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27 mars 1908
La Politique

Le Gonfalonnier de la République

Notre éminent ami et confrère Ernest Judet, directeur de L'Éclair, a une idée parfaite.

Les élections municipales de Paris prenant toujours un tour politique et moral, il propose de les faire en mai prochain sur Zola 1 : « Êtes-vous pour ? Êtes-vous contre ? Vive Zola ? À bas Zola ?… » Le thème est d'une simplicité éclatante. Il va permettre aux patriotes et aux gens propres de se compter. Aux alentours de l'Élysée et des synagogues 2 (et rue Cadet 3 encore !), on flaire une grosse menace parisienne. M. Ranc 4, le rusé doyen, fronce le sourcil et demande qui diantre avait besoin de changer de place ce mort : « Faut-il l'avouer, Zola n'irait pas au Panthéon, que cela me serait parfaitement égal. » — Trop verts !

Tous nos compliments à M. Judet. Nous n'avons plus qu'à adopter son cri. À bas Zola, à bas ! En touchant cette cible, on amène les deux drapeaux de l'armée ennemie : on amène du coup Dreyfus et Soleilland 5, le drapeau des crimes contre la patrie et le drapeau des crimes contre l'humanité, symboles jumeaux du régime. La tristesse de M. Ranc donne la mesure de la satisfaction royaliste.

À bas Zola, à bas les traîtres ! À bas Zola, à bas les c… pourceaux ! Ce fils de vénitien est le digne auteur des « Géorgiques de la crapule » ; ce métèque est le digne calomniateur de la justice militaire ; sa naissance le désignait pour défendre les Droits de l'individu insurgé contre l'ordre, contre la Patrie et contre l'État. Zola résume un monde, synthétise l'esprit et le personnel d'un gouvernement.

Sa représentation de la République était, dès 1898, chose si pure, si générale et si parfaite, que le nom de Zola finit par rallier jusqu'à ces protestants rigides qui avaient passé leur vie à brûler du sucre 6 sur son passage : quand il eût fait J'accuse ! c'est de l'encens que lui brûlèrent les Monod. Il s'était mis du bon parti. Soleilland, plus tard, fit de même et l'ignoble assassin de la petite Marthe fut de même récompensé.

Que les bénéficiers du régime en soient donc les gonfalonniers. Qu'ils le soient sur la route du Panthéon, dans la boîte à voter, partout. Dreyfus et Soleilland, Soleilland et Dreyfus, République anarchique, démocratie barbare, votre nom commun est Zola.

Il n'y a qu'à voter pour flétrir tout cela. Votez, je vote, votons tous. La devise de notre Action française est d'agir, d'avancer, de manifester « par tous les moyens », même légaux.

Charles Maurras
  1. La polémique autour de l'entrée prochaine au Panthéon des cendres de Zola battait alors son plein. Le numéro de L'Action française du 27 mars 1908 comporte en tête un article de Léon Daudet consacré à la question.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Rappelons que si Maurras n'aimait pas beaucoup Zola pour des raisons toutes littéraires, l'animosité à son égard de ceux qui se retrouveront à l'Action française date surtout de l'affaire Dreyfus. [Retour]

  3. Siège du Grand Orient de France. [Retour]

  4. Arthur Ranc, 1831–1908. En décembre 1851, il combat sur les barricades pour s'opposer au coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte. Il est condamné à la déportation en Algérie en 1854. Il réussit à s'évader et à rejoindre l'Italie, puis la Suisse. Il rentre à Paris après l'amnistie de 1859 et collabore au journal Le Réveil de Charles Delescluze, puis à La Rue de Jules Vallès. Il est condamné à de multiples amendes et peines de prison pour incitation à la guerre civile.

    Après la proclamation de la République le 4 septembre 1870, il est nommé maire du IXe arrondissement. Pendant le siège de Paris, il rejoint Léon Gambetta à Tours. Le 8 février, il est élu député de l'Assemblée nationale, mais en démissionne le 2 mars pour protester contre la signature des préliminaires de paix avec les Allemands. Le 26 mars, il est élu au Conseil de la Commune par le IXe arrondissement. Il démissionne le 6 avril pour protester contre le décret sur les otages que vient de prendre la Commune.

    Après la Semaine sanglante, il se présente en juillet 1871 aux élections municipales de Paris, mais la presse l'attaque et il doit s'enfuir en Belgique. Il est condamné à mort par contumace par le conseil de Guerre en octobre 1873.

    Il revient en France après l'amnistie de 1880, puis est élu député de gauche de la Seine en 1881, et sénateur en 1891. En 1908, à la fin de sa vie, il est donc l'un des vieux sénateurs piliers du régime, gardien de la République et de ses principes. [Retour]

  5. L'affaire Soleilland fut célèbre car elle intervint au moment des débats sur la peine de mort et torpilla le projet d'abolition. Fin janvier 1907, l'ébéniste Albert Soleilland se présente chez ses amis Erbelding : il vient chercher Marthe, leur fille, pour l'emmener au Bataclan. Il en reviendra seul… Le 8 février, on retrouve le corps de la fillette de 11 ans dans une consigne de la gare de l'Est : elle a été violée et écorchée vive. Soleilland est jugé et condamné à mort le 24 juillet par les assises de la Seine. Le caractère odieux du meurtre provoque un grand émoi qui atteint son paroxysme lorsque le président Fallières gracie le coupable, le 13 septembre, poursuivant sans ciller la politique de grâces automatiques alors en vigueur et qui était la principale illustration de la campagne abolitionniste. Les caricatures montrant Soleilland au bagne et sur l'échafaud sous titrées « là où il est et là où il devrait être » resteront fameuses. L'émotion sera telle que les débats tourneront court au parlement, une large majorité refusant l'abolition. L'affaire Soleilland est souvent citée comme l'exemple d'une émotion prenant le pas sur la raison à propos d'un grand sujet de société. Cette représentation simpliste est fausse : si l'on échangea des deux côtés des arguments raisonnables, on échangea aussi des arguments purement émotifs. Le principal discours de Jaurès à la tribune au moment des débats est entièrement construit dans un registre émotif, le partage des rôles jouant à plein avec Briand, qui resta lui dans un rationalisme sec.

    Zola était déjà mort, mais un débat secondaire eut lieu sur le fait que des représentations de crimes abjects par les auteurs naturalistes avaient pu favoriser la recrudescence de crimes horribles, d'où le fait que Maurras mêle ici les deux aspects sans plus s'en expliquer : les contemporains faisaient spontanément le rapprochement.

    Enfin le personnel politique en faveur de l'abolition étant largement dreyfusard, la confusion joua entre les deux positions, les défenseurs de la grâce accordée à Soleilland se trouvant être presque exclusivement des partisans, souvent en vue, de Dreyfus. [Retour]

  6. Dans le jargon des théâtres du temps, l'expression signifie « être applaudi », mais le sens paraît ici contraire. Sans doute Maurras l'emploie-t-il parce que le sucre était alors brûlé pour « assainir l'air », c'est-à-dire principalement pour masquer les mauvaises odeurs. [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 27 mars 1908.

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