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D'Emma Bovary au Grand Tout

Voici un petit livre qu'une quinzaine, une vingtaine de personnes emporteront peut-être à la promenade, en voyage, ou mettront au chevet de leur lit. Quoiqu'il soit écrit sèchement, selon une dure technique, elles n'en liront pas certaines pages sans en être touchées aux larmes ; et, bien qu'il n'y ait pas la trace d'une plaisanterie, d'autres pages les feront rire jusqu'aux éclats. Elles réfléchiront surtout, et rêveront, comme on réfléchit, comme on rêve à quelque chose de profondément commun à toute l'espèce des hommes. Tour à tour psychologue, moraliste et même constructeur d'univers idéologiques, M. Jules de Gaultier 1 intéressera, il me semble, tous ceux qui auront la curiosité de le suivre et la patience de le pénétrer, quinze ou vingt personnes, ai-je dit, sans compter les cuistres et les badauds. Mais ses commentateurs le mettront quelque jour à portée d'un public plus vaste. Tentons le premier l'aventure.

M. Jules de Gaultier était l'auteur d'une suite de considérations sur la philosophie européenne et surtout allemande : De Kant à Nietzsche. Il intitule son nouveau livre Le Bovarysme. On y voit l'analyse des modes par lesquels un homme sort de soi, se modifie et change. On y trouve fixée, croissante ou décroissante, la valeur de ce changement. On y rencontre enfin une comparaison entre ce qui se passe chez l'homme et les modes du changement universel.

I

M. de Gaultier, qui est surtout un naturaliste très attentif aux choses concrètes, a voulu partir d'une observation aussi précise que possible, c'est-à-dire telle que l'histoire réelle ou l'analyse d'un personnage vivant ne saurait la fournir. L'histoire, en effet, comme la nature elle-même, ne donne jamais des caractères absolument purs ; la fable seule a ce mérite, quand elle émane d'un esprit supérieur, car elle résume et fait converger puissamment d'innombrables traits dispersés. La fiction à laquelle M. Jules de Gaultier s'est appliqué n'est autre qu'Emma Bovary. C'est dans le cœur de ce personnage central du principal ouvrage de Gustave Flaubert que l'auteur du Bovarysme a creusé comme un puits profond d'où recueillir l'abrégé limpide de tous les cieux.

Exactement, qu'est-ce donc qu'Emma Bovary ? Mais rappelez-vous le roman. Cette femme d'un modeste médecin de campagne se conçoit dans un personnage de grande dame. De tempérament fougueux et vouée à toutes sortes d'expériences successives, elle conçoit l'amour « sous les formes d'une passion exorbitante et unique », « dans un décor de faste, et parmi des péripéties de roman ». Il faut que tout se plie à cette conception et d'abord sa propre pensée, son propre cœur ; ensuite les conditions de son existence, les prétextes de ses passions. Tel est du moins son vœu, que sa vie ne réussit jamais à réaliser.

Rodolphe Boulanger de la Huchette peut bien dire à Emma les phrases qu'elle attend de lui ; mais quand il s'agit d'actes, quand, dit M. de Gaultier, « l'amour absolu, tel qu'elle imagine l'éprouver, tel qu'elle imagine l'inspirer », doit, par exemple, décider Rodolphe à s'enfuir avec elle, oh ! alors, le Rodolphe n'hésite plus à rentrer en lui-même. « Il cesse de répondre à la fiction par la fiction, et le rêve d'Emma se brise au contact de la réalité » ; cette réalité dont ses actes de forcenée ont provoqué la brusque et dure révélation. De même, quand elle a imité la signature de son mari sur les billets qu'elle a souscrits ; son imagination ne change pas la loi du monde. Les effets souscrits sont représentés à leur échéance. Impayés, ils sont protestés. Emma, plutôt que d'avouer, choisit la mort.

Baudelaire disait :

… Je sortirai quant à moi satisfait
D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve 2.

Mais l'âme d'Emma sort du monde gémissante et désespérée. Elle paye de sa vie ses fautes de critique, dit M. Jules de Gaultier.

Quelle est cette faute de critique, on l'a deviné sur notre analyse. Madame Bovary s'est « conçue autre qu'elle n'était » et elle a tenté d'asservir sa personne réelle à sa personne imaginaire, les conditions de sa vie réelle aux conditions de l'existence qu'elle se rêvait. Mais tout cela avec une énergie farouche ; énergie de l'intelligence, énergie de la volonté. C'est, je crois, le même Baudelaire qui reprochait à l'héroïne de Flaubert de se former des représentations trop nettes pour une femme et de commettre un perpétuel excès d'imagination visuelle. Ses rêves sont de véritables hallucinations ; ils ont la couleur et le relief de la vie. D'après M. Jules de Gaultier, cette prépondérance des images pures sur les sensations est un trait commun à tous les personnages de Gustave Flaubert. C'est leur maladie générale ; d'où un effet de tragédie ou de comédie, suivant le cas et les personnages en scène. Le pharmacien Homais est comique en vertu du même mécanisme qui rend Madame Bovary tour à tour touchante et terrible ; il est « vide et dénué », « il veut être un homme de science ». L'écart entre son fantoche visible et l'idée qu'il s'en forme donne la mesure de son ridicule, comme l'écart entre les passions d'Emma et ce qu'elle en attend donne la mesure de son risque tragique. Le Frédéric Moreau de L'Éducation sentimentale, le saint Antoine de la Tentation, Bouvard et Pécuchet eux-mêmes procurent des impressions du même ordre, par les mêmes moyens.

M. Jules de Gaultier appelle tous ces héros par le même nom : ce sont des bovaryques et leur bovarysme consiste dans leur pouvoir extrême, quelquefois prodigieux, de s'échapper à eux-mêmes, et, pour ainsi dire, de s'aliéner et de s'altérer :

Pourvus d'un caractère déterminé, ils assument un caractère différent sous l'empire d'un enthousiasme, d'une admiration, d'un intérêt, d'une nécessité vitale. Mais cette défaillance de la personnalité (réelle) est toujours accompagnée chez eux d'une impuissance, et, s'ils se conçoivent autres qu'ils ne sont, ils ne parviennent point à s'égaler au modèle qu'ils se sont proposé. Cependant l'amour de soi leur défend de s'avouer à eux-mêmes cette impuissance.

Aveuglant leur jugement, il les met en posture de prendre le change sur eux-mêmes et de s'identifier à leur propre vue avec l'image qu'ils ont substituée à leur personne. Pour aider à cette duperie, ils imitent du personnage qu'ils ont résolu d'être tout ce qu'il est possible d'imiter, tout l'extérieur, toute l'apparence ; le geste, l'intonation, l'habit, la phraséologie, et cette imitation qui restitue les effets les plus superficiels d'une énergie sans reproduire le principe capable de causer ces effets, cette imitation est, à vrai dire, une parodie.

Les voici, négligeant tous les actes où leur énergie eût pu réussir et s'évertuant à des modes d'action, de sentiment, de pensée, qu'ils ont bien pu concevoir et admirer, mais qu'ils ne peuvent reproduire, en sorte que toute leur énergie, détournée des buts accessibles et stimulée vers l'impossible, se dissipe en vains efforts, avorte et fait faillite.

Rien de plus naturel, ni de plus nécessaire. L'énergie individuelle étant divisée, l'effort total de chaque individu étant tiraillé sans cesse entre ce qu'il est et ce qu'il croit être, il s'ensuit des déperditions infinies. Lors même qu'elle se conçoit vertueuse et résiste par exemple au jeune Léon, Emma Bovary ne fait qu'accumuler en elle des germes de ruine future. En se jouant la comédie d'une vertu qu'elle n'a pas, elle se crée des droits au bonheur et des titres aux compensations de la vie, qui ne servent qu'à préparer plus sûrement la série de ses autres chutes. Tel est le bovaryque ; se concevant pareil à autrui, mais ne pouvant réaliser ce double fictif, il en doit languir et mourir. Ne pouvant se recomposer, il se décompose.

II

Quel est le principal facteur de cette opération ? Quittant ici Gustave Flaubert et ses personnages, M. Jules de Gaultier se livre à l'analyse du bovarysme en général, de la faculté de nous concevoir autres que nous ne sommes. Qu'est-ce donc qui entretient cette faculté, qu'est-ce qui la surexcite, la stimule, la développe ?

–- La connaissance.

M. Jules de Gaultier remarque, non sans subtilité, mais avec justesse, qu'il y a rarement rapport et proportion, chez l'animal humain, entre le pouvoir d'invention et d'activité d'une part et, d'autre part, les représentations, les notions, les images qui lui viennent à la pensée et qui le provoquent plus ou moins à l'action. Or, prenons garde, si quelques-unes de ces images concordent avec nos aptitudes et nos goûts naturels, combien d'autres sont divergentes ! Combien d'autres permettent à l'homme de concevoir « des manières d'être qu'il ne peut réaliser, des sentiments auxquels il est impropre, des buts qui lui sont inaccessibles » !

Entre ces deux groupes, le choix se fait suivant l'énergie du tempérament primitif et aussi suivant les tendances imprimées au jeune être par l'éducation. Sortez-vous d'une race forte, nettement caractérisée ? Avez-vous reçu de l'éducation des plis conformes aux premières données de la nature héréditaire ? En ce cas, dit M. Jules de Gaultier, le choix du sujet tenté par la diversité des connaissances toutes fraîches se fera bien et heureusement : « Entre divers buts proposés avec une égale insistance, il choisira nécessairement ceux vers lesquels le dirige déjà une impulsion naturelle. » Ligne du moindre effort, ligne du plus grand rendement. Les tendances intérieures et celles venues du dehors par la voix de la connaissance seront en fait additionnées les unes aux autres, au lieu d'avoir à être soustraites les unes des autres, et, comme un arbre vers son soleil, l'on croîtra vers son idéal naturel, comme pourrait dire un lecteur des Allemands.

Mais supposons des impulsions héréditaires ou faibles ou déjà contrariées, supposons encore une éducation qui dénature, dépayse, déclasse ou déracine ; les imaginations étrangères risquent de l'emporter sur le premier fonds naturel, et ainsi le bovarysme de prévaloir. Au lieu de sentir et de vivre tel que l'on est, l'on se voit et l'on vit d'après un type extérieur, c'est-à-dire que l'on s'expose aux dangers que l'œuvre de Flaubert nous décrit.

III

Arrivé à ce degré de son analyse, M. Jules de Gaultier en élargit par une sorte de mouvement de spirale le champ et l'objet. Où sont les bovaryques les plus caractérisés ? se demande-t-il.

Et la nature lui en présente de toute sorte. Non seulement la nature malade, mais aussi la nature saine. Voici l'enfant par exemple. Eh bien ! l'enfant a une aptitude prodigieuse à se concevoir tout autre qu'il n'est. Précisément parce que sa nature réelle n'est encore ni arrêtée ni exprimée, les imaginations qui lui traversent la pensée semblent lui pétrir une multitude de vies diverses. Il se joue à lui-même toutes sortes de comédies dont on ne saurait dire s'il n'est pas la dupe enchantée. Où commence la mauvaise foi de ce grand acteur ? Ceux qui ont tenté seulement la psychologie de la poupée savent que le problème n'est pas aussi simple qu'il en a l'air.

Mais l'enfant n'est pas seul à se donner la comédie. On a noté que le talent ou le génie, celui surtout des lettres et des arts, consiste, en très grande partie, dans le pouvoir de se présenter de pareils spectacles à soi-même, en transformant, jusqu'aux données fondamentales, la pensée de l'auteur. C'est en ce sens que les poètes sont de si grands menteurs. Ils mentent d'abord à eux-mêmes, c'est à eux-mêmes qu'ils font les premiers contes, c'est eux qu'ils bercent des premières fables de leur esprit. C'est en ce sens que la naïveté leur est nécessaire ; elle s'allie d'ailleurs à la plus parfaite rouerie.

Voilà pour les individus. Il y a d'autres bovaryques, qui sont les collectivités. M. Jules de Gaultier compte parmi les crises de bovarysme qui ont affecté des sociétés, en premier lieu, la Révolution française, sur laquelle il adopte les vues de Taine (esprit classique, a-priorisme, etc.), sur quoi je ne ferai que des réserves de détail 3 ; en second lieu la Renaissance du seizième siècle, où je me sens dans l'obligation de me séparer de lui. Il serait, en effet, facile de démontrer que, si l'élan de la Renaissance fut un peu brusque et donna lieu à des excès, il ne sortait pas de l'action d'une cause étrangère ni nouvelle. C'était un germe héréditaire, en travail depuis fort longtemps, qui arrivait au jour. Les tendances dites naturelles qu'il contraria complètement étaient d'une grande faiblesse, d'une insignifiance suprême ou d'un complet épuisement. Celles qui subsistaient et conservaient quelque énergie, si elles parurent parfois choquées par cet élan, ne tardèrent pas à se combiner avec lui ; en attestent tant de chefs-d'œuvre dans les lettres comme dans la philosophie et les arts 4.

Si tels exemples de M. de Gaultier sont parfois discutables, et sa thèse d'une application délicate, le fond de cette thèse est cependant certain. Il y a un bovarysme des sociétés. Les sociétés se conçoivent, à de certains moments, autres qu'elles ne sont, et cela aboutit à de grandes, fâcheuses et parfois irréparables déviations.

Sous quelle influence ? M. de Gaultier en cite plusieurs. J'aime la pénétrante analyse qu'il a donnée du bovarysme déterminé par un modèle étranger, tel qu'il sévit dans la France contemporaine. La légitimité de nos soulèvements contre le nouveau-venu, contre le Métèque, est établie avec la modération et la vigueur qui conviennent au vrai philosophe :

Par suite de diverses circonstances, parmi lesquelles il faut mettre au premier rang sa richesse, la douceur de ses mœurs et la décroissance de sa population, la France, parmi toutes les nations pourvues depuis très longtemps d'une personnalité sociale, est celle qui est la plus largement ouverte à l'immigration étrangère. Cet état de choses a donné lieu, à la suite du nombre croissant des naturalisations, à la formation d'un groupe important de nouveaux venus qui apportent de leur pays d'origine une hérédité, des traditions, des coutumes et des idées morales différentes de celles qui ont été élaborées chez nous au cours des siècles. On ne saurait douter d'ailleurs que ces nouveaux venus n'aient été attirés dans la patrie nouvelle qu'ils ont choisie par des considérations d'intérêt personnel et parce qu'ils prévoyaient y rencontrer des facilités pour améliorer leur état.

Un but déterminé les stimule et accroît leur énergie. Venus souvent de pays moins riches, ils apportent des exigences moindres ; ouvriers, commerçants, industriels, banquiers, ils rendent plus ardente la concurrence pour le gain et sont un élément qui s'ajoute aux complications de la question économique. Leur éducation les a-t-elle préparés aux carrières libérales, le même stimulant leur fait convoiter, avec une ardeur précise, les meilleurs emplois dans la politique, dans l'administration, dans l'enseignement. Ils apportent dans ces carrières une activité qui peut être un gain pour la collectivité. Mais s'ils viennent à prévaloir dans ces divers domaines qui touchent à la haute direction du pays, le pays, de fait, va courir un risque ; celui de se voir appliquer, d'une façon plus ou moins sensible, un ensemble de mesures où se trahira une conception morale et politique empruntée à une autre hérédité sociale, où se trahira tout au moins l'ignorance de la coutume nationale. Cette conception étrangère fût-elle supérieure à la coutume héréditaire, le groupe n'en subira pas moins le dommage de se voir imposer des manières d'être auxquelles il n'est point adapté. Prenant conscience de lui-même dans le cerveau des nouveaux venus, il va se concevoir autre qu'il n'est, s'essayer à des gestes auxquels il est inhabile et qui ne sont pas appropriés à son anatomie.

Il est impossible de donner un schème plus pur de la théorie des Métèques, telle qu'on a essayé d'en fournir un développement illustré dans Les Monod peints par eux-mêmes 5. Les idées, les goûts, les tendances apportés par la tribu des Monod risquent d'agir sur l'imagination française à la manière des lectures romanesques d'une Emma Bovary ; si peu tentante que soit la mentalité de ce pauvre peuple pasteur, elle diffère de la nôtre, elle est autre, et cela suffit à provoquer les premières imitations. Que la presse, l'administration, les pouvoirs publics donnent à cette mentalité étrangère l'estampille d'État, son influence deviendra facilement incalculable, quelle qu'en soit au reste la valeur intrinsèque ou, pour dire mieux, l'indignité fondamentale, le néant profond. C'est un grand risque, on le voit bien, qu'un tel bovarysme. M. de Gaultier réitère un peu plus loin l'avertissement :

L'essentiel, en pareille matière, est de n'être pas dupe ; en un temps où les nations existent et sont constituées plus fortement qu'elles ne le furent jamais, il y a place pour des conventions internationales où le droit des gens, défini avec une précision plus grande et constamment amélioré, peut, au moyen de clauses réciproques, assurer aux hommes des différentes nations une sauvegarde, une protection, une liberté croissante dans tous les pays du monde. Mais tout ce qui est proposé sous le masque d'une idée cosmopolite, à quoi rien ne répond dans la réalité, est entrepris en fait au nom de l'utilité d'un groupe déterminé, de ce groupe des nouveaux venus, qui, en tout État organisé, a des intérêts à débattre et à régler avec le groupe national.

L'utilité d'un groupe déterminé, le groupe des nouveaux venus : qui ne reconnaîtrait à ce signalement précis le moteur essentiel de la politique du Vieux Parti Républicain, Juifs et Protestants, Maçons et Monod-Métèques coalisés ? Mais, s'il le reconnaît, comment donc M. Jules de Gaultier peut-il fermer les yeux à la nécessité qui découle de cette philosophie nationaliste, fortifier l'élément national héréditaire, arracher le gouvernement aux fantaisies bovaryques du régime électif et remplacer cette élection républicaine par l'hérédité monarchique ? Je ne puis qu'indiquer les grands traits de cette conclusion ; elle se trouve, en quelque sorte, aspirée par toutes les parties de la thèse.

IV

Mais revenons aux spéculations générales. Si les nations, les races, sont capables de bovarysme, pourquoi la race humaine tout entière en serait-elle garantie ? Mais elle ne l'est pas. Le genre humain a, lui aussi, la faculté de se tromper sur soi-même. Deux exemples de ce bovarysme fondamental (car je néglige le troisième qui donnerait lieu à de vives discussions) sont examinés par M. Jules de Gaultier : dans l'amour et dans la science, l'homme atteint d'autres résultats que ceux pour lesquels il se figure travailler. Adoptant les explications que Schopenhauer a données de la nature sous-jacente de l'amour, l'auteur du Bovarysme admet que « l'homme en proie à la passion amoureuse, tandis qu'il croit poursuivre un but personnel, accomplit le vœu de l'espèce. » On croit désirer ou réaliser son bonheur ; on n'aspire, on ne tend qu'au bien secret des germes infinis qui rêvent de naître. J'aime la gravité dure et mélancolique de ces formules :

Le génie de l'espèce qui les possède (les hommes) leur promet un bonheur hors de proportion avec tous ceux qu'ils ont pu jusqu'alors imaginer. C'est par l'appât de cette promesse qu'il les contraint à réaliser son propre vœu qui est unique ; assurer la vie à l'espèce, faire naître des êtres en abondance dont le type perpétue celui des êtres de la même espèce, des vivants qui vont mourir et qui, s'il n'y prend garde, emporteront avec eux, dans la terre où ils vont se dissoudre, le secret de cette forme particulière que la vie, au prix de tant d'efforts et de tâtonnements, a créée. Cependant, l'illusion qui fait agir les amants avec tant de force se dissipe ou s'amoindrit, lorsque le dessein poursuivi par le génie de l'espèce a été réalisé, lorsque l'individu nouveau, celui qui perpétuera le type, est conçu.

Je suis un peu surpris que M. de Gaultier s'en soit tenu ici à la théorie de Schopenhauer. Étant donné les prémisses de son étude et leurs conclusions, il lui était possible d'intercaler, à titre de moyenne, une théorie de l'amour à la fois plus neuve et plus traditionnelle, plus générale et peut-être plus haute que celle de Schopenhauer. Y a-t-il dans l'économie de ce monde un Génie de l'Espèce ? Je n'en sais rien, j'en doute et je suis certain qu'on ne prouvera jamais l'être de ce personnage mythologique ; mais il y a en nous, il y a dans chaque être et jusque dans le moindre atome une extraordinaire tendance à sortir de soi. Appelez-le Génie de l'émigration éternelle, s'il vous faut des génies comme dans les contes arabes ; mais n'est-ce, au juste, l'Amour même ? Il est aussi bovaryque que M. de Gaultier peut le souhaiter, et il explique plus de choses que le génie invoqué par Schopenhauer.

M. de Gaultier qualifie également de bovarysme cette ardeur de la connaissance qui aiguillonne l'homme à découvrir en vue d'inventer. L'homme découvre, invente, mais, d'une génération à l'autre, cet industrieux artisan ne se procure ni bonheur, ni même accroissement sensible de ses plaisirs. Les connaissances, la civilisation, l'être même de l'homme croissent, mais nullement sa capacité d'être heureux.

À bien considérer les choses, il apparaît que le propre de l'homme est une faculté de mécontentement. C'est là ce qui le distingue vraiment de toutes les autres espèces, et c'est à cause de cette humeur spéciale qu'il change tout autour de lui les conditions du milieu auxquelles les autres animaux s'adaptent dans la mesure qu'ils peuvent et dans les limites permises à leur organisme… Mû par ce sentiment de malaise qui fait partie de sa constitution la plus intime, l'homme se croit propre à lui porter remède en modifiant l'univers ; de là tout son effort scientifique pour comprendre et utiliser les lois, son effort pittoresque pour les interpréter à son profit, son effort artistique pour se créer des puissances nouvelles. Mais il ne peut modifier cette faculté même de mécontentement qui constitue son être, et tous les changements qu'il apporte à l'univers sont le terrain où se fortifie cette plante vivace qui porte aux extrémités de ses branches tout le fruit de la connaissance. L'homme se conçoit doué du pouvoir d'augmenter ses joies, il ne réussit qu'à augmenter son pouvoir.

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès 6 ?

À ce degré de profondeur et de généralité, le bovarysme apparaît lié à l'essence même de l'être. La vie consciente semble définie par la faculté de se concevoir autre ; tout ce qui se conçoit se trompe sur sa nature, et le fait même de penser devient une erreur, dans l'industrieuse généralisation de M. de Gaultier.

V

Qui n'aperçoit les conséquences ? Un secret bovarysme étant au fond de tout, « la faculté de mécontentement et d'insatiabilité » apparaissant à tous les points de la toile du monde et arrivant même dans l'homme à son degré supérieur, partout l'hétérogène (comme dirait Spencer) pénétrant l'homogène et le pressant de ses sollicitations et de ses caresses afin de l'entraîner et de le jeter hors de soi, quelles conclusions morales et politiques en peuvent donc être tirées ? Il serait amusant d'imaginer sur la donnée métaphysique de M. de Gaultier une sorte de dialogue entre la Constance et l'Inconstance, entre la Volonté conservatrice et le Désir perturbateur, dans la querelle indéfinie qu'ils se font à travers les espaces et les temps comme les démons rivaux de Manès et les divinités concurrentes d'Empédocle 7. Ce serait un trop grand sujet, et trop beau, pour le profaner en quelques lignes d'une chronique si rapide, mais je ne saurais m'empêcher de regretter que M. de Gaultier, homme heureux, doué de loisirs, ne se soit pas abandonné plus longtemps à ce noble jeu. Je ne sais rien au monde de passionnant comme la contemplation des racines divergentes de l'Être, et je n'ai trouvé nulle part moraliste, ni philosophe, ni poète qui ait su prendre dans son réseau et peindre au naturel Arès et Cyprine 8 ainsi enlacés. Voilà pourtant l'image de la réalité primitive pour ceux d'entre nous qui n'ont pas oublié la maxime du vingtième chapitre de Candide :

« La vérité, dit-il, est que je suis manichéen.

— Vous vous moquez de moi, dit Candide, il n'y a plus de manichéens dans le monde.

— Il y a moi, répondit Martin. »

Une jeune Emma Bovary, toute divisée contre elle-même, éternelle ennemie de sa paix et de son bonheur, est peut-être cachée dans chacun des millionièmes de millionièmes de particules infinitésimales qui composent le tissu de chacun de nous et, si elle n'y était pas, rien ne serait ou tout dormirait dans un repos éternel. Telle est du moins la thèse de M. de Gaultier. Tous les biens et les maux du vaste univers sont dérivés, dit-il, du pouvoir qu'ont les choses de sortir d'elles-mêmes par quelque chose qui ressemble à de la pensée.

Charles Maurras
  1. Jules Achille de Gaultier de Laguionie (1858–1942), auteur de nombreux ouvrages d'inspiration philosophique dont plusieurs ont été récemment réédités. (n.d.é.) [Retour]

  2. Début de la huitième et dernière strophe du Reniement de saint Pierre, cent dix-huitième pièce des Fleurs du mal dans l'édition de 1861. (n.d.é.) [Retour]

  3. Voir dans Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve, la note sur Taine et l'esprit classique. [Retour]

  4. M. de Gaultier se range finalement à cet avis [Retour]

  5. Voir la Revue d'Action française, 1899–1902 : Histoire naturelle et politique d'une famille de protestants étrangers dans la France contemporaine. [Note de 1902.]

    Elle est résumée dans Quand les Français ne s'aimaient pas (Nouvelle Librairie Nationale, 1916), sous le titre Sentinelle allemande dans l'Université. [Note de 1925.] [Retour]

  6. Ce sont les strophes 18 et 19 (sur 36) du Voyage, poème dédié à Maxime du Camp, cent vingt-sixième pièce des Fleurs du mal dans l'édition de 1861, déjà mises à contribution quelques mois plus tôt dans l'article « Qu'est-ce que la Civilisation ? », également paru dans la Gazette de France.

    La jouissance ajoute au désir de la force,
    Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,
    Cependant que grossit et durcit ton écorce,
    Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

    Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
    Que le cyprès ? – Pourtant nous avons, avec soin,
    Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
    Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

    (n.d.é.) [Retour]

  7. On ne sait si ce rapprochement inversé, à huit siècles de distance, entre le système d'Empédocle et l'hérésie manichéenne renvoie à Höderlin ou à Nietzsche, ou bien n'est qu'un simple effet de style de Maurras. (n.d.é.) [Retour]

  8. Évocation précieuse de l'antinomie entre la Guerre et l'Amour ; Cyprine est ici synonyme d'Aphrodite. (n.d.é.) [Retour]

Ce texte a paru dans la Gazette de France du 24 août 1902, repris en 1925 dans le recueil Barbarie et Poésie.

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