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Les Conditions de la victoire — I

Rage de Cyclope

5 août 1914

Il ne suffisait pas à l'Allemagne d'insulter à la fois toutes les nations et toutes les idées. L'offense au genre humain devait aboutir avec une folle rapidité aux lâches attentats contre les personnes humaines laissées à sa merci. Avant-hier, le président du Souvenir français de Metz, Alexis Samain 1, est tombé sous les balles du peloton d'exécution. Hier, à Moineville, l'abbé Gillet 2, et à Mulhouse, dix Alsaciens-Lorrains qui essayaient de gagner la France, ont subi le même martyre pour la patrie.

Un effet de terreur est sans doute escompté par les auteurs de ces massacres. Mais ce calcul, très digne du génie allemand, pourrait bien être démenti par les races supérieures qu'il est également incapable de comprendre et de gouverner. Pour peu que les circonstances veuillent s'y prêter, c'est la réaction d'une implacable colère qui se fera jour. Il y a dans ces infamies criminelles une dose d'imprévoyante sottise à laquelle il faut bien reconnaître une fois de plus les caractères naturels de la barbarie.

C'est la barbarie allemande qui déferle une fois de plus sur l'occident. Sa seule force tint à la solidité de l'organisation politique maintenue pendant que le reste du monde jouait au triste jeu des révolutions ou cédait à une évolution énervante. À l'abri de cette épée et de celte cuirasse, dans le cercle d'effroi que leur cliquetis répandait, l'Allemagne aurait pu faire, d'un pas plus ou moins vif, les étapes du progrès intellectuel et moral qu'elle avait à parcourir encore ; sa longue et ancienne candidature à la civilisation aurait pu aboutir enfin. On le croyait du moins; mais voici un nouvel échec, un nouveau refus devant le jury de l'histoire moderne. Il est bien établi que la race allemande, prise en corps, était incapable de promotion. Son essence profonde, sa destinée originelle était de s'enivrer, comme d'un vin grossier, des fumées de la force pure. Les manifestations de sa brutalité lui ont crevé les yeux, lui ont perdu le sens, et son carnage de cyclope commence par le meurtre du président d'une société littéraire et d'un prêtre. Pour couronner ce noble début de campagne, il reste à l'Allemagne de condamner et d'exécuter une femme ou deux. Les nouvelles n'en disent rien encore. Comment ne pas présumer que cela viendra 3 ?

Pour un incident personnel

Les obsèques de Jaurès se sont accomplies dans le calme et dans l'ordre qui convenaient. — Je regrette d'avoir à faire connaître l'épilogue un peu moins digne que lui ont donné quelques amis du défunt. Hier, vers deux heures et demie, entrant seul au restaurant de la rive gauche où je prends mon premier repas, je fus surpris d'apercevoir trois ou quatre rédacteurs de L'Humanité dont je connais les visages, sans savoir leurs noms et qui venaient sans doute du convoi de Jaurès à la gare d'Orsay 4, toute voisine. Ils achevaient de déjeuner. Ma vue leur fit pousser de bruyantes exclamations. Sans y avoir pris garde, je m'assis à la place que j'occupe habituellement tout près de la porte d'entrée. Alors, ces messieurs, se jetant sur moi, me poussèrent dehors en redoublant de cris. Un attroupement se forma aussitôt, composé des honnêtes gens du quartier ; l'un d'eux m'adjurait de m'éloigner, l'heure n'étant pas aux violences. Je le remerciai, mais l'assurai que je resterais. Il n'y avait d'ailleurs aucun risque de violence, car tous les passants prenaient fait et cause pour moi, s'indignaient du sans-gêne brutal avec lequel des inconnus prétendaient faire la loi dans un établissement du quartier, et comme un de mes agresseurs arguait de sa carte de député, le public répondit, tout d'une voix, que ce titre-là n'effrayait personne. Je me hâtai d'intervenir en invoquant la nécessité de suspendre toutes nos querelles civiles, de respecter et faire partout respecter l'union nationale la plus complète ; j'ajoutai que la nervosité des socialistes s'expliquait par le deuil de leur chef, mais que tout bon citoyen devait s'appliquer à réparer les effets de leurs provocations, aussi ridicules qu'imprudentes, en un pareil moment. Ces messieurs s'éloignèrent au milieu de la réprobation générale et je pus déjeuner en paix.

Je prie formellement nos amis de ne tenir aucun compte de l'incident. Il fallait le faire connaître pour en éviter de pareils. Chacun de nous doit mettre son sang-froid et sa sagesse au service de l'ordre qui est indispensable à la défense du pays. 5

Les angoisses de nos amis

L'angoisse nationale qui développe à l'heure qu'il est tant de courages et de vertus ne brouille ni les yeux ni les raisons : « Je ne saurais trop vous encourager à éclairer la France par les fortes et anciennes vérités que vous répandez » , écrit à Léon Daudet un modeste retraité qui s'inscrit parmi nos contribuables. Mais quelle contribution aussi que cette lettre d'un jeune fantassin !

« Avant de partir au feu, je veux vous apporter le témoignage de la sympathie qui m'entraînait vers l'Action française depuis plus d'un an. Aujourd'hui je suis des vôtres corps et âme. Vive la France, à bas l'envahisseur Teuton ! Vive l'Action française ! qui se découvre à mes yeux dessillés comme l'expression la plus parfaite de nos désirs et de nos besoins conscients et inconscients. »

Cette jeunesse héroïque se rend bien compte que nous ne la trompions pas en lui répétant depuis qu'elle existe et qu'elle grandit que cette guerre abominable était possible, était fatale et qu'il fallait s'y préparer par dessus tout.

Charles Maurras
  1. Alexis Samain présidait diverses associations patriotiques et sportives pro-françaises à Metz — alors allemande depuis 1870. En 1911 un incident nocturne entre les hommes de Samain et des soldats Allemands avait fait quelque bruit, et Samain avait été traîné en justice. La nouvelle de sa mort, largement répandue par la presse parisienne le 5 août 1914, était fausse : il sera interné par les Allemands, envoyé dans l'est de l'Allemagne, puis libéré. En novembre 1918 il participera même au premier rang aux festivités de la délivrance de Metz. Cette fausse nouvelle avait été répandue par le ministère de la guerre, afin de galvaniser l'opinion. Cette nouvelle comme les deux suivantes sont données en entrefilets dans L'Action française de ce 5 août 1914.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Le digne ecclésiastique aurait été coupable d'avoir crié « Vive la France ! » La nouvelle était tout aussi fausse que celle concernant Samain, et lancée pour les mêmes raisons. Mais elle avait un fond de vérité plus tragique puisque Le Temps précisera dans un entrefilet du 19 août 1914 :

    La Semaine religieuse de Nancy signale que c'est par suite d'erreur de transmission que l'abbé Gillet, curé de Moineville, en ce diocèse, a été mentionné, comme fusillé par les Allemands aussitôt le début des hostilités. On a lu « Moineville » pour « Moyenvic » et il s'agissait de l'abbé Hennequin, ancien curé de Moyenvic, curé de Marthil, au diocèse de Metz, qui fut fusillé à Moyenvic par les Allemands, tout au début des hostilités. L'horreur de l'acte demeure la même.

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  3. Note dans le premier volume des Conditions de la victoire, en 1916 : « L'exécution de miss Cavels n'est venue que l'année suivante. »

    Il s'agit sans doute d'Edith Cavell — on trouve en effet les orthographes fautives Cavels et Cavel. Infirmière, née en 1865 dans le Norfolk, elle vécut longuement en Belgique. En Angleterre lorsque la guerre éclate, elle rejoint Bruxelles où elle travaille dans une clinique qui soigne des soldats. De novembre 1914 à juillet 1915, Edith Cavell aide des soldats Alliés blessés à s'évader vers les Pays-Bas. Le service de contre-espionnage Allemand infiltre le réseau et elle est arrêtée le 5 août 1915. Le 11 octobre Edith Cavell et cinq autres accusés sont condamnés à la peine de mort. Le lendemain Edith Cavell refuse d'avoir les yeux bandés devant le peloton d'exécution mais s'évanouit à la vue des fusils. L'officier commandant le peloton profite de ce qu'elle est inanimée pour la tuer d'une balle dans la tête. L'histoire émut l'opinion, qui y vit un nouvel et éclatant exemple de la barbarie reprochée aux allemands. [Retour]

  4. Jean Jaurès fut en effet inhumé en 1914 au cimetière des Planques, à Albi. Ce n'est que le 21 novembre 1924 que ses cendres ont été transférées au Panthéon, à Paris. [Retour]

  5. Le texte repris dans le recueil des Conditions de la victoire (premier volume, 1916) s'arrête sur ce paragraphe. [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 5 août 1914.

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