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Le Prince et l'avenir 1

Les armées en campagne ont quelquefois moyen de s'accorder une journée de plein repos à l'occasion des solennités nationales ou des fêtes du souverain. Au point où sont venues les affaires de France, le trente-huitième anniversaire de la naissance de Monseigneur le duc d'Orléans 2 impose l'unique devoir de doubler le pas, de presser la marche, de multiplier l'activité par l'activité. Mais ce n'est pas rester inactif que de travailler, tout en avançant, à mieux voir le but.

Notre but, ou du moins notre premier but, c'est le roi. Au-delà du roi est la France, raison finale et décisive des alarmes profondes développées en nous par les événements. Mais nous avons bien reconnu et démontré que ces émotions seraient vaines, ces mouvements stériles, et parfaitement chimérique toute espérance de relèvement national, sans un recours au grand ouvrier, à l'éternel artisan de la Renaissance française. Comme les fidèles de Charles V et de Charles VII, de Henri IV et de Louis XIV, nous savons qu'il n'y a ni Étranger, ni réformés, ni Ligue, ni Fronde qui tienne devant le Roi. Sans le Roi, au contraire, tous les désordres ont beau jeu, jeu constant et jeu régulier, jeu parfaitement naturel, jeu servi et fortifié par la complicité de l'histoire et de la géographie de la France, jeu funeste et fatal car il aboutit, par de misérables déchirements, au démembrement du pays. Le roi de France absent, tous les maux nationaux restent et resteront possibles. Lui présent, tout se recompose en vue de permettre le bien.

Cela est si vrai que notre œuvre, en ce qu'elle a d'heureux, n'aurait été ni exécutée ni même conçue sans l'évocation énergique de la pensée du roi au fond de nos propres pensées. La rappeler, la méditer, c'est renouveler nos sources de force en nous reportant au point même d'où elles ont jailli. Seuls de tous les groupes nationaux et conservateurs, nous savons ce que nous voulons et où nous allons. Seuls nous pouvons inscrire un itinéraire précis dans les brumes, dans l'avenir. Mais, — tout comme, en septembre dernier, nous disions que nous ferions ceci en octobre, et cela en novembre et cela en décembre, et cette autre chose en janvier, — programme net et qui a été exécuté de point en point, — nous pouvons répéter aujourd'hui ce que nous disions hier et il y a neuf ans, dès les premiers efforts de notre pensée politique : — d'abord une élite intellectuelle, morale, sociale se ralliera énergiquement à l'idée du roi ; ensuite, cette élite établira un tel état de l'esprit public que royauté et ordre, royauté et patriotisme, royauté et organisation du travail, royauté et respect de la religion deviendront de purs synonymes admis et compris de quiconque aura un cerveau pour penser ; ensuite, dans l'importante fraction de l'opinion publique ainsi éclairée, un autre couple de synonymes achèvera de se former, l'association nécessaire se scellera entre République et persécution religieuse, République et désorganisation du travail national, République et anti-militarisme ou anti-patriotisme, République et désordre politique et mental ; ensuite, des deux couples bien liés et bien ordonnés en une alternative solidement bâtie, résultera par la force même des choses, — des brutales choses inanimées ou animées que la folie, ou la sottise, ou la malice républicaine auront mises en œuvre — l'évidente nécessité de choisir ; et le choix, le choix royaliste, naîtra dans la pensée d'une minorité puissante et résolue, éclairée par l'intelligence, unie, disciplinée et stimulée par tous les sentiments de générosité, de courage et d'audace qu'on prétend parfois morts ou parfois endormis et qui veillent pourtant silencieux et purs, au fond du cœur français : cette minorité énergique et lucide, « la brigade de fer », disait-on, il y a cinq ans, au milieu des sourires de gens trop bien stylés pour avoir une idée ou pour trouver un mot, opérera alors, au mieux des circonstances, de manière à saisir la première occasion. Quelle occasion ? Celle, tout d'abord, d'établir le Roi.

Ainsi devra, non point finir, mais commencer l'action pratique extérieure. Tout ce qui se fait hors de là est préparatifs, déblaiement, organisation de l'action : celle-ci, qu'elle soit militaire ou civile, révolutionnaire et populaire ou administrative, qu'elle parte d'en haut, qu'elle parte d'en bas, l'action pratique tend au roi, et par le chemin le plus court. Que la chose s'opère en vingt-quatre heures, en vingt-quatre jours ou en vingt-quatre saisons, cet objectif unique justifie seul une démarche, un mouvement, parce que, dans ce cas, et dans ce cas seul, on peut essuyer un premier échec : démarche et mouvement n'en sont pas inutiles, ils subsistent, ils peuvent servir, à titre de souvenirs capitalisés, pour plus tard. Avenir défini, sans lequel on s'agite dans le néant ! Tous ceux qui ont horreur du néant vont au Roi. Mais ils y vont sans cesse, de plus en plus nombreux et, suivant le chemin que nous avons suivi, ils découvrent d'eux-mêmes la distincte et brillante figure d'espérances que le temps favorise et caresse avant de les accomplir.

Aux aveugles qui doutent, aux timides qui tremblent, comme c'est leur destin, aux esprits embrouillés qui,nourris d'objections qu'ils ont mal digérées, n'ont de plaisir qu'à voir les autres succomber à leur propre paralysie, nous répétons sans trêve que cela se verra, que cela se fera, d'un cœur aussi tranquille, d'une voix aussi ferme que nous leur rappelons la réalité de succès antécédents. Un calcul très simple et très fort autorise nos certitudes.

Deux hypothèses sont possibles. Pas une de plus. La crise violente est prochaine ou elle ne l'est point ; or, nous ne nous trompons ni dans un cas ni dans l'autre.

L'anarchie ou la composition avec l'anarchie, le ralliement plus ou moins direct et explicite à l'anarchie peut continuer : en ce cas, tous les éléments de force ordonnée, et aussi tous les forts qui sont amis de l'ordre et tous les hommes d'ordre qui aiment la force seront, les uns implicitement, les autres carrément, nettement, brillamment avec nous ; tout ce qui est initiative personnelle, valeur intellectuelle, influence économique ou sociale se ralliera de près ou de loin à l'idée du roi, et, en ce cas, quelque sorte de Directoire qui ait assumé la surveillance de l'agonie républicaine et démocratique, agonie que l'on suppose lente, insensible et sans crise, il ne peut manquer de venir un moment où la chiquenaude des forts et des sages suffira à précipiter ces institutions contradictoires dans leur néant. Contrairement à une opinion qui a cours, plus elles durent, plus elles s'usent. Mais plus nous durons, plus nous gagnons de vigueur et d'autorité. Les générations nouvelles seront de plus en plus disposées à comprendre et à écouter. Leur éducation se fait sur un plan tel qu'un seul langage correspond à l'écho des malheurs publics. Ce langage est le nôtre. Il sera entendu et pénétré de plus en plus. Cette commune force ne cessera donc de grandir en même temps que l'œuvre à exécuter demandera aussi une dépense de plus en plus faible de cette force.

Oh ! je conviens que l'hypothèse d'une longue décadence pacifique et sans crise n'est pas probable. Nous avons un trop beau pays qui allume au dedans et au dehors trop de convoitises pour que la guerre extérieure et la guerre civile ne soient pas dans l'ordre des probabilités menaçantes. Aucun Français ne peut y songer sans horreur. Aucun Français ne peut s'en désintéresser. Il faut regarder là et très droit.

Il faut voir cette Europe organisée, armée, il faut voir ce socialisme organisé, armé ; il faut voir ces Quatre États confédérés — juif, protestant, maçon, métèque organisés, armés. Toutes ces organisations, toutes ces armes sont tournées contre la patrie. La France voit ligués contre elle son gouvernement public et son gouvernement occulte, son administration, et jusqu'aux électeurs grands et petits. Il reste à la France le roi. Le roi hors des frontières ; toujours prêt à les passer au premier signal 3 ; la pensée du roi au dedans, de plus en plus présente, vivace et agissante dans la pensée et dans la poitrine d'une multitude croissante de citoyens, de patriotes conscients. Tous les maux que j'ai dits, les menaces que j'ai comptées ont trop d'évidence pour être mis en doute, mais le bien est certain aussi. En toute hypothèse il subsiste. Dans l'hypothèse de révolution violente, le roi rallie les hommes d'ordre. Dans l'hypothèse de guerre civile, le roi prend le commandement de toutes les fractions restées saines de l'armée et de la nation. Dans l'hypothèse de la défaite, il renverse les serviteurs de l'Étranger, signe la paix, et organise la revanche. Dans l'hypothèse même du démembrement, il peut rester un coin où réfugier le royaume de Bourges et, si ce coin même est perdu par le poids réuni des fautes accumulées pendant cent dix-huit ans de démocratie et de République, eh bien ! l'irrédentisme français n'en gardera pas moins un drapeau, un mot d'ordre, un chef, le chef même de la dynastie nationale, en l'absence duquel se sera consommé le partage de la patrie : nos premiers soulèvements seront royalistes, et la France, un moment conquise et dépecée, sera, de l'est à l'ouest, du nord au sud, trop dure à garder et à digérer pour que notre génération n'assiste pas à un relèvement simultané de la royauté et de la patrie.

Ne dites pas que cette hypothèse est impie. L'impiété, c'est l'aveuglement, c'est l'insouciance. Qui fut l'impie, de Napoléon III ou de Thiers au lendemain de Sadowa, de Lebeuf ou de Niel 4 à la veille de Sedan ? Les académiciens anarchistes qui s'inclinent honteusement devant la politique étrangère de la République, seront frappés un jour du même ridicule sinistre que les aliénés de 1863 et de 1870.

Si le pays a la cataracte, il faut opérer le pays. Notre criterium est celui des bons chirurgiens : l'utilité.

Disons-nous des vérités utiles ? Il ne s'agit pas de savoir si elles sont dures. Rendons-nous un service public en les disant ? En les disant, servons nous convenablement notre nation, notre pays et notre prince ? Un bon catholique, mais qui savait le sens des mots et qui n'ignorait pas les rapports de la religion et de la politique, — c'est le comte Joseph de Maistre, pauvre païen que je signale à l'animadversion de nos démocrates-chrétiens 5, — ne craignait pas d'écrire que ce qu'un honnête homme a de mieux à faire dans ce monde, c'est de servir son prince. Nous l'essayons de notre mieux.

Nous ne l'essaierions point avec autant de ténacité, nous y mettrions moins d'enthousiasme et de bonne humeur si nous servions un autre Prince, si nous servions un Prince moins passionnément attaché au service de son pays, si nous servions un Prince moins vigilant sur la nature des services à lui rendre. On a tout dit, non seulement chez les royalistes, mais même dans le monde républicain, sur l'admirable patriotisme avec lequel la Maison de France, en exil, mais toujours représentée sur bien des trônes, puissante dans toutes les Cours, a favorisé, soutenu, servi enfin, tant qu'elle a pu, les efforts et les travaux de nos diplomates, sous le régime qui annule par sa nature même tant d'intelligence et de cœur.

Ce que l'on n'a pas assez dit, ce qu'il faut que l'on sache, ce que nous ne pouvons cesser d'enseigner et de répéter c'est l'œuvre personnelle de Monseigneur le duc d'Orléans ; c'est le trait personnel de sa politique, c'est la nature des directions qu'il adressa à ses fidèles depuis le jour de son avènement. On les définirait d'un mot, et c'est le mot qui est revenu le plus volontiers sous sa plume. Elles sont nationales. Sans doute il faudrait tout un livre pour éclaircir le sens exact de ce mot ici. Mais souvenez-vous de deux faits. En janvier 1895 c'est-à-dire en un temps de calme relatif où nos partis extrêmes étaient seuls menaçants, la question présidentielle se posant entre Félix Faure et M. Brisson, c'est-à-dire entre un désordre pur et quelque faillie mais sincère velléité d'ordre intérieur et de dignité extérieure, ce Roi de vingt-six ans donna à son parti l'ordre d'élire M. Faure, et il le fit en termes tels que le plus ignominieux des opportunistes 6 ne put s'empêcher de s'écrier : « il y a là quelqu'un. » Deux ans plus tard 7, le faux ordre étant démasqué, l'opportunisme se révélant agressif, anarchique, anti-judiciaire, anti-militaire, le même jeune Roi, sans changer un iota de sa pensée, ni déranger un atome de ses principes, inaugurait de mémorables discours et des manifestes inoubliables cette admirable politique radicale qui a lentement rendu au monde royaliste sa physionomie de parti historique, sa position de parti national et qui, depuis dix ans, fait dire chaque jour à de nombreux Français, purs échos de M. Reinach, dont M. Reinach se passerait bien :

— Quelqu'un. Il y a là quelqu'un.

Grâce à Monseigneur le duc d'Orléans, il est devenu clair que Vive la nation ne veut rien dire ou veut dire Vive le Roi. Voilà son œuvre et son bienfait. Voilà son titre personnel ajouté à celui des quarante constructeurs royaux de la France. Sa politique le démontre, comme sa naissance l'a déjà désigné: il sera le reconstructeur.

Charles Maurras
  1. Notre texte est celui publié dans L'Action française du 15 février 1907, qui précise en note : « Charles Maurras, dans la Gazette de France du 7 février pour l'anniversaire de la naissance de Monseigneur le duc d'Orléans. Nos lecteurs nous saurons gré de leur faire connaître cette page où les vues politiques sont alliées au plus pur loyalisme. C'est un document à faire lire aux Français qui méconnaissent encore la grande figure de leur Roi. »

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Louis Philippe Robert d'Orléans, « Philippe VIII » (1869–1926). [Retour]

  3. C'est à dire prêt à les repasser pour rentrer en France, puisqu'il était alors frappé par la loi d'exil. [Retour]

  4. Le maréchal du Second Empire Adolphe Niel, né en 1802 et qui avant sa mort en août 1869 avait plusieurs fois fait part de son inquiétude devant l'Allemagne et ses capacités militaires. La guerre de 1870 sera engagée par le maréchal Lebeuf, resté célèbre par sa malheureuse phrase selon laquelle il ne manquait « pas un bouton de guêtre » à l'armée française. [Retour]

  5. C'est bien entendu ironique : Maurras était alors en pleine polémique avec les tenants du Sillon et de Marc Sangnier, qui l'accusaient volontiers de paganisme en lui reprochant de présenter la politique comme supérieure à la morale ou à la foi. [Retour]

  6. Joseph Reinach, comme le texte va le préciser plus loin ; la citation est souvent rappelée par Maurras. Tout ce passage évoque le propos général de Kiel et Tanger, alors en partie rédigé, mais resté impublié jusqu'en 1910. [Retour]

  7. L'allusion est évidemment à l'affaire Dreyfus : c'est en 1894 que Félix Faure est élu et en mars 1896 que Picquart met en cause Esterházy. [Retour]

Article paru dans la Gazette de France le 7 février 1907.

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