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Le Pape, la Guerre et la Paix

Le Pape, le Guerre et la PaixPour et contre l'union sacrée

Récits des temps mérovingiens

14 septembre 1914.

En ce temps-là, comme de nos jours, les préfets, les édiles, représentants du pouvoir central et magistrats municipaux se dérobaient quelquefois devant l'ennemi, cet ennemi étant barbare, ce barbare dur et cruel. Alors se levaient les évêques. Simples surveillants du clergé, organes d'un pouvoir purement spirituel, dépositaires d'une autorité que rien d'extérieur n'avait constitué, ils se révélaient cependant seuls capables de rassurer les pusillanimités inquiètes comme de rallier les bonnes volontés sans emploi. Forts de la voix d'un peuple qui saluaient en eux la certitude, le commandement, la justice, la paix, tous les biens qui manquaient, ils rétablissaient dans le troupeau assez d'ordre et de confiance pour se charger ensuite d'aller, seuls et sans armes, tenir tête à l'envahisseur.

Ce n'est ni d'aujourd'hui ni même d'hier que nous l'avions calculé ; dans l'inévitable dissolution matérielle d'un pouvoir administratif sans énergie, notre clergé gallo-romain allait redevenir devant l'ennemi la tête du pays et le véritable défenseur de l’État. Mais les incidents admirables, qui viennent de décerner à l'éminent successeur de Bossuet sur le siège de Meaux le titre officiel, incontesté, incontestable, de defensor civitatis, ne laissent pas de nous remplir d'une admiration qui, étant pure de tout élément de surprise, n'en est que plus profonde, plus forte et plus satisfaisante pour la pensée.

Le clergé catholique n'en est plus à faire ses preuves de civisme ou d'héroïsme, mais on pouvait se demander si nos populations méthodiquement séparées de lui, trompées par une littérature philosophique courte et perfide, sauraient se retourner du côté de ses vrais amis ; si d'affreux préjugés nouveau-nés ne viendraient pas s'interposer et tout rendre inutile. Des épreuves récentes, antérieures à la guerre, nous avaient tranquillisés quant à nous. Lorsque, en 1907, les églises de Montpellier furent ouvertes aux vignerons du Languedoc en quête d'asile nocturne, la multitude se montra par son empressement et par son respect absolument digne d'un appel aussi confiant. Quatre ans plus tard, à Aix, assistant au sacre d'un évêque enfant du pays, je vis le peuple, qui passe pour radical, mettre tout son cœur à s'associer à cette allégresse. La tragique affaire de Meaux. donnant à l'esprit public des secousses incomparablement plus vives, devait aussi rouvrir des sources plus profondes de confiance et d'abandon heureux dans le bienfait des guides spirituels dont le nom était synonyme de conseil, de tutelle et de consolation. Ce feuillet de l'histoire de Meaux, humide de sang et de larmes, est extrêmement sombre, mais le passé qu'il nous ravive enferme un bien bel avenir !

Les cléricaux aux longues dents

30 septembre 1914.

Le Temps fait observer aux catholiques qu'on leur a beaucoup accordé. Un archiprêtre figure dans la commission municipale de Vitry, où le conseil municipal était défaillant. Le clergé ayant été grossièrement diffamé en de certaines circonscriptions rurales où il est présenté comme l'instigateur de la guerre, deux fonctionnaires de l'administration centrale, ont signalé aux populations la sottise et l'indignité de ces calomnies ; comme ils n'ont pas été révoqués ni blâmés, Le Temps fait admirer aux catholiques la grandeur d'âme avec laquelle la religion est traitée. Les voilà sans doute ces « choses » qui ne sont plus « strictement légales », mais qui, à la faveur de la guerre peuvent être tolérées. Le Temps engage amicalement non pas les catholiques (les catholiques clairvoyants sont avec lui) mais les personnes imbues de l'esprit clérical, prêtres, prélats, cardinaux, pape même, à ne pas exagérer l'ambition.

Il m'a paru utile de savoir de façon désintéressée et, comme on dit en Allemagne, comme on disait hier encore à la Sorbonne, de façon objective, à quoi s'était haussé l'esprit d'usurpation et d'empiétement clérical.

Premier grief, ces insatiables demandent que la République abjure solennellement « le caractère de laïcité qui est dans son essence » : le cardinal Sevin, archevêque de Lyon, suivi par La Croix de Paris demande la participation officielle de l’État aux actes religieux. Il semble que cette démarche de la part de croyants, de la part de prélats revêtus de la pourpre, est assez naturelle. Le contraire seul devrait étonner. Ce qui étonne aussi, c'est qu'on puisse au nom de la neutralité et de l'indétermination religieuse opposer une objection de principe quelconque à un vœu pareil !

M. Poincaré avait parlé d'union sacrée, M. Barthou de trêve magnifique ; cela semblait ne rien exclure. En stipulant comme « de l'essence de la République » la laïcité, on exclut la doctrine catholique.

On a tort de ne pas tenir compte de ce grand point, quand on essaye de qualifier l'attitude des catholiques. Ou le catholicisme est admis, ou il ne l'est pas. S'il ne l'est pas, qu'on le dise ; s'il l'est, qu'on le voie tel qu'il est. Il est libre, si vous le jugez sur sa règle. Il ne l'est pas, si vous le jugez sur la vôtre. En fait, le catholicisme défend aux clercs de porter les armes ; pourquoi faire grief à ce prélat qui en termes graves et douloureux se plaint de l'envoi du clergé aux armées ? Il eût été si facile de n'offenser point la justice en employant les prêtres uniquement comme aumôniers, brancardiers, infirmiers.

En fait, le catholicisme admet qu'il y a relation entre les fautes et les malheurs, entre les fautes collectives et les malheurs collectifs. Pourquoi, si le catholicisme est admis, comme Le Temps l'assure, faire grief à cet autre prélat qui rattache les calamités nationales aux erreurs de la nation ?

Mais, dit Le Temps, ce sont des maladresses, ce sont des imprudences. En ce cas il y a une hiérarchie catholique. Elle en jugera, mais de quoi se mêle Le Temps ? Incompétent sur la doctrine qu'il paraît ignorer, que vaut sa juridiction religieuse ? Dans l'intérêt même de notre paix intérieure, un organe connu pour ses liens confessionnels extérieurs au catholicisme devrait s'abstenir de censurer les évêques et les cardinaux. S'il lui plaît de traiter d'affaires ecclésiastiques, il y a les rabbins, il y a les pasteurs, Le Temps peut les contrôler à son aise : les cléricaux aux longues dents ne s'en mêleront pas.

Pour la paix française

1er octobre 1914.

Il paraît que M. de Mun dépasse la mesure ! Cela lui est dit de bien des côtés ! Un Français convaincu que des multitudes de ses compatriotes, en faisant leur devoir devant l'ennemi, vont risquer plus que leur vie, vont affronter l'abîme des biens ou des maux éternels, ce Français-là a-t-il le droit de parler, d'écrire, d'agir conformément à cette foi, à cette espérance et à cette crainte ? Il paraît que cela risque d'impatienter, d'agacer, de faire sourire… En vérité, l'on voudrait mesurer l'importance de ce rire-là ! J'aimerais à voir de mes yeux l'homme normal et équilibré allant au devant de la mort, non pas seul, mais en troupe, avec sa compagnie, avec son régiment, et qui dans cette circonstance se permettrait la moitié d'un sourire à la vue d'un objet béni ou d'une prière imprimée. On me cite M. Hervé. Mais M. Hervé est dans son fauteuil. Je parle du soldat qui sait ce qu'il se doit et ce qu'il doit aux autres, à celui qui a le sentiment de la responsabilité partagée entre lui et ses frères d'armes !

Ah ! que ce murmure misérable trahit de médiocrité et de petit esprit s'il n'y a pas de petit intérêt là-dessous, s'il n'y a pas de conspiration nouvelle d'un parti ; de ce parti qu'Auguste Comte appelait déjà, il y a soixante ans, « le plus arriéré des partis », le seul capable de faire acte de parti, en une heure où tous les partis devraient s'évanouir pour faire place à des opinions et à des doctrines se défendant, se limitant et s'éclairant d'une honnête lumière les unes par les autres !

On n'a pas encore expliqué l'abominable rumeur campagnarde qui attribuait aux curés et au pape (à ce grand pape qui en est mort !) la responsabilité de la guerre. Elle a couru partout, dès le lendemain de la déclaration. Et sur plus de trois cents hauts fonctionnaires de l'Administration centrale, préfets et sous-préfets, il ne s'en est trouvé que deux pour y opposer le bref démenti du bon sens. Cette diffamation du clergé vient sans doute d'Allemagne, mais un parti en profite. À moins que ce coup diviseur ne vienne des bas-fonds de ce parti, auquel cas les Allemands en auraient le profit sans en avoir eu la peine ! Un gouvernement qui veut être national et qui puise à son gré dans toutes les ressources de la nature si généreusement offertes, se devrait de poursuivre et de flétrir de haut ces mensonges déshonorants.

Qu'on ne dise pas qu'ils répondent à des attaques. Ils ne répondent à rien. Nulle initiative de division n'a été prise, en aucun cas, de ce côté-ci du pays. Il y a une Affaire dont nous n'avons plus ouvert la bouche depuis le désarmement du 2 août devant l'ennemi ; c'est la Guerre sociale de mardi qui a parlé d' « un certain militarisme d'avant l'affaire Dreyfus » ! C'est elle encore qui, le même jour, expliquait que si le président des États-Unis n'est pas « platement égoïste », c'est qu'il a du sang juif dans les veines : il faut avoir du sang juif dans les veines pour être « idéaliste » et pour oser vouloir « la paix ! »

Ces injures sournoises dans ce patois de Chanaan ne valent pas la peine d'être rendues. Je les transcris pour faire voir qui trouble la paix.

« La guerre des curés »

1er octobre 1914.

Une sourde campagne, la campagne de la « guerre des curés » continue à être menée. Une vague rumeur répète que l'immense effusion de notre sang français a été provoquée, désirée, payée même par les prêtres ou par les nobles, ou par les riches, ou par les bourgeois. Deux honorables protestations officielles, émanant d'un préfet et d'un sous-préfet ont constaté le fait pour la Savoie et pour la Loire-Inférieure. Le même fait, qui serait honteux pour le pays, s'il en était le fruit naturel, a été observé en Dordogne par M. Fonsegrive 1 qui en a parlé deux fois au Correspondant. M. de Mun, à L'Écho de Paris, possède un volumineux dossier de ces infamies. La Croix signale que les mêmes bêtises méchantes se répètent dans un grand nombre d'autres départements. Les premiers dans la presse parisienne, nous avons abordé en rougissant cet affreux sujet. Nous y avons apporté toute la mesure possible, et c'est au nom de l'honneur français que nous avons adjuré nos concitoyens de réfléchir, d'intervenir, d'obliger les pouvoirs publics à prendre une initiative d'ensemble, la seule qui soit en état de nous dégager tous de tout contact avec l'abjection et l'ineptie.

À défaut d'honneur national, l'intérêt national devrait être écouté. Dans l'état présent de la guerre, il ne reste plus à l'ennemi qu'un espoir, c'est notre division. Sans doute la sottise, la peur, l'envie civique, la haine sociale sont les alliées naturelles de l'ennemi. Mais voudrait-on nous faire croire que ces éléments indignes sont activés ou protégés, servis ou défendus par une faction politique ? Reste-t-il une faction intéressée à nous diviser et à nous agiter devant l'ennemi ?

Une Française dont tous les parents se sont battus de tous temps pour la France et dont le fils, naturellement, se bat aux avant-postes plus souvent qu'à son tour 2, nous écrit que dans l'Indre les basses manœuvres dont je parle vont jusqu'à préciser ce que chaque famille notoire a pu donner de subsides à l'Allemagne pour l'aider dans son entreprise. Car il ne s'agit pas seulement de châtelains ou de prêtres ; notre simple bourgeoisie a, elle aussi, son compte. M. Fonsegrive l'avait noté dans son premier article du Correspondant, il l'a oublié dans le second et je le regrette pour la clarté et la valeur de ces articles.

Plus les familles font « d'action sociale » et répandent de bienfaits autour d'elles, plus elles sont visées par ces rumeurs. L'une d'elles, qui ne cesse « d'aller au peuple » est soupçonnée d'avoir donné une somme tellement énorme que l'empereur Guillaume est venu, en aéroplane, lui porter ses remerciements. Cela est stupide sans doute ? Donc cela est d'abord indigne. Et puis cela peut finir par faire autant de mal à la France que de bien à l'Allemagne armée, et ce n'est pas peu dire !

Le Conseil des ministres vient de répondre aux pétitionnements en faveur des prières officielles que les lois n'admettaient pas son intervention dans les manifestations cultuelles ; les mêmes lois admettent-elles la bête et gratuite diffamation des citoyens les uns par les autres ? Et si les lois sont gardiennes de la Cité, peuvent-elles permettre les travaux souterrains qui minent la place publique alors que l'ennemi assiège le rempart ? On châtie les fauteurs de panique. Les fauteurs de guerre civile ne doivent pas être traités avec plus de douceur. On a sacré l'union, afin qu'elle fasse la force qui fera la victoire. La défaite est au bout des faiblesses créées par la division.

La guerre aux curés

Je sais qu'on renverse les rôles. Comme pour masquer ces réclamations incontestables fondées sur des scandales d'une indubitable réalité, on s'est mis à exploiter des griefs fabuleux. Un grand journal sérieux d'ordinaire ou qui couvre mieux ses passions, a pris la tête du mouvement. Une démarche du clergé, la plus naturelle de toutes, la plus simple, la plus inoffensive, et dont un clergé catholique n'était pas libre de s'abstenir, mais qui laissait le gouvernement parfaitement libre de l'accueillir ou de la rejeter, cette démarche qu'on repousse et et qu'on a toujours voulu repousser, la requête en faveur des prières officielles, est devenue, par un audacieux renversement des rôles, un principe d'accusation !

Depuis, l'accusation continue et se développe. Parbleu ; elle est utile, elle a même deux utilités. D'une part, elle dispense de réparer les calomnies et, d'un autre côté, cette accusation apporte à ces calomnies, en elles-mêmes absurdes, un concours officiel, qui, lui, n'est qu'injuste, insensé et faux. Cependant qu'on y réfléchisse ! S'il faut considérer comme un attentat à la trêve ou comme une rupture de l'union sacrée le fait que des prêtres ou des évêques aient conjuré l’État de se faire représenter devant les autels, autant dire tout de suite que la profession catholique est interdite en France. Il n'y a pas de catholicisme réel sans cette aspiration à catholiciser la nation. Cela est extrêmement grave, il ne faut pas craindre d'y revenir.

Certes, on peut sourire de certains griefs particuliers soulevés ces jours-ci, médailles cousues dans des vêtements militaires, nom de Dieu invoqué par un colonel, cordiale invitation des officiers à leurs hommes pour que ceux-ci se réconcilient avec le bon Dieu ; effusions naturelles, effusions légitimes propres à tout homme de cœur et à tout esprit convaincu en des circonstances pareilles, effusions telles qu'il faudrait, pour les abolir, refondre l'humanité, mais la refondre en l'abaissant ! De pareils reproches sont négligeables pour la mesquinerie qu'ils dénotent. Mais il faut relever, il faut prendre au sérieux les admonestations de L'Humanité et du Temps à certains écrivains ou prédicateurs catholiques. Car là vraiment, c'est l'âme, c'est l'esprit du catholicisme qui sont en cause. Quoi ! Le Père Janvier ose dire que « sans le secours de Dieu » nous n'obtiendrons pas la victoire ? Quoi ! un écrivain catholique parle des péchés de la France expiés sur l'immense autel des batailles ; et il ose expliquer les douleurs de ses frères, ses propres douleurs, par une expiation à la justice de Dieu ?…

« Paroles odieuses », écrit un socialiste. Il faut avertir bien clairement ce socialiste que l'odieux, ici, c'est lui. Il ne s'en doute pas, et voilà son excuse. Mais enfin il appelle les passions de la haine sur une doctrine dont le cœur de nos pères et de nos mères a vécu durant de longs siècles, sur la doctrine dont nos frères combattants, nos frères blessés et mourants se nourrissent et s'abreuvent, comme des seules substances consolatrices qui ne leur soient pas arrachées avec la vie. L'offensive vient de ceux qui crient à l'offense ; l'attaque injuste vient de ceux qui attestent la justice et l'égalité.

Moralement, cette pauvre attaque-là n'est pas belle puisqu'elle en veut à la paix des âmes innombrables qui dévouent à la France tout ce qu'elles possèdent d'existence mortelle. Et politiquement cette même attaque fomente des divisions et des querelles dont les premiers effets seraient d'abaisser le drapeau.

Enfin, du point de vue de la polémique pure, ce mauvais coup vaudra désormais peu de chose, car il apparaît dans son jour ; simple parade et parade très vaine ! Pure diversion tentée pour étouffer les plaintes de patriotes niaisement et perfidement diffamés.

Un acte public

7 octobre 1914.

Empêchera-t-on les bêtises de recommencer ? Sans l'espérer, nous le désirions, nous le demandions, puisque c'est au gouvernement en personne que nous nous adressions pour mettre fin aux infamies débitées d'un bout à l'autre du pays sur la complicité des prêtres, des nobles ou des riches avec l'envahisseur allemand. Le gouvernement se serait honoré en imitant les deux fonctionnaires qui ont protesté publiquement, par circulaire, contre ces diffamations, beaucoup plus offensantes pour les diffamateurs que pour les diffamés. Une parole adressée de haut à l'ensemble du pays et généralisant les deux protestations locales eût montré qu'il y a, sous les mots prononcés de concorde et d'union les sentiments réels, les volontés concrètes tendant à une politique digne des extrêmes besoins de la nation.

Un témoignage officiel ! Encore un coup, nous y tenions infiniment plus pour l'honneur et la paix de la France que pour les Français visés par l'outrage. Le courageux évêque de Montauban, Mgr Marty, a jugé cet outrage trop inepte et trop odieux pour être même discuté :

— Quoi donc ? Le pape meurt de la tristesse que lui cause la guerre, 20 000 prêtres sont occupés à défendre la France et 10 000 vont être appelés. Le premier fusillé des Allemands est un prêtre… Nous multiplions nos efforts pour soulager nos blessés, nous faisons des prières solennelles pour que Dieu nous donne la paix et la victoire… Et nous sommes avec les Prussiens ?

Il y a pourtant des parties du territoire où il a fallu élever la voix aussi haut que possible. Ainsi Mgr l'archevêque de Tours a-t-il dû adresser à ses diocésains une lettre pastorale émue d'indignation où il énumère les dévouements sacerdotaux qui lui tiennent le plus à cœur, puisqu'ils sont l'œuvre de son propre clergé ; ce vicaire de Bléré, frappé au front et qu'il a fallu trépaner, ce bénédictin, dom Moreau, accouru de Belgique, blessé, prisonnier, revenu à son poste à peine guéri, dignes frères de tous ces nobles fils de l'Église de France qui renouvellent, en les multipliant, les fastes d'un héroïsme quatorze fois séculaire… Une âpre iniquité envers d'irréprochables serviteurs de la France n'a point paru chose française à l'archevêque de Tours, il écrit avec autant de vérité que de sainte hardiesse : « De quelle officine sortent ces odieux mensonges ? Tout ce que nous pouvons dire, c'est que l'officine est trop ténébreuse et trop ignoble pour être de création française.  »

La « marque » allemande y est sensible et claire. Il eût été fort sage au gouvernement de le dire. Il eût été politique de montrer qu'on était armé et bien armé, non pas contre de pauvres distributions de médailles ou d'objets de piété qui n'ont jamais fait de mal à qui que ce soit, mais contre les entreprises de divisions semées par l'Ennemi sur notre territoire. Un acte de ce genre aurait montré que nous sommes aussi forts au dedans qu'au dehors, puisque nous avons enfin reconnu quelle était la condition principale de la puissance d'un État, à savoir la concorde entre ses citoyens.

La neutralité

On se trompe de la façon la plus complète et la plus malheureuse quand on se figure que l'expression de la concorde et de la paix peut se trouver dans les formules de l’État neutre. Il y a dans ce mot le contraire du sentiment que les meilleurs des républicains voudraient y renfermer. Dans un langage plus mesuré que celui que nous avons dû critiquer dernièrement, Le Temps se figure que « la neutralité absolue » est un acte de « déférence égale » envers toutes les philosophies et toutes les religions. D'abord ce n'est pas neutralité qu'il faudrait dire, mais respect profond, mais vénération intime et active ; l'abstention et l'inhibition sont procédés trop négatifs. On n'unit pas un peuple avec des exclusions, des refus, des interdictions ; il faut à l'union, à l'accord, des sentiments plus larges et plus cordiaux, des idées plus positives et plus précises. Ensuite, la distribution à part égale de ces sentiments de respect, entre le méthodisme ou l'anglicanisme de nos alliés et amis britanniques, l'islamisme de nos sujets marocains, algériens et sénégalais, le catholicisme de la multitude immense de nos vivants et de nos morts, cette égalité-là dans le pays qui a construit et qui a vu détruire la cathédrale de Reims, pourrait un jour porter un nom : elle pourrait se dénommer le reniement par les Français de l'Histoire de France, et leur suicide moral.

Les scandales diviseurs

Si j'avais eu l'honneur d'approcher M. Millerand quand il fait sa circulaire à la Croix-Rouge, je n'aurais pas manqué de lui proposer énergiquement la méditation de ces vérités. L'erreur politique est commise. On en commet une autre en refusant d'apporter aux victimes de la monstrueuse calomnie dénoncée ici la réparation juste, la réparation vengeresse que l'intérêt de la Patrie exige pour elles. Plus on tarde, plus on encourage des passions sans aveu et des intérêts sans honneur. Plus on expose, plus on découvre « l'union sacrée ».

Assurément, je ne crois pas à la fonction spirituelle et dogmatique de l'État, mais je crois à son influence morale. Une certaine tenue de l'esprit dans les sphères supérieures pourraient décourager certains débraillés cérébraux. Je le dis sans illusion, mais aussi sans faux fuyant ; il dépendrait non pas certes des prohibitions d'une censure ou des mots d'ordre du gouvernement, mais du langage, de l'attitude et de l'allure du « ministère national » que certaines offenses, que certaines insultes, ne vissent pas le jour. Il suffirait d'en décourager les auteurs. Il suffirait qu'on sût le désir et la volonté de paix du gouvernement pour qu'à La Dépêche de Toulouse, par exemple, personne, n'eût songé à écrire l'apostrophe haineuse qui fait le tour de la presse française avant d'aller réjouir et réchauffer les espérances de nos grossiers ennemis.

« Battez-vous maintenant, petits soldats ! Donnez votre chair, donnez votre vie ! Et mourez en pensant que la cloche de l'église sonnera peut-être des carillons quand les Allemands entreront dans votre village. »

Cette façon de dénoncer dans le clergé, dans ses cloches, dans ses églises un élément intéressé à la défaite française et à la victoire allemande réalise le plus cruel, le plus impie, le plus diviseur des scandales. Cette division doit être conjurée et ce scandale doit finir ; tous les bons citoyens ont le droit de l'exiger, comme le respect de la loi, comme l'exécution des sentences judiciaires, au nom du peuple français !

Question de force ou de faiblesse, autant dire de vie ou de mort pour notre nation envahie !

Pas de danger !

9 octobre 1914.

Le secrétaire de la rédaction de la Guerre sociale, M. Tissier, qui est aux armées, rassure son rédacteur en chef sur les résultats moraux de la vie des camps :

Tu peux crier… que le renouveau chrétien est un bluff formidable. Sous les obus et les balles, la minute présente est trop précieuse pour qu'on songe à l'éternité, à Dieu et ses prêtres ; on songe à soi et à l'ennemi d'en face. Dans les rares minutes de répit, on songe au repos, pour être dispos, tout à l'heure, quand recommencera la bataille. Dans les conversations, on parle de la France, de nos libertés, on ne parle pas de Dieu ni de ses ministres.

« On songe à soi ». Voilà les bons b… 3 copieusement rassurés. M. Tissier n'a pas vu, jamais ! des blessés « demandant les secours de la religion » : « ils réclament des secours plus matériels ». Moi, je veux bien. Mais je voudrais surtout savoir pourquoi M. Tissier, M. Hervé, tous leurs camarades sont à ce point préoccupés de s'assurer que les secours religieux ne sont pas demandés. Qu'est-ce que cela peut bien leur faire ? S'ils s'en f… pour eux, pourquoi ne s'en f…-ils pas pour les autres ?

Le prosélytisme religieux se comprend. Il est de droit naturel, il coule de source. Mais le prosélytisme irreligieux, d'où vient-il ? Et que signifie cette rage à vouloir, cette passion à désirer non que les hommes croient, admettent une doctrine déterminée, mais que, d'abord avant tout, et toute autre affaire cessante, ils la rejettent ou l'oublient ?

On comprendrait la haine du catholicisme par amour du protestantisme, de l'islamisme ou du bouddhisme ; mais la haine tout court, en voyez-vous le sens ?

— Votre religion ? L'affirmation inscrite au revers de votre irreligion ? Votre foi ? Plus simplement votre doctrine ?

Voilà ce qu'on voudrait demander aux anticléricaux. Et c'est à quoi ces destructeurs n'ont jamais répondu qu'en essayant de faire de nouveaux dégâts.

Ce n'est pas le « bluff » du renouveau religieux qui est « formidable », c'est la puissance de méchanceté jadis cachée, mais aujourd'hui manifestée dans ces esprits qui s'emmitouflent de basse sensiblerie ou de fausse bonhomie. Leur mystérieuse haine des hommes apparaît si claire, si pure, si féroce aux termes de la lettre de M. Tissier, on y voit si bien éclater le vœu formel de disputer aux âmes, spécialement à des âmes françaises, les sources de leur force profonde et de leur espérance supérieure, qu'on ne peut s'empêcher de se rappeler tout aussitôt les infâmes rumeurs venues d'Allemagne et propagées contre le clergé.

Une courageuse campagne

10 octobre 1914.

Tous les jours, La Dépêche de Toulouse insère en tête de ses colonnes un article intitulé « La situation ».

On pourrait croire qu'il s'agit de la situation de nos armées, de l'effort gigantesque soutenu contre l'envahisseur.

Pas du tout ; la situation qui intéresse La Dépêche, c'est celle des partis à l'intérieur.

Sur les bords de l'Aisne, de l'Oise, de la Somme, de la Scarpe, généraux, officiers, sous-officiers, soldats mènent une campagne héroïque contre l’Étranger. La Dépêche elle aussi, mais sur les bords de la Garonne, mène une campagne acharnée contre la France catholique.

Une habile stratégie a choisi pour point d'appui du quartier général les paroles d'un petit curé de campagne, ou leur écho travesti, sous lequel il est facile de reconnaître une doctrine de réversibilité et d'expiation qui fait l'âme non seulement du catholicisme et du christianisme mais d'à peu près toutes les hautes philosophies du monde connu ; moyennant quelques jeux de mots dont la qualité seule laisse à désirer, La Dépêche pousse des attaques brillantes auprès desquelles les charges de notre infanterie dans la région de Roye ne seront que de la saint Jean s'il est permis de s'exprimer d'une façon aussi cléricale.

Les catholiques français sont au front et tirent sur les Allemands. À l'arrière, La Dépêche n'est pas moins occupée ; de Toulouse, elle tire sur les catholiques français.

Disons-le à notre confrère de Toulouse comme à la France de Bordeaux ; leurs brillants faits d'armes ne seraient guère supportés de ce côté-ci de la France. Ici, et je l'espère dans quelques autres bonnes villes de nos provinces du Nord, de l'Ouest, du Centre et du Midi, on a le sentiment de l'Étranger tout proche, et l'on aperçoit la situation d'une autre manière ; il faut être bien éloigné ou bien distrait du théâtre de la guerre, il faut être par sa pensée ou par son corps un habitant des antipodes ou de la Lune pour se permettre une diversion aussi offensante pour la conscience de la nation.

À Paris, la feuille qui se permettrait avec tant de clarté et de continuité ces passe-temps d'une autre époque succomberait sous le mépris universel 4.

L'accord religieux et moral

11 octobre 1914.

Vraiment, n'y a-t-il pas moyen de s'accorder ? En recevant le texte du discours magnifique prononcé par le Père Janvier à Notre-Dame le 29 septembre pour le pèlerinage de supplication à Jeanne d'Arc, j'ai voulu en le relisant avec attention y chercher la matière ou le point de départ des cris de fureur que l'éloquent religieux a arrachés à la presse anticléricale. Est-il besoin de dire que cette recherche n'a abouti, comme elle ne pouvait aboutir, qu'à faire éclater les analogies de sa haute doctrine de l'expiation catholique avec les vues morales communes à toute « la philosophie éternelle »… Il y a des gens que le dogme du Purgatoire fait écumer ; je n'y puis rien, le Purgatoire est dans Platon. Cela devrait le recommander à l'indulgence ou à l'attention de nos esprits forts.

On me permettra de répéter : n'y a-t il pas moyen de s'entendre ? En lisant le Père Janvier, un détail me frappait ; c'était l'identité du noble point de vue de sa charité religieuse avec le point de vue noble aussi, d'une très laïque philanthropie qui, parlant de la guerre, de la guerre à continuer, émet en frémissant le vœu que nos bataillons ne se laissent pas emporter aux mêmes fureurs que les hordes allemandes… Ce vœu nous choque, parfois, quand il laisse entrevoir une arrière-pensée de doute sur la noblesse d'âme de nos soldats et de leurs chefs ; il nous satisfait pleinement, il correspond à tous les désirs, à toutes les volontés des Français fils de Français et de Françaises, lorsque ce vœu exprime aussi la confiance dans la magnanimité des héros de notre nation.

Écoutez ces beaux mots qui portent de beaux sentiments :

Les masses se sont heurtées depuis deux mois, avec des alternatives de succès et de revers, honneur à vous, soldats français (applaudissements), vous n'avez pas tué les femmes qui, armées comme des belligérants, tombaient entre vos mains, vous n'avez pas jeté les blessés dans les fleuves pour vous faire des ponts de leurs cadavres, vous ne les avez pas achevés, mais, disciples de la noble Pucelle, vous avez eu pitié de leur souffrance, vous avez partagé avec eux votre pain, vous les avez confiés à nos brancardiers, à nos médecins, à nos infirmières qui, animés du même sentiment que vous, les pansent aujourd'hui et les soignent comme leurs propres frères et comme leurs propres enfants. Je l'espère, bientôt, vous poursuivrez jusque chez lui l'envahisseur… Quand vous serez victorieux, vous n'userez pas de représailles…

Vous devinez la suite, vous devinez que l'auditoire applaudit de nouveau. Voilà le sentiment des Français catholiques. Il est humain. Il l'est au moins autant que celui des lecteurs de L'Humanité ou même de La Guerre sociale. Sur des bases pareilles, pourquoi ne pas s'entendre, ne pas se rapprocher ? Qu'est-ce donc qui divise, quand cela réunit ?

Si l'on veut prendre conscience de cette ressemblance profonde que le commun caractère national et natif a inscrit en chacun de nous tous, pensons à certains traits d'une authenticité indiscutable rapportés des ambulances et des hôpitaux où se trouvent les blessés allemands. Un de leurs officiers se plaint. De quoi, s'il vous plaît ? Entendez :

« Mes propres soldats m'ont dévalisé quand ils m'ont vu au sol sans défense. »

Il y a des apaches dans toutes les armées. Quel officier de sang français avouerait cela devant l'ennemi ?

Une Française demande à un officier allemand s'il est satisfait de la manière dont on le traite. Il répond tout net :

« Sans doute ! Mais vous ne nous soignez si bien que parce que vous avez peur de nous. »

Les voilà ! Constatons que nous sommes autrement bâtis, et sachons tirer tout ce qu'il contient du sentiment de notre différence profonde d'avec l'ennemi : l'évidence de la fraternité nationale finira bien par jaillir !

De l'indiscrétion religieuse

15 octobre 1914.

Ce journal n'a jamais été à la disposition du parti dit conservateur. Il a toujours demandé des réformes sociales profondes, hardies et, dans le cadre national, l'organisation du travail, l'incorporation du prolétariat à la vie sociale dont l'anarchie révolutionnaire l'a éloigné et presque banni. Nous avons été attaqués dans tout ce monde pour de prétendues complicités avec la C. G. T., de prétendues complaisances proudhoniennes ou de prétendues concessions à un syndicalisme de subversion ou de guerre sociale. Ces averses de calomnies subies la tête haute ne nous ont pas empêché d'approuver publiquement M. Édouard Vaillant, vétéran de la Commune, dans ses campagnes pour dégager son parti et préserver ses lecteurs de l'embûche allemande. Avec la même liberté d'appréciation, nous regretterons que, dans le courrier d'hier, les deux organes parisiens du socialisme, L'Humanité et La Bataille syndicaliste, aient pris sur eux de ressembler à de simples succédanés de La Lanterne ou du Radical et publié en tête de leurs colonnes les plus inutiles des sorties anticléricales. Les organes de l'intérêt ouvrier ont leur raison d'être en guerre comme en paix ; les organes de division religieuse n'en ont pas.

J'ai lu attentivement les plaintes de ces deux journaux. Les unes et les autres apparaissent bien faibles et portant sur des faits bien inconsistants si on les compare à l'interprétation, au jugement que l'on en tire ! M. Vaillant s'écrie que l'on « doit le respect » aux blessés de sa religion ou de son irreligion, croit-il donc qu'on ait pu leur manquer de « respect » ? Il veut les défendre « contre toute injure à leur dignité » ; suppose-t-il que, cette injure, on ait pu la leur faire ? Oui, il le croit. Il le suppose sur le simple rapport de quelques cas, dans lesquels des ecclésiastiques auraient « insisté » pour offrir aux blessés les secours de leur ministère. J'ai beau lire et relire ; c'est l'insistance qui aurait fait l'injure, c'est l'insistance seule qui aurait constitué le manque de respect… Si l'on voulait jeter les Français les uns contre les autres, on ne chercherait pas une interprétation plus irritante, ni je dois le dire, plus folle. Est-ce injurier un malade, ou un blessé, est-ce le moins du monde manquer de respect à la dignité d'aucun homme que de lui proposer, même avec insistance, et même avec indiscrétion, une doctrine dont celui-ci ne veut pas ? On peut l'agacer, lui déplaire. Aucun élément injurieux ni même irrespectueux ne peut être relevé là-dedans. C'est d'ailleurs une grave question que de savoir jusqu'à quel point peut aller d'une part le déplaisir et d'autre part l'obsession ou l'indiscrétion ! Des esprits mieux placés que M. Édouard Vaillant pour juger de tout cet ordre-là pourraient lui affirmer qu'il se trompe beaucoup. Quelle que soit l'impatience que peut causer l'excès de zèle, il est bien rare qu'il ne s'y mêle point un sentiment de reconnaissance attendrie, car le zèle religieux s'accompagne normalement de marques d'intérêt et de signes de sympathie dont les corps souffrants et les âmes inquiètes sont remués avec une égale douceur. Le point serait à calculer par qui n'aurait en vue que le bien-être et la paix physique ou morale de nos blessés. En vérité, y songe-t-on ?

Vœux de paix religieuse ou campagne de division ?

Admettons cependant ! Et faisons la supposition que les plus horribles excès de prosélytisme aient été commis, sous forme d'insistance désagréable, sous forme même d'obsession irritante par quelque ecclésiastique ou par quelque femme pieuse. M. Vaillant est prévenu que je n'en crois rien. Mais admettons-le. Veut-il faire cesser le mal ? Je le lui demande tout net : le veut-il ? Si oui, rien de plus simple ; ces prêtres ont des supérieurs, ces femmes ont des directeurs et des pasteurs ; pasteurs, directeurs, supérieurs merveilleusement écoutés. M. Vaillant qui, par ses amis et anciens amis Guesde, Sembat, Millerand, Briand, Viviani est un peu du gouvernement, M. Vaillant n'a qu'à prier ces messieurs de faire une démarche aussi pressante que discrète, aussi discrète que pressante, auprès des autorités religieuses. Elles seules sont compétentes. Elles seules sauront agir efficacement si c'est vraiment l'efficacité que l'on cherche.

Les journaux viennent de crier contre « les chaînes de prière ». Eh bien ! il a suffi d'une personne compétente, le chanoine Goubé, pour établir qu'on avait affaire à une superstition réprouvée. Dans tous les autres cas de plainte juste, on peut affirmer à M. Vaillant que l'ordre serait rétabli, sans traîner, Il suffit au pouvoir civil de demander à l'Église, dans les formes et le ton qui conviennent, de vouloir bien collaborer avec lui pour la paix publique ; je doute qu'il rencontre des auxiliaires plus sûrs et des alliés plus actifs. Le gouvernement français a l'extrême chance d'avoir devant lui une organisation puissamment hiérarchisée qui suit, comme un seul homme, ou plutôt comme une seule âme, les instructions spirituelles de son chef. Qu'il s'adresse donc au pape tout droit !

Pour établir « l'union sacrée », on n'a pas craint de s'adresser aux chefs socialistes au point de leur ouvrir le ministère. Il ne s'agit pas de nommer un cardinal ministre sans portefeuille, mais de prier l'autorité catholique d'intervenir en faveur de l'ordre, troublé, à ce que l'on assure, par tel ou tel élément de l'organisation catholique. Pourquoi hésiter ?

Ce détour par en haut, d'une efficacité certaine, présenterait, avec le grand avantage d'être prompt, celui de ménager l'intérêt de l'union devant l'ennemi. Le bien qu'on paraît désirer s'obtiendrait sans agitations dangereuses. On ne tourmenterait pas les nerfs du public avec des accusations et des imputations irritantes. On ne le passionnerait pas sur d'âpres conflits religieux par lesquels le pays a besoin, comme dit si bien Bailby, de ne pas être embêté. La presse ne se donnerait pas la honte de concourir indirectement à cette basse et honteuse campagne de la « guerre des curés » dont l'écho soutenu ne cesse de nous revenir.

Oui, les Allemands continuent à jeter l'ignoble semence : les curés ont voulu la guerre, ce sont les curés qui l'ont fait déclarer. Ici, les curés seuls ; là les curés avec les nobles. Dans un département de l'Ouest, dont je peux dire le nom, on raconte que notre ami L… a fui en Suisse avec son argent (il est chez lui, dans sa maison de campagne, blessé à l'ennemi) ; que notre autre ami L… a filé en Angleterre (il est à Cherbourg sur un torpilleur) ; que C… a mis en sûreté sa fortune et s'est sauvé en Angleterre (il s'est engagé au … dragons, à …) et ainsi de suite ! Voilà les abominables diffamations que l'ennemi colporte. Il s'agit de savoir si un parti quelconque peut vouloir collaborer avec l'ennemi.

La « mansuétude » et la discorde

16 octobre 1914.

Je ne voudrais pas insister outre mesure sur la guerre au clergé. Mais au moment même où nous publiions hier nos réponses à la presse socialiste, un fameux adversaire du socialisme, M. Clemenceau, venait appuyer La Bataille syndicaliste et L'Humanité, en ayant bien soin de s'envelopper des termes d'une modération doucereuse et d'une philosophie auxquelles, pour mon compte, je ne crois pas. M. Clemenceau n'a jamais servi que des passions et des rancunes, les unes et les autres fort vives, et je crois savoir qu'il a été l'instigateur principal de la récente campagne de La Dépêche à Toulouse. Son ramas de lieux communs pillés chez Spencer et qu'il prend pour une philosophie ne mérite même pas la peine d'être discuté. Ce qui est intéressant dans l'article d'hier, c'est l'espèce de marché qu'il propose au gouvernement. D'une part, on a censuré des articles de lui ou de quelques-uns de ses frères et amis. D'autre part, l'apaisement religieux est une nécessité de l'heure. Alors, M. Clemenceau écrit :

Une politique de mansuétude n'est pas pour m'effrayer, si ceux qui représentent l'idée moderne de l'État laïque ne sont point réprimés quand ils dénoncent le danger des paroles de discorde qui pourraient compromettre la paix publique irréparablement.

En d'autres termes : nous laisserons faire les cléricaux, nous ne demanderons pas de mesures de violences contre les prêtres ou les infirmières qui servent leur foi, mais à la condition qu'on nous laisse crier contre eux, c'est-à-dire agiter librement le pays. Voilà tout à fait le contraire du conseil donné hier ici même au gouvernement : — S'il y a des excès de zèle commis, adressez-vous à l'autorité religieuse, priez-la de collaborer avec vous ; mais ne tolérez pas de campagnes de division.

Cette opposition radicale, involontaire et spontanée à la méthode de guerre civile prêchée par M. Clemenceau serait certes le plus grand honneur d'une vie.

— Mais, demanderez-vous, quelles sont les paroles de discorde jugées par M. Clemenceau de nature à compromettre la paix publique irréparablement ?

Peut-être les indignités suivantes parues à La Bataille syndicaliste :

En dehors des invocations fétichistes à un Dieu tour à tour implacable et miséricordieux, au sacré cœur de monsieur son fils, à la Vierge mère et à divers autres personnages de la mythologie chrétienne, procédés propres à impressionner au plus des nègres papous, les tenants du trône et de l'autel avaient reconstitué pièce à pièce toute une organisation de combat.

Je gagerai plutôt que ces sales insultes dirigées contre les croyances et les personnes, seront considérées par M. Clemenceau comme d'inoffensives formules de paix. Ce qui trouble sa paix, ce sont ces paroles de Mgr l'archevêque de Rennes : « Assurément, la France a mérité les châtiments qui la frappent. »

Eh ! bien, si de telles pensées sont estimées compromettantes pour la paix du pays, il n'y a qu'un mot à répéter : — Le catholicisme n'est pas libre en terre de France, et non seulement le catholicisme, mais le platonicisme, mais l'aristotélisme, mais tout enseignement d'une philosophie tendant à déchiffrer les énigmes du monde. Si l'on veut cela, qu'on le dise. Qu'on ose le dire : la réflexion philosophique, l'explication philosophique sont prohibées par l'État. Il faudrait seulement ajouter au nom de qui et au nom de quoi.

La rumeur infâme

21 octobre 1914.

Le Journal des Basses-Alpes, La Semaine religieuse de Digne et La Croix de Paris, publient le document que voici :

Certains individus font courir dans une commune du département des bruits stupides, prétendant que le clergé français est l'auteur responsable de la guerre, et poussent à des représailles contre lui les familles dont les membres seraient victimes de la guerre. Le commandant d'armes met en garde le public contre de pareilles nouvelles ; il avertit charitablement leurs auteurs qu'une surveillance est exercée contre eux et que le Conseil de guerre les attend sous peu.

Le commandant d'armes, LANTOINE.

C'est la troisième manifestation officielle de la vigilance publique à l'adresse des auteurs de faux bruits calomnieux et diviseurs. La première venait du préfet de la Savoie, la seconde du sous-préfet de Chateaubriand. La troisième porte haut la marque de l'autorité militaire ; la juste répression qu'elle annonce en termes excellents a aussi l'avantage de confirmer la réalité des rumeurs qui, dès le 1er ou le 2 août, ont couru le pays. À la veille des serments de trêve sacrée, la Révolution qui, souvent, vient d'Allemagne, mobilisait tous ses espions, tous ses suppôts, conscients et inconscients, pour tenter de nous jeter les uns sur les autres. Civils ou soldats, républicains, nationalistes ou royalistes, nous n'avons qu'un devoir : prendre à la gorge les colporteurs de mensonges pernicieux et les forcer à signer leurs dires, à donner leurs raisons et à nommer leurs sources. L'unité nationale est certainement à ce prix.

La lettre de l'évêque de Dijon

Dans une lettre qu'il adresse à son clergé, Mgr l'évêque de Dijon vient de placer sur le véritable terrain la question de la propagande religieuse par les médailles et les scapulaires. Agitée partout, même dans les conseils du gouvernement avec plus de passion que de raison, l'affaire n'avait été abordée jusqu'ici qu'au point de vue des fauteurs ou des fautrices du « prosélytisme » ; on a toujours laissé de côté ceux qui en sont l'objet, à savoir nos blessés français. Ou plutôt on les a traités par prétérition, en considérant comme accordé et hors de conteste que leurs convictions philosophiques ou religieuses avaient du être offusquées. Mais l'avaient-elles été ? Et pouvaient-elles l'être ? C'est de ce point de fait que s'est occupé Mgr l'évêque de Dijon.

M. le ministre a été mal informé, dit-il. « Ce ne sont pas les infirmières qui, habituellement, proposent les médailles, ce sont les militaires qui les demandent et qui s'empressent pour les recevoir ». « On a même vu des protestants en demander pour eux, la diversité de cultes ne les arrêtait pas. » « Il suffit de s'être trouvé sur le quai d'une gare, au passage d'un train portant des troupes au feu ou ramenant des blessés, pour le constater. » « On n'a jamais réduit par des circulaires un besoin instinctif de secours religieux dans la perspective d'un péril. »

C'est ce qu'il sera difficile de faire comprendre aux personnes que Mgr l'évêque de Dijon appelle des dénonciateurs « à l'affût de délits cultuels. » Mais il reste le genre humain qui comprendra et sentira. Nous avons besoin de paix civile, il n'y en a point sans justice, sans bienveillance et sans intelligence. Nous avons besoin de toutes nos forces morales, et vouloir, à une heure pareille, retrancher de ce total précieux les précieuses forces morales inspirées par la loi catholique, serait, si la faille était volontaire, un crime contre la patrie. Elle est involontaire ? Alors, ce n'est qu'une bêtise, mais énorme. Hâtez-vous de la déplorer ou de la faire oublier. Du commun point de vue national, abstraction faite des idées religieuses ou irreligieuses, c'est le moins que l'on puisse faire !

L'indignation de Pelletan

31 octobre 1914.

Eugène Pelletan n'avait pas fait sa barbe depuis 1848. Celle de Camille, son fils, date de 1878. Il se croit toujours à l'époque où se fit sa fortune et où il fonda la République des républicains. Ses trois années de « péril national » à la tête du ministère de la Marine, ne lui ont pas laissé de souvenir distinct : mais qu'un mot, une ligne, viennent réveiller les souvenirs de l'âge héroïque, le revoilà debout, et militant, plus jeune que jamais, la plume au vent contre le « péril clérical ».

Un journal catholique ayant parlé, comme on en peut parler en 1914, des garanties qu'il souhaite à l'autorité du Saint-Siège et de la nécessité de son indépendance, Camille Pelletan en conclut aussitôt que nos catholiques, non seulement chercheraient aventure au delà des Alpes, mais d'ores et déjà s'emploieraient à refroidir ou à retourner contre nous les sympathies dont nous disposons en Italie ! Ces accusations abominables ne coûtent rien du tout à cette verve ignare. On recherche un moyen de garantir la souveraineté pontificale, on parle de réviser une loi de 1871, qui s'appelle précisément la loi des garanties ; et, comme, selon notre Camille national, « cela ne peut se faire sans une guerre nouvelle contre l'Italie », tout ce qui sera dit ou écrit sur ce point sera interprété dans le sens d'un défi sanglant !

N'exagérons point la perfidie de cette méthode. Pelletan doit être sincère. Il a beau multiplier les sottises, je crois qu'il les croit. Car, vous dis-je, il se croit au beau temps où l'électeur candide avalait les bourdes cruelles qui favorisèrent toutes les combinaisons de nos ennemis en Europe et principalement de M. de Bismarck. Aujourd'hui, les gens s'informent ; surtout avant que d'écouter un des plus fameux destructeurs de notre force maritime, ils commencent par aller aux renseignements.

Ceux qui ont pris l'habitude de dépouiller la presse italienne, surtout la presse nationaliste, qui est la plus dévouée aux idées d'Unité, savent qu'elle est extrêmement déférente pour le Saint-Siège. Ils savent que les deux règnes de Pie X et de Léon XIII ont donné un nouveau prestige au gouvernement pontifical, même estimé du simple point de vue des intérêts de l'Italie.

Le Vatican ne fléchira pas sur ses droits. On dit même qu'il est sur le point de les revendiquer avec une singulière vigueur au nom des conséquences du conflit international. Mais de là à créer des conflits armés entre la conscience nationale italienne et les catholiques du reste du monde, il y a de profondes différences. Tout esprit sensé le perçoit si Camille Pelletan ne les soupçonne pas. Une chose, au vrai, lui importe : rendre odieux les catholiques, les faire censurer par M. Malvy, à qui il les dénonce dans Le Radical, et déblatérer confusément contre son vieil ennemi, le pape de Rome.

L'État et les puissances religieuses

1er novembre 1914.

On déplore l'incapacité prodigieuse des administrations de la démocratie napoléonienne à collaborer avec les forces organiques du pays. Une preuve nouvelle de ce malheur profond nous est donnée dans le conflit qui vient d'éclater à Montauban entre l'évoque et le préfet.

S. G. Mgr Marty est un homme d'action de premier ordre. Peu d'entraîneurs d'hommes sont à lui comparer pour la vivacité de la pensée, la chaleur de cœur, la hardiesse généreuse à prendre en toute chose plus et mieux que les responsabilités de son rang. Un régime sérieux, appliqué avant tout à l'ordre, aurait, vous le devinez bien, commencé par appeler ce prélat dans ses conseils pour lui demander un concours régulier. Il y aurait eu à faire pour lui, autant et plus que pour tout le monde, mais, à l'ouvrage fait, on se serait promptement aperçu de la qualité de l'ouvrier. On a agi tout au rebours. On a demandé à Mgr Marty de se tenir en deçà de son devoir. Vous pouvez, là aussi, deviner la réponse ! À l'heure actuelle, bien peu accepteraient cette diminution, mais l'évêque de Montauban moins que tout autre.

On sait que La Dépêche de Toulouse a imprimé contre le clergé français des calomnies que leur violence seule aurait dû faire supprimer comme diviseuses. Or, elles reposaient sur des rapports faux, et dont la fausseté, reconnue après débat public, a été proclamée par autorité de justice au nom du Peuple français. Mgr Marty a jugé que le journal capable de se tromper ainsi, de se tromper au risque de créer des discordes devant l'ennemi, ne devait pas être lu par des catholiques. Usant d'une autorité spirituelle qui ne saurait dépendre d'aucun pouvoir matériel, l'évêque de Montauban a interdit à ses diocésains la lecture de La Dépêche. Cette décision avait entre autres avantages celui d'ôter aux catholiques une occasion de s'indigner qui, à elle seule, était nuisible à la paix publique. De son trône d'évêque, Mgr Marty collaborait à cette paix. Qu'est-il arrivé ? Le préfet a censuré la décision épiscopale, en « caviardant » par deux fois l'ordonnance dans le Bulletin catholique de Montauban !

Si on le prenait à la lettre, cet abus de pouvoirs se présenterait à l'esprit comme le simple effet d'une confusion d'idées. Nous dirions familièrement que c'est une bêtise, et nous passerions. En l'espèce, je crois qu'il y a autre chose. Les puissants metteurs en œuvre politiques et industriels qui tiennent le sud-ouest au moyen de La Dépêche ont estimé recevoir dans cette affaire un dommage commercial auquel ils tentent de parer par des moyens politiques. Le préfet de Tarn-et-Garonne, qui n'est pas catholique et n'a sans doute pas l'habitude de certaines distinctions philosophiques élémentaires, a marché dans la voie indiquée par ses protecteurs toulousains. Sa gaffe, qui est forte, ne s'explique guère autrement. Ce fonctionnaire sera sage de réfléchir que l'inique mesure revient à prendre la défense de l'agresseur, qui est La Dépêche (affaire jugée) contre la victime de l'agresseur, qui est le clergé catholique (même affaire, même jugement). Cela a réussi longtemps. Cela pourrait bien ne pas réussir toujours, surtout dans les cas aussi clairs ! Sans doute les coupables, en ce moment, essayent de montrer les dents. Ils n'effrayent personne. Nul n'est d'humeur à laisser un « péril national » de la catégorie de M. Pelletan crier au « péril clérical ». L'audace même de ces attaques brusquées en diminue souvent la valeur. Il est peut-être ingénieux d'accuser les catholiques français de nous aliéner méchamment l'Italie ; il est moins ingénieux de le dire, quand on est Pelletan, c'est-à-dire l'ancien ministre de 1904, celui qui, dans le voyage de Bizerte, lançait à la marine italienne de tels défis que son président du Conseil se trouva dans l'obligation absolue d'en faire à la tribune des excuses publiques et d'alléguer « la chaleur communicative des banquets ! » Il peut sembler malin de couvrir de caviar une lettre d'évêque pour préserver de toute atteinte le petit commerce d'un grand journal radical, mais il peut être moins malin de seconder ainsi des entreprises de diffamation qui tomberaient à plat, — on l'avoue implicitement — sans une protection administrative acharnée à tromper et à laisser tromper de malheureux lecteurs, acheteurs et payeurs.

8 novembre 1914.

Calomnies et calomnies

« Tandis qu'une certaine presse se plaît à dénoncer de prétendus calomniateurs du clergé… »

Ainsi commence un Premier Bordeaux de la Lanterne. Une « certaine presse », c'est nous. Les « prétendus calomniateurs » ont été déjà signalés, certifiés, authentiqués par un préfet, un sous-préfet, un commandant de place. Si l'on veut connaître en quoi les calomnies consistent, en voici une prise au hasard et traitée comme elle le méritait d'après une coupure de La Vie paroissiale de Plœuc (Diocèse de Saint-Brieuc) citée par La Croix d'hier soir. Texte des paroles lues le 20 octobre par le curé de Plœuc au prône des trois messes :

Je porte à votre connaissance et avec l'agrément de Mathurin Denis, maçon, époux Ruellan, de Saint-Éloi, qu'en audience de justice de paix du 22 octobre dernier, il a rétracté les paroles injurieuses qu'il a tenues publiquement à mon égard, m'accusant faussement d'avoir porté de l'argent aux Allemands pour nous faire la guerre, et m'a fait à ce sujet des excuses complètes, me disant qu'il ne croyait pas un mot de cette histoire qualifiée de grotesque.

Suit la juste menace des recours plus sérieux que prendrait le curé de Plœuc si l'accusation grotesque venait à se renouveler. Il importe de féliciter ce curé énergique qui .sait ainsi défendre son honneur de prêtre français. Mais il ne servirait de rien de demander à la prétendue Lanterne de reproduire ce document, de nous dire ce qu'elle en pense et de nous expliquer pourquoi elle a parlé de ces calomnies avérées comme de calomnies prétendues. La prétendue Lanterne est la pure vessie de l'obscurantisme. Je lui fais l'honneur de penser qu'elle n'a pas assez de clarté dans l'esprit pour se rendre compte de la gravité des divisions ainsi provoquées devant l'ennemi.

Un véritable quiproquo

22 novembre 1914.

Une dépêche Havas, naturellement aggravée par Le Temps, nous apporte de Pau la nouvelle suivante :

L'abbé Etcharf, de Saint-Étienne-de-Baigorry, avait fait au début de la guerre un violent prêche où il déclarait que la guerre était le châtiment voulu par la Providence, à cause de la persécution religieuse. Traduit devant le tribunal de Bayonne, il fut acquitté. Sur pourvoi du ministère public, le jugement a été confirmé, mais l'arrêt déclare déplorables les paroles du curé, bien que ne tombant pas sous le coup de la loi.

La dépêche Havas parle de « sévères attendus ». Le Temps confondant les curés et les pasteurs, la prédication et le prêche, éclaircit comme il peut ces attendus déplorables. Nous permettra-t-on de douter que les audiences du tribunal et de la cour aient vraiment élucidé la question dont ils n'étaient pas juges, si la prédication catholique est restée libre en France ?

Depuis plus d'un mois que l'on parle de ce prône du curé basque, nous nous demandons s'il n'y a point là tout simplement un abominable malentendu, comme il en surgit à chaque instant dans notre nationalité en charpie, « dans ce peuple mutin divisé de courage », comme disait Ronsard pour une période analogue… Oui, si c'était un quiproquo ?… Le doux et mystique Voyant qui conseillait à ses disciples de s'aimer les uns les autres 5 commencerait par dire aux Français d'aujourd'hui : « Traduisez-vous les uns les autres ! Ah ! ne vous battez pas, ne vous condamnez pas avant de vous être traduits ! »

Donc, le curé basque a prêché que cette guerre est un châtiment providentiel des crimes ou des fautes de la France. Que disait-il, ainsi parlant ? Avec la précipitation de l'esprit de parti, avec l'espèce de cécité rageuse que donne la passion anticléricale, les journaux radicaux, Dépêche de Toulouse en tête, ont pensé que ce châtiment était unilatéral, qu'il était destiné à la France seule et que, par voie de conséquence, guerre, dans la pensée du curé basque, voulait dire châtiment suprême, donc défaite, donc disparition de la France…

Or, en soi, la guerre est un fléau bilatéral. Dans la conception catholique de la providence, il est parfaitement admissible que la même guerre dût aussi punir les crimes de l'Allemagne. Les Français ont pu le mériter par les persécutions incontestablement appliquées au catholicisme, par exemple à l'exil de cent mille religieux ou religieuses. Mais les Allemands ont pu encourir un châtiment égal par d'autres infractions, telles que leur orgueil, leur chasse folle au bien-être le plus épais, leur luxe insultant et grossier, la décadence des mœurs privées et publiques dans toutes les classes de leur société. Cette façon d'entendre la justice divine laisse absolument en suspens l'issue de l'épreuve, quelle qu'en soit la décision. La France dix fois criminelle peut être cent fois victorieuse : nil obstat. Et bien au contraire, s'il est vrai que les purgatoires aboutissent aux paradis…

— Mais le châtiment ?

— Eh ! le châtiment, il est manifeste. Est-il besoin d'être vaincus pour le subir et pour le subir tous ? Cette hécatombe de combattants à la fleur de l'âge, ces flots d'un beau sang sacrifié qui, ruissellent depuis trois mois, ces larmes de mères, de filles et de veuves, et ces coups que redouble, selon la pénétrante pensée de Joseph de Maistre, l'ange de l'extermination, ne trouvez-vous pas que cela châtie ?

Ou qu'est-ce qu'il vous faut ?

Ce qu'il vous faut, messieurs de la Cour d'appel de Pau et messieurs de la presse républicaine, même modérée, c'est d'avoir gardé la notion du langage de la théologie ou de la casuistique, tel qu'il est parlé et doit l'être en toute chaire catholique. Vous vous indignez, vous ragez, déchirez vos habits et criez au blasphème avant même de savoir ce dont il s'agit. Cela vous donne l'envie de pondre des lois nouvelles. Il vous suffirait d'appeler un bon truchement.

« Vieilles haines »

Si l'affaire du curé basque n'était pas tout à fait limpide, il faudrait citer celle de l'évêque de Grenoble, S. G. Mgr Maurin, accusé par le journal socialiste du pays de nourrir dans son cœur le serpent des « vieilles haines accumulées », parce qu'il engagea ses prêtres et fidèles à lui déférer, pour qu'il les déférât lui-même aux tribunaux, les gens qui colportaient des imputations infamantes pour le clergé… Dans une lettre publiée par La Croix de l'Isère après insertion dans Le Droit du Peuple, ce prélat expose avec une grande clarté qu'il n'y a pourtant pas deux conduites possibles :

Si l'on veut la paix et l'amitié, il faut se rendre mutuellement justice. Si l'on se montre injuste, il faut consentir à aller s'expliquer, au besoin s'accorder devant les tribunaux.

À moins qu'il n'y ait un troisième parti obscurément voulu et secrètement préparé par une faction ignorée, mais forte : le parti pris d'éterniser nos guerres civiles.

Mieux vaudrait pourtant en finir avec ces « vieilles haines » artificiellement attisées et exaspérées ! Tant de cœurs devraient depuis longtemps s'être reconnus pour des frères, puisqu'ils sont les uns et les autres du bon sang de France !

Pour « l'Union sacrée » ?

26 janvier 1915.

Sous prétexte de plaider la cause de l'union sacrée, voici que, pour la troisième ou la quatrième fois, Le Temps publie un article qui n'est pas beau et commet une action qui non plus n'est pas belle. Nous avons signalé une par une ces défaillances d'un journal que nous approuvons quand il le faut. Nous ne manquerons pas au devoir de lui infliger de nouveau le blâme qu'il a mérité pour les plus graves motifs.

Nous n'avons pas sous les yeux l'article dans lequel un catholique lyonnais, M. Pierre Jay 6, aurait, d'après Le Temps, identifié (après Fichte), le protestantisme et le germanisme, la barbarie teutonne et le messianisme luthérien, nous ne pouvons savoir si les termes de cet article offensent ou non les sentiments de tolérance et de modération que Le Temps juge être indispensables à l'union sacrée, mais il faut constater que la réponse du plus grand journal de la République aggrave cette offense si elle a été faite, ou de toute façon il la constitue directe et formelle, ne serait-ce qu'à l'endroit où Le Temps met en parallèle le secours donné par l'« Angleterre protestante » à la « Belgique catholique » avec le « silence diplomatique » qu'aurait « gardé le Saint-Siège » « après la destruction de Louvain et le massacre de vingt-huit prêtres belges ». Ces allégations concrètes lancées avec une telle légèreté contre la Cour et la personne du pape, sur un sujet encore infiniment mal connu, doit être dans la pensée du Temps ce que notre confrère appellerait sans doute une « réponse modérée à l'infâme pamphlet » de M. Jay contre la mémoire de Martin Luther. Mais Luther est mort depuis des siècles, et S. S. Benoît XV et S. É. le cardinal Gasparri sont vivants. Cela fait une différence dont un esprit politique ou même un esprit juste aurait pu tenir compte, bien qu'elle ait été inaperçue des passions religieuses du Temps, les mêmes qui l'emportent à nous aliéner le catholicisme espagnol.

En revanche, il est vrai, ces gaucheries du Temps pourront surprendre les nombreux catholiques irlandais ou anglais qui combattent pour nous.

Nos alliés, qui savent leur histoire, n'oublient pas qu'il y a six siècles que l'Angleterre lutte pour écarter des Flandres (et d'Anvers !) la souveraineté de toute grande puissance continentale. Puritains et Anglicans eux-mêmes s'étonneront d'y trouver leur foi engagée : ni Wiclef, ni Henry VIII n'étaient nés du temps du Prince Noir !…

Quant aux catholiques français, ce Temps ne peut manquer de les promener de stupeur en stupeur jusqu'à l'irritante formule dite de « conciliation » par laquelle on prétend attirer la pensée d'un écrivain ecclésiastique et lui proposer de nous unir dans « la France de Vincent de Paul et de Voltaire ! » Cette insolence est de M. Joseph Reinach ; elle date, dit Le Temps, des « temps les plus troublés et les plus funestes de l'affaire Dreyfus ». Nous n'aurions pas réveillé ce souvenir. Nous n'aurions pas eu à rappeler que M. Joseph Reinach, doué d'un véritable génie de l'erreur de fait, est aussi l'un des maîtres de l'impropriété du langage.

La fausse union sacrée

Et cette hurlante insolence de l'accouplement de noms qu'il s'était permis est aggravée par le commentaire du Temps. On peut avoir goût à Voltaire et trouver, par exemple, dans le petit poème en prose intitulé Candide ou l'Optimisme, le chef-d'œuvre de l'amertume ou le souverain remède contre la confiance, l'espérance, l'amour et tous les autres biens dont se leurre l'humanité, mais je défie qu'on découvre dans ce petit livre, le meilleur, le plus mauvais, le seul qu'ait écrit Voltaire, rien qui présente ce caractère de « noble » ou de « grand » que veut faire reconnaître Le Temps à toute œuvre française, et que précisément Voltaire, Français à sa mode, n'a jamais mérité. L'emphatique rapprochement établi entre Voltaire et le Saint de la Charité offensera les catholiques et dégoûtera les lettrés. C'est assez ce qu'on risque à suivre les directions de Reinach ou les fureurs du fanatisme historique.

Car enfin, pour en revenir au point de départ du Temps, nos six ou sept cent mille protestants français ont, certes, tous les droits à être défendus, d'autant mieux qu'ils font leur devoir militaire et civique comme les autres ; mais leur cause est distincte de celle de Luther et ce n'est point mal parler d'eux que de noter qu'il y a quarante millions de luthériens en Allemagne, que cela compte dans l'économie de la race et du génie allemand, que Guillaume II est piétiste ou que Martin Luther a personnifié l'homme allemand d'après l'auteur allemand qui dressa la doctrine de l'allemanité… À voir Le Temps se formaliser de si loin, on peut se demander de quoi il ne se formaliserait pas et si l'union sacrée ne veut point dire simplement pour lui un silence consacré au seul intérêt de sa secte et de sa faction.

La véritable union sacrée

Par une heureuse coïncidence, voici que M. Ferdinand Buisson, protestant convaincu, nous fait l'honneur de nous adresser, à Pujo et à moi, un article du Manuel général de l'Instruction primaire où quelques conditions de l'union sacrée sont définies de manière si cordiale qu'à certains mots nous étions tentés de nous écrier que nous allions les dire ; pour certains autres, nous les avions déjà écrits.

« Unité d'action », dit M. Buisson, « diversité d'explication », c'est-à-dire qu'il faut marcher ensemble de corps et de cœur, mais bien se garder d'ajouter comme tous les fabricants d'union stérile, que l'on met de côté ses sentiments privés et ses motifs particuliers. Cette abstraction préalable refroidirait tout ! Elle mènerait à nous croire Français, moins nos sentiments de Provençaux, de Tourangeaux, de Bretons ou de Flamands, alors que notre qualité de Français est au contraire la somme de ces sentiments ou plutôt la somme de tout ce qu'ils ont de commun, de compatible et, si j'ose faire un barbarisme, d'associable ! Même ce qui diverge peut-être associé à la guerre, M. Buisson le voit très bien. Il cite des lettres inspirées les unes de sentiments les plus chrétiens, les autres de la foi socialiste ou pacifiste. « On verrait tel camelot du roi », ajoute M. Ferdinand Buisson, « s'inspirant de convictions précisément inverses pour aboutir, lui aussi, à une mort héroïque ».

Il n'y a qu'une limite à cette diversité, la limite que suffit à imposer l'observation de la discipline militaire et civique. Si, au lieu de faire la guerre, les pacifistes faisaient la paix, si les socialistes au lieu de marcher contre les Boches, se tournaient contre le capitalisme français, si les royalistes renversaient la République et si les républicains libéraux se laissaient empêtrer dans les formalités constitutionnelles au lieu de s'en remettre de tout à la souveraine loi du Salut public, c'est alors que l'union sacrée offensée par l'une ou l'autre de ces actions divergentes devrait être invoquée et rétablie d'un mot : face à l'ennemi ! Tant que l'action converge, tant que le visage, les bras, la pensée de tous sont tournés du même côté, tant que chacun met au premier rang de nos nécessités politiques et militaires, ce prius vivere qu'il faut traduire d'abord vaincre !, le rappel à l'union tout court est illégitime, car n'étant inspiré d'aucun intérêt général, il couvre un intérêt particulier qui ne s'avoue pas et doit être tenu pour suspect. Ce que M. Buisson appelle la diversité d'explication représente une nécessité politique dérivée de nos présentes et fâcheuses diversités d'esprit.

Reste la discussion entre ces explications différentes ? Autre question qu'il faut voir à part.

Peut-on discuter ?

Absolument parlant, la discussion aurait dû être évitée. Cela a même été possible durant les premières semaines de la guerre, partie en raison de ce que le choc absorbait l'attention, partie en ce que le choc des idées ne s'était pas produit en Europe.

Mais après Louvain et surtout après Reims, les intellectuels allemands ont pris des attitudes telles, tenu un tel langage qu'il a fallu, pour leur répondre, les définir. Et là, les mâles habitudes de l'esprit français sont inflexibles, il n'y a pas de politique qui tienne : ou ne pas faire ou faire bien. Il ne faut pas s'occuper d'expliquer le pangermanisme, le féroce individualisme ethnique des Allemands, ou il faut en dire les racines et les sources, telles qu'elles sont, sources idéalistes, sources mystiques, et mêmes sources religieuses. Quand M. Boutroux a publié son étude majestueuse et spirituelle, mais incomplète, de la Revue des deux mondes, il a bien fallu l'approuver de n'avoir pas reculé (comme d'autres), devant le nom de Fichte, mais le désapprouver de n'avoir pas osé prendre note des responsabilités de Kant. Nous avions tellement raison que, peu après, dans sa conférence de Londres, M. Boutroux nous fit cette concession, il nomma, il inculpa Kant. Mais si l'on nous accorde généreusement Kant, il faut nous accorder Jean-Jacques Rousseau : Rousseau né au carrefour de la latinité et de la Germanie, Rousseau grand excitateur et vivificateur de Kant et de l'Allemagne, Rousseau par le même principe, auteur de le Révolution dite française, Rousseau dernière incarnation de l'esprit de Luther. La filiation historique de l'individualisme européen n'est pas douteuse. Elle a été reconnue par ses partisans (historiens romantiques et philosophes révolutionnaires), et par ses adversaires (Bossuet, Comte, etc.). Demander qu'elle soit aujourd'hui reconnue telle quelle exacte, complète, fidèle, afin de bien voir l'ennemi, afin de ne pas nous tromper sur sa nature et sur ses tendances, voilà le plus simple des choses. Que servirait de nous leurrer sur le passé ? Nos bonnes relations avec les protestants de France, entre lesquels nous comptons un grand nombre d'amis, n'ont pas été gagées par notre sentiment sur la Réforme ou sur Luther ou sur l'individualisme ; elles reposent sur la communauté de notre foi patriotique et notre attachement à la paix civile. Que le luthéranisme ait été une erreur ou un mal, ils en reviendront s'ils le reconnaissent. S'ils ne le reconnaissent point, ce n'est pas une raison de nous prendre aux cheveux. La discussion paisible n'a qu'à continuer.

M. Boutroux ne nous a accordé ni Rousseau, ni Luther, mais d'autres l'ont fait. D'admirables exposés de philosophie et d'histoire ont été produits par des « intellectuels » catholiques. M. Jacques Maritain a fait, à l'Institut catholique, un très beau cours, dont nous avons parlé, et que La Croix résume. S'il se trompe, si nous nous trompons avec lui, il y a cent façons de le dire et de l'expliquer. Pourquoi ne pas nous en montrer une ou deux ? Pourquoi devenir frénétique ? Qui vous meut, qui vous poinct ? disons-nous avec Rabelais au Temps, si, comme on peut le croire, la querelle faite à M. Pierre Jay, de Lyon, n'est qu'un agréable détour pour nous joindre ? Cette diversion sur l'intolérance, qui aboutit à supprimer le plus piquant des plaisirs de la tolérance, savoir l'échange des idées, ressemble d'un peu près aux procédés de M. Henri Bergson, justement critiqués par Le Temps l'autre jour. M. Henri Bergson conte des fables vaines sur le matériel sans âme des Allemands ou sur leur manque d'idéologie ou d'idée morale ; l'unique résultat est de présenter à la France une image fausse de l'ennemi. Nous présentons l'image vraie, et Le Temps la barbouille en criant que c'en est fait de l'union sacrée. Ce journal du régime où l'autorité et la loi sont les résultantes des opinions, cet officieux du Gouvernement de la discussion, du contrôle et de la critique, se prononce pour la clôture de tout débat d'histoire et de philosophie.

— En temps de guerre ! dira-t-il. Mais, comme il est écrit dans Dupont et Durand :

— Après vous.

— Après vous.

— Après vous, s'il vous plaît…

Nous rappelons au Temps qu'il s'est prononcé pour la reprise du verbiage parlementaire. Nous fermerons notre Sorbonne quand il aura demandé et obtenu la clôture du Palais-Bourbon et du Luxembourg.

La rumeur infâme

25 février 1915.

« C'est vous et les évêques qui donnez l'argent ramassé pour le denier du culte à l'Allemagne pour nous faire la guerre… »

Ainsi parlait, criait peut-être, un coutelier de Sainte-Agathe, Gabriel Dolzome, à son curé, l'abbé Baraduc. L'injure était publique. L'abbé dut porter plainte, et le fol insulteur a été condamné à 30 francs d'amende, plus le franc de dommages-intérêts auquel s'était borné le plaignant.

Je découpe le fait dans un article de La Croix de l'Allier ; notre confrère Georges Pignard-Pégnet y ajoute le commentaire d'une indignation éloquente, sans protester d'ailleurs contre la légèreté de la peine qu'explique, pense-t-il, la sottise du délinquant ? En effet, contre la sottise, même la plus malfaisante, il ne faut ni peser sur les lois, ni les forcer, ni en demander de nouvelles. Mais, j'ose l'avouer, on voudrait de nouvelles mœurs.

Le coutelier de Sainte-Agathe n'est justiciable des tribunaux que parce qu'il nous manque une vraie opinion publique et que celle-ci a perdu son pilori. À Paris, au fond des villages, c'est surtout la peine morale de la risée, de la huée, qui devrait atteindre et frapper ces grosses inepties dont l'intention n'est pas innocente et dont le résultat peut être très nuisible et très pernicieux. Un ordre du jour motivé, conçu en termes comminatoires, une protestation ferme, directe, émue, une attitude résolue et triste, émanant des autorités, voilà ce qui serait utile : de quoi rendre du ton et du courage aux honnêtes gens, de quoi inquiéter et dissuader les sots. L'opinion du pays saurait faire le reste.

Mais il faudrait que ceux qui ont la responsabilité de la direction eussent la volonté de généraliser le mouvement osé par quelques agents secondaires et sur des points trop isolés. Il faudrait qu'à cette mesure de vive et tardive répression morale correspondît une enquête, une enquête sérieuse, sur les origines de l'infâme rumeur.

Ses victimes

Cette rumeur, nous l'avons signalée, mais rougissant de honte pour notre pays, nous nous sommes fait un point d'honneur de ne pas la discuter.

Nous n'avons pas voulu encourir l'humiliation de défendre les prêtres français, non plus que les officiers français, ni les nobles français, ni les bourgeois français, au moment où tous les fils de toutes nos classes et de toutes nos conditions se présentaient ensemble au feu de l'ennemi et versaient à torrents le plus pur, le plus jeune, le plus généreux, le plus humain et le plus beau d'entre tous les sangs. Instituer une argumentation là-dessus nous eût paru entraîner une espèce de déchéance intellectuelle autant pour nous qui tenions la plume que pour ceux qui nous liraient et pour ceux mêmes en qui nous étions obligés de voir des adversaires, mais que nous honorions et respections comme Français.

Il y a en France, comme partout, une étendue de population trop occupée des besoins élémentaires de la vie pour avoir le loisir de réfléchir au sens des paroles, et celle-là peut croire ou plutôt répéter des propos dont elle ne conçoit pas exactement la niaiserie ni la malice. Ce que nous nous sommes longtemps défendu d'admettre, ce que même aujourd'hui nous croirons difficilement, c'est que ces insanités à doublure d'indignité aient été fabriquées et élaborées sur notre sol par des cerveaux français, et des langues françaises. Divers indices concordants, tels que la propagation de la rumeur infâme, le long de certains itinéraires suivis par les courtiers de sociétés étrangères ou du moins métèques, nous donnaient à penser que cette infamie diviseuse arrive en droite ligne des pays qu'elle sert : des pays allemands. Quelques Français mettent tout en œuvre pour modifier gravement cette première interprétation généreuse.

Pour assainir l'opinion

D'abord je le leur dis en toute simplicité, les Français, nos confrères de la grande presse d'information.

Pourquoi Le Matin, Le Journal, Le Petit Journal, Le Petit Parisien (qui, tous, paraissent aspirer à un rôle de patriotisme et d'impartialité et qui, si je m'abuse et si je suis dupe, comme je veux l'être, ne me démentiront pourtant pas, et leur silence montrera le véritable postulat de l'esprit public, qui est d'accord avec les nécessités du moment), pourquoi ces grandes feuilles d'informations qui pénètrent au fond des provinces ne se sont-elles pas attelées à une campagne contre ce hideux colportage de guerre civile ? Il ne s'agit pas seulement de louer impartialement le curé, le rabbin, le vénérable de loge ou le parlementaire qui tombent au feu ; il s'agit de dire non moins impartialement que celui qui charge d'une connivence active avec l'ennemi, une catégorie quelconque de la nation française, commet aussi la plus sale des offenses contre les héros de chacune des catégories diffamées. Toutes les apothéoses accordées aux martyrs n'effaceront pas la nécessité de la justice à l'égard de leurs frères. Qu'en pensez-vous, Grosclaude 7 ? Vous qui avez voyagé comme Ulysse 8, je vous défie d'avoir trouvé en pays jaune ou noir infamie comparable à celle que l'on fait courir ; comment ne travaillez-vous pas cinq ou six fois le mois à en dégoûter vos lecteurs ! Et vous, monsieur Pichon 9, et vous, monsieur Jean Dupuy 10 ? La bienfaisance de vos grandes machines tombe à rien si elles ne peuvent rien contre des colosses d'absurdité.

Encore tout espoir n'est-il pas perdu de ce côté-là. Il faut, je pense, renoncer à obtenir une ombre de sagesse et de bon sens de la presse d'extrême-gauche. Depuis la faillite du pacifisme et du germanisme, depuis l'oubli (momentané, je l'espère), des idées d'organisation du travail qui leur composaient une façade recommandable et une raison d'être utile, les journaux tels que L'Humanité et La Bataille syndicaliste vivent depuis six mois dans un anticléricalisme dont je renonce à qualifier la misère.

Ils ne sortent plus de là que pour exercer un vague protectorat sur les idées, les marchandises et les organisations allemandes ou bien pour flétrir la réaction et les réacteurs ; les historiettes de médailles et de scapulaires, les resucées calomnieuses tirées de la légende du moyen-âge, les déclamations antipapalines dont quelque Judet fournit le prétexte, composent maintenant le principal de leurs soucis. Eh ! bien, à la rigueur, cela s'expliquerait encore décemment par le désir d'échapper à la domination cléricale dont ils se croient menacés par un réveil général de foi ou plus volontiers encore par un désir peut-être naïf, peut-être stupide, de maintenir d'abord, envers et contre tout, même contre la pitié et le soin des malades, même contre l'évidence de l'état d'esprit des blessés, les droits supérieurs de la personne humaine, de son autonomie selon Kant ou de sa Liberté avec le plus grand L… Tout en estimant que n'importe quel prêtre ou religieux, n'importe quel dévot et n'importe quelle dévote doivent avoir, en moyenne, et toutes choses égales d'ailleurs, un respect de la liberté des âmes, un sens de la spontanéité intellectuelle et morale égal sinon supérieur à celui dont peut s'honorer M. Pierre Renaudel ou M. Compère-Morel, la préoccupation de ces messieurs demeurerait intelligible et par conséquent discutable, à une condition. À la condition que, dans des cas aussi pleinement, aussi parfaitement définis que celui des pauvres gens qui répètent la rumeur infâme ou des misérables qui la font courir, les rédacteurs de L'Humanité ou de La Dépêche fussent les premiers, les plus fermes et les plus vigilants, et les plus ardents à dire et à redire, de temps à autre, comme de bons sergents de la démocratie, comme les dignes hommes de confiance du peuple : « Allons, allons, camarades ! allons, citoyens et citoyennes, ce sont là de grandes bêtises qu'il faut bien prendre garde de ne pas répéter, histoire de ne pas devenir idiots… »

Ces avis cordiaux, qui ne feraient aucun mal à la classe la moins éclairée, rendraient service à l'ensemble de la nation, en honorant les hommes d'extrême gauche qui donneraient ainsi les preuves d'un esprit de justice extérieur aux préjugés et aux intérêts de parti. Leur anticléricalisme y gagnerait un aspect d'honnêteté qu'il n'a point et que leur silence, depuis sept mois, ne leur permet plus d'acquérir à moins de quelque merveilleux retour qui, de leur part, m'étonnerait.

L'État français

En revanche, je veux espérer énergiquement que l'État verra son devoir, ou, sans le voir, le fera. Quelques-uns nous croient dupes. Nous le sommes à peine. Mais nous croyons, ou plutôt nous voyons qu'il y a des situations plus fortes que les volontés, et les dispositions personnelles des hommes. Un minimum d'intelligence suffirait à persuader le pouvoir qu'il n'a pas d'intérêt à laisser corrompre et déséquilibrer le bon esprit de la nation. Tous les plus beaux calculs sur les éventualités qui succéderont à la guerre ou la répartition des forces entre les partis font pitié en une heure où la victoire seule importe, et les outils de la victoire qui ne sont pas seulement les canons de 75 ou de 155, mais la paix du pays, sa santé, sa vigueur morale. Si on le laisse empoisonner et diviser, on s'expose à se laisser vaincre. Le gouvernement serait bien avancé le jour où la déflagration soudaine d'explosibles mal surveillés l'obligerait, je ne dis pas à dégarnir le front de quelque corps d'armée, mais à appauvrir nos dépôts pour pacifier une province mise à feu ! Il a les responsabilités de l'ordre comme celles de la défense nationale. Ne dites pas, bon libéral qui ne parlez un peu haut que depuis que Guillaume occupe dix départements, ne dites pas que le gouvernement n'est pas digne de ces responsabilités ni de l'autorité qui s'y rapporte. Il les a. Il les a : cinq fois sur dix, il est forcé de se conduire comme s'il valait mieux qu'il ne vaut. C'est ce gouvernement, quel qu'il soit, parce qu'il est le gouvernement, qui, parce qu'il y a intérêt majeur, a le devoir d'intervenir comme sont intervenus tels de ses représentants. La nécessité est certaine. Le mal s'étend, Vindex, de La Croix de Paris, a cru devoir lui consacrer toute une brochure, répondant à la calomnie par l'apologie. S. É. le cardinal Sevin, dans une haute et belle instruction pastorale, fait une place à l'abjecte calomnie et se donne la peine d'y répliquer par une ironie d'ailleurs vengeresse : « Ce sont les curés qui font faire la guerre. Quels curés ? Et chacun de s'écrier : — Ce n'est pas celui de ma paroisse ! » Ce nouveau et grave témoignage établit que le Lyonnais, la vallée du Rhône, le Sud-Est, se sont laissé pénétrer par la rumeur que nous avons signalée, dès la mi-août, en Bretagne, en Berry, en Bourgogne et en Périgord, à peu près simultanément. Un mal aussi général doit être attaqué par la plus générale des puissances publiques. Seul, l'État est à même de le combattre efficacement.

Le peut-il ? Le voudra-t-il ? Pourra-t-il le vouloir ? Encore un coup, je n'ai pas d'illusion sur les desseins et les tendances. Ce n'est ni Jean ni Pierre, c'est l'Action française, c'est nous-mêmes qui avons montré qu'en démocratie libérale ou radicale, un des quatre États confédérés qui nous gouvernent est précisément cet État maçonnique dont tous les intérêts semblent coïncider avec ceux que semble servir la rumeur infâme. Mais nous sommes en guerre. Et, en temps d'invasion, sans que la Franc-maçonnerie s'améliore, sans que la peste se bonifie, l'intérêt maçonnique pâlit, l'intérêt national reprend les hautes couleurs de la vie. Ces deux intérêts acquièrent des rapports de forme, de gravité et de distance qui ne ressemblent point à leur rapport du temps de paix 11.

La censure à Bordeaux

5 mars 1915.

L'un des hommes auxquels la Défense nationale est en droit d'adresser les plus graves reproches, M. Camille Pelletan, avait lancé, dans un journal girondin, des attaques virulentes contre le pape. Du point de vue de la politique élémentaire, cela est à peu près aussi intelligent que de prendre à partie M. Maura, Don Jaime ou M. Giolitti pour l'attitude de quelques-uns de leurs partisans. Un prince de l'Église, S. É. le cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, a répliqué à M. Pelletan, avec autant de dignité et de pertinence que d'énergie.

Le cardinal s'est borné à évoquer en termes sévères, mais extrêmement généraux, le rôle misérable tenu par M. Pelletan pendant ses trois années de dévastation rue Royale. Citoyen français, écrivain et docteur, Mgr Andrieu avait élevé et mesuré son langage pour déjouer tout à la fois la réplique et la critique. Aussi n'est-ce point là-dessus que le censeur bordelais a trouvé matière à intervenir. Mais ces motifs inattaquables étaient suivis d'un bref dispositif défendant aux catholiques, sous les peines édictées par la loi du catholicisme, toute lecture du journal de M. Pelletan ; c'est ce dispositif qu'il a été interdit aux journaux de faire connaître !

En vérité, pourquoi ? La France de Bordeaux et du Sud-Ouest n'est pas un journal catholique, M. Pelletan appartient lui-même à la communion protestante ; qu'est-ce que cela peut bien leur faire d'être excommuniés ? Il n'y a que le gobe-mouches Gustave Hervé pour se figurer qu'un pasteur suisse dont il parlait dernièrement pût éprouver le moindre dommage à l'idée d'être retranché d'une confession à laquelle il n'a jamais appartenu et se fait même honneur de n'appartenir point. Le cardinal, le prélat, le prêtre qui met le public au courant de la doctrine de M. Pelletan et de son journal, doctrine nullement mystérieuse, nullement cachée, je suppose, qu'est-ce qu'il fait de désagréable ou de gênant pour qui que ce soit ? Il épure la situation. Il la rend claire et loyale. Au fond, il aide à sa manière, aux intentions de MM. Pelletan et Lucien-Victor Meunier 12. Ces messieurs arborent une cocarde violemment anti-catholique. Le cardinal signale ce petit insigne afin qu'il soit remarqué des intéressés, afin que ceux qui s'associent à cette œuvre ne soient plus regardés ni comptés pour des catholiques. L'ordre est rétabli.

Ce qui rétablit l'ordre ne peut pas le troubler. Alors ? Ou bien le préfet de la Gironde a voulu se mêler de définir ce qui est catholique et ce qui ne l'est pas, prétention contraire à la loi de Séparation presque autant qu'au bon sens et au sens commun. Ou il veut essayer de donner à l'antipapalisme de M. Pelletan et de M. Meunier un caractère clandestin contre lequel ces deux messieurs, tel qu'on les connaît, se devront de protester. Dans les deux cas, la censure exercée contre le dispositif des déclarations du cardinal Andrieu ne va pas seulement contre les libertés nécessaires du catholicisme en pays français ; elle contredit toutes les lois de cohérence de l'esprit humain, elle relève de l'absurdité pure et simple. Dans l'intérêt et le bon renom de cette chère censure, mieux vaudrait en finir avec ce non-sens.

La rentrée de M. Caillaux

17 mars 1915.

C'est un anniversaire.

Il y eut hier une année que Gaston Calmette tombait à son poste sous une balle d'assassin.

Hier donc, par une lettre que Le Temps insère à titre de document, M. Joseph Caillaux ou « le Crime impuni », comme Capus l'appelle, faisait sa rentrée dans la politique française.

Cette proclamation aux électeurs de Mamers est du reste datée du 14 mars. Le 14 mars 1915 sera-t-il une date fatale de notre grande guerre ? La défense républicaine va-t-elle succéder, ou tout au moins se juxtaposer à la défense du pays ?

Ces trois cents lignes de copie grand format ont brusquement rouvert une large baie sur le cloaque. L'air méphitique de la politique des partis dont nous étions déshabitués rentre à flots. L'ancien ministre des finances donne un corps aux aspirations diviseuses de la démocratie laissées depuis huit mois inertes et sans emploi ; c'est ce que l'auteur appelle avec une jolie emphase, qui doit avoir sa sincérité : « la politique dans le sens le plus élevé du mot ».

M. Caillaux commence naturellement par une plainte qui est de style. Toutes les mauvaises querelles, toutes les querelles d'Allemand de l'intérieur ont le même début : L'Humanité publie-t-elle de sales caricatures du pape ? elle se plaint qu'on n'observe pas l'union sacrée ; La Lanterne veut-elle crier, des mois entiers, contre d'innocentes distributions de médailles ou de scapulaires ? elle flétrit les perturbateurs de l'union sacrée ; M. Caillaux veut-il déclarer qu'il a couru les Amériques et n'y a trouvé dans les partis cléricaux qu'un nombre infime de partisans de la France ? cette calomnie indirecte à l'adresse des catholiques français est précédée de la diatribe rituelle contre « certains » qui « ont une façon particulière d'entendre l'union sacrée ».

Les perturbateurs de l'union sacrée

Pour obliger ces inepties à rentrer sous terre, il devrait suffire de rappeler trois faits précis.

J'avais le droit de prendre acte de ce silence comme d'un aveu de profonde insincérité. J'ai usé de mon droit dans notre Action française du 28 février. Les véritables perturbateurs de l'union sacrée se nommaient. L'aveu était si net qu'ils n'ont pas osé protester. Nous causerons union sacrée avec M. Caillaux quand il nous aura expliqué son silence ou le silence de ses journaux sur les colporteurs de la rumeur infâme et sur leur impunité scandaleuse. Là fut le premier attentat au pacte d'union. Si l'on en veut alléguer d'autres, ils ne sauraient être examinés qu'après celui-là. Outre que sa réalité ne fait ni doute ni question, il date de la première huitaine d'août, il n'a jamais cessé depuis, il n'a jamais été sérieusement réprimé.

Le déni de justice de l'État républicain à l'égard de ses nationaux contraste avec l'activité diplomatique déployée par le Saint-Siège en faveur des prisonniers de guerre de toute nationalité et de toute confession. Le Saint-Siège remplit sa fonction bien au delà de ses ressortissants naturels ; même en temps de guerre et d'union sacrée la démocratie ne connaît jamais que des partis, ou plutôt son parti. Elle ne peut remplir ni la fonction ni le domaine de la France !

« Pour berner le prolétariat »

5 et 11 avril 1915.

Tandis que le pape délivre les prisonniers civils qui le remercient poliment, la diffamation anticléricale continue dans les journaux socialistes sous le couvert de la précaution bien connue : « pour ne pas briser l'union sacrée », grand air qu'on finira bien par mettre en musique. Ceux qui ne somment pas Benoît XV d'excommunier Guillaume II, à qui sa qualité de calviniste héréditaire assure une excommunication vieille de plusieurs siècles, font d'extraordinaires instances pour le montrer suivi et peut-être mené par des influences avant tout catholiques ; c'est la papauté qu'il faut détester bien plutôt que la Germanie. Il est vrai que notre presse de réaction tissa, sur ce mystère d'iniquité, le voile du silence.

L'Humanité se plaint du bruit fait autour des voyages du socialiste Sudekum 13 et de la discrétion observée sur ceux du catholique Erzberger 14 ? Qui a parlé d'Erzberger ? Qui ? M. l'abbé Wetterlé, et après lui, nous tous.

En quoi Erzberger embarrasserait-il ses coreligionnaires ? Les socialistes ont promis d'imposer la paix, ils subissent la guerre. Le catholicisme s'était jadis proposé de discipliner et de civiliser la guerre et, tant qu'il est resté maître de la situation, il y est parvenu dans une importante mesure.

Mais, dit L'Humanité, il y a François-Joseph. « François-Joseph ne fut-il pas toujours le dévoué serviteur du Saint-Siège ? L'Autriche n'est-elle pas la fille de prédilection de l'Église ? Les jésuites… Le parti militaire autrichien, dont l'archiduc assassiné était le chef… » Ces anathèmes à l'Autriche absolutiste présentent l'avantage de faire oublier la Prusse hier libérale et aujourd'hui socialiste. Ils ont aussi le mérite de détourner l'attention du parti dirigeant hongrois, les Tisza, les Buryan, les Arcanyi, tous protestants, et qui semblent être restés les maîtres définitifs de la double monarchie depuis l'assassinat de l'archiduc qui passait pour leur adversaire le plus acharné…

La religion de l'inhumanité

Il sera difficile de faire prendre l'écho suivant pour une parole d'union sacrée !

On nous informe que l'archevêque de Paris a visité l'ambulance établie dans l'école laïque de Bois-Colombes. Est-il également vrai qu'il y a levé sa dextre pour la bénir ?

S'il en est ainsi, que pense-t-on en haut lieu de ces singuliers accommodements avec la loi de séparation qui semble avoir institué la neutralité en matière confessionnelle sur les terrains de l'État ?

Cette dextre levée sur les terrains de l'État pourra donner la chair de poule à tous les gens de loi qui vivent de la démocratie et que l'anticléricalisme officiel aide, puissamment, à « berner le prolétariat », selon la remarque de Jules Guesde. Mais nous ne pouvons pas nous empêcher de demeurer un peu surpris de trouver de tels sentiments dans un journal qui représente les idées de Jules Guesde ou qui usurpe le nom de L'Humanité. La main d'un prêtre vénérable levée sur des blessés et des agonisants ne saurait offenser que des anthropophages professant la religion de l'Inhumanité.

Unité et amitié devant l'ennemi

16 avril 1915.

Détournons les yeux, voulez-vous ? Quittons un instant du regard cette presse immonde, que le sentiment de sa bêtise, d'une bêtise claire puisqu'elle est en langue française, n'a pas su encore étouffer. Réfugions notre pensée dans le pays des braves, voyons quel est là-bas, le régime et le coutumier des rapports entre croyants et non croyants sur le front de bataille. Un lecteur de L'Action française adresse à un ecclésiastique de nos amis qui nous la communique une très belle lettre ; je tiens à la publier aujourd'hui, pour purifier l'air français des inepties sordides parues dans les journaux d'hier. Ce poilu dit en quelques lignes la règle de haute courtoisie intellectuelle qui s'institue d'elle-même entre Français.

Écoutez comme il parle d'adversaires :

J'ai eu le grand plaisir de constater pour le Vendredi Saint, un geste délicat de leur part. Sur sept, nous sommes trois catholiques. Trois se disent athées ou libres penseurs, et un est indécis. Dès le mercredi, je leur avais dit que nous comptions faire maigre et comme le ravitaillement est quelquefois précaire en poissons, je n'avais pas parlé des œufs. Pendant mon absence, ils se sont arrangés pour composer un menu des plus stricts, ni viande ni œufs et tous ont fait rigoureusement maigre comme moi. L'entente la plus cordiale règne dans l'armée au point de vue des idées.

Assurément de cette entente, des joyeux sacrifices qu'elle comporte, de la hauteur et de la grandeur d'âme qu'elle suppose, tous les profonds ennemis de la nation française conçoivent et doivent concevoir de vives alarmes. Elle les trouble. Ils n'auront de repos qu'ils ne l'aient troublée. De tels bienfaits publics menaçant leur industrie, ils préparent donc leur défense, en attaquant. Je parle de ceux d'entre eux qui savent prévoir. Mais pourquoi les amis de la nation ne concevraient-ils pas les prévisions correspondantes, afin de déjouer le piège tendu ? Il ne faut pas croire qu'il se détendra tout seul et que le mal se donnera bénévolement le coup mortel ; il veut survivre et survivra si l'on ne sait pas l'écraser.

Donc, vigilance, et, pour veiller utilement, propagande et propagande. Ne laissons pas de trop belles âmes nous communiquer une confiance que rien n'autorise.

Confiance et méfiance

J'ai lu avec délices la lettre d'un de nos amis du Midi, « simple ouvrier », nous dit-il, maintenant soldat d'artillerie coloniale, qui combat à l'extrême pointe de notre frontière nord-est. Il nous rapporte que le matin même un des évêques de la frontière a prêché que :

… cette guerre serait la fin des luttes intestines dont notre France est déchirée, que cette guerre pourrait s'appeler la guerre de l'union, parce qu'après avoir vaincu l'ennemi, nous serions unis dans la paix comme nous l'avons été dans la victoire.

Ce qu'entendant, notre ami fut tenté de « mettre sous les yeux de Monseigneur » nos extraits des articles émanant des grands meneurs de l'anticléricalisme. Tout compté, j'aime mieux que notre lecteur se soit abstenu. Il est beau, il est bon que les chefs du sacerdoce français jurent ainsi publiquement, face aux obus de l'ennemi, sur nos drapeaux et sur nos armes, les profonds sentiments de paix civile qui animent leur cœur et que rayonne leur doctrine ; il est beau, il est bon que notre ami et avec lui, tout le fonds sérieux et fort de la France, soient les témoins de ce scandale injuste, mais instructif et fortifiant :

Pendant que tous les prêtres de France prêchent l'union, et la pratiquent sous ses formes les plus touchantes, un certain clan les combat par les armes de l'hypocrisie et de la lâcheté.

Il faut que ce contraste soit ; mais, afin qu'il soit pleinement, il doit être vu, senti et compris à fond. Cette intelligence et ce sentiment risqueraient de manquer si nous n'en faisions ici un commentaire clair et net. Une fois renseignée et fixée, notre France saura comme toujours élever ses merveilles de raison, de justice et de discernement. Mais il faut lui fournir toutes les lumières et encore une fois, savoir les propager.

La propagande religieuse

20 avril 1915.

Il y a de longs mois que nous signalons l'anticléricalisme croissant des campagnes de L'Humanité. Gémissante ou brutale, l'agression contre la propagande religieuse estimée inconciliable avec les règles de l'union sacrée a fini par devenir à peu près quotidienne. À notre avis, ce point de vue est faux, cette exigence folle. Les socialistes ne tiennent pas compte de l'essentiel. Ils ne veulent pas voir comment l'homme mis en perpétuel danger de mort par la guerre ne peut s'empêcher de songer à l'au-delà. Ceux de ses semblables qui se font une idée déterminée de la vie future ne peuvent s'empêcher davantage de le presser, d'y réfléchir. S'il y a recrudescence de zèle prosélytique, il y a, d'autre part, élan égal, sinon plus vif encore du côté des mystères que recouvre la mort. En juger autrement ne me paraît possible qu'à la faveur de parti pris systématique. Il est positif que, dans une existence aussi menacée que celle du combattant, s'il y a place pour toutes les griseries et toutes les étourderies, l'indifférence positiviste est une exception.

La « foi laïque » dont parle Hervé peut avoir ses apôtres, ses héros, ses martyrs, bien qu'elle me paraisse trop peu définie pour agir ; mais M. Louis Dubreuilh 15 nous a appris dans un article qui n'était pas dénué de mesure que, cette foi ne se privant pas de faire du prosélytisme, il était fort compréhensible que les autres croyances en eussent fait autant. Rien de plus naturel en effet. Quel homme peut être assez mal luné pour trouver injurieux, ou désobligeant qu'un autre homme lui veuille communiquer ce qu'il sait, ce qu'il croit, ce qu'il aime ou ce qu'il espère ? De tels points, s'ils étaient sérieusement acquis, nous obligeraient à nous demander de quoi l'on se plaint et (en dehors des intérêts et des passions de parti ou de secte) qu'est-ce qui peut bien motiver une campagne anticléricale.

Dénégation

« Mais », dit Bracke, lequel ne manque pas d'aplomb, « où voit-on une campagne d'anticléricalisme ! » Bracke déclare qu'il ne la trouve « engagée ni dans ses rangs, ni ailleurs ». Nos lecteurs riront amèrement de ce ton. Il est simple et placide. Il renverse avec tranquillité les faits établis. Ne comptez ni sur un scrupule ni sur un regret de l'écrivain. Cet écrivain est le même qui est resté muet au fur et à mesure que nous dépouillions toutes les pièces du procès intenté aux catholiques et traînant depuis la fin de l'été dans tous les journaux du régime, depuis Le Temps et La Dépêche de Toulouse jusqu'à La Guerre sociale et à L'Humanité.

« Ni ailleurs ! » dit Bracke. Le silence de la presse républicaine, grande presse d'information, presse de propagande politique, presse socialiste, le silence de Bracke lui-même, devant nos dénonciations répétées de la « rumeur infâme » devrait suffire à régler la question. À l'heure où l'ennemi du dehors, servi par quelques-uns de ses complices de l'intérieur lançait contre les Français, et de ceux qui se faisaient tuer au premier rang, l'inepte et honteuse accusation d'avoir fait déclarer la guerre, aucun de ces partis que les progrès du catholicisme inquiétaient ne s'est montré assez détaché de lui-même pour permettre à ses adhérents de rendre hommage à une vérité de bon sens. Ce seul silence forme un tel aveu qu'il est à peine nécessaire d'évoquer le mot de Guesde qui l'illumine :

— On a voulu se réserver le suprême moyen de « berner le prolétariat ».

Bracke, il est vrai, raconte que :

Des Français ont cru bon de mettre à profit le temps de guerre pour entreprendre sur la liberté de pensée ou d'action du soldat combattant ou revenu des combats.

Quels Français ? Où ? Quand ? Quelques journaux dont celui de Bracke ont essayé parfois de préciser cette accusation. Tous nos lecteurs se rappelleront comment on a fait voir et toucher aux termes mêmes des accusations leur pitoyable enfantillage. Mais, si elles étaient sérieuses, comment un gouvernement pourvu de tous les moyens de l'État n'arrive-t-il pas à les tirer au clair ? Ce ne sont pas nos amis qui sont les maîtres, ce sont les amis de Bracke ; comment en sont-ils arrivés à ces deux extrémités également fâcheuses, pour des raisons différentes, et de laisser se faire le mal et de le laisser dénoncer par des moyens de presse qui ne peuvent que semer des divisions dangereuses ?

S'il y a mal, le seul remède

Quand Bracke s'écrie :

— Une faveur attachée comme prix à une pratique religieuse, qu'est-ce autre chose qu'un attentat de ce genre.

C'est-à-dire un attentat à la liberté. Il sera peut-être surpris de me voir de son avis, mais les catholiques s'étonneront de cette surprise, eux qui éprouvent une horreur profonde à la pensée d'un marchandage de cette qualité et qui y voient certainement un de ces trafics des choses sacrées qui rentrent dans la définition de la simonie. Mais je constate que Bracke, arrivé devant le fait, fait constaté ou supposé et que je n'admets que par hypothèse, aboutit à la plus stérile ou à la plus funeste des conclusions. Au moment où il nie avoir fait, ou voulu faire de l'anticléricalisme, il prétend établir son droit à déchaîner ce malheur ; les catholiques ont commencé prétend-il. Admettons-le, toujours par hypothèse. Et alors ? Alors quoi ? Où l’État n'a rien pu, que pourra l'opinion ? Une guerre intestine ? Nous avons tellement besoin de la paix que Bracke en faisant cette guerre, en essayant de la légitimer, s'empresse de la désavouer.

Il n'y aurait eu qu'une solution : s'adresser aux pouvoirs compétents, aux pouvoirs ecclésiastiques. Combattre une exagération d'ordre spirituel et moral par les autorités spirituelles et morales correspondantes. Voir les prêtres, ou les moines et les évêques, voir le pape, s'entendre avec eux tous pour que les instructions nécessaires ou le supplément d'instruction nécessaire soient donnés afin d'empêcher le zèle de s'égarer, la propagande catholique de fourcher, le prosélytisme naturel et légitime de se retourner contre lui-même… L'histoire et la logique sont d'accord pour montrer que la solution serait là.

Oui, elle serait là pour un État tout autre que l'État démocratique et républicain, celui qui déclare ignorer l'Église et se constitue lui-même, par nécessité électorale tout autant que par tradition historique, en pouvoir spirituel. Cet État n'a d'autre ressource que de se taire comme État et de fournir les journalistes de récriminations aussi impuissantes que lui.

Pour la paix intérieure

26 avril 1915.

L'Humanité disait hier matin :

Ce sont des Petites Sœurs des Pauvres qui soignent nos blessés à… (Bouches-du-Rhône), à l'hôpital militaire des Chartreux. Nous permettra-t-on de leur dire qu'elles outrepassent leur droit et qu'elles avilissent leur devoir en menaçant de faire priver du congé de convalescence les hospitalisés de pensée libre qui refusent de se plier aux pratiques de la religion ?

À l'autre bout du pays, à l'hôpital temporaire de… (Calvados), les Femmes de France commettent des abus aussi criants avec plus de hardiesse. Ceux qui veulent ignorer la prière commune et qui refusent d'assister aux offices du dimanche courent, sous leur égide, le risque de s'en aller avant l'heure coucher sur la paille du dépôt des éclopés.

Le prosélytisme clérical est de plus en plus répugnant.

Il serait répugnant, en effet, si de tels faits étaient authentiques. Mais le ton même du rapport commande au moins le doute. Ses lignes respirent la passion et l'imprécision. Elles semblent venues d'une plume furieuse, mais incapable de mettre les points sur les i pour expliquer ce dont elle croit avoir à se plaindre. Un furieux qui bégaie n'est pas un bon témoin. Pourtant, par un jeu d'hypothèse, dont je demande pardon aux Petites Sœurs des Pauvres et au bon sens, admettons la vérité de ce rapport qui sue la fable et, le premier regret exprimé, attachons-nous à vouloir faire cesser le mal. Qu'éprouverons-nous tous d'abord ? Que la publicité injurieuse, l'injure ainsi généralisée, a l'effet de redoubler les difficultés de l'affaire. On n'aurait pas mieux travaillé si l'on avait voulu en compliquer le règlement, en rendre les sanctions malaisées et, par-dessus le marché, accroître la violence des discussions engagées autour de ceux qui ont le plus grand besoin de paix et de calme, nos malades et nos blessés. Voilà une question habilement posée ! On a commencé par où l'on n'aurait eu le droit de finir qu'à la dernière extrémité, la lutte civile… Ah ! certes, on peut tout casser, fermer les hôpitaux, licencier le personnel, abandonner les blessés et satisfaire ainsi la rage anticléricale, mais avouons que l'humanité (pas le journal) en pleurerait.

La doctrine Georges Clemenceau, celle qui brûle la ville pour faire cuire l'œuf, ou la doctrine du sauvage de Montesquieu, qui coupe l'arbre pour avoir du fruit, serait seule à triompher de ces coups de haute justice. Les Français cultivés trouveraient la chose un peu boche. Que faire alors ? se demandent-ils s'ils ont une teinture de la complexité des problèmes moraux où se trouve engagé le plus délicat de l'âme humaine. Mon Dieu, cela est simple : traiter au moral et au spirituel un problème spirituel et moral. On nous a dit et nous savons (il n'est pas défendu d'être informé de ces choses) que l'Église plus intéressée que L'Humanité à ce que son prosélytisme ne soit pas « répugnant », réprouve formellement ces pesées indiscrètes sur la conscience des mécréants. Alors, cela devient extrêmement simple : nous nous adressons à l'Église.

Nous lui communiquons nos informations. Nous lui demandons de les vérifier. Nous la prions d'user de son autorité, d'appliquer ses propres règles, de nous aider à maintenir la paix publique. Et si l'Église représentée d'abord, je le suppose, par M. l'aumônier de l'hôpital militaire en cause, fait des difficultés, nous ne serons pas acculés au conflit pour cela. Il y a des juridictions diocésaines. Au-dessus, il y a l'évêque. Au-dessus des évêques, il y a le pape. Un gouvernement pratique, actif, expéditif, vigilant, aurait vite fait de trouver le terrain d'accommodement sur lequel le prosélytisme religieux, qui est un devoir, serait aidé à se tenir dans les règles de justice et d'honneur qui, important beaucoup à l'Église, n'importent pas moins à l'État.

« Le prosélytisme clérical »

2 mai 1915.

Le 26 avril, j'ai extrait, du journal L'Humanité, une de ces innombrables notices diffamatoires pour le catholicisme français qui remplissent les journaux révolutionnaires, et je l'ai reproduite textuellement :

Ce sont des Petites Sœurs des Pauvres, etc.

Par la plus absurde des hypothèses, dont j'avais soin de m'excuser auprès des Petites Sœurs des Pauvres et du sens commun, j'ai supposé le fait vrai et examiné comment, en ce cas, on aurait pu espérer le faire cesser. L'exemple fictif me servait à montrer une grande vérité, savoir qu'en tout état de cause, à prendre pour exactes les histoires contées par les anticléricaux, il était urgent de faire collaborer l'Église et l'État, leur ignorance réciproque étant la plus sotte semence de guerre civile.

Mais j'avais eu raison de faire mes réserves et, tout en les faisant, de donner au récit menteur la publicité d'un journal véridique. Huit jours n'ayant pas coulé depuis le lundi 26 avril, j'ai reçu hier matin de la ville des Bouches-du-Rhône où se serait passé le fait raconté par L'Humanité la rectification suivante. Naturellement la lettre ne vient pas des Petites Sœurs des Pauvres; elles ont mieux à faire qu'à lire les journaux qui les calomnient ou qui les défendent : elle est l'œuvre d'un soldat blessé.

… Loin de faire des menaces à ceux qui n'y vont pas (aux offices religieux), les Petites Sœurs les entourent de soins dévoués, tout comme les autres, ne voyant en eux que des défenseurs du pays, ne ménageant ni leur temps, ni leur dévouement. L'hôpital, uniquement tenu par elles, est d'une propreté irréprochable, les soldats sont considérés comme de la famille et leurs affaires sont nettoyées et remises en état d'une façon magnifique ; chaque soldat, en partant, est possesseur d'un colis de linge offert par les Petites Sœurs.

Le seul fait qui s'est produit est le suivant : un dimanche, plusieurs soldats sont rentrés dans un état d'ébriété complète, frappant leurs camarades, menaçant et insultant « très grossièrement » la sœur supérieure. Le lendemain, ils furent envoyés à l'hôpital militaire, où l'autorité voulait les punir de prison et leur supprimer leur permission. La sœur supérieure intervint en leur faveur et obtint que la punition soit levée : ils ont donc eu leur permission.

Répétons : voilà comment les Petites Sœurs des Pauvres « outrepassent leur droit et avilissent leur devoir… à l'hôpital militaire des Chartreux, à… (Bouches-du-Rhône) ». Si « le prosélytisme clérical » est jugé « de plus en plus répugnant » par ceux qui colportent et impriment ces fables, nous ne nous presserons pas de juger, quant à nous ; nous attendrons la rectification ou le silence de L'Humanité pour statuer définitivement sur le vrai caractère de sa campagne.

Simple note : jamais L'Humanité n'a voulu désavouer la rumeur infâme.

Les embûches cléricales

5 mai 1915.

… Puisque les attaques se répètent et que toutes commencent par la formule rituelle « sous le couvert de l'union sacrée », tirons de nos dossiers un fait qui a été passé sous silence par amour de l'union sacrée, un fait que personne ne nous demandait de rendre public, un fait qui ne nous était pas signalé directement et qui est consigné dans une lettre d'ecclésiastique français qui ne devait pas nous être montrée et qui nous fut communiquée par une tierce personne. Ni l'auteur, ni le destinataire de cette lettre ne se douteront, jusqu'à la minute où ceci leur tombera sous les yeux, que nous ayons pu en faire aucun usage. Le caractère intime du récit en confirmera l'autorité. Je demande à tous les esprits de bonne foi ce qu'ils pensent de l'aventure suivante :

La guerre religieuse continue toujours et redouble, sur certains points. À X…, par exemple, à l'hôpital de la…, le curé de la paroisse ne peut confesser les malades qu'en présence des infirmières laïques. Une certaine demoiselle X… se tenait au pied du lit du mourant au moment où le prêtre le confessait. Priée de s'éloigner, elle répondit :

— Je suis là par ordre et j'y resterai.

Quand le curé se présenta de nouveau, un nommé Z…, membre du bureau de bienfaisance, lui barra le passage et l'empêcha d'entrer.

On a protesté, mais en vain.

Le parti républicain gouvernant peut penser ce qui lui plaît de la confession. Il ne peut pas penser que la confession ne fait pas partie intégrante du catholicisme. Dès lors, tout obstacle officiel mis à la confession est un obstacle au libre exercice du culte catholique sur le territoire français. Par conséquent, l'obstacle doit être levé par le parti régnant, ou ce parti doit avouer que ce culte est interdit. Entre ces deux positions officielles possibles, il n'y a de place que pour un mensonge, officiel, lui aussi.

La ressource du mensonge

Il est fâcheux d'avoir à dire que cette troisième position, celle où l'on ment, est très recherchée aujourd'hui. Mentir avec effronterie, ou mentir avec prudence, est-ce donc un refuge si assuré ? Le mensonge capte des votes. Il est permis de douter qu'il suscite des dévouements et recueille des fidélités. Or, c'est aux dévouements et aux fidélités qu'appartient l'avenir de notre temps troublé. Les hommes et les groupes qui demandent à la menterie hypocrite ou cynique de les tirer du mauvais pas où les a fourrés leur imprévoyance pourraient bien voir cette manœuvre se retourner contre eux.

Nous avons généreusement mis au compte des Boches toute la responsabilité des infâmes rumeurs imputant l'initiative de cette guerre au pape, aux prêtres, aux nobles, aux officiers, aux riches ; mais, s'il n'est pas douteux que le murmure destiné à nous diviser devant l'ennemi arrivait tout droit de l'Allemagne, les agents de transmission ont bénéficié de singulières complaisances et d'une entière impunité ! Sauf en trois cas que nous avons spécifiés, pas une poursuite, pas une protestation ! La presse d'information s'est tue. Les parquets se sont tenus cois. La rumeur venue des champs flotte à présent dans quelques faubourgs parisiens. Un pape qui est mort de la guerre aurait voulu la guerre ! Les familles françaises qui ont été le plus cruellement éprouvées par la guerre l'auraient ou désirée ou provoquée, ou même payée ! Ces absurdités qui sentent le Boche prennent Paris pour un village boche, mais il est bien curieux que les journaux et les assemblées où l'on raille si vivement les contrevérités dont se nourrit l'opinion publique en Bochie admettent de tels produits boches à entrer et à circuler sans difficulté dans notre pays.

À la campagne, l'antienne s'est légèrement modifiée. Un officier, un propriétaire, un grand fermier manque-t-il depuis quelque temps ? Tout le monde l'a vu partir officier ou soldat. Tout le monde peut et doit supposer qu'il est au front avec les autres… Pas du tout : il est en prison ! C'est du moins ce que l'on chuchote. Et si une mission quelconque lui vaut d'être aperçu à Paris ou dans une capitale régionale, l'objection ne vaut pas contre l'opinion des commères :

— Il aura intrigué pour avoir une permission… sous caution… on l'a relâché quelques jours, mais ça n'y fait rien, M. X. est bien en prison !

Ces jolies semences de guerre sociale, apportées comme toujours du pays de Bismarck et de Kant, du pays de la Réforme et de la Révolution ne forment pas une atmosphère bien salubre pour un pays réduit comme le nôtre au devoir essentiel de périr ou de vaincre. Le parlementarisme renaissant a fait se relâcher dans des proportions importantes la grave et forte discipline civique des tout premiers mois de guerre. Le gouvernement serait très sage d'y prendre garde. Les besognes de la défense nationale sont déjà lourdes. Il en allégerait les complications éventuelles en réprimant avec la dernière énergie nos facteurs de difficultés intérieures, au lieu de les suivre d'un œil plus qu'indulgent…

Sans doute, se croit-il très fort, mais peut-être qu'il se trompe sur les vraies conditions de sa force. Et sans doute aussi le mal ainsi préparé, espère-t-il n'être plus là pour en subir les conséquences. Mais est-il bien certain que l'ère des anciennes irresponsabilités continue ?

La défense et l'attaque

8 septembre 1915.

Le Rappel d'hier est revenu sur le sujet qu'y avait traité la veille M. Steeg. Il affirme de nouveau que « ce n'est pas du côté républicain que les moindres infractions ont été commises au pacte de l'union sacrée ». Si nous prenions ce lapsus au pied de la lettre, il faudrait croire que, en effet, selon notre confrère rallié par miracle à nos couleurs, c'est bien du côté républicain que sont venues non pas « les moindres », mais les plus grandes infractions à l'amitié civique devant l'ennemi.

Telle n'est malheureusement pas sa pensée.

Telle est pourtant la vérité.

Mais déjà, les yeux blancs, les paumes rejointes ou discrètement frottées l'une contre l'autre, voix cafarde, ton pénétré, le méprisable gobe-mouches Gustave Hervé n'a pas manqué de faire ressortir avec une tristesse pleine de componction, tout ce qui a été fait depuis le début des hostilités contre l'union sacrée. Il n'a pas oublié ce forfait des forfaits, qui consista en des distributions de médailles, d'insignes religieux, de petits Sacrés-Cœurs et peut-être d'offices religieux ou d'absolutions à l'article de mort ! Quelques prêtres ont aussi prêché qu'une guerre, étant un fléau, était aussi une expiation ; thèse conforme à la doctrine du catholicisme, qui n'est pas encore prohibé en France, et concordante avec les plus hautes philosophies générales de l'Orient et de l'Occident mais qui déplaît à telle ou telle secte religieuse opposée au dogme du purgatoire. Ah ! gémit notre Hervé, ou, pour mieux l'imiter, « hélas ! » ces prêtres-là étaient de cruels ennemis de l'ordre. N'ont-ils pas essayé aussi de convertir au christianisme quelques tirailleurs algériens ? On a vu beaucoup d'hommes, considérant dans cette guerre un chronique péril de mort, revenir aux idées religieuses de leur enfance. Un certain nombre d'autres hommes, animés de la charité intellectuelle inhérente au sacerdoce, ont pressé leurs semblables de réfléchir à la haute question d'avenir que proposent à tous la mitraille et l'obus. Hervé sait que des officiers, confessant leur foi, ont donné l'exemple. Il ajoute que des camarades, avant d'entraîner leurs voisins au feu, les ont entraînés à l'autel.

De quoi le pauvre Hervé montre au fond de ses yeux des larmes si amères que le lecteur se demande si les mots de la langue ont changé de sens depuis le matin…

Deux actions à comparer

Multipliez par dix, par vingt, par mille, cet ensemble de faits reprochés aux curés ; ce sont des faits religieux, ce ne sont même pas des faits de cléricalisme. Je défie qu'on y montre quelque chose de spécifiquement politique. En dehors des théocraties musulmanes ou des organisations nationales fondées, comme le monde slave ou le monde grec, sur un rite, quel Pouvoir politique peut ranger sincèrement les actes d'une telle nature dans la propagande « réactionnaire » ? Mais soit ! Et imaginons que l'horreur en ait commencé le 2 août 1914, à la mobilisation. À la même heure, a commencé de circuler d'un bout à l'autre de la France, quelquefois par des routes que jalonnait l'espionnage boche, une rumeur infâme imputant à nos prêtres, à nos officiers, à nos bourgeois, enfin, à toute la plus vieille armature française, 1o la responsabilité de la guerre ; 2o la complicité avec l'ennemi ! De la politique, cela ! Rien que de la politique.

Or, depuis 15 mois et 6 jours qu'elle rôde partout il s'est trouvé exactement un commandant de place, un sous-préfet, un préfet et un juge de paix pour se prononcer contre cette calomnie monstrueuse. Le gouvernement, adjuré par nous, au nom de l'honneur français d'intervenir, n'a pas bougé ; la grande presse, pas davantage. La petite nous a injuriés. Un écho de La Bataille syndicaliste nous a présentés comme des espèces de mouchards, elle a même couché avec de l'encre sur du papier un « pouah ! » des plus édifiants quand nous avons proposé à nos confrères de dénoncer et de réprimer un scandale, vraiment diviseur, celui-là. Ce journal trouve propre et peut-être utile de laisser diffamer les orphelins et les veuves des combattants. Ce journal juge beau de laisser courir le bruit que des hommes pleins de valeur et de savoir, promus pour leur science et pour leur bravoure, avaient été emprisonnés ou fusillés pour le crime de trahison ! Ce journal trouve juste et humain de laisser exposer la France aux déchirements et aux convulsions. Ce journal se qualifie et se définit.

Nous connaissons assez de républicains honnêtes pour savoir que ces rumeurs allemandes, servies par une obscure complicité à l'intérieur, les remplit d'indignation et de dégoût. Pourquoi gardent-ils ces sentiments pour eux seuls ? Pourquoi ne les disent-ils pas et ne les écrivent-ils pas ? L'audace des bandits vient de la timidité des honnêtes gens. Je propose aux honnêtes gens du Rappel la lettre suivante qui m'est envoyée de Bretagne. Elle émane d'un territorial, « brave homme religieux, bien pensant » me dit-on :

J'ai une nouvelle à te demander, j'ai entendu dire que le recteur de notre paroisse a attrapé trois mois de prison pour envoyer de l'or en Allemagne ! Mais pour moi, j'ai de la peine à mettre cela dans mon idée… Mais cependant, si c'est vrai, il mérite davantage.

Parbleu ! Et voilà la rumeur infâme introduite à l'endroit où voulait la mettre l'Allemagne. Elle est dans la tranchée. Mais qui l'y a conduite ? Qui l'y a laissée arriver ? Si quelqu'un a le cœur d'assimiler des œuvres de propagande religieuse à l'abominable réseau qui a transmis l'infâme rumeur allemande, que cet homme se fasse la honte de lever la main…

La France d'abord

On lit dans La Croix des Landes, à la fin d'une énumération des mêmes rumeurs propagées :

… Calomnies stupides contre les prêtres, contre les messieurs qui sont loin des tranchées, tandis que les soldats du peuple y passent tout leur temps. Stupidité et méchanceté, car les prêtres font admirablement leur devoir sur le front et il suffit de regarder autour de soi pour constater que presque toutes les familles nobles ou bourgeoises ont des morts ou des blessés. Mais il y a parmi nous des misérables qui, ne pouvant le nier, racontent que certains de ces jeunes gens ne sont pas morts en combattants, mais qu'ils ont été fusillés pour trahison.

Je demande au Rappel s'il y a commune mesure entre cette diffamation des héros morts à l'ennemi et la critique de la démocratie ou les souvenirs circonstanciés donnés à d'incontestables fautes d'incurie militaire ? Les courants « dissimulés, dangereux, perfides », dont se plaint Le Rappel, sont-ils comparables pour la perfidie qu'ils recouvrent ou pour le péril public qu'ils recèlent à ces mouvements antimilitaristes et antisociaux dont il ne dit rien ?

Le Rappel est républicain, d'accord. Mais la France peut se concevoir sous un autre régime. La Société, aujourd'hui placée sous la loi démocratique, peut prospérer sous des lois toutes différentes. On ne me fera pas admettre que l'attachement à la République puisse être plus fort, dans un citoyen, que le patriotisme ou le souci de l'ordre public. Dans tous les cas, du simple critérium de l'union sacrée, ni les distributions de médailles, ni les critiques motivées de la structure de l'État ne font les affaires de l'ennemi, et bien au contraire ; nos critiques procurent un réconfort intellectuel évident, et l'action religieuse apporte un réconfort moral dont nul ne peut disconvenir. Mais à quoi sert l'antimilitarisme et l'esprit de guerre civile ainsi tolérés, sinon à l'exaltation des idées d'un Parti ou à la conservation de ses intérêts ?

Je dis peu. J'en dis assez pour conclure que le particularisme dont vous vous plaignez n'est qu'en vous.

Deux politiques religieuses

Notez bien que l'on est prêt à admettre qu'ici ou là, dans la fièvre des événements et des angoisses, dans l'exaltation du prosélytisme et de la charité, des excès de zèle aient pu être commis. Excès explicables, mais excès regrettables. Plût au ciel que le monde ne connaisse pas d'autres fléaux moins faciles à réparer !

Un État normal n'aurait fait ni une ni deux, il se fût adressé illico aux cardinaux français, au nonce du pape, en demandant à l'un ou à l'autre de ces princes de l'Église d'agir sur leurs fidèles pour réprimer, régler, modérer ces élans bien intentionnés, mais d'effet discuté. N'eût-elle pas le sentiment de la dignité des hommes ou de la majesté de ses propres sacrements, l'Église a intérêt à maintenir dans tout cet ordre la juste mesure. Ici, le réveil même du sentiment religieux l'eût intéressée à cette collaboration morale avec l'État. Son autorité spirituelle, agissant par des moyens spirituels, eût été la plus efficace de toutes. Mais on ne pouvait y avoir recours. Pas de nonce du pape ! Pas de relations régulières avec les cardinaux et l'épiscopat ! L'État était frappé d'impuissance, car le matériel ne peut pas grand-chose sur le moral. On a donc recouru à ces mouvements d'opinion qui, utilisant nos divisions religieuses et philosophiques, soulèvent aussi implacablement, la colère et la haine. De « débordements cléricaux » assez hypothétiques et, à tout prendre, bien anodins, on a fait sortir des campagnes anticléricales, génératrices ou régénératrices de discordes devant l'ennemi. Ce n'est pas beau. Et ce n'est pas heureux. Un politique aussi immoral que Machiavel ou Talleyrand jugerait d'un mot cette politique : ce n'est pas fort.

Dans l'Autunois

Il y a plus faible encore. C'est de tenir par simple pique d'amour-propre à des formules sans esprit comme sans réalité. Le 31 août, le Conseil municipal d'Autun, composé de radicaux modérés, avait autorisé à mains levées le rétablissement de la procession des reliques de saint Lazare à travers les rues de la ville. Des affiches enthousiastes avaient remercié le Conseil, tracé l'itinéraire, annoncé un pavois aux seules couleurs nationales. Cette pompe religieuse a-t-elle été jugée incompatible avec les progrès de l'esprit moderne ou avec les dernières découvertes de la science ? Trois jours après, la Préfecture de Saône-et-Loire annonçait que, si la procession sortait, la troupe interviendrait par son ordre. S. G. l'évêque d'Autun n'a pas voulu laisser employer l'armée française à cette besogne. Il a renoncé à la procession. Tel est le haut esprit patriotique du clergé français. Tel est l'esprit métaphysique d'une préfecture de la République française.

Si l'on estime que cet esprit métaphysique est compliqué de l'âpre sentiment des intérêts d'un parti, je n'y puis contredire ; c'est à Autun que s'est produit le fait récemment signalé par tous les journaux, de La République française à la Gazette de France :

M. Jean-Marie Pillien, demeurant à Saint-Fougeot (Saône-et-Loire), est un mutilé de la guerre. Il se présente au concours spécial de préposé des contributions indirectes qui doit avoir lieu le 30 août prochain. Certes, nul n'a de plus beaux titres que ce soldat amputé par les balles allemandes.

— Doucement, doucement ! dit le sous-préfet d'Autun. Comment votait-il ?

Et il expédie une demande de renseignements « confidentielle » à M. Périer, conseiller général de Saône-et-Loire :

M. le sous-préfet d'Autun a l'honneur de prier M. Périer, conseiller général à Autun, de vouloir bien lui retourner après l'avoir remplie, la notice ci-contre, concernant Pillien (Jean-Marie), mutilé de la guerre.
Antécédents… Moralité… Opinion et attitude politique… (Urgent).

Le papier destiné à M. Périer, conseiller général, fut remis à M. Germain Périer, député, qui infligea au sous-préfet le châtiment sévère mais juste de publier sa lettre.

Ainsi, les héros de la guerre doivent être divisés en deux classes ; ceux de droite, à qui rien n'est dû, et ceux de gauche pour qui seront toutes les complaisances.

C'est un peu cynique à avouer ! C'est même un peu imprudent.

Mais l'imprudence des imprudences, c'est d'imputer à d'autres la rupture de l'Union sacrée, quand on arbore à son passif des actions de cette nature.

La prière du général

24 octobre 1915.

Un chef musulman qui combat sous notre drapeau a toute liberté pour invoquer Allah. Un officier socialiste est laissé libre de mêler aux paroles destinées à entraîner ses hommes, ses rêveries et ses conceptions particulières du passé et de l'avenir de l'humanité. Un comtiste aurait peut-être licence d'invoquer tour à tour le Grand Être, le Grand Fétiche et le Grand Milieu. Toute faculté religieuse doit être refusée aux généraux français qui seraient catholiques. On lit dans L'Humanité, au chapitre des « Faits qui parlent » :

Le 29 septembre à 14 heures, la dépêche suivante était communiquée aux troupes…

Le général signataire ajoute : Non nobis sed tibi gloria, Domine.

Les poilus qui avaient été un peu suffoqués par le latin du général de Castelnau disent maintenant que nos grands chefs, une autre fois, feraient bien de s'exprimer en français et de dire la vérité…

Sans insister sur l'inexactitude de la citation, admirons tout d'abord comment ces gens qui ont toujours à la bouche notre fraternité latine se montrent incapables de supporter le moindre usage de la langue latine, ni la moindre allusion au plus grand fait matériel et moral du monde latin d'aujourd'hui, qui est certes le catholicisme.

Admirons aussi comme ce latin facile reste mystérieusement incompris de L'Humanité. Ainsi, il ne dit pas « la vérité », ce texte ? Sans doute si on l'estropie 16 ! Non, dans sa vraie teneur. Non nobis, Domine, non nobis sed nomini tuo da gloriam. Cela ne veut pas dire qu'en fait, il n'y a pas de gloire pour nos combattants et nos victorieux. Mais cela signifie qu'entre ces victorieux combattants, quelques-uns, les croyants, s'adressent à Dieu et le prient de détourner d'eux cette gloire par eux méritée. Ils la lui renvoient, ils l'adjurent de se la réserver ainsi à lui-même, en raison d'une vue de justice plus haute, de piété plus profonde, peut-être pour atteindre à des mérites supérieurs, à des bienfaits ultérieurs. Car, disent ces croyants, quel qu'ait pu être notre effort, d'où venait-il, sinon de l'auteur et du père céleste ? Nos positions, nos armes, nos pensées, nos bonheurs, nos chances découlaient de lui de tout temps, ou peut-être oscillaient de toute éternité dans cette main, dans cette pensée, dans cette bonté supérieures à toutes nos armes et à toutes nos chances. En remontant ainsi le fleuve des effets jusqu'à leur source et à leur cause, en y laissant, comme un tribut de gratitude et d'amour, l'hommage de l'action qui a jailli de nous et de ses effets immédiats les plus glorieux, nous faisons preuve de raison pénétrante, de volonté bonne et unie à la souveraine volonté, qui doit être faite du sentiment d'humilité qui convient aux fils du limon. Sans avoir calculé ce résultat moral, nous nous gardons des vaines fumées de la fortune, nous conservons la lucidité de notre raison, et, en le sachant bien, et en le voulant bien, nous nous concilions ce juge et ce maître de tout, de qui tout dépend et dérive ; en nous mettant dans son cœur comme ses enfants, nous rendons plus facile l'écoulement naturel de toutes les grâces divines dont la France profitera…

Est-ce bien ? est-ce beau ?

Voici donc un des sens exacts de cette prière qui remercie et qui demande, qui consacre et prépare. Sur la vérité de son objet, le genre humain n'a guère douté et, si les écoles disputent, ni L'Humanité, ni tous ceux qui doutent comme moi, ne sont plus assurés sur un tel sujet que le général français qui, lui, ne doute point. Emportée à la réalité des réalités ou à la plus haute des illusions humaines, cette prière est ce qu'elle est. Il serait convenable, il serait raisonnable, il serait humain et français de ne pas la défigurer et, si on parle d'elle, de ne pas la fausser.

Un des devoirs élémentaires que commande le soin de la paix civile et de la conservation sociale entre Français commande de savoir le vrai sens des pensées et des sentiments cultivés par des millions et des millions de nos compatriotes, qui sont le plus voisins de nous et avec qui nous devons entretenir des relations de tous les jours. Il est amer et ridicule de constater qu'un jeune écrivain français ne puisse risquer une erreur de détail sur le célèbre Kant ou sur l'illustre Gobineau, sur le fameux Karl Marx ou sur le cher Novalis, sans arracher tout aussitôt des cris de protestation et d'indignation à tout le chœur de la défense républicaine campé entre la rédaction du Temps et les bureaux de L'Humanité, et déguisé pour la circonstance en critiques littéraires, philosophiques ou économiques, quand les plus grossières erreurs accumulées par ces messieurs sur le catholicisme devraient passer comme lettre à la poste. Qu'on joigne l'insulte à l'ironie, cela est trouvé parfaitement naturel.

Cependant, des seuls points de vue qui soient communs à des croyants et à des incroyants, l'utilité morale de ces élévations religieuses n'est pas douteuse puisqu'elle est proclamée par les hommes de haute intelligence et d'énergie puissante à qui le gouvernement de la France a confié ce qu'elle avait de plus précieux, le drapeau et l'épée, la conduite des hommes et la responsabilité du commandement ! Quand des chefs admirables disent notre force est là, on a le devoir de les croire. Le moins que l'on doive à cet aveu solennel du besoin de leur âme, c'est le respect. Mais on doit davantage, dès que l'on s'est donné la peine de comprendre la signification profonde de la prière catholique, le sens qu'elle enveloppe dans l'intelligence du monde, et les rapports qu'elle soutient avec toutes les sources de vie intérieure ; les ignorants seuls et les sots peuvent garder le droit de ne pas admirer.

L'incident Lagardère

11 novembre 1915.

Les quinze jours d'arrêt donnés à M. l'abbé Lagardère pour son sermon sur l'expiation feront l'office d'un paravent politique. À moins que les agences et les journaux aient rapporté infidèlement la parole de ce prêtre catholique et que l'affaire ne soit autre que nous ne la connaissons, je persiste à considérer l'incident comme un déplorable malentendu, lié à cet état de décadence auquel la presse et la tribune ont réduit le langage français et qui nous a fait perdre le sens des mots comme l'idée élémentaire des choses.

S'il n'était plus possible à un prêtre catholique de parler de l'expiation de la France, expiation qui n'est exclusive ni certes de la victoire de la France, ni non plus d'une expiation incomparablement supérieure imposée aux peuples ennemis ; si ces idées contemporaines de notre civilisation, antérieures même au christianisme et que la dégénérescence luthérienne ne saurait ni remplacer, ni faire oublier, devaient être proscrites de l'armée française, je dis que le catholicisme en serait exclu aussi, et non seulement le catholicisme mais une moitié au moins des philosophies qui sont enseignées dans les classes, et les plus hautes, en particulier celle-là que Leibnitz appelait perennis quaedam philosophia.

Je n'ai pas à discuter la mesure qui frappe M. l'abbé Lagardère, mais il faut penser ou que les faits qui la motivent sont encore mal connus ou qu'il y a méprise et surprise en haut lieu. Méprise ou surprise seront d'ailleurs tout à fait bienvenues à la Chambre, rendez-vous naturel de tous les coqs-à-l'âne et de toutes les calembredaines en cours. Sans protestation oratoire et sans rectification tapageuse, il est facile aux autorités catholiques de rétablir avec toute la discrétion et la prudence nécessaires la vérité de droit si elle a été méconnue ; car, pour parler comme M. Compère-Morel, les Français catholiques ont les mêmes titres que les Français anarchistes au ravitaillement moral. Ils y ont même un titre supérieur, puisque la doctrine qui les ravitaille leur prêche de façon directe et logique, la discipline, le dévouement, le service de la patrie ; ce qui n'est point le cas de plusieurs des doctrines d'en face.

Où « avez-vous un texte » ?

16 février 1916.

Depuis dix-neuf mois de guerre, il y en a dix-huit que nous dénonçons la rumeur infâme diviseuse des forces françaises et des esprits français. Louis Dimier eut sujet de mettre en cause à ce propos La Dépêche de Toulouse. Celle-ci fit l'indignée et la solennelle ; empruntant, d'une manière bien imprévue chez elle, la méthode de Fustel de Coulanges, « avez-vous un texte », nous a demandé la grave Dépêche.

Nous n'étions pas à court de texte, mais je dois avouer qu'à cette époque le plus beau texte montrant La Dépêche de Toulouse en train de pousser à la haine civile n'était pas en notre possession, car il n'était pas de ce monde, où il est entré à la date du 14 février, en réalité le 12 au soir. La censure de la Haute-Garonne n'a pu s'empêcher d'en supprimer quelques traits. Mais l'édition complète a été vendue à Toulouse-ville, à Villefranche de Lauragais, à Castelnaudary, à Carcassonne, l'Hérault, le Gard, les Bouches-du-Rhône, le Var ; dans tous les endroits où il a pénétré de la sorte, ce texte, un article de M. Paul Adam, a provoqué impunément les Français à s'entre-haïr et à se méconnaître en se manquant les uns les autres de respect sur le patriotisme et sur la raison. Un ministre a demandé à M. le député Roulleau-Dugage de plus amples détails sur les provocations de ce genre. Il n'y aurait qu'à lui adresser l'article type de M. Paul Adam.

Cet agent provocateur commence en ces termes, non échoppés :

Il y a peu de jours, Le Temps signalait un bruit selon lequel les Empires du centre auraient offert au pape d'agréer son ambassadeur parmi les membres d'un congrès de la paix, si l'influence du Pontife décidait maintenant partout les catholiques d'importance à combler les vœux germaniques en demandant la fin immédiate de la lutte.

La nouvelle a été démentie dans les vingt-quatre heures. M. Paul Adam n'en tient aucun compte, il aime mieux répéter les confidences d'un mystérieux ecclésiastique « étonné par les opinions toutes brusques d'un député clérical » qui aurait vanté « la paix hâtive » (une paix à la Caillaux peut-être) devant « un jeune officier blessé et décoré ». Un ami de M. Paul Adam « qui fréquente les journalistes conservateurs » lui aurait annoncé « la préparation d'un mouvement pour la paix dans une de leurs gazettes ». Plus loin est nommé L'Éclair, c'est-à-dire le complice électoral de M. Caillaux et son tuteur judiciaire de juillet 1914. Si M. Paul Adam n'a pas inventé son roman de toutes pièces, il faut en retenir cette accusation contre un ancien journaliste conservateur passé depuis deux ans au parti de M. Caillaux !

Je préfère ne rien donner de la partie échoppée de l'article. Il suffira de dire que, par une insolente et grossière intervention, M. Paul Adam impute à des « paysans cléricaux de l'Orne et de la Mayenne » la rumeur révélée par des correspondants royalistes, rendue publique par nous et d'après laquelle il faudrait éviter de cultiver la terre pour aboutir plus vite à la paix ! Cette ridicule infamie (M. Paul Adam ne s'est pas soucié de varier nos propres adjectifs) était mise dans les mêmes bouches (cléricales peut-être ? royalistes, n'est-ce pas ?) qui chargent des responsabilités de la guerre les prêtres, les officiers, les bourgeois ! M. Adam ne s'est pas soucié de la contradiction ! Il lui a suffi de ragots trouvés dans « un journal républicain », Le Perche, pour accuser les cléricaux en masse de vouloir bien livrer leur pays aux « hérétiques » incendiaires de Louvain et de Reims… « Il suffit », conclut la lettre ouverte de M. Paul Adam, « de dénoncer à la nation le forfait pour que le peuple en fasse justice, n'est-ce pas ? »

La Dépêche ayant reçu cette lettre ouverte, l'ayant insérée, et vendue, évitera, je pense, de nous demander désormais notre texte. Il est dans ses colonnes, qui sont dignes de le garder. Mais je dois à M. Paul Adam son passé.

M. Paul Adam se livre en ce moment à des exercices de rhétorique d'un patriotisme excité et farouche, souvent moins criminel que la pièce qu'on vient de lire, toujours peu éclairé, toujours circonscrit à l'immédiat et d'un verbiage effrayant.

Les Français de 1916 doivent être informés que M. Paul Adam n'a pas toujours été le féroce anti-germaniste ni le cocardier bruyant que voilà.

Il écrivait, il y a vingt ans :

La richesse de l'idée philosophique allemande, le génie de Goethe qui engendra notre romantisme, et celui de Wagner qui modifia nos conceptions d'art en les alliant aux métaphysiques symbolisées, la belle organisation du socialisme germain, cela et mille raisons économiques doivent nous faire désirer des relations économiques et sociales très étroites entre les deux peuples…

Mais il ne semble pas que ces relations, aujourd'hui, soient moindres que celles qui unissent à l'Angleterre, par exemple, dont l'influence guide nos goûts plastiques, comme celle de l'Allemagne guide nos goûts philosophiques et musicaux.

On peut dire que l'Allemagne est, à cette fin du XXe siècle, le pays d'où nous tirons le plus d'esprit… Les misères de 1870 se compensent par les dons intellectuels que le vainqueur nous apportera.

Le théâtre, les concerts, la librairie, les congrès socialistes, où les leaders allemands et français se concertent, l'accueil obtenu chez nous par Wagner, Nietzsche, M. Hauptmann et même M. Nordau, les voyages de nos dilettantes à Bayreuth, marquent une tendance qui enchante tout esprit désireux de voir s'amoindrir des manifestations barbares ne répondant plus à aucune des déductions sérieuses du temps.

Elles étaient fameuses les sérieuses déductions de M. Adam en 1895 ! Mais poursuivons :

On se souvient que les Francs ne furent qu'une tribu germaine et nos attaches latines nous impressionnent peut être moins depuis que la renaissance romaine value par la Révolution se gâche dans le méridionalisme excessif des parlementaires…

Les lecteurs de La Dépêche de Toulouse verront que cet ennemi du cléricalisme n'est pas l'ami très chaud du « méridionalisme ».

Je pense donc que ces relations entre Allemagne et France, déjà heureusement rétablies, par l'entremise de l'élite intelligente, doivent maintenant se renforcer par le concours de ces énergies qui opéraient une pression sur la politique des gouvernements. Les artistes, les socialistes, les marchands des deux pays devraient fonder une ligue germano-franque avec le but bien net de mettre à rien les expectatives militaires d'une minorité ridicule, bruyante, infime.

Les intérêts des deux nations sont les mêmes en Afrique.

Pourquoi les commerçants unis d'Allemagne et de France n'exigeraient-ils pas qu'une partie importante des armements fut employée, etc.

M. Paul Adam, comme on voit, ne s'est pas trompé à moitié. Il est bien de ce groupe d'hommes qui contribuèrent il y a vingt ans à jeter la France dans la direction du désarmement qui nous livra à l'envahisseur. Il est de ceux que tout patriote réfléchi doit prier d'abord de se taire pour ne rien ajouter au lourd passif des agitations. Il ne se rattrapera pas. Qu'il se fasse oublier. Ou qu'il s'entende dire que sa honteuse imprévoyance de 1895 est digne de ses folles visions de 1916.

Le défi de La Dépêche

23 février 1916.

Le même jour où M. Paul Adam publiait ses abominables diffamations contre les catholiques français dans La Dépêche de Toulouse, le même journal publiait ces quatre lignes tirées, disait-elle, d'une lettre du front :

« Je mets au défi n'importe quel poilu (mais un vrai, alors !) de dire qu'il a vu monter la garde aux tranchées à un curé ou à un millionnaire. »

Nous avons relevé ce défi au moyen des premiers exemples venus que nous ont proposés nos lecteurs. Tous les journaux dignes du nom français font de même. On n'a que l'embarras de choisir entre les traits de vertu militaire cités un peu partout à l'honneur des « curés ». Nous transcrivons très volontiers ce qu'un de nos amis nous détache du Bulletin des armées de la République (13–15 janvier 1916) :

Légion d'honneur.

Sergent Lamy, 566e infanterie : sous-officier d'une haute valeur morale, animé de l'esprit de devoir et de sacrifice poussé jusqu'à l'héroïsme. Blessé cinq fois au cours du combat du 6 septembre 1914, il conservait le commandement de sa section et la maintenait sous le feu le plus violent. Atteint d'une sixième blessure, et mis dans l'impossibilité d'assurer son commandement et de faire le coup de feu, il se traînait près des blessés, leur distribuant le contenu de son bidon. Revenu sur le front à peine guéri et mis, sur sa demande, à la tête d'un groupe de volontaires, a rempli avec la plus grande bravoure plusieurs missions périlleuses. Blessé grièvement le 12 novembre 1914, a donné à ses hommes l'ordre formel de l'abandonner sur le terrain en vue de leur éviter de tomber entre les mains de l'ennemi.

Chose horrible à dire, le sergent Lamy, c'est l'abbé Lamy, professeur au grand séminaire d'Issy ; c'est un curé et, pour suprême malchance de cette pauvre Dépêche où, décidément, l'œuvre boche de division et de haine n'est plus accomplie que par des lourdauds, ce héros qui s'est offert si noblement à tous les sacrifices appartient, nous dit-on, à une famille de bourgeoisie plus qu'aisée. Il avait de l'argent et il s'exposait à la mort : l'étonnement de La Dépêche sera sans mesure.

Une provocation nouvelle

28 février 1916.

Nous avons vu hier quelque chose de plus sérieux dans l'ordre du pire : une note anonyme de L'Humanité (organe socialiste officiel) a essayé de provoquer, parmi ses lecteurs, un nouvel accès d'anti-cléricalisme béat. Les provocations de La Dépêche m'avaient paru la semaine dernière atteindre aux derniers confins de l'infamie. Mais L'Humanité les recule, L'Humanité publie et reproduit une carte postale qu'un Père jésuite officier aurait expédiée en souvenir des morts de son régiment et qui, d'après L'Humanité tomberait sous le coup de l'interdiction officielle de « publier des cartes postales illustrées représentant des localités ou des points de vue pris dans la zone des armées avec ou sans indication du lieu représenté. » Nous avons cherché vainement la représentation d'un point de vue ou d'une localité sur le fac-similé donné par le journal socialiste. Nous y voyons une croix, une couronne d'épines, une auréole détachée sur une carte de la région Verdun Saint-Mihiel avec cours de la Meuse. Cette carte est dans tous les atlas et au verso d'un grand nombre de cahiers d'écoliers. Le rapport que L'Humanité vient établir entre la défense de fournir les images matérielles de notre pays et ce schéma abstrait distribué autour d'emblèmes religieux est un rapport absolument imaginaire. La rage anticléricale l'aura pourtant rêvé en vue de chercher aux jésuites une querelle d'Allemand. Nous passerions en haussant les épaules, si nous ne lisions plus bas ceci : la carte, dit le journal, est « offerte par le père jésuite Boutin, officier au… secteur postal… » Nous supprimons les chiffres que L'Humanité ne se gêne pas pour publier, car elle est au-dessus des lois. Elle ajoute :

Il est déjà surprenant que l'on ait eu la faiblesse de donner les galons d'or à un membre de l'Ordre qui, au commencement de la guerre, témoigna sa sympathie à l'Allemagne en termes dithyrambiques dans une déclaration officielle que la presse publia.

Nous ne savons à quel canard peut bien faire allusion L'Humanité pour bourrer le crâne de son malheureux public. L'ordre des jésuites étant un corps international (de la seule internationale qui tienne) est aussi incapable de faire des déclarations officielles de sympathie que d'antipathie pour l'Allemagne ; le lien spirituel qui le réunit est d'une autre nature, il se noue sur un autre plan que le plan matériel des conflits entre les nations et les races. Il est permis et même facile à l'Ordre de les éviter. Ses membres remplissent leur devoir national, chacun à son poste, et le patriotisme des jésuites français est jugé là où il le faut sur nos champs de bataille. À l'heure où je lisais l'infamie de L'Humanité, une main amie m'adressait la coupure suivante du Petit Marseillais, à la rubrique du « Midi au feu » (car on n'a peut-être pas oublié que les électeurs de M. Renaudel ont été aussi calomniés par leur sénateur Clemenceau que les membres de la Compagnie de Jésus) :

Le général commandant la … division cite à l'ordre de la division l'abbé J. Brémond, d'Aix-en-Provence, aumônier volontaire :

Pendant une année qu'il a passé au régiment, n'a eu de cesse qu'il ne fût arrivé à connaître individuellement les hommes et à prendre sur eux la plus heureuse influence. Très actif, ne connaissant pas la fatigue et ignorant le danger, a toujours marché avec les unités les plus avancées. Déjà fin août 1914, avait collaboré à l'évacuation difficile dune ambulance presque sous le feu de l'ennemi. Le 25 septembre 1915, sous le feu le plus vif d'infanterie et d'artillerie, s'est porté en terrain découvert à la recherche d'un officier que l'on croyait tombé. Du 28 septembre au 10 octobre 1915, a accompagné les batteries portées en avant sur le terrain conquis, prodiguant sa présence partout où il la jugeait nécessaire et particulièrement aux endroits les plus exposés.

Cet abbé, Jean Brémond, est précisément un jésuite. Pire : il a un frère jésuite, le père André Brémond, helléniste, exquis auteur d'un livre plein de sens et de charme sur La Piété antique. Ce n'est pas tout. L'abbé ou le père Jean Brémond eut un frère bénédictin. Je mettrai le comble à l'horreur de ces révélations en ajoutant qu'il est aussi le propre frère de M. l'abbé Henri Brémond, le saint et diabolique auteur de cet Humanisme dévot qui vient de paraître chez Bloud et dont tous les esprits curieux d'histoire pittoresque font déjà leurs délices. Il n'était pas possible de donner dans la calotte au degré du père Jean Brémond. Et voilà que cet intrigant se mêle d'assister et de consoler les mourants, de sauver les blessés et de se prodiguer aux endroits les plus exposés ! Proprement, cela crie vengeance, on comprend que les citoyens conscients embusqués de L'Humanité n'aient pas hésité à régler en bloc son compte et celui de ses frères jésuites ou non. « Les jésuites », conclut L'Humanité, « peuvent tout oser ».

La véritable audace

Ils osent en effet affronter le feu ennemi. Mais il est permis de faire observer que, dans son genre, le culot, si j'ose ainsi dire, des socialistes de L'Humanité est incomparablement plus oseur. Car enfin, ces messieurs qui s'effarent qu'on ait donné « les galons d'or » à ce Français, animé de fantastiques sympathies pour l'Allemagne, sont les mêmes qui ont entretenu jusqu'au dernier moment les relations les plus suspectes avec la Sozial Demokratie allemande, qui se sont fait berner par elle, qui se sont fait payer par elle (20 000 marks s'il vous plaît), et qui, depuis dix-neuf mois de guerre, ne cessent de présenter à la patrie française, au prolétariat français indignement berné une défense de l'Allemagne et des Allemands où l'on distingue, hélas ! plus que des sympathies de cœur : la honteuse complicité de l'esprit de faction.

L'article de L'Humanité a paru le jour où le cœur de la France vibrait au canon de Verdun. L'offense à quelques-uns de nos plus généreux défenseurs devait être repoussée et punie sur l'heure. Mais les auteurs de cette distraction impie ne devraient-ils pas être recherchés par la justice, s'il en était une, pour être voués publiquement aux colères et aux mépris de tous les Français ?

« Les jésuites peuvent tout oser »

1er mars 1916.

Nous ne connaissions pas « ce père jésuite Boutin » que L'Humanité de dimanche accusait d'une espèce de trahison et inculpait (délit imprévu dans le journal de M. Jaurès), de sympathie pour l'Allemagne. Mais nous n'aimons pas que l'on diffame des Français qui sont soldats ou qui font honneur à la France. Comme nous aurions défendu le conseiller d'État Collignon ou l'instituteur Chalopin ou ce M. Jacquet de la Ligue des Droits de l'Homme, tombé à Lille sous les balles des bandits prussiens en criant : Vive la France ! Vive la République ! nous avons fait honte à l'ancien organe du désarmement national payé 20 000 marks par la Sozial Demokratie allemande.

Comme il arrive, nous avions plus amplement raison que nous ne croyions d'abord, et le tort que s'est fait le malheureux journal de M. Renaudel, était aussi plus grave encore ; le Père Jean Boutin, auteur de la carte postale incriminée par L'Humanité, est mort au champ d'honneur le 31 octobre 1915. Il est mort en héros après quinze mois de campagne.

Le père Boutin

Quelques textes officiels doivent être cités ici. Ils sont empruntés au Bulletin annuel de l'association des anciens élèves de la Seyne, car l'abbé Boutin appartenait au diocèse de Fréjus, précisément celui que M. Renaudel représente à la Chambre :

Boutin Jean, de la Compagnie de Jésus, sous-lieutenant du 312e régiment d'infanterie :

Cité à l'ordre du régiment : « Chef de section, d'un dévouement et d'une bravoure incontestés, prend part à toutes les patrouilles délicates et difficiles. »

Félicitations : « Le général commandant la 65e division d'infanterie adresse ses félicitations aux gradés et hommes de troupe volontaires commandés par le sous-lieutenant Boutin, du 512e régiment d'infanterie, qui, dans la nuit du 30 juin au 1er juillet 1915, ont fait preuve de dévouement, d'esprit de sacrifice, de calme et de sang-froid en exécutant une corvée très pénible qui consistait à enlever un petit vallon situé en avant de notre tranchée de Prière et ramener dans nos lignes 9 cadavres et 14 fusils français.

Inscrit au tableau spécial de la Légion d'Honneur pour le grade d'officier…,

Voici dans quels termes le lieutenant-colonel du 512e a fait part à la famille du malheur qui la frappait :

Je venais d'être blessé pour la troisième fois et j'étais immobilisé dans mon poste de commandement lorsqu'on vint me rendre compte que le sous-lieutenant Boutin, profitant d'un brouillard très épais, avait voulu aller voir un de ses postes d'écoute en avant de sa tranchée de première ligne de Lorraine.

Bien que la distance entre ces points ne fût que d'une cinquantaine de mètres, il a été, dans ce trajet, en butte à un tir de mitrailleuses ennemies.

Malgré son casque une balle l'a atteint très grièvement à la tête.

On l'a transporté au poste de secours, mais son état étant très grave, on l'a évacué sur l'ambulance ; il est mort en route.

J'ai demandé pour lui, par téléphone, la croix de Guerre et celle de chevalier de la Légion d'honneur et j'ai été heureux d'apprendre que cette suprême récompense, destinée surtout à sa famille, lui était accordée.

Son souvenir restera à jamais vivant au 512e, dont il restera l'une des gloires les plus pures.

Le père Boutin ayant traversé le séminaire de Saint-Sulpice, on me communique un numéro du Faisceau, bulletin des élèves de Saint-Sulpice tués à la guerre, dans lequel se trouvent citées quelques belles paroles tirées des lettres de ce héros.

Pour « berner le prolétariat »

Les députés qui n'ont pas opté comme M. Bokanowski et le commandant Driant pour le front liront avec stupeur ces mots du père Jean Boutin :

Encore un nouveau deuil… quand donc seront finies ces hécatombes ? Quand donc ? Ne voyez pas cependant dans mes paroles l'ombre d'une plainte. Le bon Dieu m'a donné vis-à-vis de la guerre une inépuisable dose de patience. Je ne désire pas le moins du monde être ailleurs que sur le front.

Pas possible, dira M. Renaudel ! Mais tous les goûts sont dans la nature, le père Boutin préférait à ses aises les tâches les plus difficiles. Par exemple :

Il y a devant nos lignes quatre morts français datant de six mois au moins ; mais comme nous sommes très près des Boches, personne ne s'est encore risqué à aller les prendre. Hier, j'ai demandé à mon capitaine l'autorisation d'aller les ramasser. Le capitaine en a référé au chef de bataillon. Celui-ci en a référé au colonel, lequel n'a pas permis à la petite expédition de sortir. Ce qui m'a navré, bien entendu. Vous ne sauriez croire combien j'aurais été content de risquer l'entreprise. Là, il y avait vraiment un peu de danger, et vivre dans le danger procure une joie tout à fait réelle.

Les compagnons d'armes du père Boutin ont déposé sur son cercueil sa croix de guerre et sa Légion d'honneur, qui toutes deux dataient, comme on vient de le voir, « de sa mort dans l'accomplissement de son devoir d'officier ». Une affluence considérable suivait le corps. Les poilus se disaient qu'il était « très bon pour ses hommes, ses chefs le lui reprochaient ».

Telle était la « hardiesse effarante » de « cet individu », comme l'appelle le journal de M. Renaudel. Qui voudra contester que les jésuites de nos jours puissent « tout oser » ? Les rédacteurs de cette Humanité dont nous avons noté plusieurs fois le caractère inhumain autant que les tendances boches ou philoboches seront sages, avant d'écrire, de prendre plus soigneusement les mesures de l'effarante hardiesse des jésuites et des individus similaires. La lecture de quelques bons livres tels que les Impressions de guerre de prêtres soldats recueillies par M. Léonce de Grandmaison pourra leur servir de guide, de défense, de garde-fou dans les divagations de l'anticléricalisme alimentaire. Un peu plus réfléchis, un peu mieux informés, ils continueraient, je le crois, à faire du mal. Ils ne s'en feraient pas, directement, à eux-mêmes. Ils ne nous feraient pas songer sans cesse au jugement lapidaire porté par leur ami M. Jules Guesde sur la Défense républicaine et l'anticléricalisme : deux façons de « berner le prolétariat » disait-il à Jaurès au Congrès d'Amsterdam, le 17 août 1904.

« La rectification » de L'Humanité

3 mars 1916.

Voici en quels termes le journal L'Humanité rectifie l'abominable erreur qu'elle a commise sur le père Jean Boutin, mort au champ d'honneur. Les lignes suivantes ont paru hier à la seconde page du journal socialiste.

Nous avons publié, il y a quelques jours, un cliché de propagande cléricale qui s'est trouvé mettre en cause le nom du capitaine Boutin, qui appartenait à l'ordre des jésuites. Un ami de cet officier nous apprend qu'il a été tué à l'ennemi le 31 octobre 1915 et qu'il avait été cité deux fois à l'ordre du jour.

Nous voulons reconnaître, sans aucune espèce de réticence, le courage du jésuite Boutin, marqué par le sacrifice de sa vie, et nous ne voudrions à aucun prix passer pour avoir eu l'intention d'insulter à sa mémoire. La carte que nous avons publiée nous a été transmise seulement ces jours-ci par un de nos amis du front. Il faut croire que cette carte de propagande n'était pas sans quelque inconvénient puisqu'elle rentre dans la catégorie de celles qui se trouvent visées par la dernière circulaire du général Galliéni.

Qu'elle qu'ait été la mort héroïque du capitaine Boutin, il n'en reste pas moins qu'il vaudrait mieux que de telles propagandes ne s'exercent pas. C'est en nous plaçant à ce point de vue général que nous avons reproduit la carte en question et nous n'hésitons pas à dire que si nous avions connu la mort du capitaine Boutin, nous n'aurions pas cité son nom, comme nous l'avons fait par souci de précision, puisqu'il figurait sur la carte.

Le tracé de géographie inscrit sur la carte postale du père Boutin ne tombait nullement sous l'interdiction signalée par L'Humanité et qui s'applique aux illustrations « représentant des localités ou des points de vue ». Rappelons que le dimanche 27 février, le journal aux 20 000 marks de la Sozial Demokratie allemande et des Maggi-Kub-Compère-Morel, après avoir diffamé l'ordre du père Boutin comme animé de sympathies pour l'Allemagne, ajoutait : « Comment qualifier la hardiesse de cet individu qui ne considère les interdictions ministérielles que comme bonnes à s'asseoir dessus ? Elle est effarante. Les jésuites peuvent tout oser. »

Telles sont les injures jetées à ce héros. Si l'on trouve dans la « rectification » la moindre trace d'une excuse, on ira la porter aux parents de cet audacieux jésuite ; M. le docteur Boutin, son père, et Mme Boutin, sa mère, sont particulièrement admirés pour leur dévouement à soigner nos blessés dans les hôpitaux de Toulon.

Le défi de La Dépêche

6 mars 1916.

Nous voici en retard dans une discussion dont nous avons supporté le poids durant des saisons. Nous voici heureux d'avoir été devancés par Barrès, par M. de Lamarzelle, par une multitude de journaux régionaux de toute opinion, au premier rang desquels il faut citer Le Républicain du Var dont le nom exclut tout soupçon et dont le collaborateur, M. L. Marcellin, avec l'indignation du patriote et de l'honnête homme, avec l'illusion généreuse du républicain qui ne sait pas ou qui ne veut pas croire que la République est le gouvernement et la tyrannie d'un parti, s'est élevé éloquemment contre l'odieuse campagne qui diffame les prêtres français.

Mais c'est à Toulouse, dans la patrie de La Dépêche, que l'engagement a été le plus vif.

Prenant au mot le propos du 15 février : « Je mets au défi n'importe quel poilu (mais un vrai alors !) de dire qu'il a vu monter la garde aux tranchées à un curé ou à un millionnaire » un autre journal toulousain, L'Express du Midi, a fait une enquête auprès de l'épiscopat afin de donner la liste des prêtres morts au champ d'honneur, blessés, décorés, disparus et prisonniers. C'était fort bien imaginé et fort bien fait. Oui, mais à la sixième liste, la censure toulousaine, celle qui avait toléré le défi, interdisait de le relever plus longtemps !

On peut trouver que c'était fort. C'était même très fort. Voici plus fort. Le journal radical qui occupe Toulouse en pays conquis et qui y est également le maître des fonctionnaires et des fonctions a imaginé d'unir ses protestations à celles de L'Express. La Dépêche a publié un article intitulé naturellement « Pour la vérité » approuvant l'indignation de L'Express et faisant chorus avec lui ! Mais La Dépêche a oublié d'ajouter qu'il lui suffisait d'un signe du petit doigt pour faire autoriser son confrère à reprendre la publication interdite. Et comme le public n'est pas obligé de le deviner, La Dépêche se figure qu'elle a beau jeu !

Eh ! bien, non elle est prise. Son article du 3 mars porte ces mots :

Jamais, en effet, nous n'avons contesté qu'il y ait eu des prêtres et des religieux qui aient versé, comme tout le monde, leur sang. Sur ce point, la mauvaise foi n'eût été que de la naïveté.

C'est précisément ce qui est arrivé à La Dépêche. Elle a eu la naïve mauvaise foi de publier le 15 février le défi de son « poilu », dont on a lu le texte ; toute l'hypocrisie du monde n'empêchera pas que ce qui est écrit soit écrit.

Les jésuites français

Pour bien finir, nous allons mettre sous les yeux de La Dépêche et de L'Humanité une statistique des jésuites français qui fait un beau et digne tableau d'honneur.

Il ne m'est pas permis de dire combien de jésuites ont été mobilisés depuis août 1914, mais à la date du 15 février 1916, il en était mort 69, 10 étaient portés disparus, 99 étaient blessés, 116 avaient la croix de guerre, 45 avaient la Légion d'honneur, 10 la médaille militaire, 1 la croix de Saint-Georges russe et 2 la médaille militaire anglaise… Ces chiffres 17 qui témoignent d'un patriotisme héroïque dans la Compagnie de Jésus, ne peuvent tenir compte des pertes et des exploits dans l'offensive de Verdun, postérieure d'une semaine. Au lieu d'ergoter, l'adversaire politique devrait saluer. Même en ergotant, il devrait saluer encore.

« Pour l'honneur de la presse » M. Huc veut bien payer et aller en prison

1er avril 1916.

L'autre jour, apprenant la condamnation à trois ans de prison et mille francs d'amende du nommé M…, aubergiste de Sousceyrac, diffamateur des curés et des capitalistes (ou millionnaires), nous avons exprimé aussitôt l'espérance que M. Huc, directeur de La Dépêche de Toulouse, l'un des premiers propagateurs de la rumeur infâme flétris par le commissaire du gouvernement, se substituerait en tout et pour tout au condamné, paierait à sa place et irait en prison pour lui, par un juste sentiment des responsabilités que lui créent son intelligence, son autorité, sa fortune.

Nous voyons avec plaisir que le directeur de La Dépêche de Toulouse ne conteste à aucun degré cette vue. Son silence à cet égard semble montrer qu'il comprend comme nous l'honneur de la presse. Dans son numéro du 30 mars, son journal se contente de demander à Maurras de « citer le numéro de La Dépêche où il a pu lire une allégation semblable ».

Une « allégation semblable » même presque identique, l'allégation-type de la rumeur infâme, se trouve sans aller chercher plus loin, au numéro de La Dépêche du 15 février dernier dans ce fameux défi du poilu qui a fait son tour de France et qui a valu un blâme à la Censure de Toulouse, coupable de l'avoir laissé passer :

Je mets au défi n'importe quel poilu (mais un vrai, alors !) de dire qu'il a vu monter la garde aux tranchées à un curé ou un millionnaire.

L'aubergiste de Sousceyrac (que La Dépêche appelle avec une certaine pompe un citoyen du Lot), s'était borné à dire que les curés et les millionnaires avaient placé leur argent en Allemagne et qu'avec cet argent les Allemands nous faisaient la guerre. M. Huc a commis et provoqué à commettre des calomnies « semblables » à celles de l'aubergiste de Sousceyrac, mais de beaucoup supérieures en gravité.

La preuve demandée, la preuve du fait est acquise. Comme le journal de M. Huc n'a pas contesté la justesse de notre jugement sur ses responsabilités, il y a lieu de croire qu'il versera bientôt 1 000 francs au nom de l'aubergiste, et se constituera prisonnier pour trois ans en son lieu et place.

Le principe d'union sacrée

2 avril 1916.

Dans une lettre adressée aux députés de la droite par M. le président du conseil, il y a quelques lignes d'une remarquable énergie sur les devoirs du gouvernement :

… Il a prescrit aux autorités civiles et militaires de rechercher activement et de ne pas hésiter de livrer à la justice ceux qui tenteraient de troubler le pays par des campagnes de calomnies qui ne peuvent que servir les intérêts de l'ennemi. Vous pouvez être certains qu'il tiendra la main à ce que les instructions qu'il a données à ce sujet soient exécutées avec toute la vigilance et la fermeté nécessaires.

Ces engagements sont très nets. Il ne faudrait pas que des autorités inférieures ou latérales eussent liberté d'en éluder l'exécution.

Quoi qu'il en soit, cette partie de la lettre de M. le président du Conseil ne soulève aucune difficulté de principe. Mais une autre partie de cette lettre a le défaut d'identifier deux choses très distinctes : les discussions plus ou moins vives, portant sur des personnes, des idées, des choses déterminées, et le murmure ignoble imputant à des classes entières de citoyens, les prêtres, les officiers, les bourgeois, les nobles, de vagues et confuses accusations.

Cet infâme rumeur dure depuis vingt mois ; et sa naissance coïncide si bien avec le moment de la déclaration de guerre qu'il est difficile de ne pas l'interpréter comme un reste des préparatifs de révolution sociale que l'espionnage allemand avait certainement installés dans notre pays.

À peine l'union sacrée était-elle conclue, ce murmure éclatait. Il n'a été poursuivi judiciairement qu'à de rares intervalles, mais dès septembre 1914. Un an après (et ce long temps démontre l'inefficacité absolue de la répression) en septembre 1915, la presse parisienne tout entière (à l'exception du Rappel) a refusé de dénoncer, comme je l'en conjurais, une rumeur destinée à nous diviser devant l'ennemi. En revanche, toute action, toute idée ayant le malheur de déplaire à Hervé, à Renaudel, ou à Vigo était, dans les organes de ces messieurs, immédiatement qualifiée de rupture de l'union sacrée. Il est équitable de dire que leur dénonciation affecta toujours le ton et l'allure de l'hypocrisie extrême.

Ceux qui dénonçaient la rupture imaginaire étaient les mêmes qui voulaient éviter d'en constater une réelle, dont ils étaient les artisans ou les complaisants.

Comme j'ai signalé la réalité, ainsi j'ai discuté une à une toutes les imaginations alléguées par nos socialistes et nos radicaux. Il faut recommencer. Nous recommencerons.

Pour ne pas faire sa prison

7 avril 1916.

Sans prévoir les expédients qui permettront peut-être de soustraire l'aubergiste de Sousceyrac diffamateur du clergé français à la condamnation définitive, nous avions dit ici que M. Huc, directeur de La Dépêche, dont l'aubergiste n'aura été, en somme, que l'écho affaibli, voudra, pour l'honneur de la presse, payer l'amende et se constituer prisonnier à la place du condamné qui n'est que sa victime. La Dépêche nous a sommés de citer un texte qui établit sa part de faute. Nous l'avons cité sans retard en nous félicitant de trancher si rapidement la question de fait, puisque M. Huc et ses collaborateurs paraissaient être d'accord avec nous sur le principe. Nous nous préparions à fêter la noble et ferme démarche d'un confrère qui saurait prendre hautement toute la responsabilité de ses actes écrits. Nous promettions un buste digne de lui à ce Régulus toulousain. Mais aux lieu et place de l'heureuse nouvelle, voici que La Dépêche se jette sur l'histoire d'une fausse accusation contre le lycée des filles de Rouen, accusation partie d'un journal de gauche, enregistrée à droite, mais échoppée, rétractée, désavouée avec une loyauté aussi excellente que la vigueur avec laquelle la censure l'a réprimée. Bien entendu, La Dépêche ne dit pas un mot ni de la répression, ni de la rétractation. Elle se garde aussi de reparler de l'aubergiste de Sousceyrac, et des projets de M. Huc, mais elle écrit :

Nous demandons que M. Charles Maurras, au nom de la loi de réversibilité, aille en prison pour le calomniateur inconnu.

La Dépêche a tort de parler de réversibilité. M. Huc se doit à lui-même d'aller en prison parce que ses actes écrits ont une responsabilité personnelle et directe dans l'acte parlé de l'aubergiste de Sousceyrac. Je ne me dois pas d'aller en prison ; ni de loin ni de près, je n'ai accusé le corps du personnel universitaire de Rouen ni d'ailleurs d'organiser des souscriptions en faveur des prisonniers allemands.

La Dépêche de Toulouse a fait cette diversion hâtive parce qu'elle n'a rien, même de frivole, à répliquer à nos réponses de l'autre jour. Mais nous la ramenons à la question, parce qu'il n'y en a qu'une et qu'elle importe à la dignité de la presse et à la salubrité de l'air français.

Si ces influences administratives que l'on a signalées n'arrêtent pas en route le dossier de l'aubergiste de Sousceyrac, si libre cours est donné à la justice, si les curés et les capitalistes sont défendus comme on a raison de défendre les professeurs, si l'aubergiste est invité à payer la prison et l'amende, M. Huc accomplira-t-il cette double peine à sa place ? Le directeur de La Dépêche de Toulouse s'acquittera-t-il des trois ans de prison et des 1 000 francs d'amende qu'il a fait pleuvoir sur le dos de l'aubergiste de Sousceyrac ?

Ce qui rompait l'union sacrée

8 avril 1916.

Les socialistes ont crié à la rupture de l'union sacrée dès le commencement de la guerre, notamment pour les actes de propagande religieuse dans les hôpitaux ou au front. Tout nouvel acte de foi catholique leur paraissant anti-socialiste violait le pacte de l'union devant l'ennemi qui, d'après eux garantissait leurs positions d'avant guerre, non seulement au Parlement, où elles sont accrues, mais dans l'opinion de chacun et de tous. L'union sacrée, c'était l'arrêt de la réflexion du pays, son insensibilité, son imperméabilité à toutes les plus fortes leçons de la guerre. D'après ces messieurs, l'union sacrée devait empêcher de penser. Cette erreur, sur l'esprit humain, se doublait d'une erreur de fait sur la nature de la religion catholique. Il est de l'essence des grandes religions occidentales d'être prosélytiques ; ce n'est donc pas les tolérer, comme s'en vantent les socialistes, c'est les combattre que de leur contester le droit de prêcher et de convertir. Enfin, dans les périls de mort constants que représente la guerre, vouloir empêcher des croyants de travailler à faire croire autour d'eux, essayer de leur défendre de sauver, selon le langage sacré, des âmes menacées d'une éternité de souffrances et capables d'une éternité de bonheur, c'est faire acte de férocité pure et simple envers ces croyants. Si les socialistes ne le comprennent pas, c'est la preuve que les Boches ne sont pas seuls à « manquer de psychologie ».

Reste le cas, toujours possible, de l'abus ou de l'indiscrétion. Je répète depuis vingt mois qu'il n'y a pour l’État qu'un moyen pratique d'éviter ces pénibles conflits, c'est de s'adresser à l'Église, de s'entendre avec les chefs ecclésiastiques qui remédieront par des moyens spirituels aux écarts de même nature. Hors de là, les politiques réfléchis ne voient qu'aigres interventions de la presse ou du gouvernement ; au lieu de faire respecter l'union sacrée, elles en étendent et en prolongent la perturbation.

Un autre grief des socialistes valait-il mieux que le premier ? Ils se plaignaient des sermons prononcés çà et là sur l'expiation par la guerre. Nous avons répondu sur ce point que, ici encore, on touchait à un élément religieux. Il se peut que le dogme de l'expiation blesse quelque thèse courante ; mais quel est ce dogme d'État au nom duquel un dogme catholique est proscrit ? Si un enseignement catholique n'est plus admis dans la République, qu'elle le dise, qu'elle prononce catégoriquement le C'est défendu. Rien de tel que la netteté.

J'arrive à la troisième allégation, la plus récente. Elle est de M. Bracke. Ainsi que les lecteurs en ont l'habitude, elle va être discutée en elle-même, absolument comme si elle avait le moindre sérieux.

La facétie

Bracke s'est défendu d'être un anti-catholique ni un anticlérical de carrière. Mais d'abord il ne peut défendre son journal d'être devenu, depuis la guerre, le principal organe de l'anticléricalisme républicain. L'Humanité a voulu faire oublier aux militants les graves responsabilités de ses chefs dans les malheurs de l'imprévision ; en les ameutant contre les curés, les bourgeois, les officiers et les royalistes, elle espéra, elle espère toujours se tirer d'affaire en « bernant » une fois de plus le prolétariat, suivant la formule que Guesde en donna le 7 août 1904 18 au Congrès d'Amsterdam. Bracke se croit impartial. Je dois faire observer à tous et à lui-même qu'il n'a aucun intérêt à l'être ; il est beaucoup trop homme de parti pour l'être jamais. Il l'est si peu qu'en pleine campagne anticléricale de son journal, en pleine propagande de la rumeur infâme, Bracke a déclaré dernièrement que cette campagne n'existait pas. Qu'est-ce qu'il lui fallait ?

Je ne m'arrête donc pas aux facéties de Bracke. D'après lui, les catholiques doivent penser que la bataille de la Marne n'a pas été gagnée par nos généraux et par nos soldats, l'intervention de saint Michel et de Jeanne d'Arc ayant dû leur en ravir une part de mérite et d'honneur. On expliquerait cent fois à Bracke qu'il mêle à plaisir l'Iliade à la Somme et que les effets de sa confusion font une grossière injure à des millions de Français ; quelque soit son goût professoral pour l'exactitude, il ne manquera pas de recommencer sur-le-champ.

— Pourquoi ?

— Parce que.

— Mais encore…

— Eh ! bien, à s'en priver, lui et son parti perdraient trop. Quand on n'a pas prévu la nécessité des armements à l'heure où l'ennemi s'armait, il faut bien que l'on se rattrape aux dépens des politiques clairvoyants qui vont à l'église eux, ou leurs femmes, ou leurs amis. La facétie de Bracke doit être traitée comme un simple moyen de lutte intérieure, il n'y croit qu'à moitié, et c'est tant pis pour le lecteur qui se mettrait à y croire en plein.

L'erreur sincère est plus intéressante. Et je crois bien la trouver quand Bracke engage la conversation avec les membres de l'Institut libres penseurs et catholiques.

L'affaire des académies

9 avril 1916.

L'Académie française, l'Académie de médecine et l'Académie des inscriptions se sont fait représenter l'autre dimanche à une cérémonie présidée par l'Archevêque de Paris à la basilique de Montmartre. Quelques journaux ayant vu dans cette démarche de trois classes de l'Institut une nouvelle preuve d'union sacrée :

— Non, a dit Bracke, dans L'Humanité, c'est tout le contraire ; l'union sacrée est dénoncée par un acte pareil.

Qui a raison ?

Bracke répète qu'il ne veut porter aucune atteinte aux croyances personnelles.

— Allez à l'église si cela vous plaît ou n'y allez pas, peu importe…

Ce qui importe à Bracke, c'est que la présence ou l'absence demeure un acte personnel. Que l'acte devienne collectif, qu'une académie se fasse représenter en corps à une cérémonie religieuse, cela paraît à Bracke « un peu fort de moutarde », c'est-à-dire, je pense, à la limite des excès qu'il puisse supporter. Bracke est d'avis que la religion est chose individuelle. Mais cet avis vaut ce qu'il vaut, par des raisons que nous n'avons pas le temps de débattre. Seulement l'avis contraire existe. Si le catholicisme est d'avis que la religion n'est pas chose individuelle mais aussi collective, comment mettre cela d'accord avec cet autre avis de Bracke que le catholicisme doit être librement professé et pratiqué ?

On peut évidemment obtenir de la conscience catholique, par la crainte d'un plus grand mal, l'arrêt ou la modération de cet élan social et, si l'on peut dire, corporatif qui est son caractère originel, constant et même croissant. Cette tendance, arrêtée du dehors, reprend toute sa force si l'obstacle tombe. Dès qu'il lui est permis d'être absolument lui-même, le catholique s'évade comme de prison de la contrainte individualiste. On le contraint tant qu'on enferme sa religion dans sa personne. On l'affranchit quand on lui laisse les moyens d'étendre sa foi aux compagnies, corps et communautés. Ce caractère du catholicisme n'est pas niable, il faut en admettre les conséquences.

Elles sont claires.

La religion en France

Un mahométan à qui l'on dirait : « Vous êtes libre, à la condition de n'avoir qu'une femme et de boire du vin », jouirait d'une drôle de liberté. Il serait aussi libre qu'un mormon condamné à la même monogamie ou qu'un doukhobor ou un quaker obligé de porter les armes. Un catholique réduit au droit individuel ne jouit pas du libre exercice de sa foi. Il a la sensation de recouvrer sa liberté dès qu'il retrouve les moyens d'associer son groupe social à son culte, à sa piété, à sa conception de la vie et de la mort.

Dans un pays comme la France, dont l'histoire est pétrie de catholicisme, ce mouvement est le plus naturel de tous. Et au fond chacun s'en arrange. Bracke dit qu'il connaît, dans les trois académies en cause, des membres libres-penseurs ; il n'en connaît pas qui aient protesté. Timidité, ou négligence, semble-t-il croire. Il y a une explication plus honorable ; c'est que les académiciens en question qui ne partagent pas la foi des catholiques la connaissaient pour ce qu'elle est et se rendaient compte de la pensée de leurs collègues. Ils la respectaient en autorisant la démarche collective. En contrariant cette démarche extérieure, ils auraient froissé le for intérieur. La foi des uns a eu complète satisfaction. Nulle offense n'a été faite à la foi ni à la dignité des autres.

— Mais néanmoins ce corps comprend des Israélites, des protestants, des libres-penseurs. Les voilà compromis ou dans leur pensée ou dans leur dignité…

— Quelle idée ! Qui donc pourra croire que les académiciens protestants, libre-penseurs ou juifs aient été représentés à Montmartre ? C'est l'Académie, c'est le corps qui a paru seul.

— Alors ce corps pourra paraître à une tenue maçonnique ou à un culte de « Belzébuth » pour la même raison…

— La raison ne serait sûrement pas la même. Qu'est-ce que Bracke entend par le culte de Belzébuth ? Nous ne le croyons pas lié à l'Histoire de France. Et, si important qu'ait été le rôle joué par une société secrète comme la Franc-Maçonnerie dans l'histoire contemporaine, d'abord un pareil rôle est inavoué par définition ; il ne peut être question d'y convier l'État. Ensuite, ce rôle eût-il été dix fois plus vaste, il n'est comparable ni en importance ni en durée à celui du catholicisme dans notre pays. Un grand corps national comme l'Institut a naturellement sa place dans une cérémonie catholique, place analogue (toutes différences bien réservées) à celle du Catholicisme dans la vie passée et présente de la nation. De telles réciprocités sont si normales qu'il est à peine besoin de les expliquer.

Du point de vue général, ce n'est plus l'acte religieux, c'est le fait irreligieux qui exprime le cas individuel, singulier et rare. L'individu irreligieux peut se négliger, sans en éprouver ni embarras ni froissement ; rien ne lui est plus facile que de faire abstraction d'un sentiment tout négatif pour l'amour de la paix publique, si la paix publique est voulue d'abord et s'il en veut les conditions, entre autres le respect de la conscience religieuse catholique. Or, elle était bornée et limitée par mille tracasseries avant la guerre. L'union sacrée a brisé de sottes entraves.

Le « laïcisme »

Comme l'a dit Bracke. chacun a ses raisons de patience, d'énergie, d'activité, qu'il met au service de la cause de la France (il écrit, lui : la cause des nations). Et chacun puise ces raisons dans ses convictions. L'une des convictions qui soutiennent les catholiques consiste à concevoir la France comme une nation catholique. On peut ne pas la partager. Mais il ne suffit pas de la mettre en doute ou de la rejeter pour en être offensé. Contester une doctrine n'est pas la haïr, et ce n'est pas souffrir de la voir pratiquer. Tel des académiciens que visait Bracke peut avoir des convictions différentes de la conviction catholique sans lui être pourtant hostile. Dès lors la tolérer est possible et même aisé.

Cela est très facile au protestant, au juif, au « libre-penseur », à moins que le libre-penseur ne s'attache avec une conviction particulièrement passionnée à cette idée que l'État doit être laïque, que la religion doit être individuelle. Mais cela, il faut l'appeler par son nom et voir que c'est dogme contre dogme, passion contre passion. Cette passion dogmatique ne s'est pas manifestée aux trois Académies en question. Et c'est en quoi l'union sacrée avait agi, nous le voyons bien maintenant.

Bracke remarque que les deux autres classes de l'Institut ne sont pas allées à Montmartre ; c'est peut-être que ces passions y étaient plus vives, cette foi laïque plus virulente. Et alors de deux choses l'une ; ou les catholiques ont évité d'y faire une proposition capable de désunir leurs collègues, et c'était de leur part un véritable sacrifice à l'Union sacrée, ou bien, ayant fait l'offre, ils n'ont pu la faire accepter, les tenants de l'irréligion collective ayant maintenu passionnément leur dogme antagoniste. Mais ce dogme porte implicitement une interdiction d'exister, une prohibition absolue contre le catholicisme ; c'est donc là qu'était l'oppression, la rupture de l'union sacrée a eu lieu hors du groupe catholique et contre lui.

Tout ce qui précède suppose que l'union sacrée unit les gens tels qu'ils sont et non tels que Bracke se figure qu'ils doivent être. Mais lui-même, que dirait-il d'une union sacrée où il serait défendu aux socialistes de se former en parti tant que la guerre durerait ? Ils protesteraient comme de beaux diables, le parti étant l'idée de leur idée et le cœur de leur cœur. C'est pour le parti qu'ils tiennent ouverte la parlotte du Palais Bourbon où ils convoquent les ministres de la Défense nationale devant un auditeur hollandais. Ce neutre n'était pourtant pas prévu dans les règles de l'union sacrée. Le public a admis, il a supporté pêle-mêle ce qui était compris dans la règle du jeu et ce qui n'y était pas. Il a laissé les socialistes observer le contrat pour ce qui leur convient, le violer quant au reste. C'est ce qui les encourage à la tyrannie. En feignant d'offrir la liberté dans la paix aux catholiques, ils prétendent leur interdire pratiquement : 1o leurs devoirs de prosélytisme ; 2o l'enseignement du dogme de l'expiation ; 3o leur action sociale et corporative, enfin 4o (mot qui dit tout) ce que M. l'abbé Ermonet appelle « la notion que l'Église se fait d'elle-même » (Dictionnaire d'apologétique). Qu'on le veuille ou non, c'est la guerre au catholicisme… Mais alors, dites-le.

On aime mieux ne pas le dire ; il y a des Français même non croyants qui sont très résolus à ne pas tolérer la reprise de ces petites fantaisies bismarckiennes.

On objecte bien que ceux-ci 19 auraient des millions de belles adhésions nouvelles s'ils ne s'encombraient pas de cette énorme difficulté religieuse. Ils se contentent de s'obstiner à répondre que les plus grandes difficultés ne sont pas du côté que l'on croit. Des principes simples, nets, infrangibles sont aussi des adjuvants sans pareils. Sans doute ils manquent de souplesse, mais ils ont la vertu d'assouplir l'adversaire et ils ne gênent pas la souplesse des hommes, et ils l'assistent même en éclairant son chemin.

Cela est si vrai que notre règlement des questions religieuses, comportant le respect du catholicisme tel qu'il est et tel qu'il se connaît, comporte aussi une somme de tolérance et de paix civile supérieure à tout ce que peut donner ce « laïcisme » qui se recommande également par des rêves de concorde publique et qui, au fond, ne représente que la mise en système et la mise en pratique d'une intolérance inouïe. Je n'en veux d'autres signes que le grognement irrité du citoyen Bracke devant l'honnête tolérance des « libres penseurs » des trois Académies.

L'illusion est si forte que le député du XIVe a pris le murmure de sa passion oppressive pour le cri de la liberté contre l'oppression.

Le droit des pères de famille

14 avril 1916.

Une élucubration de M. Sixte-Quenin 20 nous apporte la plainte d'un père de famille dont l'enfant âgé de onze ans, contre la volonté paternelle expressément signifiée, recevrait (par erreur ou malignité) une instruction religieuse dans un orphelinat de la guerre. Que le fait soit exact ou supposé, le malheureux député ne s'aperçoit pas que cette pièce corrobore la thèse du droit absolu de la famille, telle que l'ont soutenue ici M. Challamel, à L'Écho de Paris Barrès, au Sénat M. de Lamarzelle. Mais il faut admirer la rigueur avec laquelle on nous impose l'observation de ce principe ; parce que l'enfant d'un « camarade » de M. Sixte-Quenin, « conseiller municipal d'une commune de la Seine », aurait été l'objet d'une action religieuse dont le père n'eût pas voulu, on n'instituera pas de précautions contre cet abus, mais on établira violemment l'abus contraire. Le régime de neutralité malveillante établi par le laïcisme d'État sera infligé à tous les enfants de tous les pères qui leur souhaitent une éducation religieuse. Ainsi décidait ce sultan qui, entendant dire à sa dame qu'elle avait été accrochée au passage par un ânier, voulait faire décapiter sur l'heure tous les âniers de Bagdad.

Comme on peut abuser d'une religion, pas de religion ! Les chroniques du despotisme oriental donnent seules idée de ce qui se passe dans ces cervelles d'oiseaux bornés et violents. Au lieu de chercher paisiblement entre représentants qualifiés des philosophies et des religions existantes quelque moyen pratique de parer aux froissements et aux difficultés imputables aux plus hautes passions de l'esprit, au lieu de voir si un comité de braves gens animés d'intentions droites 21 ne pourrait pas veiller utilement à ces délicates affaires de conscience et de sentiment, M. Sixte-Quenin préfère se délecter l'imagination à calculer je ne sais quelle « vague anticléricale » qui serait née du prosélytisme catholique, mais que lui-même confectionne, monte et fignole avec amour, d'accord avec une poignée de gaillards de sa qualité, qui, jusqu'à présent, en ont vécu comme lui. Avant tout, ils comptent empêcher de tarir une source de revenus que M. Guesde appelait au Congrès d'Amsterdam, le 17 août 1904, l'une des deux façons de « berner le prolétariat », l'autre ayant nom « la défense républicaine ».

Écrivant seul, je tiens la plume pour beaucoup. Chefs socialistes, on commence à en avoir assez de vous ! Personne n'était plus résolu que nous ici à répandre sur le passé une cendre oublieuse qui efface les divisions. Mais il y aurait pis que de se diviser, ce serait de laisser régner une coterie essentiellement diviseuse usant de la paix qu'on lui laisse pour faire la guerre et, depuis dix-huit mois tournant tous les pouvoirs de son unité à diviser et à dissoudre tantôt l'armée, tantôt l'opinion publique, tantôt le gouvernement ou bien les trois choses ensemble.

Croyant avec Pascal cette vérité que, surtout en guerre étrangère, la paix intérieure est « le plus grand des biens », nous ne nous sommes pas souciés de leurs entreprises ni de leurs injures, et nous les avons laissés tranquilles aussi longtemps qu'ils ont voulu laisser à peu près tranquilles les parties essentielles de l'État armé. C'est à leurs nouvelles tentatives antinationales qu'ils doivent rapporter le châtiment dont ils se plaignent avec un comique si fort ; car, somme toute, il ne consiste qu'à mettre sous leurs yeux leur passé.

Étrange « union sacrée »

31 mai 1916.

M. le chanoine Collin a été approuvé ici, pour les vérités qu'il a dites dans La Croix. Nous comprenons fort bien qu'il soit désapprouvé ailleurs par des hommes qui ne partagent l'opinion de M. l'abbé Collin ni sur la méthode politique ni sur les doctrines religieuses dont il est pénétré. Ces méthodes de politique intérieure, ces doctrines de vie profonde sont naturellement livrées aujourd'hui aux disputes. On se serait battu pour elles, il y a vingt-deux ou vingt-trois mois ; aujourd'hui, devant l'ennemi, on se contente d'élever la voix ou d'enfler le ton de sa plume. Cela ne fait de mal à personne, et cela peut éclairer ici ou là l'esprit hésitant. Encore un coup, nous ne sommes pas inhumains ni injustes, nous comprenons toutes les colères saintes auxquelles un auteur peut se laisser aller en l'honneur des idées qui lui sont chères.

Cependant, n'y a-t-il pas un peu d'excès dans les lignes que l'on va lire de M. Albert Mathiez, professeur d'histoire à la Faculté de Besançon, dans sa réponse à M. Collin ?

M. Collin avait adressé des reproches de tiédeur aux chefs de l'ancien parti catholique français.

De tels reproches, s'écrie aussitôt M. Mathiez,

ne sont pas nouveaux. Ils ont été formulés cent fois par les organes du centre allemand et notamment par ceux qu'inspire le fameux Erzberger.

Ainsi M. Mathiez a vu « les organes du centre allemand » élever le reproche de tiédeur. Il voit d'autre part les mêmes termes chez M. Collin, qui reprenait, à ce sujet, la plus vieille, la plus incontestable tradition française, celle qu'on peut aussi bien saisir dans Athalie. Cette rencontre aussi innocente et fortuite que possible, suffit à M. Mathiez ; le langage de ce protestataire alsacien est lié par ses soins à celui du Centre allemand !

Mais ce n'est pas tout. M. Mathiez continue :

Répétés, avec une opportunité douteuse, par un ecclésiastique messin, qui vient chez nous faire la leçon aux Français, ils revêtent (ces reproches) un caractère étranger.

Cela est proprement odieux. C'est l'odieux même. Ainsi un ecclésiastique messin, qui « vient chez nous », n'y serait plus chez lui ? Faisant « la leçon aux Français », il ne serait donc plus un Français lui-même ? et le plus arbitraire rapprochement avec les discours du « fameux Erzberger » dont personne ne se souciait en France avant la guerre suffirait à donner un « caractère étranger » aux cordiales effusions patriotiques de cet enfant de notre Lorraine ?

J'ai dû faire des reproches terribles à M. Clemenceau : je ne l'ai pas traité d'Allemand. Il m'est arrivé d'accuser les chefs socialistes d'une invraisemblable et folle confiance dans la Germanie. Je ne les ai jamais dépossédés de leur qualité de Français.

D'un mot, M. Albert Mathiez aura fait disparaître toutes les distinctions, toutes les différences, tous les ménagements dus entre citoyens. Et il nous reproche de manquer à l'union sacrée !

J'avoue que j'hésite à caractériser de semblables paroles. Non, cela est un peu trop dur. On ne ratifie pas les traités de Francfort par passion anticléricale. M. Mathiez, que je ne crois pas insincère, mais que je plains de l'être ainsi, se figure de bonne foi que les doléances historiques de l'abbé Collin et de Dimier sur d'anciennes fausses manœuvres de politique intérieure représentent des accrocs aux sentiments intimes qui nous sont commandés devant l'ennemi et M. Mathiez ne voit pas quelle méconnaissance, je ne dirais plus de l'union, mais de l'unité française représentent ses propres paroles ! Il ne sait plus que Metz fait partie de la France et sa haine des catholiques et des royalistes rend presque saisissable sa triste nostalgie des divisions de 1793 et 1794 en pleine guerre étrangère ; comme si ce luxe permis à la florissante patrie de Danton et de Mirabeau pouvait l'être à la France ratatinée par cent ans de démocratie !

Je n'ajouterai qu'une chose, qu'il faudra redire probablement : M. Albert Mathiez est digne de grande pitié.

Un grand citoyen

12 mai 1916.

Les funérailles du cardinal-archevêque de Lyon accomplies avec toute la pompe religieuse dont l'Église entoure ses Princes, ont été honorées aussi d'un cortège civil où l'on distinguait le préfet, le sénateur-maire, quatre généraux revêtus de grands commandements, le premier-président, le procureur général, les représentants de la haute université. Je ne crains pas de dire que, par ces délégations de tous nos pouvoirs civils et militaires, l'État français a fait une œuvre de justice qui le grandit.

Depuis le commencement de la guerre, S. É. le cardinal Sevin avait imposé à l'admiration, plus encore que la noblesse de son caractère et la hauteur de son intelligence, la sainte et puissante ferveur de son patriotisme. Une note succincte de La Croix reproduite ici a fait allusion à toutes les œuvres dans lesquelles il se multipliait au service de la nation. L'essentiel, qui ne peut être dit, sera connu plus tard.

On verra l'héritier du plus antique patrimoine ecclésiastique des Gaules dans cette œuvre éminemment gallique et française de la résistance à la Germanie ; on le verra de sa colline de Fourvières au conclave romain, de la Curie à Lyon, ne laissant de relâche à l'activité personnelle que pour stimuler, entraîner, régler et promouvoir l'activité d'autrui ; attentif à la paix publique, à la concorde intérieure, indigné quand il le fallait des semences de division, mais, au feu de ces passions généreuses, toujours calme, soucieux de ne rien outrer, de crainte de confondre ce qui est et ce qui n'est point ; plus attentif encore aux actions de la guerre, anxieux de notre victoire et pour tout ce qui avait trait à nos blessés, à nos prisonniers, à nos morts, plus ardent que personne à utiliser les ressources de l'universalité catholique et du seul internationalisme qui jusqu'ici se soit montré vivant, intelligent et bienfaisant.

Les catholiques lyonnais nous confiaient, ces temps derniers, le respectueux enthousiasme, l'élan vénérateur avec lequel leur cardinal, mieux connu, mieux suivi de jour en jour, était accueilli par les foules et les élites. La nouvelle ne m'a causé aucun étonnement. Aux deux occasions, antérieures à la guerre, où j'avais eu le grand honneur d'être admis en sa présence, il n'avait pas été difficile de reconnaître dans le cardinal de Lyon un de ces privilégiés qui sont nés pour accroître la dignité des choses humaines, en diminuer, en simplifier, en résoudre les difficultés et les maux. Je n'oublierai jamais le premier aspect de ce visage souriant sous un front grave et pur, cette parole nette et simple, pleine de rondeur et de rectitude comme l'énergique pensée, enfin ce regard rayonnant les lumières de la franchise et les chaudes flammes de l'amitié.

La sympathie aux yeux ouverts…

Ni explication, ni tâtonnement ; une entrée en matière rapide, une conclusion prompte abrégeant tout ce qui n'était pas la réflexion ou l'action, tels apparurent les traits essentiels de ce caractère si jeune, si vivant, doux et bon comme l'espérance et d'une fermeté que, seule, une préparation théologique profonde sait imprimer à l'élite sacerdotale.

Notre ami Stéphane Gayet, du Barreau de Lyon, depuis blessé glorieusement au champ d'honneur, m'avait fait l'amitié de m'accompagner dans ma première visite à la colline sacrée. À la descente, il put sourire de fierté à l'impression que me laissait l'audience.

Dès décembre 1913, l'œuvre d'admiration était déjà commencée dans le cœur des diocésains. On voit avec plaisir d'après les protestations élevées avant-hier par l'abbé Delmont comme par la composition du vaste cortège d'hier combien le temps et les circonstances avaient étendu et accru autour du grand citoyen qui succombe la faveur des murmures de respect et de piété. Comme le dit très bien Le Temps, que je suis heureux de citer, ces funérailles imposantes empruntent aux événements douloureux que nous traversons un caractère de haut enseignement. Je suppose qu'entre autres choses elles enseignent aux Français de ne pas négliger les premières valeurs intellectuelles et morales de leur patrie, qui sont, je crois bien, réunies dans le trésor des vieilles églises de France.

Union sacrée : juifs et jésuites

20 juin 1916.

Henri Casewitz, qui vient d'être tué au champ d'honneur, était un des dix capitalistes juifs qui fondèrent L'Humanité. Nous le disons comme nous avons rapporté plusieurs fois des traits du même ordre au moment même où nous les avons appris, sans hésiter le moins du monde à nous incliner devant la grandeur de ces sacrifices. Cela ne nous gêne pas plus que d'écrire ou de récrire le nom de L'Humanité, qui ne peut pas en dire autant ; elle sécherait de tristesse plutôt que de confier à ses lecteurs les seize lettres de notre nom qu'elle écrit, d'autres fois, à tort et à travers.

C'est pourquoi elle tortille :

Un journal qui est royaliste et qui se dit d'union sacrée…

À la bonne heure, on se reconnaît tout de même. Donc, notre union sacrée est fallacieuse. Elle serait sincère si elle tendait des pièges à un ministère où trois des nôtres seraient assis. Elle serait pure et parfaite si elle adressait à la mémoire d'un héros tombé pour la France les paroles insultantes répandues par L'Humanité sur la tombe du père jésuite Boutin et pour lesquelles elle vient d'être condamnée par le tribunal de Toulon. Les rédacteurs de L'Humanité font de l'union sacrée lorsqu'ils insultent les jésuites combattants ; mais les rédacteurs de L'Action française qui répriment l'insulteur, font de la désunion. Tel est le sens des mots. Rien de tel que de le savoir.

Cléricaux et anticléricaux, traduction et confusion

21 octobre 1916.

Il n'y a aucun avantage à ce que les Français se heurtent, en pleine guerre, sur des sujets aussi essentiels, aussi graves, aussi passionnants que leurs idées religieuses. Nous avons fait, en ce qui nous concerne, des efforts continus pour empêcher quelques-uns des malentendus qui sont à l'origine de la plupart de ces conflits. Nous avons même embrassé la carrière de traducteurs, expliquant aux catholiques ce que voulait dire telle ou telle pensée démocratique ou républicaine, expliquant aux libres-penseurs ce que signifiait telle ou telle formule catholique dont ils croyaient devoir se montrer choqués. Nous avons eu l'honneur et la joie de satisfaire de cette façon beaucoup de pensées droites et sincères appartenant à l'un ou à l'autre camp. Mais ces succès n'ont jamais été obtenus que dans des cas personnels ; unité par unité les Français peuvent s'entendre; seulement cette entente n'est pas du goût de tout le monde, et l'on paraît avoir de grands intérêts à ce qu'elle ne devienne pas générale. Nous avons dû constater qu'au fur et à mesure de la production de nos éclaircissements, certains partis, certaines coteries de gauche en concevaient une véritable fureur. On a répondu à notre campagne d'éclaircissements en multipliant les efforts pour brouiller les cartes et noyer le débat. Nous espérons donner quelque jour un historique en règle de cette entreprise d'obscurantisme en faveur de nuées et des fumées qui sont propres à jeter les Français contre les Français.

La limite du mal

Il est heureux que ces propos de mauvais conseillers intéressés aient été écoutés avec distraction. Les Français n'en sont pas au point auquel on les voudrait. Sagement, ils ont mieux aimé suivre l'avis impérieux, les suggestions persuasives de notre état de guerre, qui disaient de songer d'abord à l'ennemi présent sur le sol national. C'est du fait de cette présence qu'il subsiste encore, de fait, une notion presque suffisante de ce qui fut appelé l'union sacrée. Ainsi sont limités les effets naturels, les effets rationnels du régime de la discussion.

Mais un mal limité n'est pas un mal inexistant. Les chefs radicaux qui le voient sont à peu près unanimes, eux qui l'ont fait, à le déplorer et à en rejeter les responsabilités sur leurs adversaires. On n'ouvre pas un de leurs journaux (ni les journaux socialistes du reste) sans y lire comme à L'Événement d'hier que leur groupe ou leur monde « a pratiqué l'union sacrée avec un scrupule absolu ». Pas une de leurs feuilles de chou qui ne le répète. C'est le mot d'ordre. Il ne faut pas se lasser de redire ni, puisque les mots ne suffisent pas, de prouver que voilà une fable énorme.

Il suffit de se reporter aux premiers mois de la guerre pour y voir naître les étonnantes campagnes de La Dépêche de Toulouse, celles qui se sont développées jusqu'au seuil de l'année courante par le fameux défi du « poilu », mais qui ont pris naissance bien avant la fin de 1914.

Battez-vous maintenant, petits soldats ! Donnez votre chair, votre vie ! Et mourez en pensant que la cloche de l'église sonnera peut-être des carillons quand les Allemands entreront dans votre village…

Ces cris de haine civique de la fameuse Dépêche sont de la première semaine d'octobre 1914, il ne faudrait pourtant pas l'oublier.

Notre « cléricalisme »

11 février 1916.

— Voilà bien, nous dit-on, votre cléricalisme.

Il se peut. D'excellents amis nous disent que ce cléricalisme fâcheux nous prive de millions de lecteurs et d'adhérents qui ne demanderaient qu'à se joindre à nous sans cela. Est-il besoin de dire que je regrette ces lecteurs et ces adhérents ? Mais tous comprendront que nous devrions regretter plus encore un esprit de parti, de préjugé, d'erreur qui nous mettrait hors du sens commun et de la raison.

On me dit :

— La raison, c'est de l'idéologie…

Croyez-vous ?

L'habitude de décider de tout à la pluralité des voix a fini par faire croire au public, comme aux enfants, comme à bien des femmes que les rapports des choses dépendent seulement de la volonté des gens. On choisit par exemple d'être nationaliste mais anticlérical, on est pour la France, mais contre le pape ; si l'on juge cette attitude esthétiquement fière, si on peut la faire passer pour le signe d'une belle âme, on ne cherche pas davantage, Et pourtant, s'il y avait quelque lien entre la Papauté et la France ?

Si ce lien était extérieur à nos partis pris ?

J'ai connu un petit garçon qui trépigna de fureur quand on lui eût prouvé sans qu'il pût répliquer que, d'un point pris sur une droite, on pouvait élever une perpendiculaire et qu'on n'en pouvait élever qu'une. Le pauvre enfant se figurait que le sentiment de cette nécessité naturelle et logique empiétait désormais sur sa liberté. Il lui fallut des mois et des saisons pour arriver à voir que c'était tout le contraire et que, en tenant compte de la loi ainsi reconnue, il étendait le cercle de son pouvoir et de son action sur les choses.

S'il y a des vérités liées et des réalités connexes dans l'aire de la politique, celui qui les ignore ou qui les méprise s'expose à de profonds déboires ; qui les connaît et les respecte se met, au contraire, en état d'en bénéficier. Tel est l'avantage premier de ce que nous nommons la vérité politique.

Il y a des causes liées en fait. Les critiques auxquels je réponds ne font aucune objection à tout ce que j'ai dit de la liaison de la cause de l'Église et de la France ? Puisqu'ils n'y trouvent à redire que par des mouvements d'humeur personnelle, ils me permettront dès lors de conclure que notre point de vue n'est pas celui du cléricalisme, mais de la vérité.

On ne réfléchit pas assez à ces liaisons, à ces connexités naturelles, qui existent en elles-mêmes, sans égard à nos goûts et à nos dégoûts. Quand dès août 1914, nous avons dénoncé la rumeur infâme, elle n'attaquait alors que les prêtres, les bourgeois, les officiers, les riches, les nobles. Elle mettait ensemble quelques catégories de citoyens qui, jusqu'ici, n'étaient pas toujours associées : richesse et noblesse, par exemple, bourgeoisie et clergé. Mais c'est que, pour notre révolution intérieure souhaitée par l'Allemagne, il était important que la ligne de démarcation se fît exactement là. D'un côté, un prolétariat antireligieux, antisocial, antimilitaire, de l'autre tout ce qui, dans la nation, peut la grouper et la conduire, tout ce qui possède, dure, organise, tient les citoyens réunis. Le caractère antinational de la calomnie était donc lisible à l'œil nu. Cela devrait nous rendre méfiants.

La réponse de « l'écume »

15 juin 1916.

Comprenons plutôt ce que veut dire M. Henry Dartigue afin de le détromper, s'il y a lieu, sur un point de fait. Il a écrit un peu plus haut, nous visant déjà :

Ce serait une erreur grave de juger de ce mouvement de réforme morale qui s'est produit avant la guerre seulement par ses parasites, je veux dire par ceux qui le compromettent en l'exploitant selon leurs ambitions de parti.

On tient la pie au nid. M. Henry Dartigue révèle deux erreurs de fait, intéressées peut-être, en tous cas intéressantes pour lui, favorables à ses commodités ou à ses passions, celles-là même dont il devrait se garder avec le plus grand soin. En effet, M. Dartigue croit que ce mouvement de réforme existait d'une part et que nous existions de l'autre ; alors, nous serions survenus et nous aurions capté une veine du flot. M. Dartigue se trompe ; ce mouvement, nous sommes de ceux qui l'ont créé. Nous l'avons provoqué, quand il n'existait pas. Nous l'avons soutenu, appelé, encouragé, secondé et éclairé de toutes nos forces. Des textes innombrables et aveuglants feraient la preuve si le fait, généralement admis de nos adversaires déclarés, pouvait être l'objet d'une contestation.

Ce n'est pas tout. L'ingénieux rédacteur de La Revue chrétienne imagine aussi que c'est comme membres d'un « parti » que nous avons adhéré à ce mouvement.

Le malheur est que, aux temps où nous cherchions la voie, nous n'étions d'aucun parti et les partis ne nous intéressaient pas. Nous étions, qui des militaires, qui des professeurs, qui des écrivains ou des avocats ou des artistes, fort occupés de tout autre chose que de politique. C'est la politique qui est venue nous rejoindre, c'est elle qui nous a dit, avec toutes les preuves imaginables :

— Je suis le centre fléchi, mais nécessaire, de la vie intellectuelle et morale de la nation ; les partis m'ont viciée, mais ma nécessité pour la France est si forte que, dans la succession des efforts à faire, des besognes à assumer, c'est ma besogne de nettoyage, d'épuration, d'éclaircissement politique qui doit tout primer.

Et c'est ainsi, les raisons en sont écrites, très palpables, dans nos livres et dans notre vie, c'est ainsi, non autrement, que nos amis ont lâché, qui l'épée, qui la barre, qui l'amphithéâtre, qui l'atelier, qui l'art du romancier ou celui du critique pour des travaux de politique dont plusieurs ne sont pas sans analogie superficielle avec ceux des partis, mais qui sont en réalité tout le contraire.

On ne peut manquer pas d'être un peu surpris et affligé de voir les rédacteurs d'une Revue chrétienne aussi mal informés de notre direction et de notre passé. Beaucoup de protestants français nous ont témoigné plus d'attention et plus de sympathie ; je me garderai donc de généraliser le cas de M. Henry Dartigue. Le caractère de sa conception erronée est d'être extrêmement faible ; à qui fera-t-il croire que des esprits comme Paul Bourget, Léon Daudet, et d'autres à qui il veut bien reconnaître des qualités de théoriciens politiques, aient commencé par regarder autour d'eux, se consulter sur le meilleur moyen de rallier la jeunesse à la monarchie et se soient résolus pour ce motif à se placer au point de vue de la science, parce que le prestige de la science était fort vif aux yeux des nouvelles générations ?… Eh ! ce prestige était en eux. Et leur vue scientifique ou empirique de l'ordre, de la prospérité, du progrès des sociétés, elle avait commencé par guider leurs propres idées et décider de leur vie personnelle ! Ils auraient été incapables de se placer pour leur compte à un autre point de vue, par exemple à celui du légitimisme sentimental de René… Non, ce reproche est trop absurde. Et si M. Dartigue veut que je lui dise tout à fait ma pensée, ses insinuations de parti pris ou de manœuvres politiques portent en elles le plus grand des ridicules ; elles puent l'esprit de parti.

Charles Maurras
  1. George Fonsegrive (1852–1917), romancier et philosophe, disciple de Marc Sangnier. (n. d. é.) [Retour]

  2. La noble mère de René d'Aubeigné, tombé depuis au champ d'honneur. [Retour]

  3. Bons bougres, sans doute. (n. d. é.) [Retour]

  4. Les temps ont changé avec le retour de Bordeaux. [Retour]

  5. Saint Jean à Pathmos. [Retour]

  6. Pierre Jay (1868–1947) était jusqu'en 1917 chroniqueur au Salut public, quotidien lyonnais républicain et conservateur. La notice qui lui est consacrée par le Musée du diocèse de Lyon s'efforce de la présenter comme libéral, voire moderniste, mais on sent que le trait y est quelque peu forcé. (n. d. é.) [Retour]

  7. Grosclaude, interpellé comme directeur du Journal, venait de le quitter. [Retour]

  8. Étienne Grosclaude (1858–1932), chroniqueur et humoriste, connut la célébrité avec la parution en 1898 d'Un Parisien à Madagascar. (n. d. é.) [Retour]

  9. Stephen Pichon (1857–1933), homme politique violemment anticlérical, plusieurs fois ministre des Affaires étrangères, fit la plus grande partie de sa carrière aux colonies. Maurras l'apostrophe ici en tant que chroniqueur au Petit Journal. (n. d. é.) [Retour]

  10. Jean Dupuy (1844–1919), directeur du Petit Parisien, fut plusieurs fois ministre. (n. d. é.) [Retour]

  11. Cet optimiste très volontaire a été mis en défaut. La presse parisienne ne fit aucun écho à cet appel de bon sens et de concorde. [Retour]

  12. Sorte de pape du journalisme politique de l'époque, Lucien-Victor Meunier (1857–1930) représente par excellence l'alliance du journalisme et des milieux parlementaires de la troisième République, laquelle couvrit Meunier d'honneurs. Il a collaboré à quantité de publications, mais « son » journal c'est Le Rappel dont il devint le journaliste prépondérant après la mort de Vacquerie. (n. d. é.) [Retour]

  13. Albert Südekum (1871–1944), un des chefs du parti social-démocrate, conduisit pendant la guerre les négociations avec les partis socialistes étrangers, notamment des pays neutres. Son action et sa doctrine furent violemment attaquées par les marxistes ; Lénine le qualifiait d'opportuniste et de social-chauvin, et Trotsky de révisionniste, si bien qu'il est généralement décrit comme le meneur de l'aile droite du parti. (n. d. é.) [Retour]

  14. Matthias Erzberger (1875–1921), député au Reichstag depuis 1903, fut le négociateur et signataire allemand de l'armistice de Rethondes. Il devint ensuite ministre des finances et mourut assassiné par un groupe extrémiste. (n. d. é.) [Retour]

  15. Louis Dubreuilh (1862–1924) fut le premier secrétaire général de la S. F. I. O., de 1905 à 1918. (n. d. é.) [Retour]

  16. Quelqu'un me dit que la phrase « non nobis sed tibi gloria, Domine », si elle est estropiée, ne l'est point par L'Humanité, mais par l'auteur de la citation. Non ; dans cette hypothèse, l'erreur viendrait toujours du journal socialiste. Même en ce cas, le verbe sous-entendu par le général catholique est manifestement au subjonctif, sit, et non moins manifestement, comme le montre son contexte, L'Humanité sous-entendait un verbe au présent de l'indicatif ; elle prenait l'invocation, le souhait, le vœu de la prière pour une affirmation positive. Elle traduisait : « la gloire est à vous, Seigneur » au lieu de : « que la gloire en soit à vous ». C'est la faute lourde. [Retour]

  17. Des chiffres analogues, précisés et accrus, ont été portés à la tribune du Sénat, dans un éloquent discours de M. de Lamarzelle, en janvier 1917. [Retour]

  18. À deux autres reprises dans le même ouvrage, Maurras évoque la date du 17 août. C'est sans doute ce qu'il a également voulu faire ici, et l'erreur de typographie n'a pas été corrigée. Ceci étant, la littérature existante n'est pas très précise sur le déroulement exact de ce sixième congrès de la seconde internationale ; certaines sources situent le discours de Jules Guesde, en réponse à Jaurès, le 13 août, et d'autres le 19. Il semble qu'en fait le congrès se soit déroulé du 14 au 20 août, et la date du 17, retenue par Maurras, semble la plus vraisemblable. (n. d. é.) [Retour]

  19. C'est ce que l'on ne cesse de nous dire, à nous. [Retour]

  20. Anatole Sixte-Quenin (1870–1957), militant socialiste arlésien, était pendant la guerre simple député des Bouches-du-Rhône. En 1920, après la création du Parti communiste qui entraîne avec lui le journal L'Humanité, il devient rédacteur en chef du Populaire, son concurrent socialiste. (n. d. é.) [Retour]

  21. Le Secours national, par exemple. [Retour]

Recueil paru en 1917.

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