Nombre de lecteurs de Mes idées politiques auront retenu et cité avec délectation ces quelques phrases qui fondent la Tradition critique et qui renvoient dos à dos l’esprit conservateur et l’esprit révolutionnaire :
La méthode qui me sembla toujours la mieux accordée aux lois de la vie n’a jamais délivré un quitus général au « bloc » de ce que les Pères ont fait. En accordant à leurs personnes un respect pieux, l’esprit critique se réserve d’examiner les œuvres et les idées.
Mais l’esprit critique voit clair ; l’esprit révolutionnaire ne sait ni ne veut regarder. Du passé faisons table rase, dit sa chanson. Je hais ce programme de l’amnésie.
Non, point de table rase. Cependant, libre voie !
Mais, comme tous les aphorismes sélectionnés en 1936 par Rachel Stafani alias Pierre Chardon dans la masse des articles rédigés par Charles Maurras en quarante années, ni l’origine ni le contexte de la publication de celui-ci ne sont précisés.
Or le texte qui contient ces phrases date de 1923, et il concerne la poésie. Ce n’est que dans un paragraphe suivant que Maurras mentionne en passant que ce qui est vrai pour la poésie doit l’être aussi pour la politique car
… par leurs racines éloignées, [elles] ont des règles communes…
mais, dans le fil de l’argumentation, il ne s’agit que de poésie. Maurras s’adresse aux « jeunes poètes » de l’immédiate après-guerre, qu’il félicite d’avoir tourné le dos aux mirages du romantisme, mais qu’il met en garde contre la tentation du suivisme, contre le manque d’audace et d’imagination :
Vous avez détruit la vaine association de mots qui identifiait Révolution et Intelligence. Il ne vaudrait pas mieux d’identifier Intelligence et Tradition brute. La méthode qui me sembla toujours la mieux accordée aux lois de la vie, l’empirisme organisateur, n’a jamais délivré un quitus général au « bloc » de ce que les Pères ont fait. En accordant à leurs personnes un respect pieux, l’esprit critique se réserve les œuvres et les idées. Mais l’esprit critique voit clair, l’esprit révolutionnaire ne sait pas regarder : Du passé faisons table rase, dit sa chanson. Je hais ce programme de l’amnésie sauvage. Non, point de table rase, mais la voie libre. Recevez, accueillez, acceptez le passé, sous condition de l’inventorier avec soin, et assurez ainsi toute liberté de bien faire. Vous serez plus forts pour mater la liberté du mal. Conservant ce qui est bien, vous pourrez entreprendre de faire mieux…
Ces sages conseils ont-ils été suivis par les « jeunes poètes » d’alors ? Si l’on regarde la liste des destinataires putatifs, la plus grande part sont tombés dans un profond oubli. Et on peut dire que celui qui a le mieux survécu dans la mémoire collective, à savoir Jean Cocteau, s’est parfaitement inscrit dans la ligne tracée par Maurras.
Mais si Cocteau s’est hissé au rang des grandes figures du vingtième siècle, c’est parce qu’il fut un artiste et un intellectuel aux multiples visages, cinéaste, dessinateur, dramaturge, penseur et metteur en scène. N’aurait-il été que poète, quelle empreinte aurait-il laissée ? C’est la poésie tout entière qui s’est effacée du vivant de Cocteau, et nos « jeunes poètes » de 1923 sont les derniers du genre, les derniers à croire qu’ils sont candidats à la relève d’un genre glorieux et éternel.
Dans son article, Maurras fait une large part à Hugo, qu’il éreinte avec délectation, et l’on lira ses analyses avec intérêt. Alors, laissons-nous aller à quelque uchronie… et donnons à Hugo cent années de plus, pour en faire une gloire traversant le vingtième siècle ; imaginerait-on qu’avec son goût des honneurs, de l’argent et de la célébrité, son orgueil et ses passions tribuniciennes, il soit resté poète ? Il eût certes toujours fait Notre-Dame de Paris et Les Misérables, peut-être Ruy Blas, mais la Légende ou les Châtiments auraient pris la forme de grandes fresques cinématographiques. Quant à la bataille d’Hernani, on la voit mieux à Hollywood que dans un petit théâtre parisien…
En 1923, Maurras lit les réponses qu’on donné les « jeunes poètes » à une enquête sur « les maîtres de la jeune littérature » réalisée par ses fidèles Henri Rambaud et Pierre Varillon. Celles-ci ont été publiées dans la Revue hebdomadaire du 30 septembre au 30 décembre 1922. Et Maurras est convié, avec d’autres, à donner une postface à l’ouvrage réunissant ces réponses ; il choisit alors de ne s’adresser qu’aux poètes, alors que l’enquête portait sur quatre catégories : romanciers, poètes, hommes de théâtre et critiques. Mais ni les répondants, ni Maurras, ne savent alors que le genre poétique est déjà quasiment mort.
Il est intéressant de retrouver dans quelles conditions s’est réalisée cette enquête. Voici l’essentiel de l’argumentaire de ses organisateurs :
Une façon assez vivante d’étudier la littérature, ne pourrait-ce être de se demander, pour chaque période, quels maîtres les jeunes écrivains ont suivis avec le plus de passion ? Mieux qu’un banal catalogue des écoles littéraires, ce qu’on pourrait obtenir ainsi, ce ne serait guère moins qu’une histoire de la sensibilité française.
Nous avons donc posé à un certain nombre de jeunes écrivains les deux questions suivantes :
Quels sont les maîtres à qui vous devez le plus et pourquoi ?
Quelles influences vous paraissent devoir commander les directions de la littérature contemporaine et que pensez-vous notamment de l’épuisement ou du renouvellement possible des genres traditionnels ?
On s’étonnera peut-être de ne pas trouver certains noms et des plus marquants, parmi les écrivains que nous avons interrogés. Notre règle a été de nous en tenir aux écrivains parvenus à la notoriété depuis la guerre et à ceux dont les premières œuvres, encore peu connues du public, mais distinguées par les connaisseurs, font souhaiter qu’ils y parviennent bientôt. Leurs aînés ont déjà répondu avant la guerre à des enquêtes analogues…
Voici la liste des réponses reçues :
- Les Romanciers
- Louis Aragon
- René Benjamin
- Pierre Benoît
- Henri Béraud
- Pierre Billotey
- Maurice Brillant
- Francis Carco
- Jacques Chardonne
- Benjamin Crémieux
- Roland Dorgelès
- Pierre Drieu La Rochelle
- Raymond Escholier
- Georges Imann
- Jacques de Lacretelle
- Louis Martin-Chauffier
- François Mauriac
- André Maurois
- Henry de Montherlant
- Ernest Pérochon
- Martial-Piéchaud
- Henri Pourrat
- André Salmon
- André Thérive
- Jean Variot
- Les Poètes
- Pierre Camo
- Philippe Chabaneix
- Jean Cocteau
- Tristan Derème
- Lucien Fabre
- René Fernandat
- Louis Pize
- Jacques Reynaud
- Philippe Soupault
- Jules Supervielle
- Le Théâtre
- Jacques Copeau
- Jean-Jacques Bernard
- Philippe Fauré-Fremiet
- Denys Amiel
- Les Critiques
- Marcel Azaïs
- Gérard Bauer
- Gilbert Charles
- Lucien Dubech
- Robert Lejeune
- Pierre Lièvre
- Jean Longnon
- Eugène Marsan
- Gonzague Truc
On remarquera d’emblée que cette longue liste ne comporte aucune femme, ni aucune des figures du surréalisme, à part Aragon, lequel se contente pour toute réponse de dix lignes désinvoltes où il assure n’en devoir qu’à Jacques Vaché. En revanche tous les proches de l’Action française y sont.
Les auteurs le reconnaissent ne s’en défendent que mollement. Tout en assurant qu’ils envoyé leurs questions à de nombreux jeunes écrivains « de gauche » et que ceux-ci n’ont pas daigné répondre, ils affichent clairement leurs propres préférences ; elles vont vers Paul Bourget, Barrès et Maurras (qui étaient alors tous trois vivants : Barrès devait disparaître dans les derniers jours de 1923, et Paul Bourget en 1935). Cela ne change rien à l’intérêt des déclarations recueillies ; l’échantillon n’est certes pas représentatif de la république des Lettres, mais il nous donne un panorama pris sur le vif des raisons pour lesquelles, en 1922, un jeune littérateur pouvait se déclarer admirateur de Maurras.
Peu de temps après la parution du livre de Rambaud et Varillon, la revue Le Divan reprenait la lettre conclusive de Maurras, avec quelques retouches que nous signalons, en fin d’un recueil de critiques tardives de Maurras publié sous le titre Poètes.