Le mois de novembre 1923 marque sans doute l’apogée, puis le point de retournement de la puissance française vis-à-vis de l’Allemagne, et, corrélativement, de la concordance entre les idées de l’Action française et la politique étrangère du gouvernement de la troisième République.
La Ruhr est occupée par les troupes françaises depuis le 11 janvier 1923. Après quelques mois de « résistance passive », l’Allemagne qui met fin à cette posture le 23 septembre semble s’enfoncer dans le désordre. Semaine après semaine, l’hyperinflation y ruine les rentiers et les épargnants, alors que le pouvoir central contrôle de moins en moins le pays. Après une courte période de fierté et d’union nationales autour du gouvernement de la république de Weimar, des lézardes profondes apparaissent. Un nationaliste nommé Adolf Hitler mène la surenchère en Bavière, où son jeune mouvement devient de plus en plus puissant.
À Paris, le président du Conseil Raymond Poincaré tient bon, exige de l’Allemagne le payement des réparations prévues par le traité de Versailles, sans discussion ni moratoire. Dès lors, l’occupation française dans la Ruhr se fait de plus en plus coercitive et confiscatoire. N’est-ce pas ce que Maurras réclame avec insistance depuis la signature du « mauvais traité » ?
Cependant cette situation est fragile et Maurras le sent bien. À Berlin, Gustav Streseman qui est arrivé au pouvoir le 13 août reprend peu à peu la maîtrise des événements. Il attise subtilement les dissensions entre les Alliés ; en effet les Anglo-Saxons désapprouvent l’intransigeance française, car un économiste nommé John Manyard Keynes est devenu célèbre en expliquant qu’une Allemagne ruinée ne remboursera rien à personne, et surtout qu’un étranglement de l’économie allemande ferait gravement souffrir les entreprises britanniques dont elle est le principal marché. En France, le parti des pacifistes est redevenu puissant, les opposants à la politique de fermeté se font de plus en plus entendre, et la forme républicaine de l’État rend celui-ci dépendant des caprices de l’opinion…
Aussi Maurras déploie-t-il toute son énergie pour dénoncer les sirènes d’une fausse paix qui laisserait l’Allemagne redevenir dangereuse, comme la Prusse sut le faire après Iéna. Cinq ans déjà ont passé depuis l’armistice, et le souvenir des atrocités de la guerre commence à s’estomper. Et s’il est naturel que les populations oublient peu à peu, car il faut bien vivre, il revient à l’État, selon Maurras, d’être le « conservatoire des griefs » et de tenir le grand livre du ressentiment national.
Tel est le thème de sa conclusion de l’ouvrage Les Nuits d’épreuve ou la Mémoire de l’État. Maurras y réunit ses articles du printemps 1918 sur les bombardements de Paris, épisodes dont le rappel devrait suffire à obvier le risque d’un retour triomphant du pacifisme, et leur adjoint une préface et un épilogue où transparaissent toutes ses inquiétudes :
Cette chronique de nos deuils, de nos ruines, de nos justes indignations motive et fortifie aussi clairement que possible l’amertume des déconvenues de la France depuis l’armistice et surtout depuis le traité.
Quelque chose a manqué, sans conteste possible, pendant cette guerre et depuis cette paix. Et cette chose, c’est l’État.
Nous nous sommes défendus. Dans la carence de l’État, nous n’avons su ni ce que nous voulions, ni ce qu’il nous fallait au terme de la défense victorieuse.
Maintenant nous exploitons juridiquement et péniblement ce mauvais traité. Cela se fait depuis quelques mois, depuis l’entrée dans la Ruhr, le moins mal possible ; une action tardive répare difficilement un ensemble d’omissions précipitées. La pression directe de nos nécessités financières a seule obtenu cet effort.
Nous n’avons eu ni politique de la guerre ni politique de la paix. Rien n’a été dirigé de haut, envisagé de loin, élevé de nos profondeurs. Tout le monde en convient. Il faudrait convenir de nous reconstruire un État.
Deux éditions se suivent, en décembre 1923 et janvier 1924, et le texte sera repris en 1932 dans le recueil Heures immortelles.
Mais, pendant les dernières semaines de 1923, le vent tourne. D’abord en Allemagne : Hitler tente de prendre le pouvoir le 8 novembre, échoue, et Streseman peut raffermir sa position. Puis, le 20 novembre, l’État allemand annule sa dette intérieure et un nouveau mark met fin à l’hyperinflation. L’économie peut repartir…
Et en France, le 24 décembre, un tribunal acquitte Germaine Berton, qui pourtant revendique haut et fort l’assassinat de Marius Plateau. Par ce geste symbolique, c’est tout le pays légal républicain, qu’il soit judiciaire, policier ou politique, mais aussi intellectuel, universitaire, social ou économique, qui signifie son désir de solder les comptes de la Grande Guerre et son aspiration à réintégrer l’Allemagne dans le concert des « nations démocratiques ». Le reste s’ensuit : le 11 mai 1924, c’est la victoire du cartel des Gauches, puis en août le ralliement au plan Dawes qui ramène les réparations allemandes à la portion congrue. Le retrait de la Ruhr est décidé quelques mois plus tard, sans contreparties.
Le parallèle est saisissant : l’anarchiste Germaine Berton est relaxée en raison de son pacifisme, alors que peu après, Adolf Hitler, lors du procès de son coup d’État manqué, bénéficiera de la mansuétude de ses juges en raison de son patriotisme.
Aujourd’hui, plus personne ne se souvient que Paris fut bombardé au printemps 1918. Les manuels d’histoire sont unanimes à qualifier l’occupation de la Ruhr d’erreur politique et de désastre économique. Il nous reste, pour comprendre cette époque autrement que par sa caricature, à lire et à méditer le texte de Maurras.