Les livres ont leurs destins et les renommées ont aussi les leurs, capricieux la plupart du temps. On pourrait expliquer, mais non justifier la période d'oubli qu'a dû traverser le nom d'Olivier de Serres de la fin du XVIIe siècle au commencement du XVIIIe, et le nouveau silence qui s'est fait autour de sa mémoire après la vive et courte faveur dont elle fut entourée sous Louis XVI et pendant la Révolution, jusqu'au milieu du premier Empire. Les hommages — platoniques — ne lui ont cependant pas manqué au XIXe siècle. Une statue lui fut élevée en 1856, à Villeneuve-du-Berg ; son buste, commandé par le ministre de l'agriculture, parut en 1877, à l'Exposition universelle de Vienne. Nouvelle statue à Aubenas, grandes fêtes à la gloire de l'auteur de la Cueillette de la soye, par la nourriture des vers qui la font et présidées par M. Pasteur, le régénérateur de la sériciculture. Enfin, un érudit passionné pour toutes les illustrations de son Vivarais, M. Henry Vaschalde, s'aperçoit que l'on ne sait rien de la vie du grand agronome et s'acquitte d'un pieux devoir en publiant un beau volume sur Olivier de Serres, sa vie et ses travaux 1, auquel j'ai fait et je vais faire ici plus d'un emprunt. Mais l'histoire d'Olivier qui est sans péripéties est bien vite achevée ; on nous donne, pour l'allonger, cinq ou six portraits de lui, ses armoiries et celles de sa maison, le frontispice de la première édition (1600) du Théâtre de l'agriculture et mesnage des champs, le fac-similé de son écriture, une iconographie très soignée d'Olivier de Serres, avec critiques scrupuleuses de chaque pièce inventoriée : « Olivier est représenté avec toute sa barbe, ce n'est pas exact » ; une collection de documents copiés avec une implacable fidélité, suivant l'orthographe des temps, qu'il s'agisse du testament de Jacques d'Arçons, beau-père d'Olivier de Serres, ou des affiches du centenaire du même Olivier placardées en 1882 sur les murs d'Aubenas : « FÊTE DE CHARITÉ, GRANDE CAVALCADE — LE SOIR, GRAND BAL ». #
Malgré tout l'intérêt que présentent ces documents, je maintiendrai mon premier dire : le souvenir d'Olivier de Serres n'a reçu depuis le commencement du XIXe siècle que des hommages platoniques. On ne le lit plus. La dernière édition du Théâtre, qui fut publiée par la Société d'agriculture du département de la Seine, est de 1804–1803. Tout le monde a bien ouï parler du « Père de l'agriculture française », et ce cliché tombe souvent à point dans la conversation pour masquer toute notre ignorance. On croit généralement n'avoir rien à apprendre à son école. Il est si vieux, il doit être si arriéré ! Comme si notre sol n'exigeait pas de nos paysans « affranchis » les soins que lui rendaient autrefois les gentilshommes campagnards et leur mesnage patriarcal, les mêmes conditions de moralité, de salubrité qu'énumère Olivier, avec tant de détails, dans son antique in-quarto ! #
La science de la culture en un lieu déterminé repose sur des règles à peu près éternelles, c'est un ordre de choses où, comme dit Le Play, la coutume prime tout. Impossible de s'en passer. Livrée à elle-même, la coutume s'appelle routine, mais, aux mains d'un homme intelligent, c'est elle qui féconde et qui rend praticables toutes les idées neuves. M. Ch. de Ribbe dans l'une de ses belles monographies, a fait ressortir quelle était la fidélité d'Olivier aux prescriptions de la coutume, pour le gouvernement de son mesnage rural ; dans tout le premier lieu du Théâtre d'agriculture, sur le devoir du mesnager, Olivier de Serres définit près de trois cents ans avant M. Le Play le régime de la famille-souche ayant pour double loi le décalogue et l'expérience. « Œuvre de progrès et de tradition », dit excellemment M. de Ribbe des travaux d'Olivier ; car avec les maximes arriérées que voilà, notre auteur inventa les prairies artificielles, le soufrage de la vigne 2, la culture du maïs, introduisit en France le mûrier et le houblon et se rallia des premiers au système d'irrigation dont Crappone avait doté la Provence. Pour accomplir toutes ces améliorations, il ne demanda point de subsides au gouvernement, il n'essaya point de faire déclarer d'utilité publique son entreprise agricole, et si le roi Henri s'était mêlé de l'administration du Pradel, Olivier l'eût renvoyé à Paris, la grand'ville, alléguant que « mesnager est maistre en son mesnage », et l'argument eût convaincu le Béarnais. Pourquoi donc M. Vaschalde vient-il demander l'intervention de l'État, la fondation d'une ferme-école, sur ce terrain où a fleuri si puissamment l'initiative d'un particulier ? #
Non, « le plus éclatant hommage rendu à la mémoire du grand agronome » ne serait pas d'exproprier ses légitimes héritiers et de faire diriger par des fonctionnaires le patrimoine du Pradel. Mieux vaudrait essayer de rajeunir le renom d'Olivier de Serres, nous mettre à même de l'approcher, vulgariser les trésors d'observations qu'il a si savamment réunis pour l'instruction de son fils, et que les instances de Henri IV lui firent publier. À défaut d'un Henri IV, quand se trouvera-t-il une société, un groupe de savants ou de propriétaires qui se décide à donner une ou plutôt deux nouvelles éditions du Théâtre de l'agriculture ? La première, la plus coûteuse, destinée aux littérateurs d'un esprit assez libre pour oublier un peu l'incomparable caquet de Montaigne en la compagnie du rustique et sensé vigneron de Villeneuve-de-Berg, serait, en vieux langage, une transcription telle quelle du texte d'Olivier. L'autre au contraire serait une traduction, mieux encore une adaptation, comme celle de 1802 3, mieux encore un abrégé qu'on mettrait dans toutes les mains. Est-il besoin de dire quel inestimable service on rendrait à nos concitoyens tout en restaurant l'une des plus nobles et des plus pures gloires de la patrie française ? #
Charles MaurrasOlivier de Serres, seigneur du Pradel, sa vie et ses travaux, par Henry Vaschalde, officier de l'Instruction publique, membre de plusieurs sociétés savantes. Paris. Plon, 1886. [Retour]
Théâtre d'agriculture, livre III, ch. V. [Retour]
Théâtre d'agriculture et ménage des champs, remis en français par M. Gisons à Paris, chez Meurent. 4 vol. in-8o, 1802. [Retour]