Génie ou mystificateur ? Ou les deux à la fois ? Cette question, qui aura tant de fois été posée à propos de Picasso, de Roland Barthes et de bien d’autres, ne saurait s’appliquer à quiconque mieux qu’à Stéphane Mallarmé.
Mais il ne sert plus à rien de la poser aujourd’hui. Mallarmé est oublié, il ne représente aucun enjeu pour personne. De son vivant, il était célèbre, autant que Wagner dont il fut l’un des principaux exégètes, plus que les peintres impressionnistes qui étaient ses amis proches. Un siècle plus tard, tout le monde connaît Wagner, et des foules compactes se pressent chaque jour devant les portes du Musée d’Orsay. Mais qui saura restituer de mémoire une seule strophe de Mallarmé ?
Alors, génie ou mystificateur ?
À la fin de sa vie, sa poésie était devenue à ce point obscure que le monde littéraire en était par force partagé en deux camps : les admirateurs inconditionnels et les détracteurs systématiques.
Ferdinand Brunetière, dans la 15e leçon de son « Évolution de la poésie lyrique au XIXe siècle », se contente d’écrire dans la Revue Politique et littéraire du 17 juin 1893 :
D’autres raisons nous ont empêché de parler de M. Stéphane Mallarmé, dont la première est celle-ci, que nous n’avons pas réussi à le comprendre.
Après la mort de Verlaine, c’est Stéphane Mallarmé qui est élu Prince des Poètes. Le camp des admirateurs triomphe. La poésie, expliquaient-ils, doit s’affranchir des contraintes du sens et de la clarté pour mieux atteindre le sublime.
Trente mois plus tard, Mallarmé meurt à son tour. Et comme il est arrivé pour nombre de poètes et de littérateurs, c’est la critique post mortem, le bilan d’une vie dressé quelques jours plus tard par Charles Maurras qui constitue aujourd’hui la source la plus complète, la plus équilibrée, pour comprendre l’œuvre du défunt.
Maurras le contemporain manquait-il de « distanciation » ? En tous cas cela ne l’a pas empêché d’aller à l’essentiel et de savoir mettre pleinement en regard les deux termes de l’alternative. Même si on ne sait rien de Mallarmé, on comprend en lisant l’article de Maurras publié en 1898 ce que Mallarmé avait de réel génie poétique, et ce en quoi il mystifiait son monde.
Ce que les auteurs récents sont bien en mal de faire. Abscons en diable, Mallarmé est en effet une pâture rêvée pour tout ce que l’Université compte de Trissotins, un pensum classique pour tout mandarin désireux de torturer ses étudiants. Il lui a donc été consacré une multitude de thèses et de synthèses. On n’étudie plus Mallarmé, mais les études qui lui ont été consacrées ; plus tard, on en étudie les études d’études. On n’est pas dans la distanciation, mais dans le pur rite académique.
Donner un sens plus dur aux maux de la tribu…
Les résumés biographiques actuels de Mallarmé sont consternants. Comment le décrire avec les critères d’aujourd’hui ? Ce jouisseur ne fréquentait que les bordels les plus bourgeois ; difficile d’en faire un poète maudit, un réprouvé de la société, un persécuté. Oui, mais il était le familier des peintres d’avant garde, il avait des amis à la Revue blanche ? Alors le voici catalogué communard, républicain, dreyfusard. Il est incompréhensible ? Normal, c’était le fondateur de l’Art Moderne…
À côté de ces balourdises, le texte de Maurras nous vient comme une bouffée de fraîcheur et de lumière.
Publié le 5 novembre 1898 dans la Revue encyclopédique, alors que Maurras avait trente ans, il sera repris en 1923 dans le recueil Poètes édité par la revue Le Divan, enfin inclus dans le tome III des Œuvres capitales. Plus de cinquante ans après, Maurras revient sur Mallarmé dans la préface de La Balance intérieure :
Je ne fus nullement un négateur de Mallarmé et ne le deviendrai pas sur mes vieux jours. Mais j’ai le devoir de dire que l’inflation mallarméenne n’est pas non plus mon fort et j’aime mieux ne pas me ronger les pattes à déchiffrer des sens difficiles. La musique des mots y est toujours d’une extrême euphonie. Est-il nécessaire de la gonfler d’une philosophie qui en est trop absente ?