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La Vision du moi de Maurice Barrès

Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
— Charles Baudelaire
 1

C'est tant pis pour vous si vous n'avez point lu le Jardin de Bérénice 2 et je n'estime pas qu'il soit de mon devoir de vous narrer le train de vie de M. Maurice Barrès, encore qu'il ait une « installation » tout à fait agréable et que l'on y rencontre un chien horrible et noir qui s'appelle Simon.

Je veux vous dire ce qui, dès le printemps de 1888, quand apparurent ses subtils et délicats Barbares, me frappa et tout de suite m'inquiéta chez ce pâle César aux tempes de femme. Un accident de bibliographie m'ayant signalé sa littérature, j'y découvris avec stupéfaction un homme qui semblait s'aimer.

I

En ce temps-là (il dure encore, je pense) nous ne nous aimions point :

« Ah! disions-nous, que cette terre est mal construite ! Il n'y a point de joie qui ne lasse et point de tristesse si véritablement voluptueuse que l'on puisse s'en faire un régime de vie. Les lois des choses, qui sont féroces et font nos alentours si méchants, nous condamnent nous-même à la médiocrité dans l'ennui.

« Car il est impossible que nous nous apparaissions autrement que désagréables. Baudelaire prêcha d'être un grand homme et un saint pour soi-même. Baudelaire en parlait à son aise. Serions-nous effectivement égaux aux saints et aux génies et deviendrions-nous, ainsi que des Rois Mages, les pôles amoureux de dix millions de sujettes, ce rêve synthétique ne profiterait à aucun de nous : se réalisant en nous, il serait nous-même, c'est-à-dire un objet de haine et de mépris toutes les fois que nous y penserions. Hélas ! par ces temps de psychopathie, comment ne point penser à nous ?

« Comment ne point nous détester ? nous ne quittons jamais notre personne. Elle se mêle à tout ce qui pénètre en nous, et elle le dénature. Il n'est rien en ce monde qui est nôtre, qu'elle n'ait corrompu : l'inconnu même, par ce fait qu'il est connaissable, est passible de sa souillure, et cela nous ôte le goût de bien aspirer vers ailleurs. Ce que les autres hommes nomment avec étonnement notre “ originalité ”, c'est souvent cette partie de nous qui a le plus d'étendue, de force, et par suite, nous est banale. Ce qui surprend et ce qui charme nos voisins, nous est précisément une cause de lassitude. Ah ! le gémissement de Fantasio 3 : “ Si je pouvais être le monsieur qui passe ” ! Toute notre jeunesse est pleine de ce cri.

« Encore le bouffon du roi de Bavière était-il capable de s'extasier sur les avantages de ce passant “ Ce monsieur qui passe est charmant ! Quelle belle culotte de soie ! Quelles belles fleurs rouges sur son gilet ! Ses breloques de montre battent sur sa panse en opposition avec les basques de son habit qui voltigent sur les mollets... ” Pour nous, si nous sentons ce charme, nous savons bien que nous en sommes les inventeurs. Ces breloques, ces basques d'habit, ces mollets, cette panse, n'ont guère de sens que par nous. C'est notre œil qui les courbe et les teint. Notre imagination les rehausse d'une bouffonnerie que le public peut bien déclarer admirable, si nos phrases sont réussies. Mais phrase ou sentiment, qu'y a-t-il de neuf qui puisse s'exhaler de nous ?

« Nous sommes les vieux hommes. L'habitude a séché toutes les pousses de nos joies. Nos pères avaient des ouvertures par où fuir les lois et les jours. Toutes ont clos sur nous leurs lourdes portes, taillées dans le cristal. Nos gestes sont captifs dans une enceinte de miroirs, et nos pensées miroitent, elles aussi, étant toutes des réflexions. Comment ne point avoir horreur de l'indiscrète image qui nous obsède ainsi ? Ah ! — disions-nous soir et matin, — qui nous enseignera le vice d'amour-propre ? »

Tous n'allaient point jusqu'à raisonner de la sorte leur mélancolie. Mais c'était la pensée diffuse dont ils se soulageaient de la manière qu'ils pouvaient. J'aimerais vous conter ici l'aventure d'un de ces ennuyés qui, ayant rencontré une jeune fille dans un sous-sol bruyant, la conduisit dans sa maison parce qu'il l'avait vue qui se donnait un furieux baiser dans une glace. Mais jamais elle ne voulut révéler le motif de cette caresse bizarre ; elle répondait seulement :

— Je me suis baisée là parce que j'étais très jolie à cette heure.

Et, bien que la réponse ne le satisfît point, il l'aima trois mois follement. Il l'aima jusqu'au jour où il reconnut que sa coquetterie s'était transvasée d'elle en lui.

II

« C'est un baiser sur un miroir » ou cela y ressemble bien, le premier livre de Barrès. Au détour d'un chapitre, on trouve ce propos : « Ce n'est donc pas que je m'admire tout d'une pièce, mais je me plais infiniment. » La jolie pose de résignation à soi-même et dont le charme commença tout de suite d'agir ! Un très grand nombre de jeunes gens qui, sur la foi de M. Édouard Rod, se reprochaient amèrement d'être venus au monde, imitèrent ce sourire d'une mélancolie désappointée de l'idéal que semblait apporter, dans Sous l'œil des Barbares, M. Maurice Barrès. Sous sa conduite — et sans voir qu'il les bafouait — ils s'épanouirent dans ce demi-optimisme qui passe pour la philosophie de M. Renan. Que d'adolescences fiévreuses se terminèrent de la sorte dans la culture d'un jardin ! Comme Candide et ses amis, ces écoliers lâchèrent les chimères, les lunes et les eldorados et ils cessèrent de penser que les meilleurs des mondes fussent dans les soupirs de leur rêverie.

Par là M. Barrès apparut mériter la reconnaissance des esprits positifs en même temps que l'attention défiante des autres. Son Homme libre redouble le malentendu ; voilà que nous demandâmes comment le plus élégant d'entre nous pouvait si pleinement abonder dans son moi, et proclamer sa liberté, sa certitude et son infinitude, à la manière des Barbares qu'il nous avait décrits si méprisables et si heureux :

Nous sommes les Barbares, chantent-ils en se tenant le bras, nous sommes les convaincus, nous avons donné à chaque chose son nom, nous savons quand il convient de rire et d'être sérieux. Nous sommes lourds et bien nourris, et nous plaisons, — car de cela encore nous sommes juges, étant bruyants. Nous avons au fond de nos poches la considération, la patrie et toutes les places. Nous avons créé la notion du ridicule (contre ceux qui sont différents), et le type du bon garçon (tant la profondeur de notre âme est admirable !). 4

À leur exemple, il consacrait et adorait son moi. Il déployait des liturgies empruntées à l'Église. Au cours d'un examen de conscience, il s'accusait d'avoir estimé son prochain et d'avoir conspiré contre son propre bien, en refusant un jour un siège confortable. Il entourait son corps des mêmes rites d'autolâtrie. Un médecin qui l'auscultait ayant prononcé « délicat, mais sain », Barrès triomphait de cette anémie à la mode : « Avoir la pituite ou une gibbosité, mais j'aimerais autant qu'on me trouvât le tour d'esprit de Victor Hugo. »

Infiniment orgueilleux dans les mots, cet optimisme apparaissait au fond une formule de la résignation universelle, un cas de la loi qui fait chanter, chaque printemps, et chanter sans trop de raison ni d'espoir tous les oiseaux du monde. « Se conformant à la nature » Barrès se montrait un épicurien dans ce stoïcisme. Comme saint Thomas d'Aquin devant le crucifix, bégayant : « Ai-je bien parlé de vous, mon Seigneur ? Barrès se demandait : — Me suis-je cultivé selon qu'il convenait ? Et quelques jeunes gens comprenaient aussitôt : « Fus-je suffisamment pratique et borné ? » Ils oubliaient les définitions du moi, éparses en des versets palpitants des Barbares.

— Qu'importe mon corps ! Démence que d'interroger ce jouet ! Il n'est rien de commun entre ce produit médiocre de mes fournisseurs et mon âme où j'ai mis ma tendresse. Et quelque bévue où ce corps me compromette, c'est à lui d'en rougir devant moi…

— Mes pensées, mon âme, que m'importe ! Je sais en quelle estime tenir ces représentations imparfaites de mon moi, ces images fragmentaires et furtives où vous prétendez me juger. Moi qui sais la loi des choses et par qui elles existent dans leurs différences et dans leur unité, pouvez-vous croire que je me confonde avec mon corps, avec mes pensées, avec mes actes, toutes vapeurs grossières qui s'élèvent de vos sens quand vous me regardez !…

… Misères que tout cela ! Fragments éparpillés du bon et du beau ! Je sais que je vous apparais intelligent, trop jeune, obscur et pas vigoureux ; en vérité, je ne suis pas cela, mais simplement j'y habite. 5

Définition du moi mystérieuse encore, ouverte aux confusions. Vainement Barrès élargissait-il sa personne jusqu'au point où elle se confondait avec celle de sa race. On ne le comprenait point davantage si, à Venise 6, devant les fresques de Tiepolo, fourmillantes de vie extérieure, encombrées d'étranges pastiches, et qu'unifient les caresses de la lumière, il vénérait encore, en cet emblème de clairvoyance et d'agitation, l'impersonnel héros chez qui les folles fleurs de vie éclosent au plein jour de la conscience. Les uns pensèrent que Narcisse penché sur la lagune avait simplement changé de miroir ; et les sots ajoutèrent qu'il s'y était noyé.

III

Barrès (qu'il faut désormais appeler Philippe 7) dut s'expliquer en termes plus précis dans le dernier volume de sa trilogie. Bérénice, en mourant, lui en fournit l'occasion.

Ce « monstre délicat » représentait pour l'homme libre mille divinités confuses et mystérieuses : la femme, le peuple, la nature, la force et la souffrance des choses. Près d'elle, qui résonnait de tous les chants de la mer, de la plaine morte et de l'amour, il aspirait le sens de la solitude et développait sa conception de l'univers. Devant ses yeux de fièvre, pareils aux étangs d'Aigues-Mortes, il pénétrait l'essence de l'adversaire et des barbares jusqu'à sympathiser avec ces médiocrités. Petite secousse, avertisseuse et messagère des dieux obscurs, médiatrice inconsolable des deuils de l'univers, elle avait nourri son ami du sentiment de cette douleur, agrandissant par là l'amplitude des souhaits de Philippe et de son effort.

Morte elle ne l'abandonna point. Dans une sorte d'apparition, elle alla jusqu'à se livrer tout entière et dévoila sa métaphysique.

Je suis demeurée identique à moi-même, sous une forme nouvelle ; je ne cessai pas d'être celle qui n'est pas satisfaite…

C'est moi que tu aimais en toi, avant même que tu me connusses, quand tu refusais de te façonner aux conditions de l'existence parmi les barbares ; c'est pour atteindre le but où je t'invitais que tu voulus être un homme libre. 8

On ne s'étonnera point qu'à ces paroles, M. Maurice Barrès ait fléchi le genou pour adorer « celle qui n'est point satisfaite ». Et c'était bien le même objet qu'il avait adoré toujours, son moi, cette partie la plus noble de lui-même qui se renie pour s'agrandir, la Psyché amoureuse des au-delà. Les théologiens de l'École aristotélique l'avaient appelée le Désir et, d'après eux, endormie au secret des choses, cette réalité, grosse de l'idéal, organisait les changements et, d'évolution en évolution, brisait chaque borne du monde. Sa trépidation même, son incapacité de goûter un état présent, nous est le témoignage qu'elle est supérieure à tous les cercles d'horizon où le hasard la sème.

Je ne puis me retenir d'avouer que cette conception m'apparaît d'une extrême et très douloureuse beauté. Les interprètes vulgaires n'ont plus le droit de suivre M. Maurice Barrès dans cette crypte où est exposée, parmi des lumières en deuil, le pâle amour de Bérénice. L'élément égoïste est éliminé de cet « égotisme ». Et l'on ne peut pas non plus l'assimiler à cette religion, trop purement morale, de la souffrance humaine que les Russes ont inspirée à Paul Bourget. Il dépasse aussi cette religion de l'humanité chère aux contemporains d'Auguste Comte. Barrès s'est montré — à la suite de Schopenhauer, Hartman 9 et quelques hindous — un métaphysicien de la maladie de la vie, de l'impuissance des cœurs à s'évader d'eux-mêmes et de l'aspiration des âmes à se modifier. Il faut, conclut-il, aiguiser et renforcer en nous, par l'action et par la méditation, ces troubles précieux. Plus nous en serons agités, plus la vigueur de ces mélancolies nous exaltera. Soyons dupes de l'Illusion jusqu'à ce point de nous mêler à la besogne universelle, à cette condition que nous en souffrions. Mais si, suspendant cet effort, nous venons à nous plaire vraiment en nous et, touché de notre œuvre, à dire qu'il est bon, nous serons à peu près perdus parmi les formes les plus basses de la félicité.

IV

Arrivés à ce point, ne vous semble-t-il pas que la religion du moi de Maurice Barrès ressemble singulièrement à cette horreur de soi qui possède plusieurs de ses amis d'esprit ? Par excès de culture, ils refusent de s'accepter et seraient désolés et humiliés de sentir autrement. C'est aussi le cas de Barrès. Mais, tandis qu'à la recherche d'une psychologie plus parfaite, il s'élance à travers l'aventure infinie, ils demeurent à se lamenter. Il n'y a peut être en cette différence qu'un trait de tempérament.

Il se précipite à l'action avec les propos d'optimisme inséparables de toute marche en avant. Les autres aiment autant rêver. Mais rêver, n'est-ce point agir encore ? Et nos rêveurs n'ont-ils point prolongé leur rêverie sur le papier ? Amiel, Jules Tellier, Jules Laforgue ont coopéré, en traçant leurs tristesses, au chœur lamentable du monde. Ils ont donc affirmé, de la même façon que Barrès, des certitudes provisoires et ils ont cru, au moins quelques moments, que certains buts valaient certains efforts. Ils ont disposé les flots tumultueux du verbe et dominé le peuple de leurs pensées. Ils se sont honorés (sinon, certes, aimés) et nous possédons des Reliques 10 qui témoignent bien de ce culte. Et il n'y a point de différence essentielle entre leur attitude et celle de Barrès.

V

La conclusion (s'il en faut une à cette note pour l'histoire intellectuelle de notre temps), elle est un peu partout. Les plus grossiers et les plus profonds, les plus neufs et les plus classiques de nos écrivains l'ont marquée : « Il faut travailler ». C'est l'opinion que M. Zola manifeste à la fin de l'Œuvre et M. Jean Moréas la fleurit de mille symboles dans son Pèlerin passionné. Mais ce mystérieux et lucide Pascal, qui vécut de notre âme deux siècles avant nous, a le mieux vu les raisons profondes de cette loi. Nous devons travailler, parce qu'il est besoin de nous divertir du spectacle des choses, de leur absurdité misérable et de leur néant. Les légers voiles de Maya se fripent et s'envolent dans la vie intellectuelle, et la vie passionnelle les use trop rapidement. Il n'y a de vrai divertissement que dans l'activité cohérente, parce qu'elle est, dirait un platonicien, « comme une musique ».

Un moraliste de l'école de Mill et de Bourget ajouterait :

— Le type d'activité de Maurice Barrès consiste essentiellement à unir la clairvoyance à l'ardeur. Il ne faut pas se tromper sur cette formule qui, si l'on traduit clairvoyance par scepticisme, est inexacte. Personne ne saurait être à la fois détaché et passionné. M. Maurice Barrès et son héros Philippe ont été jusqu'ici, par mouvements alternatifs, sceptiques et fanatiques, actifs et stérilisés. On conçoit aisément un idéal supérieur…

Et selon moi, le moraliste aurait entièrement raison quant au passé. Mais aura-t-il toujours raison ? Et M. Barrès ne voudra-t-il jamais d'un système consolateur ? L'ambition divine, dont vit et meurt l'inconscient, est-elle pure vanité ? Le désir infini d'être n'a-t-il point d'objet attingible ? Pourquoi les travaux humains ne trouveraient-ils un aboutissement d'outre-tombe ? Le catholicisme affirme ces croyances. Et leur plus grand mérite est encore d'être invérifiables et de pouvoir s'accélérer joyeusement, confiamment, de minute en minute, jusqu'à cette minute céleste de mourir. Sans doute, la clairvoyance de M. Barrès peut être un obstacle à la foi. Mais comme, à sa place, nous sacrifierions avec joie ces pauvres clairvoyances pour des croyances non moins riches en belles désolations et qui sont toutes pleines d'une mâle espérance ! Elles résoudraient la trop visible antinomie où se divise son art et, dans l'action, lui donneraient cette puissance incalculable de l'unité.

Charles Maurras
  1. Les Fleurs du Mal, Les Phares.

    Comme celle ci, les notes suivantes sont des notes des éditeurs. [Retour]

  2. Troisième partie du Culte du Moi de Maurice Barrès, publiée en février 1891. Ce n'est qu'en 1892 que Barrès utilisera le titre Le Culte du Moi pour désigner l'ensemble : Sous l'œil des Barbares, Un homme libre et Le Jardin de Bérénice. [Retour]

  3. Alfred de Musset, Fantasio, acte I, scène 2. [Retour]

  4. Maurice Barrès, Sous l'œil des Barbares, ch. VI. [Retour]

  5. Ibid. [Retour]

  6. Cadre d'Un homme libre. [Retour]

  7. Prénom du héros du Culte du Moi. [Retour]

  8. Maurice Barrès, Le Jardin de Bérénice, ch. XIII. [Retour]

  9. Eduard von Hartmann, philosophe allemand (1842-1906). [Retour]

  10. Œuvre de Jules Tellier (1863-1889), cité plus haut, parue en 1890. [Retour]

Texte paru dans la Revue Indépendante, t. 19, 54-56, avril-juin 1891.

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