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De la liberté suisse à l'unité française

Monsieur le directeur de La Semaine littéraire de Genève me fait l'honneur de me demander mon sentiment sur un livre d'une franchise remarquable, écrit par un de ses compatriotes, M. Paul Seippel 1. Un simple avis tiendrait en deux mots. Mais pour motiver une réponse à ces quatre cents pages in-octavo, quelques centaines de lignes seraient trop peu. On me permettra de m'en tenir aux idées tranchées qui auront force de principe. Ces hauteurs une fois conquises, il sera facile au lecteur cultivé de déduire comment pourrait être occupé le reste du pays.

Nos mauvais germes d'unité

D'après M. Seippel, il existe deux Frances 2, et elles sont vouées à un irréductible conflit. Les deux Frances sont incapables de se séparer comme fit la Norvège de la Suède ou l'Union américaine de l'Angleterre car, répandues à doses variées mais très fortes dans les moindres portions de notre territoire, elles ne peuvent échapper à l'unité de législation. Celle-ci doit être nécessairement oppressive, étant forgée, tantôt par l'une, tantôt par l'autre, contre l'une ou l'autre de ces Frances juxtaposées. Ce n'est pas férocité, ni même rudesse. La race est aimable et polie. Elle a été mal élevée et mal enfantée, voilà tout.

M. Seippel fait suivre immédiatement sa remarque de son explication. La race ou les races françaises sont des ennemies éternelles en raison même du principe intellectuel qui leur est commun et qu'il définit l'obsession jalouse de l'Unité. La « catégorie » de l'esprit français est un souci constant de l'unité morale.

Cela lui vient du catholicisme. L'Église est l'influence la plus ancienne, la plus active et la plus persistante qu'aient subie les Français. En vain ont-ils tenté contre elle la Réforme et même réussi la Révolution ; la réaction « chrétienne », écrit M. Seippel, et ses heureux retours de mentalité « germanique » 3 ont été neutralisés, jusque dans Calvin et Rousseau, par les habitudes d'esprit particulières à la France. Le poids total du passé français a été, chez Rousseau comme chez Calvin, plus puissant que l'idée du libre examen ou de la liberté civile. L'Institution chrétienne divisa l'Église romaine mais elle unifia l'Église calviniste. Le Contrat social put détacher l'individu de l'ancien État, mais l'assujettit au nouveau, qui fut jacobin et qui devint bonapartiste.

Robespierre, Émile Combes, Gustave Téry 4, le pasteur Causse 5 ont beau se qualifier d'émancipateurs, dit M. Paul Seippel, un « catholicisme formel » se laisse voir au fond de leur pensée, pur équivalent ou simple succédané de la philosophie de Joseph de Maistre. Cléricaux retournés, ces anti-cléricaux, esprits marqués du pli indélébile de la servitude ! M. Émile Faguet l'a dit parfaitement, « il n'y a pas de libéraux en France 6 », rude sentence de laquelle M. Paul Seippel ne veut guère excepter, après M. Faguet lui-même, que M. Gabriel Monod. Encore celui-ci ayant la plupart de ses origines dans le pays de Vaud, la Scandinavie et les Flandres belges, l'exception Monod ne compte qu'à moitié.

Les Français sont tous catholiques. Son Fustel à la main, l'auteur des Deux Frances démontre que nous fûmes ainsi damnés dès le berceau mérovingien. Et la damnation nous guettait depuis le ventre de notre vieille mère, la louve du Latium. Voilà le lait fatal qui nous empoisonna. Voilà la faute originelle qui infecta notre premier germe. Nous sommes des méchants, nous sommes des maudits dans la mesure exacte où notre nationalité participe de la race ou de la civilisation des Latins. L'Imperium fut le démon secret de l'ancienne Rome. Nous avons transféré l'Imperium au spirituel. Notre destinée se résumerait dans ce mot.

Pour nous faire sentir qu'elle n'est pas brillante, M. Seippel nous refuse la consolation de rouler au Barathre 7 en bonne compagnie ; il nous retranche de la communion de la Grèce.

De l'unité en Grèce

Car les Grecs, dit-il, ne connurent pas cette idole romaine de l'unité. La diversité ne les effraya point, ni même l'anarchie. Ils gardèrent le goût de la liberté dont on meurt.

Cette thèse est fameuse chez les Allemands qui ne l'ont pas inventée ; Auguste Comte, Joseph de Maistre, Bossuet même, l'ont défendue, et, je ne crains pas de le dire, non sans erreur ni confusion. M. Seippel s'autorise de leurs paroles et c'est de bonne guerre. Mais, en lui donnant la réplique sur ce point, je ferai peut-être comprendre ce qui me sépare de lui. Aussi bien les exemples historiques font-ils la meilleure et la plus claire des illustrations dans un conflit de pures idées.

Ni Comte, ni Maistre, ni Bossuet ne peuvent avoir absolument tort ; il est parfaitement vrai que les Grecs ont donné au monde le spectacle d'un libertinage effréné en politique et en morale, et il est vrai qu'ils l'ont payé. Mais ce n'est ni leur politique ni leur morale qui se propose à l'admiration des siècles. Les plus grands flatteurs de la Grèce défendent ceci avec tout le reste ; encore n'est-ce point du tout ce qu'ils admirent et font admirer passionnément, parfaitement. De leur avis comme de l'avis général, ce qui n'a pas été égalé, ce que la Grèce nous a légué d'unique tient à l'ordre des arts, à l'ordre des sciences. Or, sur ces points, l'art et les sciences, notre Grèce ne le cède ni à Rome païenne ni à Rome catholique pour le sens vigoureux, profond et grave de l'unité. L'art grec et la science grecque supportent la comparaison avec ce que Rome et Paris ont constitué de plus un en politique, en morale et en religion.

La science grecque est un modèle d'aspiration à l'unité. L'art grec, si rationnel, exprime la perfection de l'unité. Pour un Grec, la beauté se confond avec l'idée même de l'ordre ; elle est composition, hiérarchie, graduation. La beauté grecque n'affecta ni l'expression du caractère ni la recherche de l'original et de l'étrange. En aucune de ses merveilles, l'individu ne se confesse. Elles ne s'adressent pas à l'individu. Tout ce que Taine a dit, ce que M. Seippel répète des défauts de l'esprit classique français : sociabilité extrême, ardeur logique, prédominance de la raison mathématique, se retrouve dans l'esprit, dans le goût des artistes grecs. Leur statuaire ne vise pas à la ressemblance, elle veut le vrai général et vise à la beauté typique, à la fleur de vie éternelle.

« L'homme, et non l'homme qui s'appelle Callias 8 ! » Cette parole du plus grand esprit de la Grèce après Phidias mesure le dédain qu'auraient opposé, de nos jours, l'intelligence et la sensibilité de la Grèce aux efforts variés de ce que nous appelons l'individualisme. Elle s'y opposa partout où elle fut elle-même et digne d'elle-même.

Le vœu des Grecs fut de traduire la simplicité et la nudité essentielle de l'être humain, et ce fut aussi leur chef-d'œuvre. Cela se vérifie pour les poètes autant que pour les artistes, non seulement Homère ou Sophocle, mais le grand troupeau, si mêlé, de l'Anthologie. Il peut sembler banal de maintenir ainsi que les Grecs furent des classiques. Ce n'est pas notre faute si l'on ne sent plus la signification de ce mot tant redit ni la valeur des conséquences qu'on y laisse dormir.

Bossuet, Maistre, Comte, ont raison sur la politique grecque, dont l'échec historique n'est pas douteux ; mais là où elle n'échoua point, mais dans les choses où elle excella, la Grèce donne une leçon de communauté sociale, d'unité intellectuelle, d'ordre vivant.

Ce qui est un est un. Ce qui n'est pas un doit se rapporter à l'un. Eurythmie, harmonie dans la sphère des arts. Dans les sciences, classification rationnelle. Rien de plus opposé à l'art romantique, à la culture germaine, à l'esprit de la Révolution et de la Réforme, à toute conception tendant à « canoniser », et à tenir pour autant de règles les singularités de la conscience de chacun. Tout au rebours de cette diversité hideuse, la science est l'unité de la connaissance.

Les Grecs ont eu cette idée les premiers, et ils ont commencé à la réaliser. Même en philosophie, où la diversité de ses jeux fut très grande, la Grèce ne s'est pas trompée sur l'unité du règne humain. Ce beau génie polythéiste, qui sentit fortement la dualité foncière du monde, se rendit compte qu'il faut bien redevenir unitaire ou unificateur toutes les fois que, s'étant libéré des choses, l'homme les soumet à la critique de la raison. « D'abord tout était confondu, l'Intelligence vint et distribua toutes choses. » L'auteur de cette haute maxime a-t-il participé de la triste mentalité que poursuit et flétrit M. Paul Seippel ? Était-ce un Français ? un catholique ? ou un Latin ? Mais l'ionien Anaxagore florissait cinq cents ans avant l'ère chrétienne, et l'on s'accorde à remarquer que ce premier linéament de la sagesse grecque en fait prévoir le développement ultérieur. Il y a surtout dans le texte un verbe d'un sens lumineux et magnifique : « diekosmese », « mit en ordre ». La Grèce est toute là : un amour, un esprit, une volonté d'organisation 9. Infirmité 10 ou tare, cela est grec essentiellement.

Et cela devrait faire réfléchir les lecteurs de M. Seippel, faire discuter son point de départ hostile à toute pensée d'unité morale, enfin mettre en doute son jugement initial, son postulat premier. Notre unité, qu'il malmène si durement, et sans même l'examiner, ne serait-elle pas la condition de tout progrès, la base de toute culture ?

Si l'on pose ces doutes, on est amené à penser que M. Paul Seippel appelle « latin » ce qui, proprement, est humain. Les intérêts du genre humain suffisent à justifier également l'Empire romain, l'Église catholique, l'esprit classique et l'esprit français.

Le prix du sang

Notre accusateur a d'ailleurs passé habilement en revue nos luttes séculaires pour l'unité. Il a recensé les cadavres, compté les plaies, catalogué les inimitiés et reproduit textuellement les injures que se sont renvoyées d'âge en âge, avec la verve du sang gaulois, les partis furieux qui nous ont déchirés. On aurait le devoir de relever ici beaucoup d'exagérations, de rectifier les erreurs de fait, d'introduire les distinctions nécessaires. Mieux vaut montrer le vice intime du procédé. Le tableau pourrait être composé de traits plus exacts ; il resterait injuste et faux, parce qu'il procède de la volonté systématique de ne retenir qu'un seul genre de faits.

Une étude philosophique complète aurait, en effet, terminé l'examen de nos convulsions par l'examen des résultats qu'elles nous ont apportés ou non. Résultats dont chacun peut être discuté, mais dont la pensée ne peut être ni évitée ni passée sous silence, bien que M. Seippel ait cru pouvoir la négliger absolument.

Par exemple, une terrible guerre de religion ensanglanta le commencement de notre XIIIe siècle. Guerre terrible, qui prit fin un beau jour. L'unité triompha. Louis IX monta sur le trône. Je ne peux m'empêcher de me souvenir que ce règne fut un beau règne, et pour le monde et pour la France. Il en résulta plus de justice, plus d'ordre et plus de paix, et ce fut le point de départ d'un indéniable progrès. Si la lutte avait été dure, le prix en fut splendide. Au-dessus des deux Frances, leur unité supérieure s'épanouit. Le double élan guerrier n'avait pas été infécond.

Même spectacle après nos déchirements du XIVe siècle 11. Les catholiques n'ont plus affaire aux Albigeois, mais aux huguenots, et ceux-ci, grâce sans doute à ce que M. Paul Seippel dénommerait leur « catholicisme formel », se trouvent être d'implacables persécuteurs en même temps que des persécutés héroïques. Un choc de cinquante ans. Batailles rangées, sacs de villes, massacres, supplices, prisons, aucune horreur ne manque, aucune misère, pas même l'invasion de l'étranger en armes ni les durs convois de l'exil. Cependant l'unité politique se reconstitue, et, avec elle, peu à peu, dans l'immense majorité des bourgs, des villes et des pays français, par des procédés très divers, où la persuasion, la fraude, la violence, ont des parts inégales, également considérables, l'unité religieuse tend à se refaire complètement. Qu'arrive-t-il alors ? Ce devrait être l'intéressant pour M. Seippel. Il devrait se le demander si son étude était complète. Quelle est la fortune de la France d'alors ? Est-ce un désert, un cimetière ? Osera-t-on dire de la France de Henri IV, de Richelieu ou de Louis XIV ce que Galgacus 12 prétendit de la paix romaine, ce que l'Europe entière a répété de l'ordre dans Varsovie ?

Le XVIIe siècle français monta comme un soleil sur les champs de l'Europe. Il versa avec sa puissance et sa gloire le raffinement de l'esprit et la politesse des mœurs, le culte des sciences, l'amour des lettres et des arts, une direction intellectuelle et morale acceptée du monde entier avec joie et reconnaissance, recherchée avec curiosité et passion. Cela se prolongea bien au delà du temps que dura le bonheur des armes du grand roi. Toute la première moitié du XVIIIe siècle en Europe, et je dis en Suède, en Russie, autant qu'en Allemagne et en Angleterre, porta spontanément les couleurs de notre civilisation nationale. De tels reflets supposent un foyer magnifique. Pouvons-nous oublier d'où venaient, d'où sortaient, d'où s'élançaient tant de lumières ? Et comment nous résoudre à nommer inutiles ou absurdes ces conflits et ces guerres, pères et mères de tout, conflagrations qui aboutirent à construire cet ordre, à faire cette paix, à créer tant de vertu et tant de beauté ?

Avant donc que de condamner comme une maladie interne, doublée d'un fléau pour l'Europe, les aspirations unitaires du cœur français, les philosophes étrangers seraient prudents de considérer ce qu'a fait la France toutes les fois que cette unité, ainsi désirée, a été conquise, même pour peu de temps. Ils se rendraient compte qu'elle est au moins chez nous une cause de la vigueur, de la prospérité, on peut dire en un sens de la liberté.

La subordination n'est pas la servitude, pas plus que l'autorité n'est la tyrannie ; quoique M. Seippel paraisse les confondre, la vieille France, aux jours heureux, l'a reconnu. Et, quels que soient nos sentiments, le fait, lui, est certain : misérable quand elle est divisée, la France renaît à la gloire quand ses divisions disparaissent. Son instinct le lui dit, sa mémoire le lui rappelle et sa raison le lui explique ; ce n'est donc nullement, comme le croit M. Seippel, une obscure conséquence des poussées mécaniques de l'atavisme.

Comme ont pu le sentir le royaliste Cadoudal et le jacobin Robespierre, ainsi le plébiscitaire Déroulède et le parlementaire Anatole France ont pu avoir le sentiment plus ou moins net que c'est dans l'unité des esprits, des cœurs et des mœurs que la communauté dont ils sont les membres retrouvera son assiette et son mouvement, sa tradition première et la promesse de ses destins civilisateurs. Mais, si l'expérience déjà faite le vérifie, la raison, le calcul, annoncent un même effet pour l'avenir. Tout nous donne à penser que la fatigue n'est point vaine ; on se reposera après avoir bien combattu, et combat et repos nous feront une postérité plus résistante et mieux exercée. Le résultat final n'excuserait ni la cruauté ni l'iniquité ; cependant il existe et lui aussi il doit donc compter. Il s'appelle la France, ouvrage de l'action, produit des combats et des larmes du peuple français.

Ceci vaut-il cela ? Nos stades de synthèse compensent-ils, justifient-ils nos stades de critique et de division ? La France, étant mise à ce prix, paye-t-elle son prix de larmes et de sang ? M. Seippel ne pose même pas la question, mais son silence contient une réponse négative. Je m'abuse beaucoup, ou chaque page de son livre dit que la France ne pouvait avoir le droit d'acheter aussi cher sa place au soleil. Quel que puissent être les services rendus à la cause de la civilisation générale, ce principe de l'unité, cette loi de lutte violente pour l'unité, ne paraît acceptable ni moralement, ni politiquement : Loi romaine et principe catholique. Au feu, maudits ! Je ne veux plus sentir un souffle empesté sur le monde…

Les vieillards de Troie se montraient moins rudes pour cette Hélène de qui venait le malheur. Tout en formant le vœu qu'elle fût renvoyée sur les vaisseaux rapides, ils ne s'étonnaient pas que pareille beauté eut produit si vaste incendie : « Non, il ne faut pas s'indigner si Troyens et Achéens aux belles cnémides ont souffert si longtemps de si grands maux pour une pareille beauté ! Elle porte au visage un étrange reflet des divinités immortelles… »

M. Paul Seippel est trop sage pour se laisser toucher par la ressemblance des dieux.

Théocrate ou nationaliste ?

Pourtant, quand on ferme le livre, on est bien tenté de penser que ce grand sage a sa faiblesse, que ce critique et ce négateur impavide a sa divinité en l'honneur de laquelle il fait des folies et dont toutes ses pages répètent le nom adoré. Elle s'appelle Liberté. Mais, quand il s'agit d'en bien définir l'idée précise, il se contente de redire avec amour le même nom. Est-elle plus qu'un nom ? Il faut bien se le demander. M. Seippel ne la caractérise nulle part de manière satisfaisante.

À l'examiner de très près, on découvre qu'il entend par ce mot un grand souci de tolérance et l'esprit de la curiosité infinie ; c'est la volonté de tout connaître, c'est la faculté de tout admettre, de tout recevoir et de souffrir tout avec une égalité d'âme qui, en certaines conditions, peut atteindre à la grandeur d'âme, en d'autres, ressembler à Sganarelle consentant. Cette Liberté ainsi faite, M. Seippel ne lui assigne point de rang particulier, ni de place déterminée dans le chœur des saintes idées ; mais l'attestant ou l'invoquant à tout propos, il agit comme si elle était la première d'entre toutes les choses et que cette priorité fût un axiome absolu. Elle est le bien, et son contraire c'est le mal. La Liberté nous est établie en principe et en juge de tout ; c'est le critère et la mesure, c'est la règle et c'est la substance, c'est la matière et c'est la loi. Je n'exagère aucunement. Il y a là une morale, une religion, une théologie. Le lecteur imaginatif verra s'élever des Deux Frances un temple magnifique qui, des pavés aux voûtes, des fondements à la coupole, porte la même dédicace enthousiaste à la dignité, à la joie, à la puissance, à la douceur et à la lumière de la Liberté. Elle est tout ; elle doit présider à tout, régner sur tout, pourvoir à tout, ne cesse-t-il de nous redire. Car il le croit de tout son cœur.

Mais dès lors, comment se fait-il qu'en se portant au delà des parvis du temple, en assurant mieux le regard, le fond de sa nef nous découvre un autel où le sang ruisselle, où palpite le corps d'une sainte victime égorgée et déshonorée ? Comment ce serviteur de la Liberté put-il s'armer du couteau liturgique et sacrifier mille ans de l'histoire d'un peuple, sacrifier ce peuple même, notre peuple tout entier, lui à qui sa doctrine de curiosité et de tolérance défendait de faire périr rien d'humain ?

La contradiction serait inextricable dans le domaine théorique.

M. Seippel réprouve comme persécutrice, c'est-à-dire comme à peine digne d'une philosophie française, la maxime (commune à MM. Renouvier, Pillon et leur école 13) qu'il n'y a point de liberté contre la liberté. Ce jacobinisme, évolution dernière du libéralisme français, le révolte et l'écœure : mais que dit-il d'autre pourtant quand il prononce sa condamnation contre le dernier fond de l'esprit français ?

Croit-il que ses rigueurs, pour être purement morales et confiées tout uniquement au papier, ne sont pas susceptibles, si elles sont lues et comprises, d'inspirer des rigueurs de fait ? Ce serait mal connaître la nature de l'homme. Il flétrit l'unité. Des penseurs moins abstraits et plus expéditifs mettront en pratique sa flétrissure, et ce sera sur le dos de nos unitaires ; c'est proprement ce que faisait à Buenos Aires le dictateur Rosas. « Mort aux sauvages unitaires ! » était sa devise choisie. Ce fédéraliste, partisan résolu d'une libre diversité, inventa la tyrannie la plus « une » et la plus sanguinaire du dix-neuvième siècle, et probablement de tous les siècles. M. Paul Seippel me dira que Rosas était un Latin. Un peu mâtiné de gaucho ! Mais, ouvrant au hasard l'histoire de la vertueuse Germanie (aux annales de la Guerre des Paysans, si l'on veut), on trouverait d'assez rudes exemples de la brutale intolérance qu'un prêche libéral peut conseiller à des libéraux impulsifs 14.

Le livre des Deux Frances est un acte ; qu'il le veuille ou non, l'auteur en verra sortir d'autres actes, qui seront bien capables de contredire les parties modérées de sa philosophie. Ils pourront être violents. Ces violences pourront ne pas être favorables à la France. Une des tendances, certaines, de son livre est d'exciter contre la France l'opinion des peuples de l'Europe : cette tendance représente des blessés, des mourants, des morts.

— Ni plus ni moins qu'un livre qui soutiendrait la thèse contraire, peut-il répliquer.

C'est exactement ce que je pensais. Toute action propage l'action. Ô tolérance ! Ô liberté 15 !

Reste donc à savoir comment un libéral a bien pu écrire ainsi un livre qui est un acte, qui suggère des actes, un livre qui choisit, qui prend parti, qui ne s'en tient pas, comme le voudrait le libéralisme complet, à une position d'indifférence et d'équidistance entre les contraires. À quelle source a-t-il puisé le désir de se prononcer aussi nettement pour une opinion aussi vive, laquelle peut avoir des conséquences farouches ? La réponse à cette question est de nature à rassurer nos malheureux unitaristes et nationalistes français.

On va voir que l'auteur des Deux Frances est un frère ; théocrate de la liberté à son premier abord, il se révèle ensuite un nationaliste et un traditionnaliste fort strict. Ce n'est point du tout sur nous-mêmes qu'appuie le fort de sa pensée dans le livre qu'il nous a consacré. Il ne songe qu'à son pays. Il ne traite que de la Suisse 16. Son livre a cette fin pratique, éminemment sociale et civile, d'avertir ses concitoyens, de garder et de détourner les habitants de la Suisse romande des exemples pernicieux qu'ils pourraient recevoir de nous. Ces districts de la Suisse, usant de notre langue, sont les plus exposés à notre influence. Or, cette influence, M. Seippel ne veut pas en nier le charme, mais les dernières lignes de son introduction sont témoins qu'il en distingue tout « le danger ».

Ne prenons, dit-il, de la leçon de la France, que « ce qui peut s'accorder avec les traditions que nous entendons maintenir. Ayons, continue-t-il, une attitude de vigilante critique » ; ayons-la d'autant plus que « la France s'écarte plus de la voie que nous voulons suivre ».

M. Seippel invoque à l'appui « le gros bon sens helvétique ». On ne sera point dupe de ce détachement. Ce bon sens national, M. Seippel le proclame, avec tendresse, avec poésie et passion, une condition nécessaire de « la cohérence de sa substance grise »… Son cri de sollicitude civique est aggravé et motivé par une affirmation de sens très général : « Il existe dans l'ordre de l'esprit un droit de légitime défense ». Conclusion : « Nous tentons d'en faire usage ». Rien de mieux. Mais disons-nous autre chose en France ? Et quand on élève de pareils bastions, comment peut-on traiter nos modestes tranchées de « grande muraille de Chine » ?

Il devrait sympathiser avec notre nationalisme.

Nous sympathisons, quant à nous, avec le sien.

Il est vrai que le sien peut expliquer certains détails de sa pensée qui, jusque-là, nous semblaient incompréhensibles, surtout sa conception et son culte de la Liberté.

Tolérance, curiosité, avons-nous défini. Prenez garde que ce sont là les deux éminentes qualités de votre nation. C'est par l'opération de votre curiosité que j'écris ceci dans un journal de Genève. C'est par l'opération de votre tolérance qu'il vous sera permis de lire et de discuter de sang-froid mes horreurs. Lorsque M. Seippel s'élève contre notre passion de l'unité, quand il refuse d'en admettre ou le principe ou les produits, ce n'est pas un système de philosophie générale, non, c'est l'âme de son pays qui l'indigne et qui le soulève. Nos revers, nos désastres, nos catastrophes lui en paraissent exemplaires et mérités. Cela nous apprendra, de n'être point nés à Genève. Tels sont, dit-il, les fruits et les conséquences de ce que peut et doit entraîner la fatale méconnaissance des solides coutumes, des fortes traditions, des états d'esprit tutélaires, qui font la cohérence de ma substance grise, la fermeté de mon pays ! Ah ! si la France avait eu l'esprit de la Suisse ! Ah ! si, nous copiant en 1789, les Français nous avaient compris ! Et s'ils avaient été capables de nous imiter !

Il croit aimer la Liberté, mais il n'aime, au vrai, que la Suisse.

Un rapprochement concret fera saisir l'étendue de la différence. Dans son fameux poème anarchique et cosmopolite de 1840, Lamartine disait : « La Liberté, c'est mon pays ». Il voulait dire et croyait penser que sa patrie, sa cité serait partout où il serait libre. L'auteur des Deux Frances retournerait le sens du vers pour se l'appliquer : il ne serait bien libre que sous la protection du génie national. Sa Liberté, c'est son pays. Réduit à ces termes, notre différend avec M. Seippel diminue à vue d'œil. Il sait que la variété est la condition de l'existence et l'élément de la tradition de la Suisse ; il défend donc la variété. Nous voyons que l'unité, chez nous traditionnelle, reste pour nous le plus nécessaire de tous les biens ; l'unité en France est seule féconde 17 ; pourquoi n'userions-nous pas du « droit de légitime défense » en faveur de notre unité ?

Essai d'une synthèse d'idées suisses et d'idées françaises

Mais, vraiment, n'est-ce pas étroit ? Êtes-vous satisfait de pareille distribution ?

Un temps peut sans doute venir où ce sera la seule possible en Europe. Chaque nation, chaque civilisation, si le mouvement commencé continue, s'enfermera jalousement dans le principe qui la constitue et dans le caractère qui la distingue. On sera traditioniste suisse ou français, nationaliste anglais, allemand ou russe ; et l'on sera homme de moins en moins. Mais, à la lumière de ce qui reste d'humanité dans le monde, cherchons ce que la France peut et doit accepter de la liberté suisse, et ce que la Suisse aurait à gagner du chef de l'unité française.

La liberté de M. Seippel, propriété cantonale et propriété fédérale assurément, mais aussi attribut communicable à l'espèce humaine, voyons-la sous l'aspect le plus général : dans l'exercice de l'intelligence 18.

La curiosité et la tolérance, l'hospitalité de l'esprit, sont les éléments nécessaires de toute pensée. Sans la curiosité, aucun savoir n'existerait et, sans la tolérance, son trésor n'augmenterait pas.

Un esprit n'a de vie qu'autant qu'il s'efforce et s'élance, impatient de s'accroître et de s'enrichir.

Il n'acquiert définitivement ses richesses qu'à la condition de supporter le trouble et l'embarras que lui causent en premier lieu tous ces approvisionnements étrangers.

Consentir au malaise de la surprise, en extraire une joie vivace, désirer la secousse de l'inconnu, aimer à se trouver désorienté et perplexe, cultiver la sensation de l'inquiétude et de manière à s'endurcir contre cette épreuve, c'est la préface nécessaire de tout mouvement méthodique de la raison.

Célérité à s'entrouvrir, constance et fermeté dans la suite de cet effort, c'est ce qui permet à nos sens et à notre esprit d'accueillir les hôtes nombreux et bourdonnants, chargés de biens mystérieux sans lesquels nous végéterions dans l'ignorance, l'inertie et la fatuité.

Donnerons-nous libre pratique ? Permettrons-nous libre séjour ? Sans la bienveillance du seuil, nul commerce, nulle assimilation, nul échange avec le dehors. Je suis bien d'accord là-dessus avec M. Seippel, et la Réforme, et l'âme de la Germanie, et je recommande, à l'égal des vertus fondamentales, une attention respectueuse envers les nouveautés, un examen sérieux, une étude loyale de tout ce qui se montre à l'entrée du château-fort de l'intelligence. Portes ouvertes, oui. Et il est beau, et il est bien qu'il en soit ainsi. Cela veut-il dire qu'il n'y a que cela de beau et de bon ? Cela empêche-t-il qu'il y ait meilleur et plus beau ? Le tort essentiel du principe de liberté, c'est de prétendre suffire à tout et tout dominer. Il se donne pour l'alpha et pour l'oméga. Or, il n'est que l'alpha. Il est simple commencement.

En effet, voici les vertus de l'hospitalité la plus large bien exercées. Vous avez réuni vos échantillons de ce que l'univers mental et moral a connu de plus intéressant. Votre piété les a tenus en parfait état de conservation. Vous ne les avez point meurtris ni altérés. Ils sont là. C'est fort bien ; qu'allez-vous en faire ? Vos imaginations, vos mémoires, regorgent. Que vont devenir tant de biens ? À moins de vous borner à les mettre sous vitre à la façon des collectionneurs ou d'en jouer en sceptiques et en dilettantes, vous allez en user, vous allez les traiter, vous allez essayer d'en tirer quelque chose. Quoi ? Ni la curiosité ni la tolérance ne vous l'apprendront.

La curiosité et la tolérance ne vous en apprendront ni le moyen, ni la voie, ni la direction. Elles vous ont procuré les matériaux, ou les possibilités de l'action. Les fins, les règles de l'action, ne sont aucunement en elles.

L'abondance et la variété de leur apport continu auront même dû établir en vous un doute et un désordre qui entraîne un certain degré d'impuissance et d'immobilité. Pour agir, maintenant, il faut choisir, il faut classer. Toute la vie est dans ce problème d'organisation. Selon quel principe classerez-vous ? Que mettrez-vous en premier lieu, que mettrez-vous en second lieu ? La curiosité est curieuse de tout, la tolérance tolérante de tout, ceci et cela au même degré. Tous les objets, s'équilibrant, obtiennent ainsi une valeur uniforme, un prix équivalent. Tout s'aligne au même niveau 19. Le principal ou le secondaire, l'antécédent ou le conséquent, le préférable ou le postposable, voilà ce que les purs flambeaux de la Liberté ne feront jamais distinguer. La Liberté est utile, elle est nécessaire pour permettre à une multitude d'être assemblée ; mais cette nécessité n'a d'égale que son incapacité radicale quand il s'agit de distribuer cette multitude et d'assigner à chacun l'ordre et le rang de sa fonction.

Que l'on puisse vivre dans ce désordre, nul doute. Que l'on puisse même y agir, c'est possible encore, bien que l'action sans règle ne soit qu'une agitation. Agir avec méthode, vivre humainement et raisonnablement, requiert d'autres principes que la liberté des éléments reçus, subis, considérés. Certes, par désespoir de trouver la classification satisfaisante ou la hiérarchie supportable, on peut se résigner au modus vivendi qui juxtapose les contraires et conclut la plus médiocre des trêves entre droits équivalents et forces irréductibles. Un esprit énergique ne trouve là qu'une sensation de défaite. Lui donne-t-on cet arrêt pour provisoire, c'est alors qu'il s'attachera invinciblement à le dépasser. Et je demande ici encore : comment ?

Comment, avec le seul secours de la libre curiosité ou de la libre tolérance ? Si l'on veut remuer et vivre, il faut sortir de cet état de liberté comme on sort de prison. Il faut adopter un principe et s'en tenir à lui 20. Ce n'est pas (comme le croit M. Seippel) pour anéantir toutes les idées différentes, c'est pour les composer autour de leur centre normal, pour les ranger et les graduer, au-dessous de lui, aussi nombreuses, aussi vivantes que possible, de manière à ne rien laisser d'inemployé et pour utiliser plus ou moins toute chose.

Type trop élevé peut-être ? Type d'action humaine obligeant des facultés démesurées et des efforts de simplification magnanimes ? C'est cependant ce type-là que réalise la plus humble opération d'arithmétique ; l'enfant qui traite des fractions les réduit tout d'abord au même dénominateur. Il leur trouve un mètre commun, un point de fixité auquel il les rapporte. Le dernier des hommes de peine se livre exactement de même à des choix, à des distinctions, à des triages préparatoires. De la glaneuse au bûcheron, de celui qui coupe les grappes à qui promène la charrue, il n'est aucune activité qui ne se prononce tout d'abord en faveur de la chaîne puissante et bénigne de l'ordre. La liberté posa son trône au fond des lieux inférieurs, près du chaos et des forces élémentaires : ce qui travaille et croît, ce qui monte et s'ordonne, ce qui prend figure de perfection est aussi ce qui consentit à l'entrave et à la mesure, ce qui s'est présenté au sublime frein de la loi.

Un poème n'est point liberté, il est servitude. Sa beauté se juge précisément au rapport des valeurs naturelles mises en jeu avec la sereine vigueur du rythme ondoyant qui les courbe. Une grande âme n'est pas liberté, elle est servitude ; et sa grandeur s'estime, non moins précisément, sur le rapport de ses énergies naturelles avec la règle supérieure qui les conduit. Une civilisation splendide, une nationalité éminente, se définiront par les mêmes traits ; que leurs puissances se répandent dans le tumulte libéral et rien ne sera. Quelque chose n'en apparaît, fleur d'héroïsme ou de sainteté, fleur de majesté ou de grâce, qu'en raison de l'ordre secret qui rassemble les divergences, compose les inimitiés. Sans la forme idéale, sans l'unité secrète qui les étreint jusqu'à leur extrême pourtour, le vent extérieur ou l'intime faiblesse les ramènerait vite à participer de cette liberté infinie que donne la mort. La mort seule admet, comprend, tolère, concilie tous les mouvements, dénoue tous les liens, brise toutes les chaînes, en un mot affranchit de toutes sujétions et déterminations qui forment la trame essentielle de chaque vie, mais qui se resserrent et se compliquent dans la mesure de l'élévation et de la dignité de chaque vivant.

Transactions et compromis : le nationalisme français

La variété qui naît de la liberté est donc, en thèse très générale, matière première de la vie. Mais pour imposer à la vie sa direction, et les moyens de s'y tenir, sa destinée avec les moyens d'y atteindre, il faut quelque chose d'autre qui ne soit point varié, mais un.

Vérifions et traduisons.

Un État politique qui se borne à la liberté peut y trouver quelque bien-être. Mais qui vise au delà de l'état de conservation, qui dépasse le stade de sa consommation et de l'usufruit, qui veut produire avec intensité, progresser avec ordre, à plus forte raison conquérir et s'étendre, doit se forger une discipline. Toute politique d'empire a dépassé la liberté. L'Allemagne eut besoin de la liberté pour « être », pour « compter » (1750–1850). Pour « acquérir » et « conquérir », l'unité fut indispensable. L'Angleterre commença également par une phase de curiosité et de tolérance universelles ; mais il lui fallut se contraindre dès qu'elle voulut dominer. De même en Amérique : la politique de la porte ouverte (aux émigrants et aux marchands) coïncide avec l'éveil de sa vie économique ; mais aspire-t-elle à régner, la ceinture des prohibitions ne fait que précéder un rudiment d'outillage guerrier.

Ni l'Allemagne, ni l'Angleterre, ni les États-Unis, ne s'arrêtèrent donc à la liberté helvétique. Mais aucune de ces trois puissances n'est parvenue à la discipline unitaire qui distingue la civilisation des Français. La France et la Suisse figurent donc les deux extrêmes de la série entre lesquelles on peut intercaler et combiner une infinité de moyennes. Eux-mêmes les Français passent parfois des compromis avec leur Unité, comme M. Seippel en Suisse prend, lui aussi, des libertés avec sa Liberté pour sa « légitime défense », dit-il avec raison.

Si donc M. Seippel voulait admettre ces principes, évaluer comme je le fais l'idée de Liberté et l'idée d'Unité, peut-être que je lui ferais des concessions qui lui paraîtraient importantes. Ou plutôt je ne lui ferais aucune concession. Mais je lui donnerais des nouvelles de France. Comme il me semble que le lui a reproché M. Édouard Rod dans le Journal de Genève, il les ignore visiblement, bien qu'elles soient d'hier.

Je lui dirais : vous rangez M. Ferdinand Brunetière parmi les plus effroyables réactionnaires parce qu'il a construit une « équation fondamentale » ainsi conçue :

Sociologie = Morale

Morale = Religion

d'où

Sociologie = Religion,

« équation fondamentale » que de plus réactionnaires ou de plus progressistes que lui, des écrivains de la Gazette de France 21 par exemple, ont irrévérencieusement parodiée :

Brunetière = Ferdinand

Ferdinand = Buisson

d'où

Brunetière = Buisson 22,

et vous ne savez pas que ce Brunetière farouche est le contraire d'un intolérant ou d'un fanatique. Il a maudit l'Inquisition. Il a flétri les Dragonnades. Il siège dans des Comités pour la liberté de l'enseignement côte à côte avec les disciples de Montalembert et de Calvin, pêle-mêle avec des enfants d'Abraham. M. Brunetière est libéral, démocrate, républicain.

Je dirais encore à M. Seippel. Il y a mieux ou pis, dans ce même ordre de la tolérance française, qui est, en vérité, une terre inconnue de vous. Allez chez ceux-là mêmes qui tiennent M. Brunetière pour un fabricant de concessions anarchiques. Pénétrez dans la caverne nationaliste de l'Action française et considérez-en le statut philosophique et religieux ; cette Congrégation non autorisée se donna une règle purement politique. Les Français s'y trouvent groupés sur un terrain non théologique mais national, sur une foi non religieuse mais patriotique. Il y a là des panthéistes, des païens, des manichéens, des positivistes ; l'on y rencontre un plus grand nombre d'excellents catholiques, de catholiques réguliers, catholiques du Syllabus. Les uns et les autres ont ensemble adopté le critère de l'intérêt et de la tradition de leur pays. Il est vrai qu'une circonstance heureuse (l'Histoire de France en personne) impose, de ce point de vue, plus que le respect : l'admiration et l'amour du catholicisme. Mais ce n'est pas de notre faute. Nous ne pouvons pas, n'est-ce pas ? changer cette histoire, dont M. Seippel a noté le « catholicisme formel ». La religion de la patrie imposant aux plus incroyants l'amour de l'Église 23, cette Église, à son tour, imposant aux Français le culte de la patrie, rien n'est plus naturel, ni plus ferme, ni en un certain sens plus « libéral » que ce compromis du Nationalisme français.

Les deux nouvelles que je donne à M. Seippel lui prouvent qu'il se pourrait bien que la France fût moins éloignée qu'il ne le suppose de se découvrir, en dehors de l'unité religieuse absolue, un point d'équilibre et de conciliation satisfaisant. Seulement, et premièrement, nous ne nous faisons pas d'illusion, qu'il ne s'en fasse aucune ! nous nous rendons compte que ce qu'il considère comme une supériorité est une infériorité certaine. Nécessité sans doute, mais contraire exact d'un progrès. Cela rétrécit la base du patriotisme, cela l'ébranle. La patrie sans les dieux, la France sans l'invocation au Dieu qui aima les Français, sont des concepts dégénérés. Combien nos pères étaient plus heureux d'unir à leur enthousiasme pour cette terre de leur tombe et de leur berceau leurs belles espérances d'un céleste asile éternel ! Autre malheur : voilà deux cents ans, ce catholicisme profond unissait moralement la France à une moitié de l'Europe ; au moyen âge, le même catholicisme avait fait de l'Europe entière un seul peuple. Du XIIIe siècle au XVIe, du XVIe au XXe, la décadence est double. On n'y peut rien ? On peut toujours éviter de prétendre qu'on a gagné quand on a perdu. Un pis-aller inévitable, mais cruel, n'est pas un profit ; ce qui peut être profitable, c'est de s'en souvenir.

Secondement, on a bien décrété que cette division des consciences françaises ou européennes était chose « définitive ». Mais ceux qui ont décrété n'en savaient rien. Rien n'assure la France contre ce que M. Seippel appellerait un retour offensif du catholicisme. La persistance de nos habitudes « romaines » qu'il retrouve partout peut en être l'indice. L'évolution se serait-elle prononcée dans un autre sens ? Mais est-ce qu'il connaît la loi de l'évolution ? À la supposer connue, qui en garantira le mode d'application ? Tout cela est obscur, fragile, sujet à caution. Si la Réforme a coupé en deux notre Europe, si la Révolution libérale et démocratique a tenté la même coupure en France, rien ne prouve qu'il soit impossible de recoudre et de cicatriser ces deux plaies. L'Angleterre a penché vers le catholicisme. L'Allemagne… Mais on ne voit rien du futur. Il ne faudrait rien affirmer. Je réponds à de vains prophètes par : qui sait ?… Quand bien même ils sauraient, quand le catholicisme ne devrait pas reconquérir son hégémonie d'autrefois, il ne serait pas démontré qu'une autre doctrine ne pût rallier les esprits et suggérer une unité de conscience toute nouvelle. Il y aurait l'Islam, si le positivisme n'existait pas.

Troisièmement, on peut être sûr de ceci : quoi qu'il advienne et quelque paix qui nous soit promise, ni le drapeau jaune du pape ni les étendards verts de Mahomet ou d'Auguste Comte ne triompheront sans de rudes combats et « jamais, jamais en France », jamais ne régnera sérieusement le principe métaphysique de la Liberté ou de l'Égalité des droits de toutes les doctrines. Cela serait contraire à tous les précédents, qui ne trompent jamais en chœur. Un Français dénué de passions intellectuelles, un Français qui ne s'échauffe pas, un jour ou l'autre, pour des idées, un Français qui n'allie point à la sagesse, à la raison héréditaire un secret fanatisme pour les types abstraits, ce Français-là mérite que vous recherchiez la nationalité de sa mère ou de son aïeul ; l'enquête établira qu'il tient son origine de climats moins dorés, de races moins nerveuses et moins vibrantes.

Dans un de ces poèmes qui ont la portée d'une prédication religieuse, mais aussi la valeur d'une observation de physique, Mistral dit à la race qu'abomine M. Seippel :

Tu es la race lumineuse
qui vit d'enthousiasme et de joie ;
tu es la race apostolique
qui met les cloches en branle ;
tu es la trompe qui publie ;
tu es la main qui sème le grain ! 24

Oh ! le Français est bien « latin » sur cet article ! Que les conditions nouvelles de sa vie commune le décident à refouler dans l'ordre privé ce qui touche aux préoccupations confessionnelles, il ne pourra changer grand-chose au tour de son esprit public, qui est d'un prosélyte. Il pourra dévouer cet esprit à autre chose que la religion proprement dite, mais avec la même passion et le même esprit de synthèse. L'athée André Chénier invoquait la déesse France. Nos modernes païens feraient comme lui. L'union purement politique, purement nationale, que nous conseille, non sans quelque imprudence, M. Seippel, ne peut donc affecter des allures froides. Elle aura nécessairement un air de croisade contre tout ce qu'elle rencontrera de non-français à l'intérieur. C'est du reste sur ce terrain qu'ont été engagées nos plus récentes querelles. Si l'auteur des Deux Frances se figure que notre antisémitisme, par exemple, est un mouvement confessionnel ou clérical, il en est bien mal informé ; l'antisémitisme n'existe que parce que les Français sont réduits à se demander s'ils restent les maîtres chez eux.

L'étranger en France, ou la liberté politique

Notre querelle intérieure est politique. Ajoutons : nationale.

Politiquement, en dépit de cent seize ans de Révolution et de trente-cinq ans d'une République dont tous les progrès électoraux ont coïncidé avec l'accroissement de la criminalité et de l'alcoolisme, après vingt ans d'une propagande collectiviste qui est un scandale pur en ce pays de moyenne industrie, de petite et moyenne propriété, où l'on compte près de vingt millions de ruraux, politiquement, dis-je, le corps de la nation n'est pas ébranlé ; tant cette œuvre construite en collaboration par l'Église et la Monarchie avec les survivances de l'empire romain est fermement et solidement maçonnée ! Mais, si la « Liberté » continue à faire des siennes, cela finira par craquer.

Les années 1789, 1790, 1791 et 1792 ont été marquées en France par une série de « libérations » dont on n'a pas assez suivi les effets : la nation juive a été promue à l'existence civique, les huguenots, proscrits ou émigrants de 1685, ont été rétablis dans tous les droits communs. Les écrivains nationalistes observent que nos juifs ainsi naturalisés n'ont cependant pas cessé de former une communauté très particulière, un État très distinct de l'État français ; leurs alliances constantes, soit entre eux, soit avec leurs congénères du nord et du sud de l'Europe, accentuent encore cette différence de la société juive et du reste de la société en France. Un grief analogue, quoique très différent dans son point de départ, est relevé contre les cinq ou six cent mille huguenots recensés parmi nous. D'un sang français irréprochable à l'origine, on regrette que leur dissidence intellectuelle et morale, les rapports qu'elle leur créait avec les plus redoutables de nos concurrents étrangers, n'aient pas été corrigés et tempérés méthodiquement ; une mentalité assez différente de la mentalité historique française devint le partage du monde protestant. Il en résulte de plus en plus une secrète guerre, non de race, non plus de religion, mais, en quelque sorte, de civilisation, de pensée et de goût ; je dirai hardiment que, de ce côté de la France, la plupart des éléments qui ne sont pas étrangers, ni mêlés d'étrangers, sont très certainement exposés à devenir tels 25. Une colonie étrangère très remuante et très influente se forma enfin sur la lisière de ces petits mondes trop caractérisés et trop séparés. Joignez une société secrète, venue, disent les uns d'Allemagne et, selon d'autres, d'Angleterre, qui semble avoir servi de lien général, de bureau d'embauchage et de recrutement à ces Français trop récents ou trop pénétrés d'influences hétérogènes : la franc-maçonnerie.

Organisation maçonnique, colonie étrangère, société protestante, nation juive, tels sont les quatre éléments qui se sont développés de plus en plus dans la France moderne depuis 1789. Il est très remarquable que l'introduction, le retour ou les progrès de ces quatre éléments aient coïncidé :

  1. Avec la chute de la dynastie nationale, axe de notre État ;

  2. Avec la désorganisation de la noblesse et du clergé ;

  3. Avec la ruine des corporations ouvrières ;

  4. Avec l'abolition des privilèges propres aux villes et aux provinces ;

  5. Avec l'institution des départements, unités territoriales absolument fictives, souvent contraires aux traditions, aux habitudes et aux intérêts locaux ;

  6. Avec la persécution du catholicisme ;

  7. Avec l'établissement du partage égal des héritages qui limite l'autorité des pères de famille et diminue la natalité ;

  8. Avec l'achèvement de la centralisation ;

  9. Avec la domestication de la science, par la mainmise des bureaux sur les académies et l'Université.

Ces neuf coïncidences ont fait la fortune des Pouvoirs nouveaux venus. En effet, l'État royal décapité et la famille débandée, la profession désorganisée, le gouvernement provincial et communal paralysé ou anéanti, que pouvait devenir l'ensemble de la société française ? On l'a dit et redit : une poussière d'individus, un désert d'atomes. Dès lors, dans ce désert, d'abord soumis à l'autocratie napoléonienne, livré ensuite à des régimes d'une insigne faiblesse ou d'un anonymat complet, devait prévaloir peu à peu, à la faveur du mécanisme centralisateur, la puissance de ces étrangers que liaient soit le sentiment intérieur de leurs différences par rapport au gros de la nation, soit la pression externe de la défiance instinctive, de l'aversion physique et de la très naturelle inintelligence que la nation leur témoignait.

Ces minorités ont fini par constituer automatiquement, et sans y avoir grand mérite, les seules organisations distinctes et libres, sur ce territoire livré d'un bout à l'autre au fonctionnariat, même religieux. Le seul contrepoids à leur force provint des Congrégations. Mais celles-ci ne pouvaient pas exister sans révéler quelque puissance, et leur puissance inquiétait naturellement un pouvoir centralisé, de sorte qu'elles ont été soumises à un régime de tribulations périodiques qui leur interdisait de rien fonder 26.

Le rôle des juifs, des protestants, des étrangers fraîchement naturalisés et des organisations maçonniques ressembla donc de plus en plus à un privilège public. Privilège de fait, qui put être ignoré d'un certain nombre de ceux qui en bénéficient ; leurs oligarchies fédérées par un intérêt naturel n'en ont pas moins tout pris : Finance, Conseil d'État, universités, magistrature, administration, académies. Ce serait encore peu de chose si la direction des affaires nationales n'était viciée par la prépondérance de ces éléments étrangers excentriques à la nation !

… À la vérité, quand on fait observer que cent mille juifs, plus cinq ou six cent mille francs-maçons et quelques milliers de métèques forment un bien faible total comparé aux trente-huit millions de Français. – « Oubliez-vous, répondent les nouveaux venus, que nous sommes aussi une élite et que nous formons une véritable aristocratie ? »

Les nationalistes n'oublient pas cette prétention. Seulement ils la contestent. Une élite digne de ce nom ne se maintient pas au pouvoir en sacrifiant tout, même l'ordre, même l'avenir national, aux envies et aux convoitises du nombre. Une aristocratie véritable n'affermit pas son règne sur les infâmes libertés du cabaretier. Une aristocratie aurait respecté la religion en tant que force traditionnelle et se fût gardée de prêcher le régime du moindre effort. Ni la Vertu, ni la Raison, ni la Sagesse politique, qui sont le patrimoine des aristocraties, n'ont présidé à la rédaction du programme appliqué à la France par ses conquérants : des prébendes publiques pour les grands électeurs et, pour les petits, des pensions de retraite et le dégrèvement graduel de l'impôt ; une sécurité territoriale aussi profonde dans les esprits que précaire dans la réalité des choses, mais, en échange, un service militaire diminué dans des proportions inquiétantes ; une armée déliée du respect des chefs ; une police sans conscience civique 27… L'oligarchie qui applique un pareil programme n'a aucun titre au privilège des meilleurs 28.

Les bénéficiaires de 1789 avaient pour leur début détruit chez nous les organes domestiques, locaux, économiques et religieux de notre puissance publique : en 1905, c'est aux signes les plus sensibles, aux ressorts les plus nécessaires de cette puissance que s'acharne leur postérité. Comment pourrions-nous les appeler de bons citoyens, ou seulement des citoyens ? Ils se chargent de démontrer leur qualité de nomades. S'il ne servait pas l'Étranger, qu'était-ce que ce ministre de la marine qui fît métier d'entretenir l'indiscipline à bord de nos bâtiments et sur les chantiers de nos arsenaux ? ou ces ministres de la guerre enragés à détruire la subordination chez les soldats, l'esprit de corps entre officiers et, dans le haut commandement, toute espèce d'autorité ?

L'unité politique

En se montrant intolérante et tyrannique, en favorisant des maîtres peu honorables, en se faisant la fourrière d'une invasion, l'idée de Liberté se nie et se renie. Elle s'est reniée si fréquemment chez nous que les Français sont las des inconséquences de cette noble étrangère. Après tout, disent-ils, l'Unité d'autrefois ne pouvait pas être plus dure ; du moins avait-elle servi à quelque chose, nous allions et nous avancions dans le monde, nos fronts étaient laurés et nos bras chargés de butin.

Ce qu'a perdu la cause libérale en France est inimaginable. Personne n'y croit désormais. « La République, mais ça ne se défend plus » disait récemment le jeune chef de cabinet d'un de nos ministres. Nous sommes donc, de manière ou d'autre, à la veille de ce que M. Paul Seippel appellerait une réaction unitaire. Je crois qu'elle ira jusqu'au bout de la formule : à la monarchie.

J'estime aussi qu'elle sera douce. Sans doute, tant qu'on se battra, on se battra sans s'épargner, mais, quand le plus sérieux des deux adversaires, le plus traditionnel, et par conséquent le plus riche d'avenir, aura enfin dicté la paix, l'Europe admirera la facilité et la douceur des conditions imposées par ce victorieux. Comme la paix romaine, la paix française enveloppe un fond d'amitié pour le vaincu. Elle pratique le parcere subjectis 29. Toulouse, vaincue au treizième siècle, introduit au quatorzième sa propre loi ou son interprétation de la loi parmi les conseillers et les commis du roi de France. Henri IV et Sully font régner, au dix-septième siècle, ce que la Réforme avait conservé de patriote et de généreux. Ces échanges compensateurs sont dans le sang et dans la pensée de nos races 30.

La monarchie se contentera de remettre à sa place, c'est-à-dire de chasser du pouvoir, sans retard, comme sans inutiles violences, l'oligarchie des étrangers. Mais le point de vue national ainsi rétabli et la France remise au centre de ses affaires, l'oppresseur d'hier redevient parfaitement utilisable comme serviteur de demain.

Nous pouvons concevoir quel service déterminé pourraient rendre au pays une Finance, même juive, et une Juiverie, même prospère, si elles dépendaient du gouvernement au lieu de lui commander 31. Nous concevons de même, sans que personne nous en prie, la contribution mentale et morale du monde protestant, dont les relations anglaises et allemandes seraient propres à nous servir au lieu de servir l'Étranger. Beaucoup d'étrangers amis de la France, qui ne servent que leur pays pendant leur séjour à Paris, pourraient être priés d'utiliser, en notre faveur, leurs talents et leur amitié pendant leur séjour à Berlin, à Rome ou à Londres. Je ne vois pas bien quels offices un gouvernement national pourrait tirer de la franc-maçonnerie, mais je n'aperçois pas non plus le mal qu'il pourrait avoir envie de lui faire 32. L'unité vraie ne consiste pas à détruire, mais à distribuer les choses et les gens au lieu qui convient à chacun.

Il ne serait pas surprenant que le meilleur de la Liberté suisse laissât une trace précieuse dans notre organisme français. Aucune république décentralisée n'est possible chez nous, tous nos éléments de vie particulière ayant été brisés par la Révolution. Mais la tâche de la monarchie sera de refaire ces « vertèbres » du gouvernement local et de l'autonomie syndicale ; par simple horreur du parlementarisme et par intelligence des besoins modernes, la royauté française se développera sur le mode régionaliste. Elle développera, sous un certain aspect, une dictature, et, sous un autre, une multitude de petites républiques fédérées et d'ailleurs se compénétrant sous la protection d'un chef militaire héréditaire dont la Suisse n'a pas besoin, mais qui incarne notre unité.

Ainsi tout nous aura servi, même nos plus dures épreuves 33.

Dreyfusisme et liberté

Il y a sept ans, ces projets auraient étonné le grand nombre de ceux qui s'y intéressent le plus vivement aujourd'hui. Mais ces sept ans nous ont fait faire bien du chemin. D'une manière générale, on a senti la nécessité :

  1. d'un gouvernement fort ;

  2. d'un gouvernement national.

Toutes nos déductions s'en inspirent. Mais ceux même qui ne déduisent pas comme nous admettent le point de départ.

L'affaire Dreyfus ? Elle-même. C'est l'Affaire qui nous a renseignés là-dessus.

M. Seippel aura du moins bien vu l'importance de cette crise qui a tout remis en question. Je l'avertis qu'il commet de grandes erreurs de fait, toutes les fois qu'il touche aux environs de ce sujet. Sur les hommes qu'il appelle des « esprits libres » et des « consciences indépendantes », petits saints qu'il lui plaît de mettre à part des Deux Frances comme seuls purs, seuls beaux, seuls lucides, seuls forts, sur « ces dévoués, ces désintéressés », on a souvent posé des questions auxquelles ces héros n'ont pas pu répondre. Et quand M. Seippel allègue qu' « un certain nombre d'hommes cultivés et d'entière bonne foi » ont été rendus « momentanément incapables de faire usage de leur sens critique par suite d'une singulière altération collective de la faculté raisonnante », ce qui explique, d'après lui, leur hostilité à son parti, je ne sais pas ce qu'il entend par cette altération collective de la faculté raisonnante, et j'avoue qu'elle est « singulière » en effet, mais il est une chose que je connais très bien, c'est que, du 5 juin 1899 au 9 septembre de la même année, j'ai demandé à des centaines de dreyfusiens fameux : « La Cour de cassation a-t-elle jugé de façon positive et inconditionnelle que le bordereau était d'un autre que Dreyfus ? » Et, comme la réponse invariable était : « Oui, la Cour a jugé ainsi », je n'ai jamais manqué de tirer de mon portefeuille le texte de l'arrêt de la Cour pour inviter l'interlocuteur à trouver le passage, et la phrase, et le mot énonçant pareil jugement ; mais passage, ni phrase, ni mot, n'ayant jamais été découverts par le motif qu'ils n'existent pas, la Cour ayant insinué au conditionnel ce que l'on aurait voulu lire à l'affirmatif catégorique, j'en ai conclu et fait conclure que la « faculté raisonnante » des dreyfusiens avait imaginé cette « altération collective », qui aurait dû mener au bagne pas mal d'esprits libres et de consciences indépendantes qui se sont permis de la produire sous la foi du serment 34.

Bien qu'appartenant à Pecus 35, nous avons passé trois années de notre vie à signaler au jour le jour les méprises de toute sorte imputables aux hommes de la Justice et de la Vérité. Il s'est trouvé depuis un écrivain de grand talent pour faire, sur une base plus sûre, l'inventaire approximatif des erreurs commises dans les récits donnés de l'affaire Dreyfus. Je voudrais que les étrangers d'esprit libre tels que M. Seippel prissent la peine de feuilleter le beau livre de M. Henri Dutrait-Crozon sur Joseph Reinach historien 36. S'il a la curiosité, la tolérance 37, la liberté d'esprit de se résigner à quelques violences de surface, d'ailleurs justifiées par le simple fait qu'elles ont pour point de départ unique le vrai, je lui promets des découvertes intéressantes. Peut-être l'éminent professeur à l'École polytechnique fédérale s'apercevra-t-il qu'on l'a mis dedans comme bon nombre de Français.

Le malentendu peut subsister cependant, s'il continue de croire que les « anti-dreyfusards » prétendaient interdire « de troubler tout un peuple pour un individu condamné dans les formes légales ». Mais le fait est que nous disions tout autre chose. Nous disions qu'on troublait ce peuple sans raison suffisante. Discutant pied à pied toutes les rumeurs, toutes les fantasmagories lancées chaque jour par la presse, nous montrions que les prétextes mis en avant ne tenaient pas entre eux, contredisaient des faits certains ou renversaient des règles qu'il eût été bien facile de suivre, si la cause eût été juste et bonne 38.

S'il suffit de former un parti, d'ameuter des journaux, de troubler des badauds, pour obtenir la révision de tout jugement régulier, la justice entière s'écroule. S'il suffit de posséder quelques extraits d'un dossier pour juger de toute une affaire, le corps des règles de la critique s'évanouit. Si enfin il suffit de crier au mensonge et à l'iniquité, d'affoler l'opinion, de faire éclater des scandales pour obtenir la divulgation des secrets de la police militaire, il faut renoncer à préparer aucune défense nationale.

Quelques-uns d'entre nous se flattaient de défendre l'armée française. Ils parlaient avec trop d'ambition ou de modestie. L'armée française n'avait pas à être défendue. Mais nous défendions les conditions d'existence de toute organisation politique, les colonnes de la science et de la raison, les rapports essentiels de la Justice et de l'État. On ne nous a jamais répondu que par une ridicule pétition de principe : « L'innocent ! L'innocent ! »

Je ne sais si M. Seippel, nourri dans les « histoires » répandues hors de France par les partisans de Dreyfus, admettra aisément cette interversion de rôles. Mais les faits sont là. Pour beaucoup d'écrivains de ma génération, l'affaire Dreyfus ne s'est pas bornée à stimuler le patriotisme. Elle aura réveillé le sens critique et discipliné la raison ; son désordre nous choqua moins comme Français qu'à notre titre d'hommes et citoyens du monde. La douceur et l'utilité de la règle, d'une règle exerçant à discerner le vrai et à trouver le juste, furent profondément senties à cette occasion. Nous entendîmes assurément par dreyfusianisme l'anarchisme matériel, mais plus encore le désordre des intelligences, leur retour à la barbarie. Nous tendons de toutes nos forces à l'unification politique et sociale, mais l'unité logique nous aura intéressés la première.

Oui, l'affaire Dreyfus nous excéda de Liberté. Cette pluie de faux jugements et de médiocres sophismes, d'inductions boiteuses et de déductions chimériques, cette bourbe d'idées et de passions contradictoires, mais également furieuses, nous inspirait un grand, un immense dégoût de ce qui est sans loi.

— Liberté, disaient-ils.

Nous comprenions que cette liberté, c'est la force, mais une force brute, une force faible et confuse, éparpillée en vain, misérablement gaspillée. Pour gagner quelque dignité, la force a besoin d'être la prisonnière de l'esprit qui compose et qui oriente. Tous nos projets d'ordre français, tous nos plans d'unité française datent de nos réflexions devant ce Chaos.

L'affaire Dreyfus conçue comme l'expression douloureuse d'un excès de relâchement et de liberté avait eu, comme on vient de le voir, une part essentielle à la réaction de l'esprit classique et du sentiment national. Elle n'a pas eu une moindre importance pour l'élaboration ou la renaissance des principes de l'action politique et de la pratique administrative et judiciaire. Enfin, du simple point de vue de l'histoire, il faudrait l'étudier à la clarté d'un très intéressant article, écrit par un compatriote de M. Paul Seippel, son collaborateur au Journal de Genève, M. Albert Bonnard, rédacteur en chef du grand organe libéral.

M. Bonnard compte, en effet, pour un facteur déterminant des événements européens de juillet-août 1914 la politique de M. Jaurès. Mais, cette politique, comme du reste la politique de M. Clemenceau, se confond dans ses causes et dans ses effets avec la politique du parti dreyfusien.

M. Jaurès a été l'un des principaux maîtres de la France depuis l'Affaire jusqu'au Congrès d'Amsterdam, entre 1899 et 1904 ; son règne fut presque sans rival pendant les deux dernières années de cette période, où l'esprit du général André domina sur l'armée.

M. Clemenceau fut, de fait ou de nom, chef du gouvernement entre mars 1900 et juillet 1909, avec Picquart au ministère de la guerre depuis la mi-automne 1900. Quel qu'ait été son despotisme à l'intérieur, la politique extérieure de M. Clemenceau fut d'un libéral humanitaire et pacifiste. Ne fit-il pas la guerre au sultan du Maroc (1907) avec des crédits militaires diminués et suivant une politique générale anti-militaire incontestée : réhabilitation de Dreyfus et de Picquart en violation des lois civiles 39 et de la charte de l'armée 40, réduction des périodes d'exercices des réservistes et des territoriaux, abolition des décrets de Messidor qui ne tarda pas à tarir le recrutement des officiers, incurie générale déterminant le généralissime Hagron à donner sa démission…

Toutes les campagnes de M. Jaurès tendaient semblablement à démilitariser et à dénationaliser le pays.

Son demi-repentir final ne signifie rien.

Sa rêverie d'une Armée nouvelle est à classer parmi les diversions et les parades dictées par les plus récents événements européens. Elles pouvaient faire illusion au cerveau oratoire de M. Jaurès : tout le monde voyait que son plan de réforme inacceptable n'était guère proposé que pour faire obstacle aux réformes réalisables. Sans quoi M. Jaurès eût-il supporté les feuillets de propagande électorale, conseillant de voler pour le parti socialiste parce que seul ce parti « s'oppose aux armements » ! Ces feuillets contre « la folie des armements » étaient pavoisés de caricatures militaires qui ne visaient ni le militarisme prussien, ni l'armée allemande, mais notre canon de 75 et nos cuirassiers. Le parti qui a fait cette propagande, le parti que menait Jaurès, est, reste, doit rester celui qui n'a tendu qu'à nous désarmer.

Mais, disent les socialistes, c'est à force de désarmer qu'ils se proposaient d'éviter les maux de la guerre !

Cette réponse vaut les autres. Depuis que le monde est monde, les particuliers et les peuples n'ont jamais évité la bataille que de deux façons : en paraissant plus forts que l'agresseur ou en lui donnant tout ce qu'il exige.

Nous n'avons pas toujours été dans l'alternative de céder à l'ennemi comme en 1905 et comme en 1911, ou de lui livrer bataille comme en 1914. Vingt ans plus tôt, en 1894, au mois de décembre, nous avons été à deux doigts de la guerre avec l'Allemagne. De fâcheux articles de journaux avaient fait connaître que les documents servant de base au plus fameux des procès militaires avaient été dérobés aux bureaux de l'ambassadeur impérial à Paris. L'ambassadeur, comte de Munster, fît à l'Élysée des visites comminatoires et tint un langage si inquiétant que le 12 au soir, le ministre de la guerre, général Mercier (l'éditeur du canon de 75), son chef d'État-Major général, général de Boisdeffre, et leurs officiers veillèrent une partie de la nuit, prêts à lancer les dépêches de mobilisation. Si l'ordre ne fut pas donné, c'est que l'empereur, après avoir crié, se calma. L'ambassadeur se contenta d'une formalité, le démenti des journaux…

Pourquoi l'empereur s'était-il calmé, et comment l'ambassadeur s'était-il déclaré satisfait à bon compte ?

C'était bien simple. Nous avions une belle armée que rien, jusqu'alors, n'avait agitée, la politique n'y était jamais entrée. Notre matériel était surveillé par des techniciens de premier ordre, au choix desquels nos divisions intellectuelles, morales, religieuses, étaient restées étrangères. Les révolutionnaires ne s'étaient pas encore mêlés d'affaiblir nos alliances. De quelque espionnage qu'elle nous entourât, l'Allemagne avait le sentiment de nos forces, sans en bien saisir les secrets. Et ses agents étaient saisis, jugés, punis, comme le sont partout ailleurs ces individus.

L'Allemagne avait aussi le sentiment d'être elle-même suivie et observée par de véritables virtuoses de l'espionnage et du contre-espionnage français. C'était le temps où le colonel Sandherr, le colonel Henry, le commandant Lauth organisaient en Alsace ce corps de pétardiers indigènes qui eût fait sauter ponts, routes, viaducs, au moindre appel de mobilisation allemande. C'était le temps où Mme Bastian, l'héroïque femme de charge de la fille de l'ambassadeur allemand, ramassait chaque soir, pour le service de la France, tous les papiers traînant dans les bureaux de l'ambassade et les remettait tous les huit ou quinze jours, le soir tombé, à l'un de nos officiers…

Patriotes parisiens, à qui il arrive de passer rue de Lille, devant le numéro 78, ralentissez le pas et élevez votre pensée au souvenir de la patriote espionne. Par la terreur dont elle environna l'Allemagne, par l'incertitude qu'elle entretint dans la pensée des dirigeants allemands, ce fut elle, en 1894, qui retint en partie le trait de la foudre. Sans avoir lu L'Humanité, ni pratiqué l'humanitarisme, elle a sauvé des centaines et des centaines de milliers d'entre vous. Et pas seulement cette année-là : les suivantes. Car son service de défense nationale fut continué fort longtemps. Il durait encore trois ans plus tard, en 1897, quand les premiers murmures pour Dreyfus coururent Paris. Il dura toute l'année qui suivit, toute cette terrible année 1898, où nos forces se combattirent, où nos secrets militaires furent jetés au vent des prétoires, où nos bureaux militaires furent pillés par les indiscrets de la presse ennemie et de la presse amie. On ne parlait d'un bout à l'autre de la France que de notre contre-espionnage. Notre Gouvernement était forcé de le désavouer. Le public en grand nombre imitait le gouvernement, ce qui était moins nécessaire. Et pendant qu'une partie de la nation, ingrate, reniait, flétrissait, maudissait le Service, et s'efforçait même de le rendre impraticable, ce Service, impassible, continuait de nous être rendu avec le même imperturbable, silencieux et naïf dévouement !

Chaque soir, Mme Bastian faisait sa ronde et faisait sa rafle pour la remettre à l'émissaire du Bureau français. Cela dura tout 1898, disais-je… Beaucoup plus. Cela dura encore au delà du premier semestre de 1899. Malgré ses enquêtes et ses contre-enquêtes, la Cour suprême n'empêcha rien, n'arrêta rien, et il fallut la crainte d'un éclat au cours du procès de Rennes pour déterminer nos officiers du Service à suspendre l'ouvrage de Mme Bastian et à la mettre en sécurité elle-même.

Son départ de l'ambassade n'eut lieu qu'au 15 juillet 1899…

Le jour où la France éclairée élèvera une colonne de gratitude et d'expiation aux grands calomniés à qui elle aura dû le canon de 75 et le Service des Renseignements, le nom de l'humble patriote de la rue de Lille n'y sera pas oublié.

Mais en 1900, M. Waldeck-Rousseau annonça de la tribune du Sénat que le Service des renseignements n'existait plus… En 1905, quand la question se reposa entre l'Allemagne et nous, la France ne faisait plus peur avec une armée qui sortait des mains du général André, avec une marine mal réchappée de Pelletan.

Pour éviter la guerre, il fallut donner à l'empereur allemand la démission d'un de nos ministres. En 1911, la leçon n'ayant pas servi, et M. Clemenceau, M. Picquart, d'autres encore, ayant aggravé la débâcle antérieure, les mêmes menaces de guerre nous firent déchirer la moitié du Congo.

En 1914, les réparations, les réorganisations, quoique insuffisantes, auront permis d'échapper à de nouvelles exigences inacceptables ; non à la guerre. Imaginez que nous eussions possédé plus de canons, plus de munitions, plus d'unité civique, une armée en croissance, une artillerie en plein développement, un service de renseignements florissant, tout ce que nous avions vingt ans plus tôt ; la guerre aurait eu de très fortes chances d'être évitée, comme en 1894, et même au cas d'un coup de tête allemand, l'Allemagne aurait rencontré en Alsace autant de difficultés qu'elle en a trouvé en Belgique, et ce double rempart, donnant une autre forme à nos mouvements, eût donné un autre tour à notre destin.

Je conclus de ce bref regard sur une histoire récente que le vieux proverbe est toujours neuf : « Si tu veux la paix, c'est la guerre qu'il faut tout d'abord préparer ». Mais la guerre a des conditions politiques, dont la première est et sera toujours la discipline unitaire, qui exclut un certain laisser-aller systématique ou « libéralisme ».

Charles Maurras
  1. M. Paul Seippel, professeur au Polytechnicon de Zurich et rédacteur au Journal de Genève, a publié un curieux livre qu'il a appelé Les Deux Frances. M. Debarge, directeur de la Semaine de Genève, me demanda de dire dans sa revue ce que j'en pensais. Au fur et à mesure que mes chapitres étaient publiés en Suisse, la Gazette de France reproduisait avec mes « Notes pour le lecteur français » cette analyse de nos principes. [Retour]

  2. Les Deux Frances, par Paul Seippel, professeur à l'école polytechnique fédérale, un volume, Lausanne, Payot ; Paris, Alcan. [Retour]

  3. La conception « germanique » et « chrétienne » ou réformée, identifiée par M. Paul Seippel, représente l'idée de « liberté individuelle », « antérieure à l'état », que l'état se borne à « reconnaître et à garantir ». Les Deux Frances, page 79. [Retour]

  4. Ce Gustave Téry, un peu oublié aujourd'hui, écrivait alors dans La Raison du 30 août 1903 des propos contre la tolérance qui estomaquaient le bon M. Seippel : « Si l'on m'accorde que la religion est une des plus cruelles maladies mentales (est-il besoin de le démontrer ?), je distingue entre le mal et le malade. Me priez-vous de tolérer le mal ? Alors tolérons pareillement la tuberculose, le choléra et la peste. » Autre texte scandaleux, déclaré digne de Robespierre et de Napoléon Ier (il faudrait dire de Rousseau) : « Le vrai moyen de garantir la liberté, c'est de remettre à l'état l'autorité, car en la tournant contre nous (contre l'Association des libres-penseurs) c'est contre lui-même qu'il la tournerait. » (Note de 1916.) [Retour]

  5. Peut-être Étienne Causse (1877–1963) dont la thèse date de 1898, ou son père Adolphe, pasteur à Valence au moment de la parution de l'article. (n.d.é.) [Retour]

  6. Note pour le lecteur français : Je m'aperçois avec confusion que la citation faite de mémoire n'était pas exacte. Le texte de M. Faguet, en son tour ironique, est beaucoup plus frappant. Je le rétablis au bas de cette page afin qu'on ait soin de penser sérieusement à la grande vérité que M. Faguet a écrite pour s'amuser : « Le libéralisme n'est pas français ; de fait, je ne crois pas avoir rencontré un Français qui fût libéral. » (Note de 1905.) [Retour]

  7. Gouffre dans lequel on précipitait les criminels à Athènes. (n.d.é.) [Retour]

  8. Citation d'Aristote que Maurras a mise en exergue de son Invocation à Minerve. (n.d.é.) [Retour]

  9. Il est bien curieux de noter qu'à cette époque M. Seippel, germaniste fervent, définissait la Germanie par quelque chose de très opposé à l'esprit d'organisation (1916). [Retour]

  10. Note pour le lecteur français : On trouvera dans La Revue des deux mondes du 15 novembre 1905, parue trois jours avant ceci, dans le Voyage à Sparte de Maurice Barrès, un Anaxagore « un peu différent », au moins sur les termes, de celui-ci (1905). [Retour]

  11. Note pour le lecteur français : J'aurais pu rappeler qu'entre la guerre des Albigeois et la Réforme se place la querelle d'Armagnac et de Bourgogne, et montrer quelle prospérité et quelle splendeur succédèrent, entre Charles VII et François Ier, au dur choc politique (1905). [Retour]

  12. Allusion à la Vie d'Agricola, de Tacite. Voir la dissertation du jeune Maurras sur Tacite composée en 1882. (n.d.é.) [Retour]

  13. Charles Renouvier (1815–1903) et François Pillon (1830–1914) furent les créateurs en 1867 de la revue L'Année philosophique, devenue en 1872 La Critique philosophique, de tendance libérale et anti-cléricale. (n.d.é.) [Retour]

  14. Nous n'avions pas encore vu le sac de Louvain (1916). [Retour]

  15. En réimprimant cette critique de 1905 qu'un lecteur bienveillant pourrait traiter de prophétie, je n'ai aucune intention de convaincre M. Paul Seippel d'avoir été un mauvais homme, ni ennemi de notre pays. Je n'en ai qu'à son germanisme exalté, qui se développait aux dépens de la France. Des amis suisses me disent qu'il s'est multiplié pour nos pauvres blessés. D'autres me font remarquer, d'autre part, qu'il s'est fait le cornac de cet imbécile vaniteux de Romain Rolland. Pour ma part, je ne puis oublier le service rendu au peuple et à l'État français par le Journal de Genève, auquel M. Paul Seippel collabore. [Retour]

  16. Note pour le lecteur français : Il y aurait une intéressante étude à écrire sur la vigueur de cet esprit patriotique et nationaliste chez certains écrivains de la Suisse romande. Le Journal des débats a publié un jour une préface de M. Philippe Godet à un ouvrage d'intérêt européen. Je n'ai pu lire sans plaisir les lignes suivantes : « Cela dit, nous prévenons loyalement ceux qui l'ouvriront qu'en le composant nous avons pensé tout d'abord aux lecteurs neufchâtelois et suisses. C'est pour eux que nous avons multiplié les traits d'histoire et de vie locales. Il le fallait, si nous voulions faire œuvre vraiment utile, en sauvant de la destruction ou de l'oubli une foule de renseignements, de traditions, d'anecdotes, qui ont leur prix pour ceux qu'ils concernent directement. Ainsi compris, notre ouvrage paraîtra terriblement touffu aux lecteurs étrangers. » — O Mantovano ! disait Sordello en embrassant Virgile. Sans être tous deux de Mantoue et sans appartenir à la même patrie, deux hommes peuvent se saluer avec sympathie quand ils se reconnaissent un certain degré de piété patriotique (1905).

    [La mention de Sordello da Goito est une référence à Dante, Purg., VI, 73–75. (n.d.é.)] [Retour]

  17. Note pour le lecteur français : Le cardinal Merry del Val, dans une récente conversation avec M. de Noussane, de L'Écho de Paris, disait de la race latine : « Elle ne peut rien de grand, de bon, de durable partout où elle se laisse emporter, désunir par l'orgueil et l'ignorance de l'individualisme. » Préjugé, répondra M. Seippel selon sa thèse. Préjugé latin. Si je transcris la formule, c'est qu'elle se trouve dans la bouche d'un cardinal de l'église romaine, né d'un père espagnol et d'une mère anglaise qui, par position, a dû beaucoup voir et sentir de tous les éléments du problème que nous traitons. [Retour]

  18. Note pour le lecteur français : Platon, dans la République, se sert du « social » pour découvrir « l'individuel ». Il ne paraît point illégitime ni superflu de suivre un ordre inverse et rechercher dans la vie individuelle de la pensée le prototype, le modèle simplifié de ce qui se passe dans la vie sociale et politique. Ce procédé permet l'étude du problème de la liberté et de l'unité sur le terrain le plus neutre, le moins irritant, et sans diminuer la rigueur de cet examen ; si, en effet, ce que je dis de la subordination du principe de liberté est trouvé juste quand on l'applique à la vie solitaire d'un seul esprit humain, les mêmes conclusions seront d'autant plus vraies, et à plus forte raison, appliquées au fonctionnement de la société (1905). [Retour]

  19. Note pour le lecteur français : L'arbitraire, la fantaisie et le hasard peuvent seuls intervenir dans le choix, décréter une préférence lorsqu'on en est réduit à cet état de « liberté » pure. Ces pages se trouvaient écrites depuis plusieurs jours quand l'illustre écrivain qui a tiré son nationalisme de son individualisme, Barrès, a publié dans la Revue des deux mondes (15 novembre 1905) un Voyage à Sparte où se trouve indiqué l'état d'inertie auquel nous accule inévitablement la doctrine individualiste tolérante de tout, parce qu'elle établit, d'une balance égale, échec bilatéral et annulation réciproque des droits antagonistes. L'exemple fourni par Barrès est admirablement clair. Un antiquaire et un archéologue disputent. L'antiquaire regrette que l'on ait démoli la tour franque de l'Acropole ; l'archéologue soutient que ce fut bien fait. Alors l'antiquaire s'écrie, ou à peu près : « Vous gênez, avec vos études et vos piétés que je respecte, mes études et mes piétés qu'il faut également respecter. » Qu'est-ce à dire ? Si l'archéologue s'arrête et, respectueux des piétés de l'antiquaire, s'il retient le pic et les démolisseurs, voilà que ses propres études vont souffrir à leur tour et pouvoir se dire « gênées ». Ce voisin qui l'oblige à se croiser les bras lui transmet le même désagrément qu'il veut s'épargner. L'action négative imposée à l'archéologue au nom des études et des piétés de l'antiquaire constitue elle-même une entreprise, une violence contre ses études et ses piétés archéologiques. Il est prié de mortifier son désir dans la crainte de mortifier celui du prochain. Démolir devait gêner l'un. Ne pas démolir gêne également l'autre. La thèse de l'égal respect n'établit même point des deux parts l'absence de gêne. L'action oppressive subsiste. Il n'est de changé que les rôles. L'oppresseur devient opprimé, l'opprimé oppresseur jusqu'au prochain tour de la roue. Cela est bien la vie. On ne peut éviter d'agir ni d'être agi, de gêner ni d'être gêné. S'abstenir n'est qu'agir sur soi et contre soi… Mais en pratique, lorsque deux esprits se trouvent animés de ce grand respect mutuel, cela doit finir par des coups. Le bâton ou la courte paille, solutions qui départagent ! Or, nous disons : une doctrine supérieure serait en état de fixer entre les deux actes possibles ce qui est le meilleur. En théorie, cette doctrine supérieure n'est qu'un possible objet d'un vœu plus ou moins discret de la pensée. Mais dans la pratique, elle est avidement réclamée. Sans le froment substantiel de ce critère, toute la vie active s'engourdit et s'éteint. Les principes négatifs suffisent bien tant qu'on n'a pas de décision à prendre, tant que l'action ne s'impose pas ; au delà, se manifeste leur faiblesse. L'esprit humain se meut. Il ne supporte pas l'équilibration des cristaux. Son élan le jette au travail. Que veut-il ? œuvre de dieu, changer, transformer, la face du monde. Il n'écoute point le bouddhiste, ni Schopenhauer, ni Tolstoï. Dans quel sens agir, dans quelle direction, dans quelle mesure ? Il se le demande sans cesse, de même que la vie naturelle consiste à se poser infatigablement la question : « Qui l'emporte ? Qui prime ? Qui sera le plus fort ? », car les contrats d'entraide et les pactes fédératifs sont eux-mêmes dans tous les cas importants, l'action, ou la réaction d'une hégémonie. On se fédère autour de quelqu'un ou contre quelqu'un. Ainsi, la vie intellectuelle répète : « Qui a tort ? qui a raison ? » Un esprit dit cela comme un cœur se contracte et se détend, c'est pourquoi nul libéralisme ne le satisfera (1905). [Retour]

  20. Note pour le lecteur français : C'est-à-dire qu'il faut que les principes contradictoires également admis et tolérés soient évoqués, traduits, comparés, mesurés ; il faut qu'ils luttent entre eux jusqu'à ce que l'un d'eux, un seul, ait surmonté successivement tous les autres ; ayant réglé ainsi les exclusiones debitas, il pourra dominer, diriger et conduire. Juge et critère, il jugera et critiquera. Il sera prince et primera (1905). [Retour]

  21. Gazette de France du 24 septembre 1905. [Retour]

  22. Note pour le lecteur français : Un lecteur de la Semaine de Genève me dit que voilà une simple plaisanterie. Ce n'était pas du tout une plaisanterie ; c'était la transcription littérale du mauvais raisonnement de M. Brunetière qui consiste à dire : une partie de sociologie égale une partie de morale, une partie de morale égale une partie de religion, donc la totalité de la sociologie égale la totalité de la religion. Raisonnement trois et quatre fois sophistique et dans lequel il saute aux yeux que d'abord M. Brunetière conclut de la partie au tout, puis que les parties sur lesquelles il raisonne ne sont aucunement les mêmes au premier et au second terme de l'équation. On peut nous reprocher d'avoir fait de la logique amusante, mais elle est sans réplique (1905). [Retour]

  23. Ce que dit M. Paul Seippel de l'Église de France me parait inexact et inique. Un esprit de ce rang, un philosophe de cette dignité aurait pu éviter de transcrire certaines basses plaisanteries anticléricales sur le culte rendu à saint Antoine de Padoue. « Dévotion inférieure », « retour au fétichisme ! » C'est vite dit quand il s'agit, essentiellement, d'une des plus belles idées qui soient au monde, de la communion des vivants et des morts et du culte des intercesseurs héroïques. Toucher étourdiment à un tel domaine pour plaisanter les simples dont tout le tort est de concevoir simplement une magnifique pensée, blesse en moi, non des sentiments de piété et de foi, mais une considération, une amitié, une fraternité d'esprit que la plupart des pages de M. Paul Seippel, même les plus hostiles, m'avaient inspirées. (Cette note a paru avec l'article dans La Semaine de Genève.) [Retour]

  24. Frédéric Mistral, À la raço latino. (n.d.é.) [Retour]

  25. J'ai traité la question dans un chapitre de mon livre La Politique religieuse (I, V.) d'après le document fourni par un protestant éminent, M. Onésime Reclus. [Retour]

  26. Note pour le lecteur français : Il tombe d'ailleurs sous le sens que, tout d'abord inconsciemment, par simple rancune historique et religieuse, et peu à peu par expérience et conseil, finalement par système politique, juifs, protestants, maçons, métèques, devaient bien constater que les Congrégations étaient, en France, leurs plus grands ennemis naturels. Un gouvernement anti-catholique pouvait beaucoup sur le clergé séculier au moyen du Concordat, du budget des cultes et de la filière administrative ; sur les Congrégations, il ne pouvait rien que les supprimer. Il est à observer qu'avant de procéder à la séparation, on a édicté une législation rigoureuse contre ce clergé autonome et organisé (1905). [Retour]

  27. Que le lecteur français me pardonne le tour embarrassé de ces lignes. Je ne suis pas accoutumé à parler des misères françaises à l'étranger et, si j'en juge par la peine que j'ai eue à tracer ces allusions, j'ai peur de ne m'y accoutumer de ma vie (1905). [Retour]

  28. M. Onésime Reclus,membre d'une puissante famille protestante, a expliqué depuis comment les religionnaires français n'ont aucun droit à l'aristocratie qu'ils prétendent. Je renvoie de nouveau à mon livre, La Politique religieuse, I, V. [Retour]

  29. « Parcere subjectis et debellare superbos » : épargner les faibles, réduire les puissants ; Virgile, Énéide, VI, vers 852. (n.d.é.) [Retour]

  30. Note pour le lecteur français : C'est, en effet, un lieu commun de comparer, par exemple, en matière coloniale, l'esprit de synthèse, d'assimilation et de composition qui anime la civilisation latine à l'esprit destructeur ou séparateur des races saxonnes. Le Saxon détruit l'indigène ou l'isole ; le dernier mot de ses concessions est exprimé par le régime contractuel, plus ou moins égalitaire, dans lequel vivent les races soumises à la Maison de Habsbourg. Il affronte l'étranger, le heurte et le balance, dans un équilibre immobile qui peut durer éternellement. Mais l'esprit latin est artiste. Il est inventeur et poète. Il ne cesse jamais de faire et de créer. Toujours il s'ingénie, il calcule ou il rêve en vue de préparer ou de combiner des choses nouvelles. De cette race indienne que l'Anglo-Saxon se contenta d'abrutir avant de la massacrer, son industrie tira par alliance et métissage un type humain de grand avenir dans l'Amérique centrale et méridionale. D'ailleurs, n'a-t-il pas extrait la Germanie d'elle-même, c'est-à-dire de la sauvagerie ou de la barbarie ? Ne lui a-t-il pas dispensé tous ses biens : religion, institutions, industrie, arts et lois, souvent même langage ? L'inepte Gobineau a bien vu le fait, mais ce Rousseau gentillâtre ne pouvait le juger que du fond d'un abîme de fatuité (1905). [Retour]

  31. Note pour le lecteur français : Il faut se défier comme de la peste de la réplique habituelle de l'adversaire : « Vous êtes antisémites ? Alors c'est que vous voulez tuer tous les juifs... » Nous voulons les mettre à leur place, qui n'est pas la première. Rien de moins, mais rien de plus. Les méthodes de polémique qu'on nous oppose en général sont un curieux exemple de la « démence », de la démentalisation particulière à notre temps. Entre deux contraires, le règne des juifs et l'oppression des juifs, on ne semble plus être en état de concevoir qu'il y a une infinité de positions intermédiaires, réglées par des considérations de temps, de circonstances, etc. (1905). [Retour]

  32. Note pour le lecteur français : Y aurait-il beaucoup de francs-maçons, ou des francs-maçons très ardents si le gouvernement changeait de façon sérieuse et complète ? Ce fanatisme est bien suranné. Entre 1893 (élection d'une Chambre moins radicale) et 1897 (affaire Dreyfus) on a constaté une baisse sensible de l'influence et du recrutement des Loges. Raison : des ministères vaguement modérés (1905). [Retour]

  33. Note pour le lecteur français : Est-il besoin de rappeler ici nos diverses formules : « Les républiques sous le roi » ; « Philippe VIII, roi de France et protecteur des républiques françaises », etc. (1905). [Retour]

  34. Ce dernier morceau de phrase a été blanchi par la censure dans l'édition de 1916. (n.d.é.) [Retour]

  35. M. Paul Seippel appelait « Pecus », d'après Anatole France, ceux qui ne pensaient pas comme lui sur Dreyfus. Quand on vous disait que les libéraux ont aussi le sens de l'unité morale ! Mais ils n'excommunient plus les dissidents. Ils les repoussent à l'échelon inférieur de l'échelle animale. [Retour]

  36. Henri Dutrait-Crozon a depuis donné ce chef-d'œuvre, le Précis de l'affaire Dreyfus (note de 1916).

    [Le titre « Joseph Reinach historien » a été blanchi par la censure dans l'édition de 1916. (n.d.é.)] [Retour]

  37. Ces quatre mots ont été blanchis par la censure dans l'édition de 1916. (n.d.é.) [Retour]

  38. Ce dernier morceau de phrase a été blanchi par la censure dans l'édition de 1916. (n.d.é.) [Retour]

  39. En violation du fameux article 445 du Code d'Instruction criminelle. [Retour]

  40. Ce premier morceau de phrase a été blanchi par la censure dans l'édition de 1916. (n.d.é.) [Retour]

Article paru d'abord dans La Semaine Littéraire de Genève en 1905, repris avec les notes pour le lecteur français dans la Gazette de France, réédité en 1916 et 1926 dans le recueil Quand les Français ne s'aimaient pas.

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