés, marches et bonnes villes ! Du temps où le vent qui souffle n'avait pas rallié Marc Sangnier à ce « patriotisme territorial » qu'il critiquait avec une si sincère âpreté, il avait bien soin de stipuler que ses sections du Sillon de Bretagne devaient s'appeler « le Sillon en Bretagne », nullement le Sillon breton, son association cosmopolite et anti-physique devant se retrouver la même partout. Les libéraux logiques et les anarchistes sincères, les économistes qui disent la planète est un atelier, comme Léon Say 3, les collectivistes à la Hervé 4 qui lui font un si juste écho, sont tout à fait d'accord pour répudier la diversité des régions au même titre que la diversité des nations.

Tout ce qu'on dit contre la province vaut contre la nation. Tout ce qu'on dit contre la nation est utilisé contre la province. M. Sixte Quenin 5, aujourd'hui député socialiste unifié de l'arrondissement d'Arles, se prononçait, dès sa jeunesse militante, contre la délicieuse « chapelle » et le gracieux hennin des filles d'Arles ; ces belles choses lui paraissant coupables de n'être pas à l'alignement de Paris. D'ailleurs, disait M. Quenin, « on n'y peut rien, cela s'en va ». Les dialectes, les coutumes, les goûts locaux s'en allaient, il n'en fallait pas davantage à la fin du XIXe siècle ; l'on noyait ce qui ne demandait qu'à se sauver à la nage. On se gardait d'examiner pour chaque victime condamnée ses titres à la vie. On alléguait, en bloc, la formation prochaine d'États-Unis d'Europe, la fatale tendance du monde à s'unifier, l'inévitable disparition des nationalités consécutive à l'effacement des anciens petits États devenus simples préfectures ou sous-préfectures de pays plus grands.

Les instituteurs primaires du XXe siècle commencent à ne plus vouloir d'un verbiage dont s'est nourri plus d'un lettré du XIXe. On s'est rendu un compte parfait de la frivolité de certaines oppositions, de la fragilité de certaines déductions. Il n'y a pas antinomie, mais affinité entre l'unité française et les diversités régionales qui la composent. L'Europe moderne n'assiste pas à un mouvement d'unification fatale, elle subit deux efforts en sens divers, mais non contraires 6, et l'effort unitaire n'est pas le plus puissant ; les peuples heureux, les politiques adroits sont d'ailleurs ceux qui savent combiner ces diversités au lieu de les entrechoquer. Enfin, loin de se fusionner et de se fédérer, les grandes nations modernes vivent dans un état croissant d'antagonisme qui suffirait à montrer que l'avenir européen et planétaire appartient à l'idée de la défense des nations, nullement à la concorde cosmopolite. Pour faire face à cet avenir, la France contemporaine n'aura point trop de toutes ses forces, de leur organisation la plus pratique et la plus vigoureuse !

C'est pour la bien organiser que nous voulons aller au Roi ; mais c'est pour ne rien gaspiller, pour tout utiliser dans le meilleur état possible que nous conseillons l'autonomie des pouvoirs locaux et professionnels. Les républicains autonomistes et fédéralistes, qui s'étaient cachés longtemps, ne se dérobent plus. Ils ne nous disent pas comment leur régime, où la centralisation est fatale, réalisera ce qu'ils veulent ; mais enfin ils le veulent, d'une volonté plus profonde qu'on ne le croit dans le pays. Le mouvement du Narbonnais en 1907, la crise de Champagne en 1911 ont fait apparaître des passions et des intérêts dont on ne se doutait guère. Le pays s'intéresse à de simples problèmes de division administrative. Ces jours-ci, lorsque le parlement a essayé de grouper les départements en des circonscriptions électorales plus vastes, mais sans égard à la nature et à l'histoire, les protestations se sont élevées des « anciennes provinces » restées plus fermes qu'il n'eût semblé dans le sentiment et dans le souvenir de leur unité. À Perpignan, une municipalité radicale-socialiste a protesté contre toute idée d'adjonction à l'Ariège et c'est à l'Aude, à une région méditerranéenne comme la leur, que les élus de la Catalogne française veulent être rejoints. Déjà, à Paris même, les députés de la Normandie avaient « sans acception de parti » (ce qui est beau) protesté contre « l'expulsion de l'Orne de la famille normande » et réclamé la division rationnelle et traditionnelle en Haute et Basse-Normandie. En Lorraine, on s'élève contre la tentative de dissociation dont la province est menacée ; les Vosges étaient juxtaposées au département champenois de la Haute-Marne et séparées du groupe formé par la Meurthe-et-Moselle et la Meuse ! Mais autant que ces résistances, les gauches initiatives du pouvoir central établissent que le réveil est assez fort pour poser la question et préoccuper le gouvernement.

Un historien de ce mouvement, M. Charles Brun 7, dans son livre du Régionalisme que l'Académie a couronné, reconnaît quelle influence exerça la Déclaration de 1892 8. Les signataires qui survivent ne peuvent qu'être sensibles à la justice qui leur est rendue. Mais il y aurait une injustice considérable à s'en armer pour contester, au nom du Midi, l'originalité du mouvement lorrain. Il est parfaitement inexact de prétendre que l'initiative de Maurice Barrès ait dû quoi que ce soit à nos Provençaux. Que la flamme et la science d'Amouretti, son génie, sa passion aient été admirés de Maurice Barrès, cela est certain. Mais peut-on croire que nous n'ayons rien dû à Barrès, Amouretti et les amis d'Amouretti ?

Il était naturel, qu'une fois lancés, les deux mouvements dussent se pénétrer et se soutenir l'un par l'autre. Ils se sont entraidés. L'origine de chacun d'eux reste indépendante. Amouretti ne connut Barrès que longtemps après moi. À la première visite que je fis à Barrès en 1888, l'auteur de Sous l'œil des Barbares me parla des bonnes feuilles d'Un homme libre qu'il était en train de revoir, et du chapitre consacré à ses racines lorraines, premier germe de cette « Vallée de la Moselle » qui devait faire l'ornement des Déracinés.

Nous venions de Mistral et de ne nos braves comtes ; il dérivait de Gellée, de Callot et de ses bons ducs, comme, en Bretagne, Le Goffic s'inspirait de la duchesse Anne, des celtisants et de Renan. Je ne vois aucun avantage à diminuer par la chronique des suggestions mutuelles la spontanéité profonde et convergente d'un élan général de fédération qui vaut par la mise en ordre et la synthèse utile, mais qui vaut aussi comme expression directe de la nature et de l'histoire du pays. Il est insupportable d'en voir suspecter l'origine, la vérité et la franchise. Le retour aux provinces est venu des provinces, le réveil de la conscience nationale est venu de la conscience de la nation.

Ces deux points de vue sont inséparables. Comme le dit un grand vers de Mistral : « il est bon d'être le nombre, il est beau de s'appeler les enfants de la France. » Ceux qui l'oublieraient auraient tort à leur point de vue même ; ils auraient tort pour leur province et pour leur cité. L'Unité française a pu gêner parfois ; elle aura surtout protégé. Sans elle, on aurait succombé d'abord aux querelles intestines, puis aux jalousies du dehors. Ce qui fut fait pour l'unité française a fini par servir toutes les parties de la France. Je n'oublie pas les coups de canif pratiqués par le pouvoir royal dans la lettre des Pactes et des Traités d'union, mais au lieu d'agiter un peu vainement si cela fut juste ou juridique ou politique, on devrait jeter un coup d'œil hors de France pour comparer à l'histoire de nos provinces le régime imposé aux éléments analogues d'autres États ! Si l'on épluche quelques fautes, d'ailleurs rares, imputées aux « rois de Paris », il faut se rappeler le martyrologe des catholiques d'Angleterre ou le statut de l'Irlande, tel qu'il subsiste de nos jours. Citera-t-on le Canada ? Mais le Canada a commencé par être très rudement mené, et il a dû prendre les armes ; c'est les armes à la main qu'il dicta le respect de son autonomie en retour de quoi il accorda à l'Angleterre l'estime, le « loyalisme », presque l'amour. Or, c'est pleinement de l'amour, et tout de suite, que nos pères Provençaux ou Bretons ont donné, plusieurs siècles, aux rois de Paris.

Comme ils n'étaient pas plus mal doués que leurs descendants, ils devaient avoir leurs raisons.

Leurs raisons, c'étaient les nôtres ; c'est qu'il est beau et bon d'être de la France. La destruction de cette unité matérielle et morale serait un immense malheur atteignant tout le monde, ceux qui s'en doutent et, plus encore, ceux qui ne s'en doutent pas. Le dernier de nos frères en pâtirait autant que l'auteur de Colette Baudoche, si magnifiquement averti de tous les maux privés qui peuvent découler, après trente ans et plus, d'une catastrophe publique telle que la chute de Metz. Les enfants qui vont à l'école, l'épicier, le porteur, le cocher, le mineur enfoncé toute la journée sous la terre souffriraient les plus dures répercussions du partage ou de la diminution de la France. Autre chose est la condition des participants d'une France indépendante et la qualité de sujets d'un Pays d'Empire quelconque ! Il ne faudrait pas trop compter qu'on « neutralisera » des positions comme Toulon, Marseille, Bordeaux ou Brest dans l'Europe de lord Beasconsfield 9, de Cavour et de Bismarck ou que les droits et les biens des personnes y seraient sacrés 10.

J'essaie de faire peur aux anti-patriotes. Mais à l'abominable tableau de ce qui se passerait si l'armature française venait à crouler, il conviendrait d'opposer l'image de ce que donnerait aux Français d'abord, au monde ensuite, la reconstitution de notre puissance. Des destinées incomparables nous sont promises de ce côté. On ne le dit jamais, on ne le sait pas assez. Il est des chances éternelles en faveur d'une nation maîtresse d'un territoire comme le nôtre, héritière d'un tel passé. Je ne crois pas aux grands empires modernes. L'Allemagne peut et doit se briser. L'empire anglais en court le risque. L'unité de l'Islam est possible ? Peut-être. Mais l'empire ottoman se défait. La Suède et la Norvège se sont séparées. Le mouvement de décomposition n'aurait qu'à se continuer un peu du côté des Amériques, et voici que notre pays, d'étendue moyenne, fermement uni sous son Roi, assez décentralisé pour n'être pas troublé de secousses intérieures, reprendrait son antique magistrature en Europe. Nous serions les plus forts, les plus libres, les plus cultivés, les plus généreux, les plus sains.

Nous serions… Mais nous sommes en République démocratique et centralisée !

Charles Maurras
  1. Dans les premières éditions de L'Étang de Berre, de 1915 à 1924, le présent texte s'appelait La Monarchie fédérative. En 1927 paraît une édition de luxe, illustrée par Albert André ; l'ordonnancement des articles y est un peu modifié, et celui-ci, daté de juin 1912, reçoit un nouveau titre, La Monarchie fédérale. (n.d.é.) [Retour]

  2. Dernier vers d'un petit poème de Jean Moréas, dans Le Pèlerin passionné :

    Je naquis au bord d'une mer dont la couleur passe
    En douceur le saphir oriental. Des lys
    Y poussent dans le sable, ah, n'est-ce ta face
    Triste, les pâles lys de la mer natale ;
    N'est-ce ton corps délié, la tige allongée
    Des lys de la mer natale !
    Ô amour, tu n'eusses souffert qu'un désir joyeux
    Nous gouvernât ; ah, n'est-ce tes yeux,
    Le tremblement de la mer natale !

    (n.d.é.) [Retour]

  3. Léon Say (1826–1896) était le petit-fils de Jean-Baptiste Say. Plusieurs fois ministre des Finances, il symbolise l'alliance de la gauche républicaine et de la grande bourgeoisie libérale et libre-échangiste. (n.d.é.) [Retour]

  4. Gustave Hervé (1871–1944) était jusqu'en 1912, l'année où Maurras écrit cet article, un propagandiste virulent du pacifisme, de l'antimilitarisme et de l'internationalisme. Il changera du tout au tout, devenant ultra-patriote, puis fasciné par Mussolini. On lui doit l'écriture en 1935 de la fameuse brochure C'est Pétain qu'il nous faut. Maurras n'a jamais rectifié sa phrase, conservant ainsi à Hervé ses attaches d'avant 1912. (n.d.é.) [Retour]

  5. Anatole Sixte-Quenin (1870–1957), socialiste violemment anti-clérical, fut plusieurs fois député d'Arles, jusqu'en 1936. (n.d.é.) [Retour]

  6. Voir dans Kiel et Tanger, appendice IX, « Dans cent ans ». Pronostic largement confirmé par la dislocation de l'Europe centrale et orientale depuis la guerre de 1914–1918. (Note de 1919.) [Retour]

  7. Jean Charles-Brun (1870–1946), félibre et fédéraliste proudhonien, fut à son époque l'un des principaux apôtres de la décentralisation, ce qui le rapprochait de Maurras, mais aussi des États-Unis d'Europe, ce qui l'en éloignait. Son ouvrage Le Régionalisme date de 1911. (n.d.é.) [Retour]

  8. Celle-ci étant publiée dans L'Étang de Berre avant le présent texte, la phrase s'y termine par un renvoi de page qui n'a pas lieu d'être repris : « la Déclaration de 1892, qu'on a trouvée plus haut » et en note « Pages 119 et suivantes ». (n.d.é.) [Retour]

  9. La bonne orthographe est Beaconsfield. Il semble que toutes les éditions de L'Étang de Berre comportent cette erreur. Le titre de Lord Beaconsfield a été conféré à Benjamin Disraëli en 1876 ; Beaconsfield est une petite ville du comté de Buckinghamshire. (n.d.é.) [Retour]

  10. La guerre de 1915 aura ratifié cette prévision de la faillite du Droit des gens, du système de la neutralisation en Belgique et d'une prétendue « société des nations » européennes. [Retour]

Texte de 1912, repris dans les différentes éditions de L'Étang de Berre.

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