Dans notre récente présentation du texte de Maurras sur Cargèse, nous avions mentionné qu’il est « possible que [ce texte] ait auparavant été publié dans une revue, comme plusieurs autres chapitres d’Anthinéa, mais nous n’en savons pas plus ». Un de nos correspondants, qui n’ignore rien de ce qui touche à l’île de Beauté, nous a communiqué l’information qui nous manquait : Une ville grecque et française a été publié pour la première fois sous le titre Les Cargésiennes, en novembre 1900, dans la Revue hebdomadaire. Merci pour cette précision !
Ceci nous conduit à revenir sur Roger Joseph, dont la Biblio-Iconographie de Charles Maurras, co-signée avec Jean Forges (première édition en 1953, refondue en 1980) est notre principale source d’information. Mais il nous arrive aussi d’y trouver des erreurs ou, comme pour la première publication de l’article sur Cargèse, des omissions.
Dans le premier numéro des Cahiers Charles Maurras, daté d’avril 1960, Roger Joseph évoque Cargèse dans l’article que nous reproduisons ci-dessous :
… Lorsqu’en 1960, le regard attentif vient à découvrir, sur un catalogue bibliographique, l’annonce d’un petit livre intitulé Cargèse, une colonie grecque en Corse, il est fatal que le disciple [de Maurras] n’ait de cesse qu’il ne se soit procuré cette étude, afin d’enrichir sa connaissance d’une si remarquable exception persistante et de compléter par là ce qu’il a pu déjà en apprendre par un texte familier.
Disons qu’il n’éprouvera point de déception. Le pieux historique établi par madame Marie-Anne Comnène n’est pas seulement signé d’un nom illustre ; son édition par les soins de la savante société « Les Belles Lettres » apparaît aussitôt justifiée par le caractère sérieux du travail, la précision des détails et la sûreté d’une documentation étendue.
On n’en est que plus surpris de ne voir nulle part signalé, à la table abondante des références, le grand ouvrage antérieur par lequel, voilà soixante ans, Charles Maurras le premier révéla au public français l’étonnante survivance des traditions cargésiennes au flanc de l’île de Beauté. Devant une pareille lacune, on suppose d’abord que madame Marie-Anne Comnène a simplement ignoré les quelques sept éditions d’Anthinéa, et sans doute aussi les extraits réunis dans Corse et Provence. Mais dès que l’on aborde les feuilles de son livret qu’elle consacre à la description de Cargèse, comment n’être pas saisi par une vive impression de déjà lu, par une sensation de réminiscence trop aiguë pour ne pas courir aux sources et se livrer à certaines confrontations ?
Le résultat d’une telle enquête est plus qu’édifiant, convaincant. Qu’on veuille bien en juger ici sur pièces :
Charles Maurras (1901) Marie-Anne-Comnène (1959) La route est pratiquée sur une dentelle de caps… Le voyageur… y arrive par une belle route toute bordée de caps… Le paysage corse est fougueux… mais à mesure que nous nous rapprochions, il semblait s’adoucir. Sans perdre de vigueur féconde… Un paysage fougueux qui s’adoucit sans mièvrerie, mais avec une harmonie exquise à mesure que l’on s’approche… Les grands parterres de cactus pourpres et violets… Une crête épineuse de cactus rouge pourpre… Le ravin qui partage la ville… Séparée… par un très large et profond ravin… Une église de notre rite… Elle regarde le couchant… L’église latine… tournée vers l’Ouest… Au même niveau, de l’autre côté du ravin… l’église grecque… L’église grecque… se trouve au même niveau sur le côté opposé… Sur le pont du bateau qui nous ramène à Marseille… À la pointe des Sanguinaires… Quand le bateau qui rejoint Marseille arrivera à la pointe des Sanguinaires… … en me retournant… je la vis paraître elle-même sur l’avant-dernière ligne des caps… … si l’on se retourne vers l’avant-dernière ligne des caps… La petite ville, quoique lointaine, était distincte, pareille à un petit amas de cubes blancs… Et cette fois encore, pour la dernière fois…
Cargèse se lève toute minuscule et lointaine et montre une dernière fois son visage ébloui… Certes, un paysage reste un paysage, et il est bien normal que deux visiteurs, l’abordant par un même chemin, en décrivent les mêmes composantes, encore que Marie-Anne Comnène, cargésienne d’origine et justement fière de ce berceau, n’ait eu aucun raison de découvrir sa cité du dehors. Mais recourir exactement aux mêmes mots, les aligner dans le même ordre et avec une constance aussi appuyée, non ! Là, personne ne croira qu’il s’agit d’une rencontre purement fortuite ! Et puisque l’auteur de Cargèse, une colonie grecque en Corse se flatte que « ce mémoire » ait pu être « aimablement accueilli en Sorbonne », on ne sait ce qu’il faut le plus admirer : de la « discrétion » d’une candidate qui s’est abstenue de nommer l’écrivain qu’elle dépouillait de sa propriété originale, ou du silence (ignorance ? complicité ?) des examinateurs qui n’ont pas su ou pas voulu reconnaître au passage ces emprunts désinvoltes à un ouvrage pourtant classique. Classique du moins pour tout lettré dont la culture se refuse à frapper d’ostracisme l’œuvre et la pensée de Charles Maurras.
Roger Joseph n’est plus de ce monde. Nous lui sommes redevables de l’énorme et minutieux travail de compilation, de classement et de préservation de l’œuvre de Maurras qu’il aura conduit plus de trente ans durant. Cependant nous ne devons pas prendre tous ses écrits pour argent comptant… Disciple fidèle d’entre les fidèles, gardien sourcilleux de la lettre souvent plus que de l’esprit, Roger Joseph avait en effet tendance à se poser en seul et unique dépositaire de la pensée du Maître. On ne peut pas dire que ses principales qualités aient été la souplesse d’esprit et la sûreté du sens critique… Dans le cas présent, le voici tout fier de découvrir et de dénoncer un plagiat, mais son argumentation paraît bien légère et en tous cas incomplète.
Madame Marie-Anne Comnène n’était pas, en 1959, une étudiante présentant un mémoire devant un jury d’Université, mais une personne d’âge mur, qui avait connu quelques premiers succès littéraires au début des années 30. Elle avait été l’épouse de Benjamin Crémieux, un critique israélite mort à Buchenwald en 1944. Depuis longtemps elle habitait Paris et ne se rendait plus à Cargèse que pour des vacances ; son travail sur sa ville natale est une courte plaquette de 92 pages, un retour tardif sur sa famille et ses origines.
Entre temps avait paru, en 1949, dans la Revue de Géographie alpine (volume 37, pages 71 à 108), l’article d’un universitaire, M. Jean Coppolani : Cargèse, essai sur la géographie humaine d’un village corse, dans lequel l’auteur considère que l’apport grec s’est totalement fondu dans la réalité corse. Il ne cite pas Maurras, dont le texte date alors de cinquante années, mais étaye son propos de plusieurs considérations économiques et statistiques. Il nous apprend entre autres que l’émigration vers l’Algérie était due aux dégâts causés par le phylloxéra.
Dix ans plus tard, madame Comnène ne cite pas non plus Maurras. Des raisons familiales peuvent expliquer qu’elle n’ait pas eu le désir de le faire. C’est certainement fâcheux. Mais aujourd’hui, des deux textes, lequel a-t-il survécu ? C’est celui de Maurras, bien entendu. Ce qui rend d’autant moins convaincants les rapprochements effectués par Roger Joseph, comme ses accusations de plagiat et d’ostracisme.
Plagiat volontaire ou involontaire, simple ignorance d’une référence pourtant assez largement imprimée et diffusée, tout cela était possible en 1959. C’est aussi le rôle de notre site que de rendre la chose impossible désormais. Un texte accessible en ligne, en quelques clics et partout dans le monde, ne se plagie plus, ne s’ignore plus. Même si le souvenir grec s’est effacé de Cargèse…