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Monseigneur le Duc d'Alençon

S. A. R. le duc d'Alençon, oncle de Monseigneur le Duc d'Orléans, est mort le 29 juin, à Wimbledon (Angleterre).

C'est beau, les idées, les principes et ces vérités générales qui ont raison pour l'éternité ; mais nous servons assez passionnément la cause pour être crus sans grand-peine quand nous disons qu'il est au monde quelque chose de plus sublime : c'est l'incarnation de l'idée vive dans un homme vivant, la vérification brillante du principe par le Prince de chair et d'os.

Il y avait près de sept ans que je bataillais, pour ma part, en l'honneur du principe et pour les idées de mon Roi quand une circonstance fortuite me fit un devoir d'aller lui présenter pour la première fois mon hommage. C'était dans le courant de mai 1902. Vaugeois, dont j'étais cependant l'aîné en royalisme, avait eu l'honneur d'être introduit l'année précédente auprès de Monseigneur le Duc d'Orléans. Il avait donc voulu me piloter à Gênes où mouillait la Maroussia. Ce que fut ce voyage, je l'ai conté alors dans la Gazette de France, puis dans notre vieille Revue, mais j'ignore bien si je suis parvenu à rendre la tristesse qui assaillit subitement les deux voyageurs quand ils sortirent de Provence et entrèrent en Italie.

Tout ce que nous voyions sur la côte ligure portait l'empreinte de nos glorieuses forces passées, le stigmate de notre décadence présente. Les erreurs, les fautes, les crimes accumulés par les gouvernements républicains et libéraux du siècle qui venait de finir nous étaient, pour ainsi dire, criés par les spectacles de la prospérité italienne. Nous ne sommes pas les ennemis des nations. Mais entre toutes, il en est une dont nous sommes les amis ardents et que nous préférons résolument à toutes les autres. C'est là nôtre, c'est notre France. Il n'est pas agréable de songer au doge de Gênes et à Louis XIV quand on a sous les yeux la Gênes du roi d'Italie et de l'empereur des Français ! Des détails insignifiants en apparence, mais hautement significatifs pour l'observateur vigilant, nous montraient au passage d'Oneille ou de Savone, entrevues du haut des wagons, puis, au hasard des flâneries à travers les fraîches ruelles de Gênes, comment les idées ou les mœurs ou le langage tendaient, d'ores et déjà, à remplacer dans ce pays la vieille primauté provençale et française par les influences nouvelles du foyer florentin et du centre romain. Les hommes de l'Italie Une ont particulièrement évité de brusquer la nature génoise en la soumettant à une centralisation desséchante : c'est sur une ville autonome et même sur un port franc que l'influence de la capitale politique a fait sentir l'autorité de son bienfait.

Non, non, nous n'étions pas contents. Nos yeux ombrageux de Français, nos cœurs jaloux de patriotes, ne pouvaient éviter de faire les différences ni de dresser le bilan des pertes subies. Nous l'avions bien tenté cent fois, la plume à la main, dans Paris, en pesant et en comparant les idées des choses : ici c'étaient les choses mêmes qui s'imposaient à nous. Déjà en 1896, au retour d'un voyage en Grèce, la vue de cet étroit pays peu florissant, mais ayant en Europe un défenseur accrédité, une diplomatie entendue, active et habile, m'avait causé de singuliers serrements de cœur. Comme le mal se précisait ! Comme on touchait du doigt la puissante rivalité économique, maritime, militaire, à l'égard de laquelle nous nous sentions effroyablement dénués. M. Loubet n'avait pas encore annoncé son absurde voyage à Rome, mais nous savions déjà que le jeune royaume avait contribué à nommer nos ministres 1 et qu'il en profitait pour nous passer au meilleur compte ses soieries, ses victuailles et ses vins aux dépens des producteurs de notre nation.

Telles étaient nos mélancolies frémissantes. Le lecteur aura deviné quelle magnifique espérance réussit bientôt à les apaiser. La présence et l'accueil de notre Roi et de notre Reine, toutes les promesses, si brillantes et si douces, qui naissaient d'elles-mêmes, à ce double aspect, devaient opérer ! Et cependant les choses ne se passèrent pas absolument ainsi dans cette chaude et pure journée d'un inoubliable soleil sur les claires eaux d'Italie. Réunis sur le pont de la Maroussia, nous attendions avec quelques autres Français l'apparition de Monseigneur et de Madame. Le moment du repas n'était pas arrivé encore. Le jeune médecin du bord, le docteur Henri P…, auteur d'une thèse sur la Sicile, nous montrait le golfe sinueux de la ville superbe dressée sur les montagnes, en majestueux éventail ; mais, dévoré de mes inquiétudes de patriote, je ne pouvais m'empêcher de les communiquer telles que le voyage me les assénait, durement, explicitement, à voix trop haute peut-être…

Une voix bienveillante, mais singulièrement énergique, m'interrompit : « Non, ne craignez pas… » disait-elle. Nous nous étions retournés, le docteur et moi. Un Français de stature élevée nous souriait avec amitié et douceur. Il portait cette barbe en pointe comme on en voit dans les portraits d'Henri IV jeune et qui le font paraître plus Valois que Bourbon. Quelques-uns des portraits de Philippe VIII m'avaient aussi donné l'idée de cette physionomie si ouverte et si fine. Mais elle était touchée et sillonnée des traits que la vie, l'âge, l'expérience et surtout la douleur savent graver sur les plus pures médailles humaines. Bien que je n'eusse pas entendu dire qu'aucun prince du sang se trouvât auprès du chef de la Maison de France, il n'était pas possible de m'y tromper, tous les signes de la race des lions éclataient dans ce beau visage d'ascète et de soldat. Jamais un simple gentilhomme, de si bon sang fût-il, n'eût trouvé le secret de cette grâce simple, unie à tant d'autorité dans les quelques mots de bienvenue presque évangélique par lesquels le prince venait de se mêler à la conversation. « Non, il ne faut pas craindre pour notre France », et le développement qu'il donnait aussitôt à cette pensée n'était pas seulement l'expression d'une foi pu d'une espérance mystique dans notre avenir national : on y trouvait aussi la certitude positive d'un grand Européen qui sait que la France est une organisation nécessaire au battement du cœur du monde, au bon fonctionnement de la pensée de l'univers, et qui n'ignore pas non plus le secret naturel de la restauration de ce grand pays né et formé royaume et qui doit redevenir le royaume des lys s'il aspire à se relever.

Mais, à ce moment, se montrèrent le roi et la reine, comme pour ajouter leur gage aux assurances qui nous étaient magnanimement prodiguées. C'est alors qu'il suffit de les voir et de les entendre pour sentir avec une amertume profonde à quel point leur exil exilait aussi les conditions de l'influence et de la force de notre patrie. Tous les esprits qui ont coutume de vivre des choses passées ne se défendent pas de les refaire en rêve quand la circonstance s'y prête. Ah ! ce petit navire balançant sur les eaux étrangères notre fortune, me représentait tout notre dix-neuvième siècle tel qu'il aurait été, tel qu'il aurait dû être sans le malheur des choses et la folie des hommes artistement combinés pour notre péril !

À moi, Nemours ! À moi d'Aumale ! À moi Joinville !
Certes, c'eût été beau, ce cri dans notre ville… 2

Aux vieux vers de Musset, répondaient le regard enthousiaste du comte de Chambord à la vue de cette gerbe de jeunes princes, la plus belle et la plus brillante d'Europe, et qui eût assuré à la vie nationale de jeunes chefs résolus, audacieux et sages, menant tous nos progrès dans l'ordre de leur Roi !

Le prince d'âge mûr, au bienveillant visage argenté, qui m'avait assuré qu'il ne fallait pas craindre, avait pris place à table à la droite de Madame la duchesse d'Orléans. Le repas terminé, comme la Reine de France, qui préparait son voyage de Lourdes et de Paris, avait bien voulu m'adresser quelques questions sur les premiers efforts de notre propagande qui commençait, je pris mon courage à deux mains et c'est à elle-même que j'osai demander, en m'excusant de n'avoir pu le saisir aux présentations, le nom de mon noble interlocuteur du matin. La Princesse, chez qui la grandeur s'allie à une simplicité fière et charmante, répondit en souriant : « Mais c'est mon oncle d'Alençon. »

On peut croire tous ceux qui le disent et l'écrivent, c'est plus qu'un parent affectionné, c'est son confident et son conseiller le plus cher que Monseigneur le Duc d'Orléans vient de perdre dans l'auguste fils du duc de Nemours. Il ne faut pas écouter les esprits superficiels qui affirment que Monseigneur le Duc d'Alençon, frappé d'un deuil tragique, s'était éloigné, à quelque degré que ce fût, du souci de ses fonctions et de ses droits de prince. Quelque refuge consolateur que lui eût accordé la vie religieuse et à quelque degré de sainteté et de noblesse qu'il eût élevé les espérances de sa piété, son regard ferme et droit n'a jamais délaissé la terre de France et les intérêts de la royauté sur le sol français. On nous dit qu'il a représenté ces intérêts à Rome le jour de la béatification de Jeanne d'Arc. Mais je sais pertinemment qu'il les a également suivis à Paris même, point par point et dans leur détail, particulièrement ces dernières années. Notre grand ami le baron Tristan Lambert, qui eut le grave honneur d'être admis dans la familiarité du duc d'Alençon, ne me donnera là-dessus aucun démenti.

Voilà donc une double dette de reconnaissance qu'un membre de l'Action française acquitte aujourd'hui en déposant sur son cercueil l'encouragement que le Prince daigna lui confier, il y a huit ans : « Ne craignez pas… » Sa jeunesse avait participé au grand œuvre de la fusion qui, assurant la continuité de la succession monarchique, prit un gage solide sur l'avenir. Ses dernières années devaient assister à la renaissance de l'idée, de la tradition, du souvenir de la royauté dans la fleur de notre jeunesse française. Ce réveil ne pouvait pas étonner celui qui, dès les débuts, avait exhorté l'un de nous à avoir confiance, à ne pas craindre et à compter sur la destinée, sur la mission de la patrie. Que ne puis-je mieux dire la gratitude ardente dont m'enivre aujourd'hui le souvenir, le deuil du prophète royal !

Charles Maurras
  1. Allusion à l'influence politique importante que divers auteurs, dont Maurras, ont prêtée à l'Italie au moment de l'affaire Dreyfus. Voir par exemple l'appendice VII de Kiel et Tanger. (n.d.é.) [Retour]

  2. Alfred de Musset, Le Treize Juillet. (n.d.é.) [Retour]

Ce texte a paru dans l'Almanach de l'Action française pour l'année 1911.

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