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Sur les commémorations de Ronsard

I
Le monument de Tours

La Société littéraire de la Touraine ayant entrepris d'élever à Tours un monument en l'honneur de Pierre de Ronsard, Gérard d'Houville (pseudonyme de Madame Henri de Régnier) adresse dans Le Figaro une longue et caressante prière au vieux poète du printemps et de l'amour :

— Ah ! Pour avoir tant aimé les roses et les avoir si bien chantées, pour les avoir tressées tout au long de ton œuvre, telle qu'une guirlande merveilleuse et qui circule à travers elle, comme un sang pur dans un corps vif, que de fleurs ne te doit-on pas en plus de tous tes lauriers !

Madame de Régnier voudrait un hommage rustique, un autel simple et familier, à l'orée d'un bois qui rappellerait la forêt de Gastine, et des roses, des roses ! apportées par une jeune villageoise de Bourgueil, sans doute en souvenir des douze syllabes délicieusement prolongées :

Aux jardins de Bourgueil, près d'une eau solitaire 1

N'importe ! Un peu de marbre et d'airain, un peu de gloire antique, j'entends royale et nationale, ne ferait point mal au monument de ce grand poète si riche, si complet et si fort ! À son naïf et jeune amour de l'amour, le plus fraîchement ressenti, le plus naïvement chanté de toute notre littérature, ce grand homme avait joint le culte et la passion du « vert laurier », de la gloire immortelle, et de tous les sentiments, de toutes les disciplines et de tous les arts par lesquels « l'homme s'éternise ».

Ce serait le diminuer, en ne voyant, dans l'auteur des plus beaux vers d'amour de la littérature française, que l'amoureux. Ronsard fut le poète de la Patrie. Ainsi en Toscane, celui qui murmura le plus doucement les sonnets, les ballades et les cantiques à l'adresse des Dames qui « ont intelligence d'amour » se trouve être aussi le poète de la renaissance de la Patrie 2. Ainsi, en Provence. Ainsi, à Rome, en Ionie, en Attique. Ainsi partout. Il y a du « chauvin » dans Mistral, dans Virgile et dans Homère, comme dans Ronsard. Les grandes âmes, les âmes fortes, ne comprendraient rien aux « solitudes » de l'amour romantique ; leur chant noble et puissant s'élargit au fur et à mesure que l'âge le mûrit, jusqu'à ce qu'elles prennent entière conscience de leur race et de leur nation.

L'Action française, 9 juillet 1911.

II
Le cinquième centenaire

Il ne sera pas dit que le malheur des temps nous aura empêchés de saluer le cinquième centenaire de la naissance du plus divin poète que la France ait porté. Nous en avons de plus parfaits et de plus grands. Mais nous n'en avons pas qui soient éclos sur notre terre par une grâce plus manifeste et plus magnifique de la bonté du ciel. Il réalise véritablement la figure du grand artiste, maître de chœur, créateur et arbitre du goût séculaire en qui, néanmoins, tout est don, invention, création, pure poésie. Tant pis pour ceux qui croient devoir lui immoler des disciples insolents et même récalcitrants comme le fut Malherbe ! De Ronsard à Malherbe, à Racine, à La Fontaine, à Chénier, l'œil attentif discerne plus de suite et de continuité que d'hiatus ou de coupures. Le vrai schisme a eu lieu un peu plus tard, et par bonheur n'a pas duré.

Mon lecteur impatient me demande à quoi je m'emporte, à quoi je pense. Oui, à Millerand, à Painlevé 3… Et au raisonnement que faisait, en 1871, un critique bien oublié, du nom de Paul Albert. Celui-ci avait confectionné un sonnet tout exprès pour déplorer que, dans les angoisses de la patrie, des lettrés se fussent préoccupés de Ronsard :

Le deuil est sur la France ! Et c'est dans ce moment
Que Vendôme à Ronsard élève une statue !

Paul Albert, comme les critiques de sa sorte, ne connaît ni son héros ni l'histoire de sa patrie. Mieux informé, il eût reconnu que Ronsard avait vécu en citoyen. Pas un heur ou malheur du temps qui ne l'ait ému, animé, inspiré. Il sentait la patrie, il sentait l'Église et l'État. Son bon sens passionné lui a valu, autant que son génie, les contestations frénétiques de Michelet. Nous pouvons ouvrir ses poèmes pour lui demander conseil sur la position à prendre demain dans les luttes de notre peuple contre les étrangers du dedans et contre ceux du dehors. Ce poète ami de nos Rois est un père de la Patrie. Parler de lui c'est encore exercer, entraîner et fortifier les Français.

On lit Ronsard au bord des eaux courantes, sous le toit des forêts, à l'ombre des rochers qui pendent sur la mer. Hormis peut-être Jean de la Fontaine et Mistral, il n'y a personne, dans notre langue, qui s'incorpore plus facilement à la rumeur que mêlent dans nos têtes le monde et le désert.

L'Action française, 8 juin 1924.

III
L'exposition Ronsard

Entre les hasards d'une course, cinq minutes de liberté m'ont permis d'aller voir comment est faite cette exposition Ronsard, par laquelle Pierre de Nolhac a couronné les travaux et les joies de l'année dédiée à notre grand poète.

Le succès est grand et le nombre des curieux qui visitent la Bibliothèque nationale montre bien que celui des lecteurs s'est multiplié depuis Sainte-Beuve dont les peines n'ont pas été perdues décidément ! Non plus que celles de ses admirables successeurs, les Nolhac, les Longnon et tant d'autres.

Et voyez comme le temps bien employé est vite récompensé. Il y avait peut-être un quart de siècle qu'il me souvenait d'avoir lu ces vers :

Je suis joyaux de pouvoir autant plaire
Aux bons Français qu'aux mauvais veux déplaire.

Mais où avais-je vu cela ? Hé, parbleu ! Au premier feuillet du Projet de livre intitulé De la précellence du langage français par Henri Estienne 4 ! Il étincelle là, doucement, sous la vitre. J'ai salué le vieux maître du seizième siècle en le remerciant de prouver ainsi que nous n'avions ni patriotisme ni nationalité avant 1789 !

Par contre saviez-vous ces vers sur la musique de Claude Lejeune 5 ? Je les avais, en tous cas, oubliés profondément. Écoutez comme ils chantent juste :

Quelque vers à sa mesure
Et l'autre là va cherchant ;
L'un désire, l'autre endure
Le mariage du chant.
Voyez-en la différence,
Et puis vous direz toujours :
L'un se joint par violence,
L'autre s'unit par amours.

Il y a sur ce thème des réflexions de Mistral qui vont au même objet. Tant il est vrai que tout est dit, quand rien n'est dit pour chaque génération qui s'élève !

L'Action française, 20 janvier 1925.

Charles Maurras
  1. L'Amour de Marie, VII. Il s'agit de l'un des vers les plus célèbres de Ronsard. (n.d.é.) [Retour]

  2. Maurras parle ici évidemment de Dante. (n.d.é.) [Retour]

  3. La Chambre du Cartel des gauches, élue le 11 mai 1924, venait de se réunir. Il se confirmait qu'elle allait contraindre M. Alexandre Millerand, président de la République, à quitter l'Élysée. M. Paul Painlevé, un des chefs du Cartel, était à la tête de la conjuration et l'on parlait de lui comme futur président. C'est M. Gaston Doumergue qui fut élu, le 13 juin. (Note du Dictionnaire politique et critique en 1933.) [Retour]

  4. Henry Estienne, 1528–1598, est le fils de Robert Estienne. Tous deux furent imprimeurs. Outre son Projet, ensuite réalisé, qui accompagna longtemps les éditions de la Défense et Illustration de la langue française de Joachim du Bellay, Henry est l'un des principaux hellénistes de son temps : on lui doit la traduction et l'impression de quantité d'auteurs grecs ainsi que le Thesaurus graeca lingua. C'est de son édition que provient le système qui sert encore à citer les oeuvres de Platon, la « référence Estienne ». (n.d.é.) [Retour]

  5. Claude Lejeune, ou Le Jeune, 1530–1600, protestant, compositeur puis maître de la musique d'Henri IV, dont de nombreuses œuvres sont parvenues jusqu'à nous. Il était le promoteur de la « musique mesurée à l'antique », qui cherchait à accompagner la poésie d'une musique qui respecte autant que possible le rythme des mots ; ce système ne lui a guère survécu. (n.d.é.) [Retour]

Textes parus en 1933 dans le Dictionnaire politique et critique (fascicule 22), parus auparavant dans L'Action française en 1911, 1924 et 1925.

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