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Stendhal contemporain
Préface à
Rome, Naples et Florence
de Stendhal

Pour juger à son prix cette belle et savante édition 1 critique de l'un des livres de Beyle 2 où apparaît le plus clairement et sous les couleurs les plus fraîches son éternel portrait de l'auteur par l'auteur, il eût fallu un érudit considérable, bon et sûr amateur de ces raretés, ou quelque stendhalien fini. N'étant rien de pareil, tout au plus si je saurai prendre prétexte de cet admirable travail pour méditer à l'aise sur l'idée de notre Stendhal. 3

Aux premières années du XIXe siècle, lorsque se dessina l'orientation nouvelle du goût, l'un de ceux qui devaient y tenir un rôle de maître, Pierre Lasserre 4, s'étant donné la peine de compulser certain fatras de discussions littéraires conduites par un de ses compagnons durant toute la décade qui précédait, s'étonna de n'y rien trouver d'un peu copieux, sinon de complet, sur un homme de l'importance de Beyle. Et c'était singulier, mais vrai. Le plus vivant et le plus actif de nos maîtres était celui dont nous avions parlé le moins. Pour son romanesque charmant et terrible, l'auteur de la « Chartreuse » et du « Rouge » était classé au rayon de la poésie ; pour la lucide profondeur des recherches et des découvertes, au rayon de la connaissance. Il était admiré, il était consulté ; mais ce docteur pressé de questions parfois saugrenues, cet ami confident avec qui correspondre en prose et en vers n'était guère le client de notre critique. Très rarement jugé, il lui suffisait d'être lu.

Entre tous les écrivains d'imagination de son siècle, quel privilège, et de quel rang !

On le fréquentait de plain-pied. On n'avait même pas à faire le petit effort d'attention adaptée que requiert le fertile et monstrueux Balzac. S'il ne nous parlait point, comme on dit, de bouche à oreille, c'était bien d'esprit à esprit : pas d'intermédiaire entre le lecteur et lui, non plus qu'entre les choses et leurs noms ; l'expression et le sens absorbaient, dévoraient le matériel du langage. En voilà un qui menait loin de Hugo, de Chateaubriand !

« Monsieur de Chateaubriand m'impatiente », nous disait-il. « C'est un homme d'esprit qui me croit trop bête. » La persistance de l'œuvre de Beyle, avec son curieux et splendide essor final des années 1880, 85, 90 5, vient de ce qu'il avait aiguillé tout au rebours de Chateaubriand : il avait parié pour l'intelligence et, par-dessus l'injure naturelle du temps, désiré le suffrage du petit nombre des favoris qui composent le genre humain. Leur groupe est peu de chose pour chaque époque ; mais d'un âge à l'autre, il grossit par voie d'adjonctions volontaires ; puis, quand l'autorité et l'exemple s'en mêlent, l'imitation et l'influence, peu à peu il acquiert même le contingent des sots. S'il n'y a pas encore eu de sots en stendhalisme, il y en aura. Mais il fut, quant à lui, libre de leur souci. Il visa, sans plus, l'esprit pur.

Comme il était inévitable, ces traits lancés de loin ne vont pas tous au but, et beaucoup auront rencontré d'autres obstacles que la sottise ou l'indifférence ; ils se seront brisés contre les objections du faux goût, ou de systèmes faux. Longtemps une doctrine ou une coutume s'interposa entre cet art simplifié et l'œil ou la pensée de nos « artistes littéraires ». Il fut des jours disgraciés dans lesquels un Ernest Renan plaidait en vain la cause de « l'élément rationnel » dans les effets de la poésie, de l'architecture et des autres arts. Des critiques aussi fins que les Goncourt transcrivaient son sentiment comme un inintelligible blasphème : penser des émotions vraies avant de les dire ! les mûrir et les distiller au lieu de les répercuter toutes crues ! Quel défi ! Et quel paradoxe ! Ce qui importe n'est-il pas de savoir « la couleur du papier de sa chambre » 6 ! Cependant la raison devait finir par avoir raison.

Dès que l'esprit eut cessé de rougir de soi, l'amitié de Stendhal ne put manquer de renaître ou peut-être même de naître absolument. Elle se présenta soutenue par les raisons les plus générales, étrangères à la tradition romantique, parnassienne ou naturaliste, supérieures aux curiosités des collectionneurs. Les fils et disciples de Renan et de Taine, Paul Bourget, Maurice Barrés, prirent, comme de juste, une grande part à ce premier « beylisme », puisque c'était en eux, après une éclipse fort longue, que notre France littéraire recommençait à se penser. Stendhal compta parmi les héros, les modèles de leur réflexion ; intercesseur ou directeur de conscience, il fut aussi le signe auquel se reconnaître et se distinguer dans la pambéotie courante. Mais ils eurent bientôt à reculer saisis d'une espèce de crainte. Ce maître d'analyse devenait le docteur d'une nouvelle immoralité ; il enseignait à la génération qui suivait un sens de la vie effrénée. Temps des Robert Greslou 7, temps des Henri Chambige 8 ; cela est déjà assez loin.

Moins appliqués que nos anciens, moins étourdis que leurs élèves immédiats, nous n'étions guère alors que voluptueux sans doctrine : il nous suffisait de demander à ce grand écrivain de l'âme les agréments d'une compagnie très diverse. Nous l'appelions de mille noms, comme autrefois les dieux d'Asie. Que son plaisir fût trop mêlé, n'étant pas toujours le plus réglé, ni le plus noble, ni le moins canaille parfois, on le voyait, on l'avouait, mais la censure était nuancée d'un regret, marquée d'une indulgence et, disons-le, pervertie, presque corrompue par l'ensorcellement des hautes mesures de l'art. Qui tenait contre ce plaisir ?

— Le plaisir, le plaisir ! Mais quel plaisir peut bien trouver à des fanfaronnades de jacobinisme ou à des défis d'impiété un esprit monarchiste, surtout respectueux et ami du catholicisme ? Un livre comme Rome, Naples et Florence déborde de sordidités ! Chez ce roué bourgeois, c'en est la trame et l'armature. Ôtez cela, que reste-t-il ? La pensée de Stendhal y fait corps avec ses deux rages contre les prêtres et les rois. Soit, négligeons la politique ! Soit, considérons avec indulgence le satirique et le moraliste qui poussent des cris de fureur aussitôt que le monde prend la moindre liberté de gêner la leur, respectons les privilèges de leur métier. Mais votre Beyle, ah ! non. Trop est trop. Avec lui, on se lasse et l'on s'impatiente d'un excès cruel, odieux. Et, en fin de compte, on s'en va…

Eh ! bien, non : l'on ne s'en va pas, ou l'on revient. De petites idées dans un esprit supérieur font un premier effet désagréable : elles finissent par élever à son comble le plaisir de penser parce qu'il s'y ajoute le vif plaisir de contredire et l'agrément de discuter, mais (comme il le faut avec ce seigneur) de discuter bien : en mesure et pour aboutir. En mesure parce qu'il aime à moraliser par saillie. Pour aboutir, parce que sa clarté d'esprit le permet. Discussion d'une fécondité délicieuse : soit que, après enquête et contre-enquête, le lecteur en vienne à classer préjugé pur ou simple humeur tant de froides violences par lesquelles ce fils de royalistes dauphinois contredisait ses origines et peut-être son propre fond, soit aussi que la pente des pires pages de Stendhal conduise, par un beau détour inattendu, à quelque vue assez différente des siennes et qui néanmoins cadre avec elles parfaitement.

Le fait est qu'il apporte pas mal d'eau à notre moulin.

Mon ami Eugène Marsan 9, plus stendhalien que moi, et mon ami Pierre Lasserre ont considéré cet aspect 10. On commence par écouter Stendhal sans le croire quand il raconte que sa grande dispute avec de jeunes Italiens tient à leur goût excessif pour la république. Mais il donne cette raison, que l'on reçoit d'oreille distraite : « le plus sûr chemin du despotisme militaire, c'est la république. » Seulement il ajoute : « Pour avoir une république, il faut commencer par se faire île ». Cette vue de naturaliste commence à faire réfléchir. Et le moyen de ne rien voir de jeune et de nouveau quand il conclut que « parmi les modernes si corrompus, le rouage le plus nécessaire à la liberté, c'est un roi » ! En plein romantisme libéral voilà qui montre un homme au courant du mécanisme des rapports de liberté et d'autorité. Ainsi se fait la conviction que ses chimères mêmes pourront servir. L'homme qui s'applique à se distinguer des « niais importants » par cette caractéristique de « n'avoir jamais cru que la Société lui dût quelque chose » apparaît plus voisin de Comte que de Rousseau.

Dès lors, son fanatisme des « deux Chambres » peut divertir quand cette rêverie reçoit dans sa tête le tour ou la flamme de la passion et devient la mesure des souhaits, des promesses qu'il fait à la belle Italie : cependant, s'il s'avise de donner ses raisons, ni le salon Broglie, ni la chaire Guizot ne tiennent devant l'incomparable analyste pressé du besoin de penser et d'écrire vrai ; il découvre que, « au fond », le gouvernement libéral « n'est que méfiance et examen personnel ». Les hommes de notre âge tomberont en arrêt devant une saillie qui amorce, en 1816, toute la critique positive de ce système, de ce principe et de ce Règne de la Méfiance comparés aux besoins vitaux de la politique d'une nation.

La politique est un art de l'action commune. Elle diffère, par sa nature, et par son objet, de l'intelligence vérificatrice et critique. Si le pas est donné aux hésitantes lenteurs de la Méfiance, aux balancements du Débat, l'œuvre propre du politique avorte, ou elle impliquera d'effroyables déperditions.

Comme la méfiance de soi érigée en obsession dissout l'énergie individuelle, ainsi le contrôle constant des pouvoirs collectifs par d'autres pouvoirs collectifs, cette critique des Cabinets par les Assemblées, ôtent à ce régime jusqu'au moyen de respecter sa propre puissance et de ne pas la déchirer, de ne pas la ruiner, de ne pas se détruire, parfois avant de s'exercer. La Méfiance ainsi élue pour reine, sacrée déesse de la constitution, peut tout donner, hormis son contraire : crédit ou foi. Sans crédit ni foi, rien n'avance.

La morphologie des États tire un jour éclatant de la morphologie des êtres. Et puisque ce rayon de vérité aiguë est donné par un adversaire, comment ne pas remercier ? Cependant, dirons-nous qu'il ne le faisait pas exprès ? Et mettrons-nous ce doctrinaire fantasque mais sincère dans l'ironique position du rêveur qui détruit ses points de départ parce qu'il les a oubliés ? L'hypothèse est plausible encore : jusque chez les plus grands, la pensée est beaucoup plus forte que l'homme qui pense. Cependant il n'est pas inutile de prendre garde que le penseur et sa pensée sont facilement réconciliés, tôt ou tard, par l'expérience lorsqu'elle les instruit. Un demi-siècle après le premier jet de Rome, Naples et Florence, Stendhal ne s'était pas encore dégoûté des deux Chambres ; huit jours avant de mourir il les déclare « la seule chose passable » qu'aient inventée les Anglais et déplore avec amertume que les Français n'aient jamais su copier cela : naturellement, le gouvernement de Juillet et la monarchie parlementaire lui semblaient porter tout le poids de l'essai raté. Il manquait à Stendhal l'expérience du parlementarisme sans prince. Nous l'avons faite, et elle sera mieux comprise si l'on entend comme il convient le curieux enseignement à rebrousse-poil de cet esprit qui avançait sur lui-même et sur ses discours. Il reste très vrai que ses notes politiques ne sont que tangentes à son œuvre et en marge de ses préoccupations d'écrivain ; un sujet où il ne donnait pas son fort n'est certes pas son sujet de prédilection. Mais telle est l'unité de l'esprit humain : une intelligence profonde, fût-elle saturée de passions et de préjugés, ne regarde en vain nulle part. Avec son aisance divine, celle-ci a le don de poser en toute netteté, souvent avec une correction admirable, les plus ardus problèmes de fond. Du point où nous vivons, après les leçons de quatre quarts de siècle, cette position si nette dégage pour nos yeux des solutions qui sont rarement celles que Stendhal eût recommandées : les meilleures pourtant et aussi les moins défavorables à ce qu'il a le plus aimé !

Essayons de nous figurer l'extrême diversité de cette âme. Essayons même d'y correspondre et de l'évoquer. Vous êtes là, Stendhal. Et c'est à vous que nous nous proposons de soumettre ce que le Temps qui brasse les idées et les choses a pu faire ou fera de vos maximes ou de vos sentiments préférés. Il n'y a pas de doute possible sur ce qui faisait battre votre cœur et flamber le meilleur de votre génie : vous recherchiez la vérité ; mais vous lui préfériez les vérités, pour le plaisir de les atteindre et celui, plus vif, de leur dire adieu ; vous mettiez au-dessus de tout la force des passions, et, dans un désordre sincère, les clartés de l'intelligence, puis la liberté de l'esprit, l'exaltation du sentiment de votre vie, délivré autant que possible d'illusion et de préjugé.

Et c'est pourquoi, en tête-à-tête avec les livres ou devant quelque beau signe matériel des ardeurs et des audaces du genre humain, vous ne laissiez pas de communier amoureusement même avec ce que vous accabliez des dérisions et des sarcasmes habituels : le système se dissipait, l'objet seul, et sa lumière, vous gouvernait. Dans cette direction, il vous est arrivé d'écrire avec une répugnance comique : « Je ne puis pas me le dissimuler, j'ai de l'amour pour le Moyen Âge de l'Italie. » Et vous deviez marquer pour le Moyen Âge dantesque un si injuste parti-pris que le nom de Racine en resta sacrifié au grand Florentin. Relisons si vous le voulez, face à face, le curieux passage où se dévoile votre aristocratisme, ô beau Jacobin ! Précisément, page 370 du livre que voici, vous rapportez cette curieuse conversation suivie de l'inévitable retour sur vous-même :

J'ai cru jusqu'à ces derniers temps détester les aristocrates ; mon cœur croyait sincèrement marcher comme ma tête. Le banquier R*** me dit un jour : « Je vois chez vous un élément aristocratique. » J'aurais juré d'en être à mille lieues. Je me suis en effet trouvé cette maladie : chercher à me corriger eût été duperie : je m'y livre avec délices.

Qu'est-ce que le moi ? Je n'en sais rien. Je me suis un jour réveillé sur cette terre ; je me trouve lié à un corps, à un caractère, à une fortune. Irai-je m'amuser vainement à vouloir les changer, et cependant oublier de vivre ? Duperie : je me soumets à leurs défauts. Je me soumets à mon penchant aristocratique, après avoir déclamé dix ans, et de bonne foi, contre toute aristocratie. J'adore les nez romains, et pourtant, si je suis français, je me soumets à n'avoir reçu du ciel qu'un nez champenois : qu'y faire ? 11

Je me permettrai de passer ici une page divagatrice où il est question des « Romains comme d'un grand mal pour l'humanité », d'« une maladie funeste » qui a retardé la civilisation du monde, car, dit le pauvre Stendhal, sans eux, nous en serions peut-être déjà en France au gouvernement des États-Unis d'Amérique : « Ils ont détruit les aimables républiques de l'Étrurie. Chez nous, dans les Gaules, ils sont venus déranger nos ancêtres : nous ne pouvions pas être appelés des barbares ; car enfin nous avions la liberté. » Les kangourous et les chacals ne l'ont-ils pas ? Mais voici le grief : « les Romains ont construit la machine compliquée nommée monarchie ; et tout cela, pour préparer le règne infâme d'un Néron, d'un Caligula, et les folles discussions du Bas-Empire sur la lumière incréée du Thabor. » Ni César ni Auguste, ni la Paix romaine ne doivent plus compter dès lors.

Néanmoins le retour au bon sens ne se fait pas attendre :

Malgré tant de griefs, mon cœur est pour les Romains. Je ne vois pas ces républiques d'Étrurie, ces usages des Gaulois qui assuraient la liberté ; je vois au contraire dans toutes les histoires agir et vivre le peuple romain, et l'on a besoin de voir pour aimer. Voilà comment je m'explique ma passion pour les vestiges de la grandeur romaine, pour les ruines, pour les inscriptions. Ma faiblesse va plus loin : je trouve dans les églises très anciennes des copies des temples païens. Les chrétiens, triomphants après tant d'années de persécution, démolissaient avec rage un temple de Jupiter, mais ils bâtissaient à côté une église à saint Paul. Ils se servaient des colonnes du temple de Jupiter qu'ils venaient de détruire ; et, comme ils n'avaient aucune idée des beaux-arts, ils copiaient sans s'en douter le temple païen.

Les moines et la féodalité qui sont maintenant le pire des poisons, furent d'excellentes choses en leur temps : on ne faisait rien alors par vaine théorie ; on obéissait aux besoins. Nos privilégiés d'aujourd'hui proposent à un homme fait de se nourrir de lait et de marcher à la lisière. Rien de plus absurde : mais c'est ainsi que nous avons commencé. Pour moi, je regarde saint François d'Assise comme un très grand homme. C'est peut-être en vertu de ce raisonnement, formé à mon insu, que je me trouve un certain penchant pour les églises cathédrales et les cérémonies antiques de l'Église ; mais il me les faut vraiment antiques : dès qu'il y a du saint Dominique et de l'Inquisition, je vois le massacre des Albigeois, les rigueurs salutaires de la Saint-Barthélémy, et par une transition naturelle (!) les assassinats de Nîmes, en 1815. J'avoue que toute mon aristocratie m'abandonne à la vue hideuse des Trestaillons et des Trufémi.

Ainsi erre de siècle en siècle votre radotage charmant, mais, diraient nos Anciens, de telle succulence que bien peu, Stendhal, l'ont valu ! Laissons Trufémi oublié, Trestaillon mieux connu et réhabilité 12, cœur d'aristocrate sensible aux « ridicules de la liberté », tête de libéral et de césarien assez hardie pour dénier à Buonaparte « tout talent politique », assez lucide aussi pour regretter Buonaparte ou le désirer pour le dessèchement des marais pontins, Stendhal, qui vous sentiez même « tout royaliste » « devant la pauvreté prude des républiques », nul critique chétif ne vous proposera le vain simulacre d'un ordre à introduire dans votre délicieuse Babel, mais, puisque j'ai notre expérience à vous raconter, me voilà certain de vous voir subitement ému de l'offre, et vous asseoir, croiser vos jambes, darder les mêmes yeux que les pères gaulois quand ils écoutaient les histoires des voyageurs à quelque carrefour de l'antique forêt.

Nous aussi, Stendhal, avons fait le grand voyage que l'homme ne choisit pas. Nous en avons souffert et couvert les rudes étapes et, à vous retrouver au bout des temps subis, les distances morales en deviennent plus faciles à mesurer. Ah ! que vous êtes loin ! Vous vous aimiez et nous nous aimons, hélas ! comme vous. Mais ce qui vous charmait le plus profondément dans ce narcissisme intellectuel, où cela est-il aujourd'hui ? Je veux dire : qu'est-elle devenue, votre liberté ? Pas un esprit bien né qui ne traîne des fers pesants. Écoutez-nous, Stendhal : pas un qui ne les aime. Vous verrez pourquoi, tout à l'heure. Je demande pour le moment, où est ce sentiment de libération intellectuelle qui fut comme la pulsation et la respiration de votre pensée.

Pour vous mieux libérer, vous aimiez courir aussi loin que possible de vos cadres originels. Après de spacieux séjours à l'étranger que vous abandonniez au hasard des rencontres et des paresses, il vous plaisait de revenir, de pensée ou de corps, dans les parages du foyer pour y goûter l'âcre plaisir de comparaisons dédaigneuses et d'acerbes critiques des travers du pays natal. N'avez-vous pas écrit que le patois de votre pays vous représentait toutes les idées basses de votre enfance ? Il vous paraissait très beau et très doux de comparer à cette enfance votre maturité, à cette stagnation votre libre pèlerinage, à l'inexpérience le trésor des acquisitions, aux habitudes complaisantes la notion claire et haute des incommodités de la maison natale, à la cave ou au lit, au verger ou au potager ! « Étonnant voyageur ! » comme dit le poète. Votre censure du « chez nous » n'entraînait point d'aveuglement sur les autres pays : vous ne vous privez pas de témoigner votre pitié discrète ou publique aux révolutionnaires qui n'eurent point la chance ou l'honneur de naître Français. Ce genre de patriotisme, où le cœur était tout, coïncidait avec la confiance de votre esprit dans le nouvel essor de l'Europe moderne vers les idées que la France passait pour avoir inventées ; on allait, tout allait vers le plus complet affranchissement ; l'homme, hier citoyen de Grenoble ou de Paris, serait demain le Milanais ou l'Américain qu'il voudrait…

De votre temps, Stendhal, ces tendances diverses réunies dans le même esprit, y faisaient excellent ménage. Un jeune homme à la vue perçante, l'auteur de l'Histoire de trois générations 13, nous a fait assister depuis aux métamorphoses par lesquelles cette cohabitation est devenue d'année en année moins facile. Il est né une Allemagne. Il est né un empire britannique. D'autres empires se préparent à l'ouest. D'autres, à l'extrême-orient. À ces nouveautés politiques correspondent d'autres nouveautés dans les âmes. Entre ces idées et ces sentiments, qui d'abord concordèrent, il s'est marqué tout d'abord des différences ou des distances, puis de l'incompatibilité. Cela est très sensible chez les Français contemporains, mais les changements de votre Italie adorée en seront des témoins plus décisifs encore. Oh ! certes vous l'aviez prévu ! Les petits princes de légende, les petites cours d'opérette ne vous avaient pas dissimulé le visage du grand peuple naissant. Moyennant les « deux Chambres » et la suppression de « l'infâme tribunal du Cardinal vicaire 14 », vous comptiez que la facilité de la vie, la liberté de l'esprit, l'énergie des mœurs privées et l'effort national continueraient de converger paisiblement. Or, quelque chose de cela s'est soutenu, mais quelque chose a varié. Et voici bien changé ce qui vous apparut la moitié de vous-même. Écoutons le rapport d'un autre messager.

Cette année même M. Lucien Corpechot 15 a donné des nouvelles de la jeune Italie. Comme il la visitait pour le compte de sa patrie, il avait bonnement projeté de fonder sous le nom de Maison de Stendhal une sorte de Cercle franco-italien en vue d'entretenir et d'améliorer nos rapports avec nos amis et alliés.

Il prenait bien son temps !

Mon cher ami, lui dit un jeune écrivain de talent, le député-professeur Borgese, il est incontestable qu'une maison franco-italienne au milieu de Rome présenterait mille avantages. Nous en accueillons le principe avec enthousiasme et vous nous trouverez tous prêts à vous aider de toutes manières à mettre ce projet à exécution. Mais ce que nous n'aimons pas, je préfère vous le dire franchement et vous arrêter dans une voie où vous trouveriez trop d'obstacles parmi nous, c'est le vocable sous lequel vous voulez placer cette maison !

— Comment, m'écriai-je, Stendhal ! Mais trouvez-moi au monde un écrivain qui ait aimé l'Italie comme lui, qui l'ait chérie au point de vouloir sur sa tombe une épitaphe qui le naturalisât citoyen de votre pays : Arrigo Beyle, Milanese.

Et Borgese de me répondre :

— Eh bien ! non ! Stendhal a aimé dans notre pays tout ce que nous détestons, il représente tout ce qui nous déplaît dans notre passé ; l'Italie auberge du monde ! patrie du dilettantisme, les petites principautés armées les unes contre les autres, le particularisme régional, les danseuses de San-Carlo, les ténors de la Scala, et par-dessus tout une Italie que les autres nations de l'Europe aiment comme une femme, mais qu'elles prennent en pitié, une Italie courtisane dont nous rougirions si elle avait vraiment existé, un magasin d'antiquités, le bric-à-brac du Quattrocento et de l'Empire romain ! Non, mille fois non !

Je vous avoue, mon cher ami, que je demeurai court ; et si le prince de Broglie n'avait été là, et avec une extrême habileté n'avait tourné la difficulté en proposant la fondation d'un Cercle franco-italien, c'en était bien fini de nos projets…

Corpechot ajoutait pour son compte avec l'étonnement de la déconvenue :

Quant à ce qu'un Italien cultivé peut penser d'Henri Beyle, je crois bien démêler qu'il lui préfère infiniment Nietzsche. Le philosophe de Zarasthoustra avait séduit nos voisins bien plus que nous-mêmes. Ils en avaient fait leur dieu, et professaient avec lui le mépris de cette culture historique à la Stendhal qu'ils considèrent comme hostile à la vie, propre à saper et à diminuer ce qui est actif et vivant.

J'ai beau protester que l'auteur de La Chartreuse de Parme représente pour nous tout autre chose ; ils tiennent sa pensée pour un article de luxe ; et, estimant ne pas posséder encore tout le nécessaire, ils regardent le superflu comme un objet de haine, selon la maxime nietzschéenne : — Le superflu est l'ennemi de la nécessité.

L'enseignement qu'ils vont chercher chez leurs propres auteurs, chez Dante, dont la prise sur les esprits n'est jamais diminuée, chez Carducci, chez Manzoni, c'est celui du courage, de l'activité créatrice, de l'énergie et non plus ce scepticisme du promeneur dans le jardin de la science, cette griserie du passé qui, comme celle de l'opium, nous arrache à l'action et brise peu à peu en nous les ressorts de l'effort.

L'évolution s'est faite ainsi contre vous, Stendhal. Elle s'est faite aussi par vous. Les Cavour et les Garibaldi étaient de vos hommes. Vous les avez un peu pressentis, un peu provoqués à la vie. C'était en leur honneur que vous faisiez valoir l'aphorisme de leur poète que, « en Italie, la plante humaine naît plus robuste que partout ailleurs » et vous en attestiez volontiers comme Alfieri l'atrocité des crimes qui se commettent sur cette terre brûlée. Innocente et coupable, frivole et sérieuse, âpre à la vie, au gain, bravant toutes les morts, nourrie de la confusion des idées de Nation puissante et de Liberté populaire, de l'ivresse des arts et de l'apothéose du génie, cette Italie seconde a commencé par recueillir et accorder vos plus belles contradictions. Mais la suite ! Mais l'autre, la troisième Italie, celle de « l'égoïsme sacré », des puissantes années de la guerre des peuples ! Mais le dogme d'airain que cette évolution supra-révolutionnaire implique et signifie, non seulement en Italie, mais partout ! Cette Italie, cette Civilisation tout entière, réduites à se défendre contre une barbarie opaque, organisée très puissamment ! D'abord épanoui de malignes joies, votre œil reflète ici des progrès d'une telle couleur qu'il vous faudra bien les nommer une reculade tragique.

Ah ! Stendhal, Stendhal, écoutez. L'Italie et le monde entier ont obliqué. Tout fait retour. D'un certain point de vue, réjouissez-vous : si à Versailles la monarchie bourbonienne vous a paru « plate », c'est-à-dire insuffisamment agitée et de glace pour la passion, voici venir des règnes neufs, qui sont corsés, qui sont farouches. Ils vivent dans le goût de vos « républiques héroïques » de l'antiquité moyennant des Marathons et des Salamines autrement meurtriers ! Si l'âme de Racine s'est étiolée à défaut de commotions dignes d'elle entre la paix de Westphalie et la paix d'Utrecht, par la faute du grand monarque ou de la dynastie, il se fonde entre les nations un mode d'existence où votre poète observerait à son aise, dans le réel immédiat, des drames à la taille de l'Agrippine ou du Joad. Seulement si la discipline de la Cour lui fut un fardeau, ce dont personne ne peut rien dire, une autre discipline lui serait imposée dont son âge ni le vôtre n'eurent idée.

Comment la supporterait-il ? Et vous-même, Stendhal !

Car cette discipline ne s'arrête plus ni aux corps ni même aux paroles et aux usages. Car l'esprit y sera enrôlé et immatriculé comme le dernier des conscrits, l'activité littéraire réquisitionnée comme une meule de foin. Pis même : nul gendarme n'aura à s'en mêler. Ou à peine ! Cet embauchage des personnes et des idées obéira à la pression d'une contrainte moins physique et plus décisive. Ce n'est pas l'État, la société, ni le service d'état-major qui fera cet appel nominal des esprits, car nul ordre n'y pourrait rien : l'intelligence se contraindra elle-même, et pour son salut. Un corps de dogmes poétiques et moraux, produit par la nécessité de vivre, proposera, imposera les parti-pris de l' « égotisme » national jusque dans ces recoins de l'âme où de telles interventions n'auraient été ni rêvées ni supportées autrefois. Citoyens de chaque État, patriotes de chaque patrie devront comprendre et voir qu'à ces infâmes intrusions, à cette violation effrénée du plus secret asile des consciences correspondent utilité, convenance, nécessité, obligation spirituelle sacrée. Sans ces maux, quels maux plus cruels ! Nous nous trouvons placés entre la plus stricte observance des conditions de toute liberté et de toute vie ou la rapide éclipse de ces deux biens.

Les conditions de la liberté de l'esprit et de la vie physique sont devenues nationales. Elles s'effondrent sans la nation. Sans cette plante, pas de fleur, mais la servitude et la mort à coup sûr. Il n'y a rien à espérer d'une subversion populaire. Ou ce remède indésirable emporterait des désastres supérieurs. À la barbarie du dehors s'ajouterait le barbare d'en bas qui lui tendrait la main, comme nous ne l'avons que trop vu déjà. Plus leur valeur sera grande, haute leur dignité morale et intellectuelle, plus la Patrie moderne devra demander au poète et à l'orateur, au philosophe et au savant le coûteux sacrifice de victimes choisies au profond de leur âme. Au plus sublime de leur ciel intérieur, admirez-le, les Muses mêmes seront liées pour servir afin de ne pas périr. Quelque pays qu'elles habitent, Éthiopie ou Thulé brumeuse, leur poésie sera sommée de soutenir que nulle part un territoire ne découvre de paysage plus délicieux, ne porte fruits plus doux, ne donne de vins comparables, ni de pain si substantiel et n'abrite de meilleures mœurs, ni plus libres, ni cependant plus vertueuses, les femmes y jouissant de l'égal monopole du bien et du beau et les honteuses proportions d'adultère et de bâtardise étant mises à la charge de tribus d'hommes établies sous les autres climats.

Stendhal, Stendhal, vous vous récriez et faites valoir l'extrême différence de ce patriotisme presque impie avec celui que vous avez connu : mesuré, sérieux et puissant. Mais c'est le même. Il n'y a de changé en lui que le temps auquel il a affaire. C'est le même sentiment vrai. Enfant, comme l'Amour, du besoin et de la richesse, il s'impose sans le vouloir : ne croyez pas que nous en soyons venus aux articles d'un covenant artificiel ou d'un chant frivole, il ne s'agit plus de fiction morale. L'anankè 16 génitrice montre ici son visage contracté de douleur, sa puissante et savante main. La loi nouvelle sort du genre de la vie qui n'est du reste pas nouveau : l'histoire antique l'a connu au temps des migrations médiques, puis germaniques. Nos dures inventions du jour sont ce qu'elles furent jadis : des mesures de conservation, de salut ! Je ne dis pas qu'elles soient douces ni pures de maux. Je dis qu'à leur succès s'attache le destin de l'homme. Elles sont bonnes comparées à ce qui sans elles serait.

Du temps de Miltiade et de Thémistocle, ce nationalisme intellectuel a sauvé. Le serment de la jeunesse de la cité antique sauva l'Europe de l'Asie. Plus tard, et faute de s'être gardé, et parce que le moraliste Sénèque, trop charitable au genre humain, l'avait emporté sur le poète Horace, si justement inquiet du destin de l'État, et parce que l'esprit stoïque prévalut sur l'esprit romain, l'indifférence du monde occidental à l'assaut barbare, sa négligence relative des règles d'effort défensif le livrèrent pour des siècles à ces convulsions qui furent aussi les mères de son sommeil. Très exactement nous vivons sous le coup des mêmes menaces : germaniques, islamiques, extrême-asiatiques. Il faut choisir de Miltiade ou d'Augustule.

Nous n'avons même pas affaire à des conjonctures qui permettraient un choix véritable. Les choses ont choisi pour nous. Si les choses sont telles, si, par exemple, l'armée doit embrasser toute la nation ; la guerre, intéresser et offenser la totalité du corps social ; si l'existence et les biens de chacun et de tous (et non seulement leurs éléments communs) sont mis en question par l'agresseur et l'envahisseur ; si les chocs des nations, jadis, politiques et militaires, visent à présent l'économie, autrement dit la maison et la vie privée ; si le domaine public va tout envahir, alors, la mise en garde devra mobiliser dans les mêmes proportions tout notre privé à moins que nous soyons résignés à périr.

La garantie de la liberté de chacun comportera une servitude de tous. Et vraiment tous, jusqu'au dernier : autant que la jeunesse, la vieillesse ; autant que le mâle adulte, la femme et l'enfant ; autant que le matériel militaire, industriel et domestique, le spirituel des écoles et des corps savants, théâtres, salles de conférences, livres, journaux. Plus de cénacles retranchés, ni d'académies inactives ; plus de bois sacré ni de lieux d'asile, plus d'inamovibles loisirs. Tout cela étant, pour une part, de la force, est arraché à l'autonomie de l'esprit, lancé au gymnase, ajouté au pentathle. Au travail, tout et tous ! Au service intégral et universel ! Ni laboureur à sa charrue, ni commerçant à son comptoir, ni artisan à son établi ne peut se dispenser de cet écot universel. Plus que pas un, l'esprit le doit, comme il se doit à la communauté si elle lui conserve existence et honneur.

Mon libre Stendhal, il sera même demandé beaucoup plus que votre liberté : car il faudra que celle-ci soit aliénée de bonne grâce ! Entrain réfléchi, enthousiasme soutenu, on exige le cœur du cœur. Personne ne pourra sans injustice ni opprobre se réfugier au-dessus de l'universelle mêlée. Quand tout se donne et se prodigue, par quelle scandaleuse exception, seul l'esprit, le puissant esprit, se réserverait-il ? Comment ce qui peut faire tant de force morale n'y tendrait-il pas ? Ce serait une trahison. Aucun homme d'honneur ne la désirera, ni aucune tête soucieuse de l'avenir. L'esprit, Stendhal, n'était pas libre dans les « républiques héroïques » par lesquelles d'ailleurs tout a été rêvé, inventé, mis en train : comment serait-il libre dans un monde bien plus menacé de finir au midi de son âge que ne le fut l'ancien d'avorter à son plus humble commencement ? Dans leur maturité splendide nos beaux fruits, étant réputés, sont disputés : ils imposent une défense au moins égale à celle qu'inspirèrent, en 480 17, les promesses de fleurs qui ne crevaient pas le bouton.

Considérons quiconque se soustrairait à l'auguste, à l'harmonieuse convenance morale tirée de la nouvelle forme physique de notre destin. Non seulement ces non-conformistes seront aussi injustes et aussi lâches que les conformistes courront le risque d'être « plats », mais voyez ! la révolte intérieure de quelques-uns contre l'intérêt de la vie de tous ne signifiera ni leur affranchissement ni leur énergie ; elle exprimera seulement leur ignorance irréfléchie, leur oppression par l'apparence, et l'incapacité de faire un choix générique et fort.

Une pensée attentive à son point vital se discipline : elle préserve ainsi le reliquat des possibilités et des réalités de la liberté. Au contraire, par intérêt mal compris, entreprend-elle la révolte et fait-elle l'indigne et misérable refus de collaborer : elle aventure tous ses biens, elle se trahit elle-même. Très faible en soi, cette anarchie a tort devant des circonstances où la soumission sera la raison et le droit. Il faut une cité debout, des murs intacts, des frontières sûres, un ordre intérieur à peu près résistant pour maintenir la vie commune de l'esprit ailleurs que dans la grotte des ermites ou dans la cave de conspirateurs ignorés, les uns et les autres incapables d'assurer nulle transmission, nul progrès. Pas de vie intellectuelle, pas de cercle pensant si l'on ne maintient une société générale qui seule garde ses trésors, ordonne et polit ses acquêts. Même en ce XVIIIe siècle évoqué, regretté à tort et à travers, l'élégance de la liberté dissolue était protégée par des forces : les forces mêmes que peu à peu elle détruisit.

Mais voyez aussi comme les mœurs de la liberté ont été peu capables de durer par leur propre effort : qu'elles ont peu survécu à leurs génitrices ! Les hautes sphères de la vie ont un besoin spécial de substance protectrice et de point d'appui. C'est ce qu'il faudrait sentir et prévoir en tout. Certes, d'autres forces défensives sont nées ; mais précisément celles-là qui ont posé des conditions draconiennes à la vie, à la pensée, aux arts, à la paix, à la guerre. Ni leur libéralisme ni leur démocratie ne représentent quelque chose de très malin ni de très humain. Admettons que, pour la liberté de l'esprit, nos ancêtres de l'ancienne France eussent peu. Nous avons moins encore. Ils avaient visé mieux. Mais nous avons beaucoup plus mal. Comparée dans toutes les règles à notre guerre et à notre paix, ni la guerre de Louis XIV, ni la paix de Louis XVIII ne s'en tirent à leur dommage.

Alors ?

Alors, Henry Beyle, merci.

Il en sourirait ou grognerait ou, fanfaron de vice, blasphémerait la démocratie pour se soulager, disant, par exemple, ce qu'il en a écrit : « Au XIXe siècle, la démocratie amène nécessairement dans la littérature le règne des gens médiocres, raisonnables, bornés et plats, littéralement parlant. » Et, par ce soupir étouffé, disons par cette porte ouverte sur un certain beylisme, ce que nous avons de réponses à sa furie contre le pape ou les jésuites, contre le parti prêtre ou la Restauration, n'apparaîtrait pas trop éloigné de son cœur. Nous pourrions rire ensemble plus largement et plus librement de son admirable Nathan 18, ce « lapidaire juif », « passionné pour la religion », qui « pousse à un point étonnant une sorte de philosophie tranquille et l'art fort utile de payer peu pour toutes choses », Aujourd'hui qu'un Nathan 19 est devenu maire de Rome, et que d'autres sont rois à Paris, à Londres et à New-York, sans parler de ceux de Moscou (tant le spinozisme a fait de chemin dans le monde), on parvient à comprendre et même à regretter quelques-unes de ces « vexations » affreuses dont les « pauvres » compatriotes de Nathan, les « malheureux Juifs », étaient abreuvés par la méchante Rome papale : on les envoyait au sermon une fois l'an ! on les y condamnait à dormir, faute de bon prédicateur, et pour les mieux humilier on les faisait passer par cet arc de Titus où l'on voit des Juifs enchaînés depuis deux mille ans ! Ces raffinements de cruauté sont mesquins. Cependant ne valent-ils pas mieux que ceux de Lénine ? Notre Stendhal n'oublierait pas de trouver à ceux-ci un air de grandeur farouche ; mais y verrait-il une preuve des progrès et des aises du genre humain ? Il en douterait à demi. Ses changeantes doctrines feraient probablement une espèce de demi-tour définitif, comme le jeu de fiches de Benjamin Constant.

Peut-être aussi que dans la nouvelle existence que nous lui composons, la grande affaire de ses discours et de ses pensées, ce qu'il tenait pour le seul intérêt vrai de la vie eût décidément absorbé les considérations politiques et religieuses dont il a gonflé tous ses livres et qui y font parfois, avec les cancans des saisons et des pays, un petit effet de fatras. La tristesse des temps l'eût rabattu sur les travaux de sa science et de son art, dans le domaine où il fut maître, où la voix d'un demi-siècle l'appelle roi.

Ce grand empire baissera-t-il ? Ou ne fera-t-il que durer ? Ou bien grandira-t-il encore ? Pour nous, l'autorité de l'analyste, du psychologue et du poète semble reposer sur un socle de diamant.

Comme Paul-Louis Courier, de qui le style fait honte aux idées, mais beaucoup plus haut pour l'intérêt de la matière et la valeur de l'esprit, Henry Beyle est incomparable quand il s'agit de sentir juste, de voir clair et à fond, de donner en quelques paroles très simples l'abrégé des méandres d'une vie ou d'une pensée. La peinture y égale la pénétration : la première, de touche surveillée, volontaire, aiguë, la seconde conduite par les ardeurs et les violences d'une curiosité sans frein. Toutefois, comme l'écrivain, le moraliste est gouverné par un goût résolu de l'essentiel, du pur : il y va droit, revient de même, et la vivacité du récit qu'il en fait trahit seul ce que cette essence secrète, goûtée à fond, lui a communiqué de délices. Le style, justement réputé pour sa sécheresse excessive, mais pétillant d'un feu caché, parfois doré ou argenté d'une magnifique lumière, m'a toujours fait penser à ce que dit Jean Moréas de la beauté d'un arbre qui « se sert à peine de notre vue pour ébranler notre âme ».

Le même Moréas qui le juge, en certains de ses livres, « distingué, puéril et plein de manies », devait être sensible aux fautes de conduite ou de jugement prodiguées d'une page à l'autre : l'étourderie, l'impertinence, la fatuité presque sans limite, tous défauts auxquels le connaisseur ne se trompait pas. Cependant, moraux ou littéraires, ils auront servi. Sans son obsession cruelle et bouffonne du moi, il n'eut jamais appris à deviner autrui dans le miroir intérieur avec tant de sûreté et de certitude. Sans la brusquerie de ses partis-pris que lui dictait la voix du dieu mystérieux, il eut manqué plus d'une perception de l'universel. Sans le goût du trouble et de l'aventure, on sentirait moins clairement vivre et agir sa passion du vrai, sa haine militante du faux en matière de sentiment. Enfin, si on lui retranchait ce qu'il est permis de trouver étroit et borné, sa rage voltairienne du clair, du net, du défini, ne faudrait-il pas renoncer aux plus savantes réussites et aux gageures les plus fines d'un art achevé ?

Cet art se cache. Le récit se dérobe à l'apparence de viser à aucun effet. Il insiste le moins possible sur les « beautés ». Il les ignore ou les enveloppe. Dans la page fameuse où quelques acteurs de la Chartreuse ne font qu'échanger leurs émois depuis le retour de Fabrice, il écrit à la hâte que « les premières lueurs de l'aube vinrent avertir ces êtres qui se croyaient malheureux que le temps volait ». Une aussi excellente rapidité de touche, comble de l'art et de l'esprit, n'empêche pas Stendhal de savoir mettre en saillie l'image colorée et forte dont tout homme chantant et écrivant aimera d'habiller sa vérité ou son amour. Mais il la veut rare et sublime. La pudeur est une parure, la nudité en est une autre. Une ligne élégante se suffit, comme une taille belle et svelte élancée d'un jet pur. Néanmoins il y a de grasses complaisances, des mollesses voluptueuses dont Stendhal ne s'est pas interdit non plus l'abandon et le mouvement détendu non exempt de grandeur.

Il peut écrire : « Nous trouvons sur cette colline cet air frais, dont on ne peut connaître le charme que dans les pays du midi. Couché sous de grands chênes, nous goûtons en silence une des vues les plus étendues de l'univers. Tous les vains intérêts des villes semblent expirer à nos pieds ; on dirait que l'âme s'élève comme les corps ; quelque chose de serein et de pur se répand dans les cœurs… » Ce qui suit ressemble à la page quelconque d'un traité de géographie, vivifié de place en place par l'éclair de la poésie : « Au nord, nous avons devant nous les longues lignes des montagnes de Padoue, couronnées par les sommets escarpés des Alpes, de la Suisse et du Tyrol. Au couchant, l'immense océan de l'horizon n'est interrompu que par les tours de Modène ; à l'est, l'œil se perd dans des plaines sans borne. Elles ne sont terminées que par la mer Adriatique qu'on aperçoit les beaux jours d'été au lever du soleil ; au midi, autour de nous, sont les collines qui s'avancent sur le front de l'Apennin ; leurs sommets… » Je défie qu'on lise la page à sa place dans le livre sans ressentir jusqu'à l'obsession les syllabes du cri sacré : Italiam, Italiam ! Ce grand art de la composition du réel n'a qu'à se déployer pour élever la simple nature de la majesté de l'histoire humaine à la dignité du symbole demi-divin. Ce n'est pas autrement que les pulsations de la lampe de Clélia 20 atteindront aux secrets de la mystique de l'amour. Les justes répugnances d'un goût très vif mesurent d'ailleurs cette veine en ne tolérant que l'exquis. C'était le nécessaire et le suffisant pour ce naturaliste de l'âme prédestiné à ne cueillir que ces beautés du monde, honneur de nos jardins, raison d'être de nos vergers.

Une discrétion farouche qui ressemblait à de la timidité, sans en être, le fit peut-être hésiter ou même retarder sur le démon créateur. Il lui est arrivé aussi de se lancer. Exemple, l'occasion fameuse où il a osé rassembler tout un système de pensées et d'analyses dans un véritable mythe tiré des entrailles du globe et qu'il « va se permettre », comme il dit, d'appliquer à la génération des choses de l'âme, dernier point des rêveries de l'humanité :

On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de laquelle on est sûr. On se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie.

Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre heures et voici ce que vous trouverez.

Aux mines de sel de Salzbourg on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver. Deux ou trois mois après on le retire couvert de cristallisations brillantes ; les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que les pattes d'une mésange sont garnies d'une infinité de diamants immobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.

Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections. 21

Ce brillant phénomène de la cristallisation naturelle était digne d'être sublimé du règne minéral jusqu'à cette demeure de Psyché Uranie. Le bel objet réel sert d'âme explicative, comme de lustre étincelant, à toutes les doctrines du livre De l'amour. Son nom mystérieux mais net y reparaît de chapitre en chapitre. Cependant la clef d'or en resta incomplète ou elle-même inexpliquée. C'est longtemps après la naissance de son livre, très peu de jours avant sa mort, que Beyle songera à préciser comment lui est venue cette vue décisive et à rendre public le récit du détail de sa descente dans la mine de sel gemme, les discussions, comparaisons et généralisations qui suivirent : curieux fragment qui ne ressemble à rien qu'à du Stendhal, mais tient de la Fête galante et du Dialogue platonicien.

En approfondissant cette beauté subtile, une Provence médiévale eût élu notre Beyle pour grand maître d'amour. Il n'est pas un cœur d'homme ou de femme qui n'y distingue quelque chose de soi, et la raison universelle en reste éblouie et comblée comme il arrive chaque fois que l'esprit de l'homme se fait servir, se fait traduire par l'heureux choix des nobles matières appropriées. Leur clarté ajoutée à la sienne la multiplie comme un corpuscule dans une flamme. Le mot portant quelque juste et utile image rend des services comparables à ceux de la pure pensée.

Charles Maurras
  1. Ce texte est la préface donnée par Charles Maurras à l'édition de Rome, Naples et Florence de Stendhal parue à la librairie Honoré Champion en 1919. Il est aussi paru dans La Minerve française du 15 novembre 1919 sous le titre « Stendhal contemporain ». Il y a eu un tiré à part de cette préface chez Champion. Le texte a ensuite été repris dans le Dictionnaire politique et critique (1932) puis dans le recueil posthume Critique et Poésie, toujours sous le titre Stendhal contemporain. Comme celle-ci, les notes suivantes sont des notes des éditeurs. [Retour]

  2. Rappelons pour mémoire que Stendhal était de son vrai nom Henri Beyle, 1783-1842. [Retour]

  3. Ce premier paragraphe n'existe que dans l'édition Champion. [Retour]

  4. Pierre Lasserre, 1867-1930, fut le premier critique littéraire de L'Action française. Il contribua puissamment à la querelle autour du romantisme par sa thèse en Sorbonne, en 1907, intitulée Le romantisme français : essai sur la révolution dans les sentiments et dans les idées au XIXe siècle. Il s'éloigna de l'Action française à partir de 1914, irrité par la vulgarisation qu'il estimait exagérée de ses idées. Il a exercé une certaine influence sur Carl Schmitt (Politische Romantik, 1921). [Retour]

  5. On sait que, comme l'auteur lui-même l'avait prévu, l'œuvre de Stendhal mit du temps à être reconnue à sa juste valeur hors du cercle de ce qu'il appelait lui même the happy few. [Retour]

  6. La formule est dans Sébastien Roch, d'Octave Mirbeau, au chapitre II : « Peut-être vais-je dire une grosse sottise ? J'attribue à la couleur du papier de ma chambre, mes tristesses, mes dégoûts, mes déséquilibrements d'aujourd'hui. » [Retour]

  7. Robert Greslou est avec Adrien Sixte le protagoniste principal du Disciple de Paul Bourget, paru en 1889, et qui s'inspire d'un fait-divers de 1878. [Retour]

  8. Henri Chambige, 1865-1909, avait eu une célébrité considérable dans la rubrique des faits-divers en 1888, en tuant sa maîtresse, non loin de Constantine. Les sept ans de prison auxquels il avait été condamné une fois purgés, il fera carrière dans le journalisme. France, Tailhade ou Barrès, par exemple, ont écrit sur le personnage, qui prétendait avoir tué sa maîtresse à sa demande, mais avoir ensuite manqué le suicide qu'il lui avait juré. La famille de sa victime prétendait, elle, que Chambige l'avait violée sous suggestion hypnotique puis assassinée. L'affaire fit grand bruit comme l'on s'en doute, alimentée par les controverses de médecins et les confessions de Chambige publiées dans Le Figaro. Gabriel Tarde s'est intéressé au cas dans ses travaux criminologiques. On peut noter que la partie civile, la famille de la victime, était représentée au procès par Ludovic Trarieux, avocat, sénateur de la Gironde, futur dreyfusard véhément et fondateur de la Ligue des droits de l'homme. [Retour]

  9. Eugène Marsan, 1882-1936, écrivain, journaliste et critique littéraire. Il tiendra plusieurs années la critique littéraire de L'Action française sous le pseudonyme d'Orion. Maurras le connut très tôt, dans le milieux proches de Moréas et de La Plume. Henri Clouard qualifiait sa pensée de « Maurras en dentelles » ; il est aussi l'auteur de l'un des premiers ouvrages en français sur Mussolini. [Retour]

  10. Cette phrase n'existe que dans l'édition Champion. [Retour]

  11. Stendhal, Rome, Naples et Florence, Florence, « Les inscriptions » (passage daté de Velletri le 6 février). [Retour]

  12. Trestaillon et Trufémi (ou Truphény, ou Truphémy selon les sources) sont deux personnages qui s'illustrèrent par leur violence sanguinaire durant la Terreur blanche de 1815 dans le Midi. Trestaillon, porte-faix de Nîmes, se livra par vengeance, avec une bande dont il avait pris la tête, à diverses exactions dans la ville. Il y acquit ensuite une certaine influence politique. L'épisode donna lieu à une ample littérature alimentée par les arguments des deux camps qui recoupaient en gros la division de la ville entre catholiques et protestants. Cette abondante littérature explique que la référence semble familière à Stendhal comme encore à Maurras. La « réhabilitation » dont parle Maurras semble quelque peu excessive et partiale : tout au plus peut-on imaginer que si Waterloo avait tourné autrement, Trestaillon aurait fait partie des victimes plutôt que des bourreaux. De plus des motifs de basse cupidité n'étaient pas toujours étrangers aux agissements des bandes que dirigeaient Trestaillon ou Trufémy. Sans doute faut-il mettre l'indulgence de Maurras sur le compte de l'histoire régionale et des tentatives de justification qu'elles produisit de part ou d'autre au long du XIXe siècle. On peine aujourd'hui à imaginer l'âpreté et l'importance politique qu'avaient encore localement ces questions un peu plus d'un siècle après les événements. Encore en 1932 le Dictionnaire semble n'y être pas étranger et précise en note :

    Comment Stendhal n'aime-t-il point ce héros de la vengeance ? Voilà un homme à qui, pendant les Cent Jours, les bleus firent la gentillesse de violer sa femme, de raser ses oliviers, de brûler sa maison. Quand il cessa d'être proscrit, il rechercha les cinq coupables de ce forfait, les avertit publiquement et les poignarda un par un dans les rues de Nîmes.

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  13. L'ouvrage de Jacques Bainville paru en 1918. [Retour]

  14. Tribunal qui, au XIXe siècle à Rome, avait à connaître des affaires de mœurs. Le Cardinal vicaire avait en outre un rôle de censeur de la morale publique qui lui donnait des pouvoirs très étendus et souvent arbitraires. Si bien que pour les tenants des idées libérales du temps de Stendhal, cette institution avait parfois pris une valeur d'exemple et paraissait d'autant plus odieuse qu'elle semblait avoir restreint la liberté de mœurs vantée par les écrivains voyageurs qui précédèrent Stendhal à Rome au XVIIIe siècle. [Retour]

  15. Lucien Corpechot, né en 1871, journaliste et écrivain, proche de l'Action française et des milieux nationalistes, il fut notamment rédacteur en chef du Gaulois. Ses Souvenirs d'un journaliste sont certainement l'ouvrage le plus connu qu'il ait écrit. Il a consacré un livre à Charles Maurras poète et c'était un amateur de jardins, sur lesquels il a écrit plusieurs volumes. [Retour]

  16. En grec : la nécessité. [Retour]

  17. L'année 480 avant J.-C., l'année de Salamine où Athènes, menée par Thémistocle que Maurras a cité plus haut, l'emporte sur les Perses. [Retour]

  18. Cf. Stendhal, Rome, Naples et Florence, Florence, « Un philosophe juif  » (passage daté du 27 janvier). [Retour]

  19. Ernesto Nathan, maire de Rome de novembre 1907 à décembre 1913. [Retour]

  20. Clélia Conti, le personnage de La Chartreuse de Parme. [Retour]

  21. Stendhal, De l'amour. [Retour]

Texte de 1919.

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