epub   pdf

Les Conditions de la victoire — I

Pie X

21 août 1914

Le cri d'admiration, de douleur et de reconnaissance élevé ci-dessus 1 par notre directeur Henri Vaugeois me dispenserait de rien dire aujourd'hui 2 du grand deuil qui vient de frapper le monde si nous n'avions l'humiliation de voir en tête d'un important journal français, dans l'article consacré à cette mémoire, couler de tels flots d'inexactitudes et de rêveries que le patriotisme aussi bien que l'honneur oblige à rectifier sans retard.

On pourrait s'en tenir à déchirer la première page du Temps pour ne retenir que les paroles véridiques enregistrées dans la troisième, comme elles échappèrent à la douleur du peuple romain : « Quel malheur ! Quelle perte ! Il était si bon, si généreux, si juste ! » On pourrait aussi se borner au mot si direct et si vrai, par lequel le correspondant romain du Temps résume l'espèce de popularité tendre et parfaite dont jouissait cette grande âme pontificale, à Rome et partout : « Il était aimé pour lui-même. »

Comment M. André Tardieu ou son intérimaire peut-il oser écrire : « Sans éclat personnel et sans mérites brillants. » Des rancunes de mauvais clercs ou de diplomates manqués valaient-elles une pareille offense à la vérité lumineuse ?

Eh ! quoi ? « Pie X n'a considéré que l'idéal », c'est-à-dire (si je sais lire l'allemand 3), il a perdu de vue les réalités ? Ceux qui ont lu l'histoire de son pontificat ne peuvent ignorer qu'il fut un administrateur merveilleux. Il a refusé de connaître « la politique » ? Mais le correspondant romain du Temps montre au contraire avec quel sens incomparable des réalités politiques cet esprit sublime allia le maintien des revendications romaines et les relations avec l'Italie de l'unité 4. Il a été trompé par son entourage ? Cet entourage empêchait la vérité d'arriver à lui ? Un « rigoureux contrôle s'exerçait au seuil pontifical » ? La vérité, audacieusement travestie dans chacune de ces assertions, est, au contraire, que nul seuil n'était plus accessible, nul entourage mieux contrôlé ni surtout mieux défendu de ces informations inexactes qui assiègent les cours sans que d'ailleurs elles respectent les chaumières. Tout ce qui travaillait au-dessous de Pie X savait que rien n'était fait ni ne pouvait l'être sans avoir été examiné dans la conscience sévère et dans la limpide intelligence du Maître.

« Oui, oui, disait-on couramment dans les bureaux, mais il y a là-haut l'Homme blanc… »

Blanc comme la lumière, blanc comme on aime à se représenter la pure pensée, le Vieillard auguste, le doux et saint Docteur qui vient de rendre l'âme, laisse une mémoire si belle, il a tracé un tel sillon dans les mouvements de son siècle, qu'il n'y a rien à craindre des médiocres nuages d'encre amassés par une plume inconsidérée. On excusera cette remontrance inutile. Mais le plus grand journal de la République avait mieux à faire aujourd'hui que de mettre au compte du Pape les torts de son propre gouvernement.

L'avenir ne manquera pas de trouver également frivole un jugement respectueux et admiratif, mais encore inexact, de M. André Chaumeix. Le rédacteur en chef des Débats a cru devoir caractériser une politique de principe par « l'indifférence aux faits » ; il a cru devoir en exclure « le sens du réel ». Cependant c'est un fait réel que relate notre confrère Eugène Tavernier, neveu et biographe de Louis Veuillot, quand il dit que Pie X a laissé son Église « honorée et unie ». Posséder un honneur immatériel n'est pas un fait sans réalité. Disposer de l'union intellectuelle et morale, imposer au monde plus que le respect, une vénération qui ressemble à un culte, c'est peut-être jouir de réalités plus solides et plus enviables que beaucoup d'autres ; en tous cas, elles ne sont point à exiler dans la catégorie de l'idéal.

Je n'ai aucune qualité de plus que les rédacteurs des Débats et du Temps pour apprécier le règne d'un Pape, mais à qui soutiendrait que, dans Pie X, le profond souci des principes, une foi de mystique, un sentiment presque passionné des devoirs et des droits de l'autorité purent enlever quelque chose à la lucidité d'une pensée maîtresse, à sa vue claire de toutes les nuances les plus subtiles, surtout à cette ardente et tolérante bonté paternelle qui fut peut-être le caractère essentiel de ce prêtre si humble et de ce pontife si grand : à qui dirait cela, j'aurais le devoir de répondre qu'il se trompe et que l'histoire, un jour, établira la fausseté radicale, honteuse, de ces confusions ou de ces mensonges. 5

Du travail !

Nous ne sommes pas de ceux qui estiment que la charité enfle ceux qui la font, déshonore ceux qui la reçoivent. Et, quand 3 ou 4 millions d'hommes se battent pour sauver le reste de la population, il serait de simple équité que les familles des combattants ne manquassent de rien. La période guerrière s'accommoderait d'un certain collectivisme spartiate auquel pour mon compte je verrais moralement moins de dommages que d'avantages s'il n'y avait à considérer que l'ordre moral. Mais les biens matériels ne sont pas inépuisables, non pas même ceux de l'État, non pas même ceux de la Société, et pour les maintenir dans leur nécessaire abondance, un chose importe avant tout : leur production, donc le travail avec toutes ses conditions.

Il est très significatif que cet intérêt est compris à l'extrême gauche. Sembat réclamait, l'autre jour, du travail plus encore que de l'entr'aide. Et si l'on a protesté quelque part avec vivacité contre les arrêtés prohibant la fabrication du pain de de luxe 6, ce n'est pas dans les feuilles de la réaction et du capital, mais chez les révolutionnaires. Le pain de luxe a ses ouvriers spécialistes : sa prescription les fait chômer, et tout ce qui raisonne aujourd'hui est d'avis qu'il faut le moins de chômage possible.

Travaillons, faisons travailler. C'est bientôt dit ? Mais, abstraction faite de ces cas, trop fréquents, dans lesquels l'usine ou le magasin a fermé parce que la direction est sous les drapeaux, il faut de l'argent pour mettre le travail en train. Toujours la question du capital, du divin capital, qui se pose ! Les contraintes du moratorium7 sont desserrées dans une mesure appréciable. Mais pourquoi lanterner devant la solution suggérée la semaine dernière par M. Jules Delahaye et par la Chambre de commerce de Cholet ? On n'a pas oublié cette intéressante proposition des prêts à obtenir de la Banque de France sur garantie des marchandises possédées par des industriels et des commerçants.

Le président de cette Chambre, M. Pellaumail, adressait le 18 août à M. Delahaye 8 la lettre suivante que le député royaliste n'a reçu qu'hier matin :

J'ai adressé dans soixante-quinze chambres de commerce avec lesquelles la nôtre est en relations habituelles, le texte de la délibération que vous connaissez. Puis notre bureau s'est rendu auprès de M. Pontal qui dirige à Cholet le bureau auxiliaire de la Banque de France, pour le saisir officiellement de cette question. Nous avons examiné ensemble le moyen pratique d'établir ces warrants 9 personnels, et, à première vue, la solution n'apparaît pas compliquée. L'industriel ou commerçant intéressé pourrait déposer dans une partie de ses locaux ce qui serait spécialement réservé à cette intention, les marchandises à warranter. Un avenant d'assurances garantirait le risque d'incendie, le représentant de la Banque de France aurait une clef du local réservé. Pour présenter notre proposition à la direction de la Banque de France, M. Pontal nous demande une troisième signature et nous pensions que cette troisième signature pourrait être celle de la Chambre de commerce, représentée par son président. La Banque aurait ainsi :

  1. la signature de l'emprunteur ;

  2. la signature de la Chambre de commerce ;

  3. la marchandise warrantée.

Nous pensons que l'importance du crédit par rapport à la valeur des marchandises warrantées devrait être de 25 pour cent (la moitié de ce que la Banque de France avance sur titres actuellement). L'emprunteur aurait, bien entendu, à faire la justification de l'emploi des fonds.

M. Delahaye a vu hier le ministre du Commerce. M. Pellaumail a été convoqué à la réunion des principales Chambres de commerce qui doit se tenir au ministère aujourd'hui. Allons, tant mieux, il faut que la circulation du capital soit rétablie au plus vite.

Et pour qu'elle le soit véritablement, pour que ce capital immobilisé dans les banques ne soit pas immobilisé chez les particuliers, pour qu'il travaille et crée à son tour du travail, il faut qu'il veuille travailler ; pour qu'il le veuille, il faut le mettre en appétit et lui proposer un grand but rémunérateur. Ce but en temps de guerre ne peut être que de conquête. Dans la guerre actuelle, il ne peut-être que la conquête de l'empire commercial allemand, Empire autrement riche que ces plaines de Lombardie que tous les conquérants de l'histoire ont offertes à la convoitise de leurs soldats !

Charles Maurras
  1. Lignes parues en note d'un article de Henri Vaugeois, directeur de L'Action française. [Note de 1916 dans le premier volume des Conditions de la victoire où cet article est recueilli. (n. d. é.)] [Retour]

  2. C'est effectivement la mort du pape Pie X qui fait le gros titre de L'Action française du 21 août 1914, avec un article principal d'Henri Vaugeois. La veille, le journal indiquait simplement au milieu de la une : « Dernière heure — À trois heures du matin l'Agence Havas nous communique la triste nouvelle redoutée : Rome 20 août 2h20 du matin. Le Pape Pie X est mort. » Se consacrant aux nouvelles de la guerre, Maurras n'écrira rien sur la mort de Pie X dans les jours suivants. (n. d. é.) [Retour]

  3. C'est le mot idéal qui entraîne presque automatiquement la référence à l'Allemagne et à l'idéalisme allemand. Cette demi-attribution de pensées allemandes au Temps n'est bien sûr pas innocente en ce premier mois de guerre et préfigure les articles polémiques qui seront recueillis ultérieurement dans Le Pape, la Guerre et la Paix. (n. d. é.) [Retour]

  4. Rappelons que la « question romaine » ne sera réglée entre l'Italie et le Saint-Siège qu'en 1929. (n. d. é.) [Retour]

  5. Le texte repris dans le premier volume des Conditions de la victoire en 1916 s'arrête ici, ne reprenant que la note signée par Charles Maurras à l'article d'Henri Vaugeois sur la mort du pape. Nous reprenons « La politique » du jour à sa suite, et négligeons la rubrique « Les réponses de nos amis » que Maurras ne commente que de quelques lignes convenues. (n. d. é.) [Retour]

  6. Le 8 août 1914 les pains briochés et les viennoiseries avaient été interdits de fabrication au profit d'un modèle unique de pain de 4 livres, dans la peur de pénuries. (n. d. é.) [Retour]

  7. Un moratoire des paiements avait été mis en place à la déclaration de guerre afin d'éviter toute panique, et il avait été largement assoupli assez rapidement pour éviter de paralyser le pays. (n. d. é.) [Retour]

  8. Jules-Augustin Delahaye, député (1907–1919) puis sénateur (1920–1925) du Maine-et-Loire ; il mena de front une carrière d'archiviste, après avoir fait l'École des Chartes, et une carrière de journaliste. Il ne faut pas le confondre avec son frère, Dominique-Julien Delahaye, industriel moins marqué politiquement et qui fut aussi sénateur du Maine-et-Loire (1903–1932). (n. d. é.) [Retour]

  9. Littré, article Warrant, 2° : « Récépissé délivré aux commerçants au moment où ils font déposer des marchandises dans un dock ou un entrepôt, et constatant la valeur des marchandises déposées. » Littré indique aussi le verbe warranter. (n. d. é.) [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 21 août 1914, repris dans le premier volume des Conditions de la victoire.

Vous pouvez télécharger ce texte au format Adobe PDF ou au format EPub.

Retourner à la liste des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.