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Les Cassagnac
23 février 1912

Les directeurs de L'Autorité 1 sont de plus en plus furieux. Quand ils se sont vu reprocher leurs procédés de lâche brutalité à l'égard de notre confrère Hervé de Rauville 2, ils ont répondu en indiquant le mot de Cambronne. Quand ils ont vu citer et commenter leur entente aussi cordiale que publique avec ce vieux coquin de traître juif Arthur Meyer 3, ils ont élevé de grands cris qui tendaient à insinuer qu'on les mouchardait. Enfin, comme depuis avant-hier on a précisé l'urgente nécessité politique de faire connaître au public nationaliste et royaliste le louche va et vient des directeurs de L'Autorité, ces messieurs écrivent les mots qu'ils ont sur le cœur. Je fais de ces injures de cocher le cas que l'on pense. Elles font rire de pitié. Cependant, elles signifient une grande colère. Il est intéressant de savoir dans quels intérêts moraux ou matériels, cruellement lésés sans doute, ces grandes fureurs prennent source.

Quel intérêt ont donc MM. Paul et Guy de Cassagnac, directeurs de L'Autorité, à ce qu'on n'aille pas « moucharder » aux lecteurs de L'Action française ce qui est écrit en toutes lettres dans L'Autorité et dans Le Gaulois, et ce que chacun peut savoir par conséquent, moyennant une dépense de quatre sous ?

Tous les Français ont le plus grand intérêt à savoir si nos gens sont pour Meyer ou contre Meyer. La campagne que nous menons exige essentiellement que nous soyons fixés sur la qualité d'auxiliaires ou d'alliés que nous sommes exposés à trouver à droite ou à gauche. Ceux qui fréquentent la Maison de la Trahison – Le Gaulois, – ne sont point de la même qualité que ceux qui n'y fréquentent point ; ceux qui vont chez Meyer, en invités, en maîtres, représentent plus de sécurité morale que ceux qui y rappliquent en clients et en obligés. Les directeurs de L'Autorité en font, là dessus, à leur guise. Nous relevons leurs faits et gestes tels qu'ils étincellent dans leur journal et dans le journal allié. Ce relevé les met en colère. Pourquoi ?

Sans doute, ces lumières ont quelque chose de gênant. On le comprendra mieux si l'on veut bien se rappeler que l'essentiel de la carrière de ces deux jeunes gens est d'ores et déjà d'avoir échoué en tout.

Ils ont tenté de prendre la tête de mouvements politiques, de fonder des ligues, et d'orienter les esprits. Ils ont essayé d'imprimer une direction rajeunie au journal qu'ils avaient en héritage et dont on annonce périodiquement la mise en vente depuis sept ou huit ans. Ils n'ont su conduire personne. Leur littérature politique, dont je m'accuse d'avoir admis quelques temps la sincérité, cette littérature de négrillons ne les a menés à rien. Ils~se sont bornés, depuis qu'ils écrivent, à répéter fort mal ce qu'ils avaient compris tout de travers ou à contredire rageusement ce qu'ils n'avaient pas compris du tout. Il a fallu finir par le leur faire entendre. Et c'est alors que la vanité grandiloquente d'une part, et, d'autre part, la rage d'usurper quelque importance, peut-être aussi de se démontrer leur existence à eux-mêmes, a conduit les deux directeurs de L'Autorité à rôder mystérieusement sur les lisières de tous les groupements et de tous les partis, comme pour pirater ou braconner à la ronde, promenant partout de gros yeux cupides et jaloux, mais partout tenus à distance, en raison même de la grossière qualité de leurs ruses et de leurs serments, promettant ici un concours aux royalistes, là, laissant entrevoir un vieux fonds consacré de bonapartisme héréditaire et sachant étaler ailleurs des trésors de liberté d'esprit qui donnaient raison au juif contre le Français, à l'adversaire contre l'ami prétendu. Quant au sort des campagnes patriotiques auxquelles des messieurs feignaient de s'associer, ils n'en avaient d'autre souci que celui de leur amour-propre ulcéré des succès d'autrui et que les services rendus à la patrie commune humiliaient encore au regard de leur impuissance. Il est certain que Pujo, Daudet et quelques autres ont obtenu à force de dévouement, de courage, de sagesse et d'esprit politique, la confiance d'un grand nombre de bons Français. Il n'est pas moins certain que MM. de Cassagnac ne sont parvenus à réaliser rien de tel. « Pourquoi eux ? et pourquoi pas nous ? » C'est la question dont ils cherchent encore la réponse. Ils n'ont pas encore compris, et cette inintelligence désespérée voilée d'épais bagout est ce qui a fini par les conduire jusqu'à Meyer, jusqu'à Briand, jusqu'à Bernstein 4. C'est ce qui les mènera, on peut en être sûr, infiniment plus loin qu'on ne croirait dans la voie des compromissions.

Notre devoir sera de ne laisser glisser personne ni rien sur cette pente inavouable. Nous devons en sauver non seulement nos lecteurs les nationalistes et les royalistes de L'Action française, mais les éléments sains, les fractions honnêtes et sincères de l'ancien monde conservateur. Notre devoir est de montrer comment, chez ces prétendus alliés, l'idée des véritables trahisons est née et peut renaître du simple mouvement de leur dépit, de leur envie ou encore des flatteries intéressées qu'un subtil intrigant du type Arthur Meyer sait leur adresser à propos. Notre devoir est de couvrir et d'éclairer notre mouvement. Nous avons inscrit en marge de L'Autorité les trois mots caractéristiques : abus de confiance, exploitation et trahison.

Ce ne sont là ni mots en l'air ni ridicules coqs à l'âne, ni vains appels de pied comme les matamores de L'Autorité en ont affecté ces jours-ci. Je leur énonce en termes nets des vérités de fait qui sont connues et démontrées, qui restent toujours démontrables. Indépendantes de ma personne, elles ont pourtant ma personne pour garante. Il n'est pas au pouvoir des directeurs de L'Autorité de me causer aucune offense. Mais ils n'ont pas besoin d'être prévenus que je prends toute la responsabilité de ce que j'écris. 5

Charles Maurras
  1. Journal bonapartiste que les frères Paul et Guy Granier de Cassagnac ont hérité de leur père, prénommé lui aussi Paul, député du Gers, lui-même fils d'une figure importante du bonapartisme au dix-neuvième siècle et fidèle de Napoléon III. En 1912 le journal se veut toujours bonapartiste mais tient en fait une ligne fluctuante, au gré des impératifs financiers de sa survie. Cet article suit diverses polémiques entre L'Action française et L'Autorité, qui regardaient la sincérité des convictions anti-républicaines des frères Cassagnac et leurs rapports avec Arthur Meyer, du Gaulois (voir infra note 3).

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Écrivain et collaborateur de L'Action française. [Retour]

  3. Arthur Meyer (1844–1924), directeur du Gaulois, journal conservateur qui se voulait royaliste mais était surtout le quotidien des gens riches et de la bonne société. Juif, Arthur Meyer se convertit au catholicisme et fit ensuite preuve d'un antisémitisme d'autant plus déconcertant qu'il s'accompagnait d'une grande animosité vis-à-vis de personnages que certains raccourcis historiques nous font sembler proche des thèses antisémites de Meyer ; ainsi ses passes d'armes, au propre comme au figuré, avec Drumont. Mondain, au carrefour de toute la vie parisienne, mais souvent décrit comme un homme dur et un arriviste forcené par ses contemporains, il avait des détracteurs comme des amis partout, ce qui nous le rend difficilement classable aujourd'hui. En 1912, le Gaulois est un journal conservateur qui se veut royaliste de manière modérée et responsable, ami de l'ordre, fût-il républicain. C'est par excellence le journal des royalistes bien nés, finalement très intégrés financièrement et socialement au régime qu'ils prétendent contester, ceux-là mêmes qui ont en aversion l'agitation dont fait preuve l'Action française. Tout le début de 1912 fut marqué par une propagande agressive au Quartier Latin sur le thème « les nouveaux anarchistes de l'Action française », menée par divers groupes conservateurs en tête desquels des sillonnistes et des bonapartistes. L'Action française voyait derrière ces derniers la main de Briand, relayée par Arthur Meyer via ses relations avec les frères Cassagnac et leur journal, L'Autorité. C'est à ces épisodes que Maurras fait sans doute allusion quand il parle, plus bas, de « la campagne que nous menons ». [Retour]

  4. Un an plus tôt l'Action française avait mené campagne contre le dramaturge Henri Bernstein, accusé de désertion durant son service militaire. L'agitation autour de cette affaire avait durablement enflammé les rues de Paris et contribué à la chute du gouvernement Briand. [Retour]

  5. La polémique avec les Cassagnac avait surtout été menée dans la revue de presse de L'Action française, signée par Maurras de son pseudonyme bien connu de Criton. C'est pourquoi il prend la peine d'ajouter ce dernier paragraphe, sans doute pour que l'on n'imagine pas qu'il refuserait de répondre de ses écrits. Cela d'autant que les Cassagnac, comme leur père avant eux, étaient très portés sur le duel. La rencontre eut bien lieu le 26 février 1912, à Neuilly : Maurras fut blessé au bras. [Retour]

Article paru dans L'Action française le 23 février 1912.

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