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Le Mirage d'Orient

Une philosophie de soleil où tout se distingue…
Pierre Lasserre (1901).

Moi aussi, j'ai vu l'Orient. Je l'ai vu quelques heures et lui dis adieu sur-le-champ ; avec quelles mélancolies, ce mardi d'une fin avril 1896, comme je descendais à la tombée du soir les pentes de l'Hymette sur la route d'Athènes ! En rapportant l'idée des berceaux brillants du soleil, chaque pas qui m'éloignait me pénétrait d'une amertume salubre et mâle comme l'accent du vent de mer 1.

L'Attique n'est pas l'Orient. C'est exactement le contraire de tout ce que notre imagination peut attacher à ce terme d'oriental. C'est le pays de la nuance et du sourire, de la grâce dépouillée de toute mollesse, des plaisirs vigoureux bien tempérés par la vertu. Il m'était difficile de ne point en aimer tous les moindres aspects, que je découvrais chaque jour, quand un heureux caprice m'entraînait à travers la campagne d'Athènes. Je connaissais Colone et Cephisia, Éleusis, les deux Phalères et la péninsule d'Acté. Sans quitter ces choses divines, il me vint le désir de les embrasser toutes à la fois d'un regard, et c'est ainsi qu'un beau matin, après avoir gravi la fine aiguille du Lycabète, je pris la route de l'Hymette qui me paraissait tout voisin. L'air de ce beau pays est si pur qu'il est presque impossible à un étranger de ne pas se tromper souvent sur les distances.

Je dus cheminer fort longtemps, sous le dur soleil, dans une campagne chauve comme la main et parfaitement solitaire. Une multitude de petites collines à la croupe desquelles se jouent des sentiers paresseux, défend l'abord de la montée proprement dite. Quelques bouquets de thym (visités par l'abeille, en dépit des mauvais propos des voyageurs) échappent çà et là d'entre la pierre incandescente. De loin en loin un pin couleur de bronze étend son ombelle pieuse et charge le vent chaud du rude parfum de ses fleurs. Mais un détour soudain modifie absolument le paysage. Un bocage apparaît, si touffu et chargé d'une senteur si fraîche qu'on ne se défend pas de songer aux berges d'un fleuve et à la profondeur d'une vaste forêt.

Un filet d'eau froide a creusé ce vallon, procréé cet ample jardin. Les Athéniens m'avaient averti des délices de Césariani, mais le lieu me surprit, rien ne m'ayant permis de le concevoir si charmant.

Des arbres éternels, ces nobles arbres, orgueil et joie du bassin des mers helléno-latines, aucune essence ne manquait ; pin, olivier, laurier, cyprès, chacune prospérait et riait selon sa manière. Mais j'y comptai aussi le chêne vert et blanc et, je crois, les dieux me pardonnent, de grands tilleuls, sous leur pâle feuille nouvelle. Tout cela magnifiquement élancé. De beaux troncs lisses projetés et comme étirés jusqu'au ciel, attendaient presque d'y toucher pour épanouir leur ramure.

L'ancien couvent de Césariani, sa chapelle, la métairie qu'on a essayé de tirer de toutes ces ruines disparaissent dans ce petit océan de claire verdure. Trois colonnes d'un marbre rose, peut-être le dernier débris d'un antique temple à Cypris que les archéologues ont cru relever en ce lieu, semblent naines et misérables dans la forêt de ces troncs sveltes et délicats, blancs comme de la chair. Seule, à l'écart des arbres et des herbes qu'elle nourrit, la fontaine dégorge son petit flot glacé sous le rocher natal ajusté en forme de toit. Je me couche à l'entrée de cette grotte vénérable, abreuvoir des troupeaux et therme rustique des pâtres, où se fit la rencontre 2 des Chloé primitives et des anciens Daphnis. C'est en effet le pur paysage de l'idylle et, comme si la flûte allait éveiller les échos, je m'attardai longtemps à y réciter l'églogue de Virgile et le sonnet bucolique de Cervantès.

Midi me remit en chemin. Reposé, rafraîchi, le manteau roulé à l'épaule, il était maintenant délicieux de faire un effort. Le sentier fut vite perdu. Mon plaisir en fut prolongé. L'Hymette se compose, à cet endroit, d'un étagement de terrasses, dont chacune fort médiocre semble annoncer à chaque instant la découverte de l'autre versant. Mais les plateaux superposés se multiplient au fur et à mesure de la montée.

Elle dura deux heures. Enfin un petit cône qui était sur la gauche me parut dominer de beaucoup tous les environs. Les pieds en sang, les cheveux collés à la tempe, je me traînai vers lui comme au sommet probable de toute l'échine.

J'y fus accueilli d'un grand vent et d'un froid extrême, mais l'horizon qui se découvrait à la vue me fit négliger ces misères. J'en oubliai même de me retourner pour donner, comme je m'en étais fait la promesse, mon premier regard aux lieux de l'Attique. Cette belle Attique fut oubliée. L'Orient seul épanoui depuis la moitié de l'Eubée jusqu'à l'extrême pointe de Sunium, l'Orient et le chœur des premières Cyclades, Céos, l'île d'Hélène, la fine Belbina bombée comme un bouclier sur le plat de la mer, cette mer elle-même aussi fluide, aussi légère, aussi éthérée que le ciel et trempée dans ses profondeurs d'une magnifique lumière, l'Orient et son ciel où l'oblique soleil promenait des flammes limpides et creusait une suite indéfinie d'arceaux azurés, cet imperturbable Orient m'enveloppa de sa stupeur pacifique et sereine 3, et je le saluai comme un grave mystère d'unique volupté. Les nymphes insulaires glissaient nonchalamment sous le pli de la nappe bleue. Ni la mer, ni les terres, ni même le ciel ne paraissaient capables de défaire le lien qui les entremêlait, et la douce beauté de toutes ces choses sensibles y tenait le cœur prisonnier.

C'est en vain que, du côté du nord, de hautes et massives montagnes encore coiffées de leur neige, le Pélion, la chaîne de l'Olympe de Thessalie me rappelaient quantité de fables austères comme la naissance du monde ou les premières origines de la défense de l'Hellène nouveau-né contre les peuplades d'Asie. Je cherchais sur la mer le sillage brillant de la fuite d'Hélène ou la conque de roses sur laquelle apparut la déesse dans sa beauté. Toutes les séductions chantaient vers ce lointain d'une pureté sans pareille, sur les roches d'onyx et d'or, sur les fines écailles de la mer et du ciel. Les déclivités molles du paysage depuis la cime d'où je le contemplais jusqu'à l'horizon éloigné invitaient elles-mêmes à la rêverie du bonheur et du plus indulgent. Plus de héros : des dieux. Et les dieux eux-mêmes semblaient s'évanouir dans un immense amour sans bornes, dans le pur sentiment d'une complaisance infinie.

Tel était, du haut de cette seconde montagne de l'Attique (le Pentélique est la première), l'abîme oriental où se noyaient ensemble mon esprit et mes yeux. L'aboiement d'un chien de berger, qui courait avec son troupeau, me tira tout à coup du songe. En me retournant j'aperçus 4, dessinée avec ses hameaux, son port, son Acropole, avec son golfe et les grandes îles prochaines, la plaine attique en sa merveille de diversité. De sorte que ce caractère se détacha avec une force inouïe. Face à cet Orient qui opposait sa vague et brillante unité, trop semblable à la confusion, je ne pus m'empêcher de crier en moi-même : Netteté ! netteté ! comme en d'autres affaires on peut s'écrier volupté ! La distinction, la découpure de ces détails et de leur ensemble éclataient si bien que, par un phénomène harmonieux, le ciel participait de la diversité des figures, chargé d'une flotte de petits et de gros nuages qui le marbraient. Ces théories de longues vapeurs subtiles, voguant sur le sol déboisé, s'y peignaient aussi bien que sur le miroir de la mer.

Tout vivait et luttait ; tout disait la peine ou la joie, le rire et les larmes, avec les innombrables nuances qui tiennent le milieu entre ces états. Que d'humanité ! Que de grâce ! Que de légèreté et de profondeur !

En me récitant cette litanie, je disais, en songeant aux ouvriers de tant de merveilles :

— Le beau naturel, l'art divin !

Mais le ciel mouvant se chargeait de nuées de plus en plus lourdes. Le golfe Saronique se teignit de cendre et de nuit. Et, bien que l'Orient toujours serein fût échauffé de l'ardeur céleste et marine, le froid se faisait vif ; la position devenait presque intenable sur la montagne. D'ailleurs, comme jadis au milieu des dèmes attiques, Athènes souriait sous l'orage et me conseillait doucement de chercher un abri. Pourquoi ne pas le dire ? On le devinerait. En me rendant au juste conseil athénien, je rêvais en secret de lui échapper. Je rêvais au mystique brasier de l'Orient sur lequel m'attachaient de longs regards chargés de curiosité douloureuse. Blondes îles pétries dans l'argent liquide et dans l'or ! Onde merveilleuse épanchée, m'eût-on dit, des substances supérieures ! Clarté vaste et profonde où le monde entier communie ! Lorsque j'eus consenti à les quitter enfin, ce fut à reculons que je descendis de la crête, mais je la remontai dix fois, découvrant à chaque retour une beauté nouvelle aux vapeurs éloignées, mourantes, de Céos, au long corps élégant de l'île d'Hélène, au bouclier de Belbina fondu dans l'azur !

Dix fois, je ne sais quel lyrisme, uni comme un parfum aux noms des beaux lieux répétés, noya ma volonté dans toute sorte de vœux absurdes et d'impossibles espérances. Je savais et savais fort bien quelles Cyclades se découvrent de l'Hymette, et je me demandais cependant si ma vue ne saurait pas joindre les autres par delà l'horizon, les nommant toutes jusqu'à Samos, jusqu'à Lesbos, et je ne sais pourquoi le nom de Milo me retint aussi fort longtemps :

— Cette Milo, disais-je, en forme de croissant de lune !

La descente eut lieu cependant. Elle fut lente. Elle fut vaine, ou à peu près. Ma mémoire flottait dans la poudroyante lumière. C'est en vain que l'Hymette se vêtit, ce soir-là comme tous les autres, d'un réseau de pourpre dorée et que les asphodèles ondulèrent en chœur sur les pentes de mon chemin. Au seuil de la grave déesse, devant les fanaux allumés, je chancelais encore comme l'homme que le vin d'Asie a troublé.

Charles Maurras
  1. Paru dans la Gazette de France du 14 novembre 1901, le récit de l'ascension du mont Hymette ne figure pas dans Anthinéa. Anthinéa connaîtra de nombreuses éditions, mais ce texte n'y sera jamais intégré, sinon en 1918 sous le titre L'Hymette, dans Athènes antique, un ouvrage illustré de grand luxe qui reprend quelques passages d'Anthinéa. Entre temps, il aura été publié en 1916 dans Quand les Français ne s'aimaient pas, sous le titre Le Mystère d'Orient ; puis repris en 1937 dans Les Vergers sur la mer, cette fois appelé L'Orient du mont Hymette, enfin au tome I des Œuvres capitales. Ce premier paragraphe a été retiré de l'édition d'Athènes antique. Il reviendra dans Les Vergers sur la Mer.

    Comme celle-ci les notes suivantes sont des notes des éditeurs. [Retour]

  2. Ici, la version de Quand les Français ne s'aimaient pas indique : « antique rendez-vous ». [Retour]

  3. La version de Quand les Français ne s'aimaient pas indique ici : « sa sereine stupeur pacifique ». [Retour]

  4. Ici, la version de Quand les Français ne s'aimaient pas indique : « Je me retournai donc et  revis ». [Retour]

Ce texte est paru dans la Gazette de France du 14 novembre 1901 avant d'être repris de nombreuses fois : voir détail en note 1.

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