En 1920, Maurras entreprend une révision de l’écriture des neuf Contes du Chemin de Paradis, publiés vingt-cinq ans auparavant. La Bonne Mort sera totalement supprimée, ainsi que les deux tiers des Deux Testaments de Simplice ; les autres subiront des modifications plus ou moins importantes. L’ensemble est introduit par un Avant-Propos, sous-titré Réflexions sur un premier livre 1895-1920, dont une publication anticipée sera faite sous forme d’article dans la Revue Universelle du 15 janvier 1921.
Dans la première réédition du recueil ainsi refondu, qui n’est plus sous-titré Mythes et Fabliaux, mais Contes Philosophiques (de Boccard, 1921), l’Avant-Propos ouvre le livre et vient avant la Préface de mai 1894. Mais dès la suivante (Lardanchet, 1922), il devient Postface et se déplace en fin du volume. Il sera par ailleurs absent des éditions illustrées.
Le texte de la Postface, dans les nombreuses éditions qui se succéderont après 1922, n’est guère différent de celui qu’en avait donné, en avant-première, la Revue Universelle. À part quelques évolutions de ponctuation, nous n’avons repéré que deux rectifications minimes. Il nous semble par ailleurs que ce texte ne sera pas utilisé pour la composition de Mes idées politiques ni d’aucune autre synthèse ultérieure de la pensée maurrassienne ; sa situation en fin de livre y est sans doute pour quelque chose. Une « postface » attire moins le lecteur qu’une « conclusion ».
Qu’il nous soit permis de regretter cet état de relatif « déclassement« . En effet, notre avant-propos devenu postface mérite, tout au moins par sa seconde moitié, ou ses deux derniers tiers, d’être considéré comme l’un des textes majeurs de Maurras.
Mais il faut convenir qu’il commence mal.
Il commence mal, parce que Maurras semble d’abord s’excuser d’avoir produit dans sa lointaine jeunesse un si médiocre ouvrage. Pour le lecteur qui aura été enchanté par la lecture des Contes, par la fraîcheur d’expression de leurs mystères tragiques mis sous forme d’énigmes à tiroirs, cet abrupt commentaire ne donne pas envie de poursuivre plus avant. D’autant qu’il apparaît singulièrement daté, de circonstance ; et ces préventions seront d’ailleurs controuvées par le succès du livre et ses multiples retirages.
Maurras se devait certes de redoubler de prudence vis à vis de son public catholique. Le Chemin de Paradis avait et faisait toujours l’objet de vives attaques de la part du clergé démocrate-chrétien. Le livre était dénoncé comme païen, impie, blasphémateur. Cependant il n’avait connu qu’une faible diffusion, et il n’était pas possible au public de se rendre compte par lui-même si ces accusations étaient fondées ou non. C’est sans doute ce qui a décidé Maurras à le republier, alors qu’il aurait bien pu ne plus y revenir, ayant depuis longtemps abandonné la littérature pour l’action politique.
Mais pour le republier, il fallait le corriger, en gommer les aspérités les plus saillantes, et l’assortir d’un avertissement solennel. Ce pensum a certes de quoi indisposer le lecteur contemporain, qui aura d’ailleurs souvent une préférence pour la version de 1895 et ses impétuosités, et pourra juger que celle de 1920, fruit d’une auto-censure dictée par les convenances, apporte davantage de malheureuses soustractions que d’heureuses innovations.
Ceci étant, les ciseaux et la gomme du Maurras de 1920 n’étaient sans doute pas dirigés que par le souci de ménager les lecteurs catholiques. Il faut chercher d’autres raisons dans les genres littéraires, qui avaient profondément changé depuis la première rédaction du Chemin de Paradis. Le jeune Maurras baignait alors dans une époque où l’occultisme, par delà le simple symbolisme, occupait dans les esprits et les revues une place majeure, dont on retrouve l’empreinte dans le récit du Mont de Saturne. Tout cela était totalement passé de mode en 1920. Les nuances que pouvaient apporter le style du Chemin de Paradis par rapport à la littérature de son époque n’étaient plus guère perceptibles, seule la tonalité générale lui donnait un petit air vieillot et suranné. C’était une aubaine pour Maurras, qui pouvait annoncer en quelque sorte que « si ça avait l’air païen, c’est parce que c’était la mode en ce temps-là, et rien de plus ». Mode revêtue de tous les caractères futiles propres à toute mode. Maurras se dénigre donc à loisir : cela le sert. Du moins, en 1920, c’est ce qu’il pense.
Mais, passés ces premiers paragraphes d’auto-flagellation besogneuse, que de richesses qui suivent !
Tout d’abord, minimisant la portée de ses Contes, Maurras met en relief les épigraphes qui les accompagnent, et se place de fait sous la protection spirituelle de deux monstres sacrés qui sont toujours vivants en 1920 : Maurice Barrès et Anatole France, surtout le second dont il fait un éloge appuyé. Éloge qui lui donne matière à esquisser un développement sur la complémentarité entre prose et poésie qui annonce et complète ce qui sera, cinq ans plus tard, la préface de La Musique intérieure.
Puis, sautant d’un genre à l’autre comme il le fait dans ses chroniques quotidiennes, Maurras en vient à dénoncer la modernité, dans sa version prométhéenne comme dans sa version hédoniste. Il l’exécute en quelques phrases qui en bientôt cent ans n’ont pas pris une ride, et qui sont même tellement d’actualité qu’on peut se demander si elles étaient compréhensibles à l’époque…
Puis il passe à la prospective, aux lois d’évolution des sociétés, au mythe du Progrès, en ce qui fait qu’une civilisation s’accroît ou régresse. En peu de mots, tout est dit :
(…) Quelqu’un a-t-il su dégager la loi dynamique de l’Homme conçu comme un seul être et s’accroissant toujours ? Parce qu’un jeu de causes pareilles, en amenant des effets pareils, nous permet de prévoir beaucoup de cas et d’y pourvoir, on doit dire qu’il y a des lois de l’histoire, mais la Loi de l’Histoire enveloppant les hauts et les bas de l’humanité n’existe pas ou ce qu’on offre sous ce nom ne supporte pas l’examen. Les plus beaux de ces romans de philosophie sont les plus faux peut-être ; le retour éternel de Nietzsche, songe d’une nuit de printemps, les trois états de Comte, arbitraire illusion…
Et tout ceci sans qu’à aucune moment ne soit évoquée en toutes lettres la locution sainte-beuvienne d’empirisme organisateur. C’est pourtant dans cette Postface du Chemin de Paradis qu’on en trouve la définition sans doute la plus claire de toute l’œuvre maurrassienne.
Enfin, car la Grande Guerre vient de se terminer, et que le décompte des destructions et malheurs qui lui sont imputables n’est pas encore clos, Maurras s’attaque au mythe de la régénération révolutionnaire : « Cassons pour mieux reconstruire », voire : « Cassons, et tout renaîtra, plus beau et plus fort qu’avant », pour faire l’éloge de l’Ordre et de la sauvegarde de cet Ordre.
Tout ceci n’a qu’un rapport ténu avec la trame des Contes du Chemin de Paradis, mais qu’importe ? Maurras avait le désir de prendre de la hauteur, de délivrer un message politique fondamental. C’est à nous d’en tirer profit.
Il n’est point besoin de commenter plus avant ces quelques pages, tant elles se suffisent à elles-mêmes, ni de chercher à les résumer, tant elles sont concises et ramassées. Qu’il suffise de constater ce paradoxe, que ces feuilles aient été tirées et diffusées à tant d’exemplaires, et si peu lues, si peu reprises, car placées en fin de volume et en quelque sorte « protégées » par une entrée rébarbative.
Après 1923, l’échec de l’occupation de la Ruhr, l’assassinat de Marius Plateau, puis l’année suivante la victoire du Cartel des Gauches, Maurras et l’Action Française cesseront de se voir, de se croire portés par une lame de fond conservatrice qui triomphera des errements révolutionnaires de ses pères et grand-pères. Leur attitude deviendra essentiellement défensive, puis nostalgique. Au contraire, l’avant-propos du Chemin de Paradis, devenu sa Postface, a été composé en des jours où la renaissance semblait à portée immédiate. Et en ce sens, le texte en a plus de souffle, plus de force que des rédactions ultérieures mieux retravaillées mais devenues (presque) spéculatives.