Imaginons une parcelle de France villageoise surgie des temps révolus, abyssale à force d’être rurale, profonde d’entre les profondes, fossile d’entre les fossiles. Plaçons-y des personnages plus enracinés dans leur terroir que les moules sur leur rocher, qui toute leur vie durant n’auront pas franchi la ligne d’horizon d’où l’on cesse de voir le clocher à l’ombre duquel on naît et meurt. Puis, de cette scène où rien ne se passe, où rien ne change, faisons un roman de mœurs…
C’est la gageure que s’était donnée un certain Émile Pouvillon (1840–1906), au temps du naturalisme triomphant. Mais alors que Zola situait ses créations dans le tourment de l’évolution, dans l’ébullition de la marmite sociale, Pouvillon les imagine près du zéro absolu, là où les corps chimiques ne révèlent que des proto-comportements, sa thèse étant sans doute que c’est là qu’on peut le mieux observer d’où nous venons et de quoi nous sommes faits…
Ethnologue donc, plus que sociologue, Pouvillon avait installé son laboratoire dans le Quercy perdu. Et le filon ne devait pas si mal marcher, car ses livres se vendaient, et ils se ressemblaient tous : unité de lieu, de temps immanent, et d’inaction. Jules Lemaître qui appréciait la plume de Pouvillon, le suppliait de se trouver d’autres thématiques ; rien à faire ! On ne remplace pas une équipe qui gagne… Prenons connaissance de cet immuable décor quercynole :
L’horizon est court dans ces terres basses. Le laboureur menant la charrue n’a le plus souvent d’autre perspective, entre les cornes de ses bœufs, que la haie vive qui clôture son héritage, ou bien, au temps où l’herbe monte, une bordure de seigle plus hâtif qui fait bordure à l’extrémité de son champ.
Plus loin :
À peine si les gens connaissent, pour y être montés un jour de foire, les deux ou trois bourgades de vignerons perchés très haut et très loin à la crête des falaises du Quercy. Après, l’inconnu commence ; ce sont des contrées étrangères. Les causses du Rouergue, les grèzes de l’Albigeois, des endroits dont on sait seulement, pour l’avoir appris d’un autre qui ne les a pas toujours visités non plus, le nom et l’emplacement, la tache blanche ou noire que fait le clocher sur le ciel.
Enfin :
Plus d’une année quelquefois s’écoule, ramenant les mêmes bruits à l’aube et au crépuscule, sais autre changement que celui des saisons, qui fait les heures plus ou moins matinales ou tardives.
Puis, un beau jour, une musique éclate en l’air ; aux sons folâtres et discords d’un violon et d’un tambour, un cortège de noces se met en marche. Ou bien ce sont, fortement nasillés avec des pauses solennelles, des versets latins qui accompagnent un défunt vers le cimetière, île de cyprès qui monte toujours, noire, au-dessus des moissons.
Ces lignes sont extraites de la présentation de Jean-de-Jeanne, roman paru en 1886. Roman de gare, mélodrame, comment qualifierait-on ce texte aujourd’hui ? C’était assurément à lire assis sur une grosse pierre en attendant le passage de la diligence…
Un critique littéraire plein d’avenir, cadet de Jules Lemaître, s’intéressa lui aussi à Pouvillon, et sans doute en fit-il diverses récensions que l’on retrouvera peut-être un jour. On aura compris que nous parlons de Charles Maurras, qui réserva à Pouvillon en 1925 une place dans son recueil Barbarie et Poésie, y reprenant dans le second chapitre « De quelques thèmes poétiques » un article dont nous ignorons à ce jour la provenance exacte ; nous pouvons seulement le dater de fin 1894 ou début 1895, puisqu’il fait suite à la parution d’un livre de Pouvillon sur Bernadette de Lourdes, livre suivant lui-même la sortie en août 1894 de l’ouvrage de Zola sur le même thème.
L’identification de ce texte a donné lieu à une curieuse erreur de la part du biographe Roger Joseph, d’ordinaire plus attentif. Une note en bas de première page, dans l’édition de Barbarie et Poésie, faisant référence à une citation de Jules Lemaître, situait celle-ci dans la Revue bleue du 2 mai 1885, a été reprise comme si c’était la date de parution de l’article de Maurras, laquelle est d’un peu moins de dix ans postérieure. En mai 1885, Maurras avait 17 ans, était à Martigues, n’avait pas encore passé son bac et aurait été bien incapable de publier dans la Revue bleue…
D’autre part, pourquoi cet article dans Barbarie et Poésie alors que le texte de Pouvillon n’est pas un poème et ne traite pas de poésie ?
Sans doute parce que Maurras y fait une analyse percutante du mysticisme, source importante de la poésie s’il en est. On trouvera d’ailleurs dans cette analyse des traits caractéristiques de l’époque, le naturalisme finissant d’une part, mais aussi l’occultisme très présent dans les esprits et la littérature, comme le décrit Le Mont de Saturne. Tout ceci n’était sans doute plus guère d’actualité en 1925, et Pouvillon lui-même devait déjà être bien oublié.
L’éloge de l’enracinement rural, poussé à son extrême tel qu’il ressort de l’œuvre de Pouvillon, conduirait naturellement à ranger aujourd’hui celui-ci à droite, très à droite, à en faire un des inspirateurs de la politique de Vichy. Eh bien justement non ; Pouvillon fut dreyfusard, ce qui lui valut d’être tiré de l’oubli le temps de commémorer à Montauban, en 2006, le centenaire de sa mort. Les bien-pensants de service ne manquèrent pas alors de souligner combien cette « courageuse position » le coupa de ses amitiés réactionnaires.
Or justement, nous avons retrouvé une lettre adressée par Émile Pouvillon à Charles Maurras, le 6 février 1899, à la suite de la parution des Trois idées politiques, et qui prouve tout le contraire :
Cher ami,
Par dessus la bataille : oui, vous avez raison. Ce serait trop triste si notre bonne entente devait être parmi les morts et les mourants de cette affreuse mêlée. Je vois bien que nous n’entendons pas de la même façon l’ordre et l’autorité, ni la part qui appartient, légitimement je crois, au sentiment, dans la conduite des affaires humaines. J’estime comme vous notre pauvre et balbutiante civilisation comme une chose précaire et qu’il est dangereux de livrer aux impulsions de l’instinct. Mais la justice n’est-elle pas l’essentiel de cette civilisation si laborieusement acquise, et, en lui sacrifiant à de moindres intérêts, ne risquerions-nous pas de laisser la proie pour l’ombre ?
Je suis pleinement d’accord avec vous pour admirer l’œuvre de Sainte-Beuve, et il ne m’a pas échappé combien elle était plus conservatrice en son essence que ne l’imaginent la plupart de ses zélateurs. Mais il me semble que cela n’est vrai que dans les grandes lignes, et que son conservatisme est en opposition sur bien des points avec le conservatisme politique tel qu’il s’est formulé depuis cinquante ans. Passons. Votre jugement sur Chateaubriand est tout à fait inattaquable. C’est un lyrique, dans l’expression du mot la plus intense, et qui a tout subordonné, idées et sentiment, à la culture de son moi. Mais Michelet ! Quelle sévérité est la vôtre ! Non, ce n’est pas l’âme de la plèbe qui vit en lui, c’est l’âme de l’humanité. Il est le grand mystique de ce culte. Sans doute qu’il en fit des applications téméraires et souvent inacceptables. Mais ce culte lui-même, ce feu sacré, connaissez-vous une créature au monde qui en ait brûlé à ce point, qui en ait mieux communiqué la flamme ? Je l’adorerai toujours et quand même pour cela, et parce que c’est de lui que je tiens la religiosité nécessaire à ma vie morale.
Voilà, cher ami, mes petites réflexions sur votre brochure. Je vous remercie bien cordialement de me l’avoir adressée. Elle m’a procuré la vive joie de communiquer un moment avec l’une des plus belles intelligences de ce temps-ci, et à qui je suis déjà redevable de jouissances si délicates et raffinées.
Votre tout dévoué,
Émile Pouvillon.
Comme on le voit, l’Affaire Dreyfus n’avait pas trop distendu les liens d’amitié qui préexistaient entre Charles Maurras et Émile Pouvillon, et tant pis pour nos cuistres bien-pensants !