Dans le prologue et l’épilogue du Mont de Saturne, publiés en même temps que le conte en 1950 mais dont on ignore la date d’écriture, deux personnages se font face. Entre eux, objet de leur désaccord, il y a le cadavre de Denys Talon. L’écrivain s’est bien suicidé, comme il l’avait écrit et décrit. Il avait alors environ quarante ans.
Nous vous proposons aujourd’hui ces deux textes réunis mais édités séparément du Mont de Saturne.
La ligne de vie de Denys Talon indiquait qu’il ne mourrait qu’à quatre vingt ans. Et le corps retrouvé dans sa chambre est celui d’un vieillard ! Le policier Wladimir, qui prend le temps de lire le manuscrit autobiographique de Denys Talon, pense avoir trouvé la clef de l’énigme ; en une nuit d’agonie, l’écrivain a vieilli de quarante ans. Le défi présomptueux qu’il a lancé à l’échéance inéluctable de sa destinée aura échoué. Malgré lui, la prédiction chiromancique se sera vérifiée, et, dans un temps accéléré, Denys Talon aura vécu en quelques heures toutes les tranches de la vie qui lui était promise et auxquelles il pensait pouvoir se soustraire.
De tout cela, l’avisée Princesse ne croit pas un mot. Quelle farce ! Ce n’est qu’un coup littéraire, elle en est persuadée. Denys Talon aura monté cette macabre supercherie pour mieux vendre son livre ! Il se sera procuré un macchabée flétri chez les carabins, et le crédule Wladimir n’y a vu que du feu.
Que dire de ce plaisant dialogue ? Maurras s’y met-il un tant soit peu en scène ?
On aimerait se laisser aller dans ce sens, tant Maurras aura fait de Denys Talon un autre soi-même. Mais les éléments d’identification sont bien minces, et il sera plus sage de n’y voir qu’un bouquet de fictions et de fantaisies.
La scène ne se passe pas vers 1948 (année où Maurras atteint ses 80 ans), mais plutôt vers 1930 (Jean Chiappe est préfet de police), voire quelques années plus tôt (Henri Bergson, au sommet de la célébrité, commence à virer au gourou). Mais est-ce suffisant pour penser que Maurras situe l’échec de sa vie au moment de la condamnation papale de 1926 ?
Wladimir est un brave garçon, mais il entend les mots au premier degré et fait trop aveuglément confiance aux maîtres qu’il s’est donnés. Peut-on pour autant voir en lui un de ces Camelots activistes qui se sont lancés à corps perdu dans la Cagoule, pour perdre peu à peu tout sens des réalités politiques et du Bien commun ?
Quant à la Princesse, elle incarne le bon sens, une intelligence toute féminine faite de finesse et de mesure, et peut-être aussi la tentation de céder au confort de ces élites bourgeoises qui, de 1937 à 1942 ou 1944, porteront Maurras l’académicien au faîte de l’intelligence officielle en nettoyant sa pensée de toute dimension subversive ?
Ne plus savoir raison garder, ou ne plus chercher à changer le monde ? Dilemme buridanien d’autant plus synonyme de mort que l’énigme de l’âge du cadavre de Denys Talon est, par nature, une fiction sans solution… Et c’est Henri Bergson qui en fait les frais.
Si Maurras semble avoir des comptes à régler avec ce philosophe, ce n’est certainement pas pour le contrer sur ses théories du temps ; ce sujet peut certes justifier quelques piques amusées, guère davantage. Mais Bergson n’a pas été qu’un penseur ; il aura aussi laissé utiliser son immense prestige pour cautionner le pacifisme de la Société des Nations. Il s’est identifié à la conviction que le meilleur rempart contre les guerres réside dans le développement de l’éducation, choses que Maurras a toujours qualifié de nuées. Comme bien d’autres, Bergson avait les mains pures, mais il n’avait pas de mains…