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La Bénédiction de Musset

Le Secret de l'aventure de Venise, que vient de publier M. Antoine Adam 1, est un livre de valeur que j'ai lu avec intérêt. J'y ai trouvé beaucoup de choses, car l'auteur a bien travaillé. Le prix de ses recherches, représenté par des résultats positifs, sera particulièrement sensible à tous ceux qui ont voulu voir et suivre d'un peu près les amours de George Sand et d'Alfred de Musset. C'est mon cas. Je me suis passionnément attaché, voici plus de quarante ans, à ce curieux mystère qui semble donner raison au vieux dicton de Provence : ils se sont pris d'amour, et ils se sont quittés de rage. Voilà trente-cinq ans, j'ai publié mon étude clinique des Amants de Venise avec un examen des idées générales qui s'y réfèrent.

Si, dans l'ordre des idées, l'apport de M. Antoine Adam est à peu près nul, ou même négatif, l'énergie de l'attention qu'il a déployée lui a permis d'apporter au récit de la liaison, des brouilles, des raccommodements, des brouilles nouvelles, un tel degré de précision qu'on ne sortirait pas de la vérité en disant qu'il y est parvenu à chronométrer tous les moindres incidents de la passion et de l'humeur. M. Antoine Adam sait et dit, à un jour près, que dis-je ! à une heure du même jour, quelle tête ont bien pu se faire et se défaire ses Amants de Venise. Il peut écrire, pièces en mains, que « ce qui était vrai le matin du 4 février ne l'était pas le soir… » Telle flamme de sentiment s'est allumée vers le 25 avril ; le 15 mai, la voilà qui tombe et s'éteint, il n'est plus permis d'en douter.

L'un des effets certains de ces précisions excellentes aura été de réduire à rien une pétarade connue d'Émile Faguet : « On les appelle les Amants de Venise parce qu'ils n'ont jamais été amants à Venise. » Ils l'ont été bel et bien. Nous le croyions, M. Antoine Adam le démontre.

Les mêmes analyses minutieuses permettent de voir et de toucher le génie artificieux de George Sand, elles font admirer la céleste naïveté du poète, que, d'ailleurs, ses folies furieuses n'ont jamais tout il fait éloigné du bon sens.

Un autre point bien établi est que Musset à Venise n'avait pu ni tout voir ni tout savoir de l'essence de ses malheurs. Cela fut de toute impossibilité en effet. Il a été berné supérieurement, M. Antoine Adam le met hors de conteste.

Sur maint autre détail, j'aurais à exprimer des assentiments analogues. M. Adam a très bien vu le mal que l'aventure vénitienne fit à George et le dommage moral, infiniment supérieur, qu'en souffrit son ami : le poète en tomba au rang d'automate, écrit justement notre auteur.

Avant de mentionner où l'on se sépare de lui, on voudrait dire encore ce que l'histoire des Amants de Venise doit d'original et de neuf à son chapitre de Marie Dorval 2. Une page brûlante du journal de George (que je ne lirais pas tout à fait comme lui) lui sert à déterminer avec exactitude l'une des heures de cette aberration. Elle était connue, mais personne ne l'avait localisée aussi bien.

M. Adam a raison de se plaindre que les initiatives amoureuses de Pagello 3 aient été trop réduites, parfois réduites à rien, par divers chroniqueurs et historiographes, entre lesquels il se peut que je sois compté : la déclaration écrite au stupide Pagello a failli faire totalement négliger les premières assiduités du médecin, ses manœuvres de séduction, ses privautés qui sont certaines. Ne fait-on pas l'erreur inverse en nous montrant la belle George épouvantée, comme une vierge, par d'audacieux baisers du docteur ? Elle avait vu le loup, plus d'une fois, M. Adam lui-même nous en fait un bon compte ; les situations difficiles ne pouvaient pas lui faire peur. Eût-elle pris Pagello pour un Turc (Le Turc d'En Morée 4 !) ce n'était pas pour la faire reculer : au contraire.

En cette matière, il est vrai que M. Antoine Adam a trop aimé à dire comme en sa page 24 que : « tout est clair », alors même qu'il vient d'accumuler ou de foncer les ombres. Encore lui arrive-t-il de commettre en pleine clarté d'invraisemblables fautes d'arithmétique : après nous avoir décompté avec soin les années du héros, il nous assure brusquement que son Musset, né en 1810, n'a que vingt-trois ans en 1835. C'est l'oubli des mois de nourrice.

Mais le poète tarde-t-il à faire timbrer un passeport, c'est qu'un feu d'amour le dévore. Va-t-il enfin au consulat ? C'est « la preuve » que Musset s'ennuie. Diable ! Diable ! Les scrupules critiques dont M. Antoine Adam se montre assez coutumier devraient le rendre moins coulant en matière de « preuve » ! Lui aussi, fait des conjectures, bien qu'il écrive aussi bravement que Newton : hypotheses haud fingo 5.

Au surplus, le scrupule ne l'étouffe pas toujours. On lit, page 97 :

Il existe une poésie de Musset datée du 3 février, parfaitement gaie, sans allusion à une tristesse quelconque, elle contredit si fort la version ordinaire que Charles Maurras est obligé de refuser à ces vers toute valeur de témoignage. Et, dans l'hypothèse courante, il a raison. Mais ne serait-ce pas plutôt l'hypothèse qui serait fausse ?

Voilà une étrange façon de me lire. Il suffit de jeter les yeux sur mon livre pour y voir que « l'hypothèse courante » y est frappée de doutes constants, réguliers, nécessaires. Qu'avais-je écrit ? Voici :

C'est cependant aux premiers jours de Venise que plusieurs critiques ont placé la grande rupture des deux amants. Il ne faut donc rien croire de la jolie chanson qui est datée de Venise : – 3 février 1834 – dans les Poésies nouvelles et qui respire le bonheur : Vivre et mourir là !

Le point d'exclamation à la fin du poème cité m'enlevait toute possibilité de terminer ma phrase par un point interrogatif, mais le ton du discours laisse bien peu d'incertitudes sur l'objection que j'adressais ainsi à « plusieurs critiques », les Maurice Clouard et les Émile Faguet, dont je me séparais à tout coin de page.

Deux feuillets plus loin, lorsque je transcris ces mots de Mme Sand : « la porte de nos chambres fut fermée », je ne manque pas de les faire suivre de cette vérité première : elle avait donc été ouverte ! Mon lecteur est averti par là qu'il ne faut accorder aucune gravité à tant de menues brouilles, que la version courante exagère à plaisir. La porte s'ouvrait, se fermait, se rouvrait encore. Si j'avais pu croire à la clôture définitive, le livre n'eût pu être écrit.

M. Antoine Adam me met du parti que j'ai combattu. Par mégarde et méprise, je l'ai bien cru, par quelque accidentelle faute de lecture que j'ai d'abord attribuée à la distraction de la hâte. En fait, il y a autre chose, dont j'aurais dû m'aviser dès les premiers mots de M. Adam. Quoi ? L'influence d'un système. Un système qui devait exclure deux choses : l'essentiel de l'explication que j'ai proposée du drame de Venise ; l'essentiel de la méthode que j'ai employée pour y suivre et montrer le jeu des acteurs.

M. Antoine Adam tient en mains comme un jeu de cartes, ou comme un livre de prière ou comme un procès-verbal de gendarmerie, les Lettres que se sont écrites les amants. Et, croit-il, tout est là. Hors de là, rien ou presque rien. En principe, il ne connaît ou ne reconnaît que cet ordre de témoignages. Les actes de George et d'Alfred sont inscrits, simples, dépouillés et nus, dans la Correspondance de ces deux animaux à deux pieds sans plumes 6. Mettons : de deux animaux raisonnables. Ils sont cela, ne sont que cela : des êtres humains, sans plus. À quoi bon s'occuper de les mieux décrire, d'après les particularités de leur époque ou de leur profession commune ou d'après les oppositions de leurs idées. Pour M. Antoine Adam, il ne peut y avoir beaucoup de romantisme dans l'affaire (page 206), il n'y a même pas de « littérature » (ib.). Alfred et George sont (page 8) comme tant d'autres, dont ils n'ont guère différé que par le volume et le degré de leur infortune.

La relation très détaillée que l'on nous apporte fera donc le possible et l'impossible pour enlever à la rencontre de George et Alfred tout sens exceptionnel, distinctif, singulier. Si M. Adam dit, et dit bien, que ses personnages déclament, il dit pourtant le moins qu'il le peut quelles sont leurs déclamations, quel en est l'objet et le fond, sur quoi elles portent, ce que ces deux êtres, qui s'aiment comme on s'aime, pensent, eux, de l'amour, de ses libertés, ou de ses contraintes, ce que n'en pense pas toujours le commun des autres amants. Les lieux, hauts ou bas, sur lesquels ils s'isolent et se dénudent, l'idée plus ou moins forte qu'ils se font l'un et l'autre de la dignité de l'amant, de l'honneur de l'amante, cet air du « siècle » qui fut actif et vivace dans un certain nombre de cas spirituels, à cette même heure et à ce même moment, les excentricités qui devaient en résulter pour ce couple déjà bizarre… non, il faut biffer tout cela : il faut premièrement que ces malheureux soient comme les autres. Voudrait-on les distinguer pour ne pas les confondre ? Inutile !

Cependant, leur malheur a porté certaines marques de différences fortes et rares.

Bien qu'exclusivement appliqué à classer et à dater ses pièces, le critique ne peut manquer de rencontrer tels faits qu'il est bien obligé de trouver très particuliers. Donc, ces faits sont là. Ils sortent, en tumulte, des rangs du droit commun : ils se classent d'eux-mêmes dans la règle courante de l'irrégularité romantique. Que faire de ces faits ? M. Antoine Adam les traite un peu comme il m'a traité. Il leur demande d'avoir été autres qu'ils n'ont été. Comme l'auteur des Amants de Venise est faussement rangé parmi ceux qui n'ont pas voulu qu'ils fussent amants à Venise, tel épisode décisif est estompé, altéré, mutilé.

La réalité objective de leur histoire montre un Alfred de Musset quittant Venise et laissant la place à son rival, après avoir joint les mains de George et de Pagello, et innocemment béni leur union.

Comment traiter ce réel objet-là, sans en noter le caractère extra-classique ou anti-classique ?

Mieux vaudra s'en débarrasser.

M. Antoine Adam n'y va pas par quatre chemins. Le parti qu'il a pris est d'une extrême commodité. Celui de nier. Ce qui le gêne, il ne l'admet pas, nous dit-il. Majestueusement, il écrit : nous ne l'admettons pas. Sit pro ratione 7… Ainsi l'affirme une volonté toute pure. Et puis après ? On pourrait l'énoncer jusqu'à la fin des temps, cette volonté arbitraire ne peut suffire à faire que la bénédiction donnée, reçue, formellement attestée, ne l'ait pas été. Les faits n'ont pas besoin de l'aveu de leur historien, ils s'en passent royalement.

Cependant, ce qui veut être rejeté ne peut être passé tout à fait sous silence. M. Adam en parle donc. Comment ? Écoutez : — La bénédiction ? Peuh !… Il ne s'agit, assure-t-il (page 126), que de « quelques mots arrachés au poète ». Quels mots ? « Un soir, trompé sur la conduite véritable des deux amants » (on n'a jamais dit le contraire), « convaincu que l'un et l'autre avaient héroïquement résisté à leur penchant, Musset a parlé de mettre la main du docteur dans celle de la femme… » Parlé, seulement ? Rien de plus. Pourquoi ? C'est qu'« il n'a pu bénir ». « Il n'eût pas béni, s'il eût su. » Sans doute. Mais il ne savait pas ou savait mal, on en est d'accord avec M. Adam : alors qu'est-ce qui l'eût empêché de bénir ?

C'est très vrai, qu'il ne savait pas ! Il avait vu ou cru voir, puis cru s'être trompé. Mes Amants de Venise exposent comment ses accusations, ses fureurs et ses cris avaient été retournés et rebroussés, comme rétorqués contre lui, pour lui en faire honte : ce fut l'artifice de la bonne George, dont La Confession d'un enfant du siècle reste le monument durable. Cela est fermement inscrit, de la main du poète, d'autant plus véridique que le pauvre garçon ne pouvait mesurer alors que la plus petite moitié de son ridicule.

M. Adam vient d'accorder que Musset avait vu. Et « son esprit se révoltait », ajoute-t-il, « il s'est demandé s'il n'avait pas rêvé ». C'est bien cela. De toute évidence ! Mais, alors, s'il avait rêvé ? Comment et pourquoi ? Le feu de ces questions était diligemment attisé par quelqu'un qui lui représentait qu'un rêve aussi malsain ne pouvait être que la vapeur ou le parfum de la flore d'un cœur gâté : — Débauché que tu es, tu vois l'univers comme toi ! Cette suggestion était assez forte en lui pour détruire le témoignage de ses yeux. Ôtez-la, comment expliquez-vous qu'Alfred ait pu se défier si fort de lui-même ?

M. Adam écrit que « toute cette histoire est fausse ». Il s'avance beaucoup. Il pourrait la déclarer insuffisamment fondée. À quoi l'on ne serait pas en peine de répondre. Elle est si vraie que, primo, il est obligé d'en raconter un morceau et secundo, pour en taire l'autre morceau, il doit mettre dans sa poche le texte authentique où il voit bien qu'elle est consignée.

Mais, ce texte qu'il est forcé de résumer, il ne le cite pas. Il ne peut le citer. C'est une lettre de George. On y voit la bénédiction toute pure. Vous pourrez feuilleter, jour et nuit, M. Antoine Adam, nocturna versate manu, versate diurna, vous n'y trouverez point cette narration expresse et directe de ce qu'il appelle une « minute » d'exaltation, mais qui, d'après la narratrice, est dite, en français, « une nuit ».

Pour qu'il n'y ait point de « romantisme », pour qu'il y en ait « seulement » le moins possible, ce beau texte est mis à la porte du livre de M. Adam.

Or, si M. Adam était sûr que la fameuse bénédiction ne fut pas donnée, s'il eût vraiment douté de ce mariage mystique, il n'eût pas hésité à citer textuellement, pour les discuter, les lignes dont il tient à nier l'importance. Mais non : il ne faut pas que son lecteur voie George écrire à Alfred, en réponse aux reproches dont il la presse, aux chaudes questions qui la gênent, ceci :

Adieu donc le beau poème de notre amitié sainte et de ce lien idéal qui s'était formé entre nous trois, lorsque tu lui arrachas à Venise l'aveu de son amour pour moi et qu'il te jura de me rendre heureuse. Ah ! cette nuit d'enthousiasme où, malgré nous, tu joignis nos mains en nous disant : Vous vous aimez et vous m'aimez pourtant, vous m'avez sauvé âme et corps.

M. Antoine Adam juge que Mme Sand a exploité cette phase du drame. Parbleu ! Et d'autant mieux qu'elle avait fait tout ce qu'il fallait pour la faire naître ! Avant M. Adam, nous nous sommes tués à le dire et à le montrer. Mais que l'histoire soit réelle, que la bénédiction ait été donnée et reçue, M. Adam n'a pu le contester qu'à la condition d'expurger son livre de la page qui porte en soi toute sa suffisance de claire vérité.

Quelle apparence y a-t-il en effet que, à Paris, dans sa passion de se disculper et de se justifier devant l'amant qui s'est remis à l'aimer et qu'elle s'est remise à aimer, Sand ait rien pu inventer, ni exagérer, ni avancer rien qui sortît du vrai, rien enfin qui n'éveillât de très exactes résonances dans le souvenir de son ancien et nouvel amant ? Son premier intérêt était de ne courir aucun risque de la moindre dénégation, et de ne s'exposer au moindre doute chez son partenaire. De semblables souvenirs ne pouvaient être appelés en témoignage qu'à la condition d'être absolument irréfragables dans les moindres détails, même du ton et de l'accent. Faute de quoi, quels cris du poète ! Quels flux de reproches nouveaux ! Quelles accusations de mensonge et de perfidie, celles-là même auxquelles il s'agissait pour George de se soustraire, en leur opposant de son mieux échappatoire ou réfutation. George a bien menti partout ailleurs. Non là : le salut de son plaidoyer lui commandait absolument la véracité absolue. La nuit d'enthousiasme a brillé telle que George le relate, les mains ont été jointes et la bénédiction du poète, donnée comme elle dit.

Au surplus, le correspondant de George a-t-il esquissé la moindre protestation ? Il n'y a pas trace d'un mot, public ni privé, de Musset, qui ressemble à une contestation là-dessus. Non : pas un. Il n'a pas protesté. Jamais. Bien mieux. En cette même année 1835, il a voulu expressément confirmer le dire de George, contresigner la thèse qu'elle avait été unie et mariée à Pagello par lui, Musset ; que c'était lui encore qui avait formé ce lien idéal à trois ; et qu'enfin, s'ils étaient restés là-bas, dans les bras l'un de l'autre, pendant qu'il s'éloignait, c'était lui qui l'avait ainsi désiré et réglé. Alfred de Musset en a conçu et écrit les trois cents longues pages de La Confession d'un enfant du siècle, en d'autres termes que ceux de George, mais dans le même sens, il y a dépensé toute l'encre et toutes les larmes de ce gros livre, « livre » qui « n'est qu'à moitié une fiction », suivant le mot de Musset lui-même, dans la lettre à Liszt qu'a citée M. Émile Henriot.

Certes, abandon, sacrifice, bénédiction n'allèrent pas sans reprises ni retours d'amère lucidité, et cela comporte aussi bien les adieux assez « secs » au signor Pagello, notés par M. Adam, que les regrets ardents donnés aux beaux yeux noirs de l'amie perdue dans le Souvenir des Alpes ! Sainte-Beuve, qui sut lire mieux que personne, disait avec raison que rien ne garantissait que le héros de la Confession n'allait pas reseller des chevaux pour revenir tourmenter sa belle maîtresse. Cela est dans l'histoire. Je l'y ai mis. Pourquoi M. Adam en efface-t-il ce qu'il y trouve ? Il n'y réintroduit qu'une fausse logique, une logique linéaire, tout entière tournée contre la psychologie réelle de personnages qui ont vécu.

Le thème de la Confession est ce qu'il est. Écrivant une histoire dont il ignorait encore le fin mot, Musset y jette tout ce qui lui était présent à l'esprit pour l'avoir senti et souffert. Son dernier chapitre revient à se représenter en train d'administrer le sacrement que l'on conteste. Certes, Musset transpose, il insère les atténuations dues au vaste public qu'il y mettait en tiers. Il évite les crudités de sa sauvage amie. Mais le schéma vénitien est reconnaissable. Pour la dernière fois, Octave-Alfred 8 se met à table auprès de George-Brigitte ; ayant rompu le pain, il la conduit chez un joaillier, choisit deux bagues pareilles et, les anneaux bien échangés, le jeune homme et la jeune femme se séparent après s'être serré la main : Brigitte-George rejoint Smith-Pagello : Alfred-Octave monte en chaise de poste, en remerciant Dieu « d'avoir permis que de trois êtres qui avaient souffert par sa faute, il ne restât qu'un malheureux  ».

Voyons ! ces pages lues, comprises, peut-on dire que Mme Sand ait pu « exagérer » ! Il n'est que de relire sa lettre.

À un autre endroit de son livre, notre critique aux yeux de lynx nous a donné le spectacle de l'intelligence pure, concevant, inférant et certifiant l'existence d'une pièce qui manque à la Correspondance : tel le calculateur découvrant un astre à la pointe de ses calculs, bien avant que la flamme en palpitât dans les télescopes. On en félicite M. Adam. Mais quand la même Correspondance lui offre un texte éloquent, utile, pittoresque et probant, pourquoi se garde-t-il de le recueillir ? Hé ! ce texte lui donnait tort.

Encore, là, sans renier ouvertement le témoignage, se borne-t-il à lui infliger des limites arbitraires qu'une citation complète eût vite effacées. Mais comment, en dépit de l'affirmation explicite de Musset, lui est-il possible de dénier toute valeur historique à la Confession ? Ni la moitié, ni le quart d'une valeur. Aucune. Il déclare ne lui accorder « aucune importance », « même légère ». Quant à l'histoire, la Confession ne lui apprend « exactement rien ». Peu de critiques auront jamais tranché avec cette autorité de pacha. Mais la vérité se moque de ces turqueries. Il suffit d'ouvrir la Confession pour y voir que tel épisode important de « l'histoire », celui de l'unique tasse de thé où ont bu George et Pagello, s'y trouvait déjà rapporté en un temps où personne n'en pouvait avoir la moindre connaissance. Plus tard, longtemps plus tard, des confirmations décisives ont été tirées des papiers de Buloz par Mme Marie-Louise Pailleron, cela est très récent. Les notes de Paul de Musset sont postérieures à la mort d'Alfred (1857). Les révélations de Pagello ont été publiées en 1896. Si M. Antoine Adam eût été contemporain de la Confession, cette page d'un livre écrit en 1835 eût suffi à orienter son flair de chercheur, sa conscience de censeur. Et le même livre l'aurait instruit d'autres points, s'il eût voulu y regarder. Mais je le crains, non plus qu'aujourd'hui il n'aurait consenti au sacrifice d'un préjugé pour n'avoir pas à toucher à l'arche sainte, à ce romantisme dont la Confession déborde, il est vrai.

La Confession lui paraît-elle un document trop littéraire ? Soit. Mais il y est question d'autre chose que de littérature, ou d'états d'âme, ou de motifs moraux. C'est le cas de tous les écrits des Amants, de 1834 à 1842. S'ils éclairent l'histoire, ils ont aussi contribué à la faire. George et Alfred ne s'étant pas contentés d'échanger des lettres, ils se sont envoyé à la tête des poèmes et des romans, George remaniait des chapitres de sa Lélia, antérieure à Venise, pour les faire entrer dans le dialogue public qu'elle soutenait avec Alfred. De ces répliques entre-croisées sortaient des actes. Par elles, les griefs s'enflaient ou s'atténuaient, rapprochaient les amants ou les éloignaient. De « l'histoire » encore, cela. À vouloir tout circonscrire à la Correspondance, on est conduit non seulement à la mal comprendre, mais à en mutiler la matière et l'esprit.

L'étude de la vie ne dispense pas de l'hypothèse qui l'explique. À son tour, l'hypothèse du romancier et du poète, ce qu'il ajoute d'imaginations à la vie rêvée, concourt aux mouvements de la vie elle-même.

Je ne pense plus au cas de la bénédiction de Venise où ma preuve est faite, mais à un autre point sur lequel M. Antoine Adam triomphe à trop bon marché.

Lui-même avoue parfaitement (et il le faut bien) que Musset craignit d'être enfermé comme fou. M. Adam ne nie même pas que cette idée ait pu ou dû traverser l'esprit de George et de son ami, il donne en outre des motifs assez sérieux de penser que le médecin et sa maîtresse auraient pu en venir à cette action terrible sans forfaire à la vérité ni à l'amitié, car M. Adam parle, avec plus de précision que personne, de la faiblesse cérébrale d'Alfred de Musset. Voilà donc trois points établis. Le quatrième tient à une question que je pose, moi : peut-on relire, dans la vieille Revue des deux mondes de 1834, la « lettre d'un voyageur », envoyée de Venise et dédiée à Alfred de Musset, sans y être frappé de l'insistance et l'affectation du ton et de l'accent de George quand elle parle de l'aspect des aliénés de San Servilio ? Cette page éloquente n'éclaire-t-elle pas comme par dessous, le document historique découvert bien plus tard ! Et si la Lettre évoque ce que craignait Alfred, ce qu'on lui faisait craindre, si elle l'y faisait penser, n'y a-t-il pas lieu de juger que George et Pagello avaient pu promener avec intention leur ami du côté de l'île des fous ? C'est elle-même qui lui en parle. Et elle a soin d'ajouter, pour « l'enfant superbe », qu'on lui a vu perdre la raison et que la raison peut être perdue pour bien des sujets… Ainsi s'étaient-i!s servi de son inquiétude et de son angoisse pour lui inspirer la plus salutaire des craintes ? Non, tranche M. Antoine Adam, cette promenade a eu lieu, mais elle est de janvier… Elle peut être de janvier et avoir été refaite plus tard, et, sans même avoir été refaite, être utilisée de mémoire pour la même évocation menaçante. Le fait est (le document le dit) qu'entre sa maîtresse et son médecin, Alfred redoutait quelque chose : or, ils avaient intérêt à l'en menacer. « C'est tout, et c'est vraiment peu de chose », dit M. Antoine Adam. Vraiment, qu'est-ce qu'il lui faut ? Il ajoute : « Crainte d'un moment qui n'est attestée nulle part ailleurs. »

Alors ce sont les « attestations » et les certificats qui vont régler le sort de choses d'ailleurs certaines ? Admettons-le pour faire court. Car cette crainte-là est attestée, et bien. Et fameusement bien. Ce que savait Musset de sa santé mentale, ce qu'en savaient Pagello et George suffirait à donner au risque tout son poids, à le faire peser et agir violemment sur le poète. Car il était ce qu'il était et se savait tel. Que l'on relise, au début et à la fin de la Confession, les deux épisodes ou Octave-Alfred s'accuse d'avoir voulu tuer ses deux maîtresses successives, l'une se sauvant par la fuite et l'autre, laissant voir, dans les mouvements du sommeil, un petit crucifix pendu à son cou, ce qui la sauva. Un être aussi nerveux et ne s'ignorant point, pouvait et devait être manœuvré supérieurement par les deux gaillards d'amoureux qu'il encombrait à fond…

Suppositions ? Hé ! J'ai pris soin de dire et de redire que c'était une supposition, en effet. Si l'affaire de San Servilio, avec la menace du cabanon, n'ont pas suffi à composer la péripétie du drame de Venise, soit ! qu'on en trouve une autre, et meilleure : mais il en faut une, et il la faut supposée, il la faut hypothétique, si les textes ne donnent rien. Ma supposition a pour elle, d'être amenée et constituée par un ensemble de réalités morales concordantes. On ne peut lui régler son compte en disant : c'est beaucoup, ou « c'est peu », ou en criant au « romanesque », comme si le romanesque faisait défaut aux positions les mieux établies de tout ce roman vécu !

Ce serait un autre tort que de vouloir y éluder, réduire ou supprimer l'analyse littéraire ou la synthèse historique ; on ne s'en passera point en ce livre des mœurs littéraires d'un certain siècle. En traitant de rêverie tout complément qui ne soit pas déduit de la Correspondance, que fait-on ? Ce qu'a dû faire, malgré tout son talent et toute son application, M. Antoine Adam : ôter au récit de l'aventure elle-même les clartés qui la dominent, les faits qui la caractérisent.

Il se peut, certes, que l'affaire n'ait pas été ordonnée aussi exactement que je l'ai cru deviner. Pourtant deux choses sont claires et certaines.

La première est que notre « vue » générale des Amants de Venise date, comme leur premier manuscrit, de 1896, cela est attesté par des pièces imprimées à cette époque et par notre premier conflit avec Paul Mariéton 9 : or, depuis cette année-là, tout ce qui a été exhumé des poussières d'archives est venu confirmer l'une ou l'autre de mes conjectures ou de mes déductions, telles que les recensent de volumineux appendices. M. Decori n'a publié la Correspondance complète qu'en 1906, l'incomparable contribution, tirée des archives de Buloz 10 par Mme Marie-Louise Pailleron, est encore postérieure de plus de vingt ans. Les thèses approfondies de Melle Vincent, thèses de doctorat ès lettres, sont du même âge très récent. Nul document, nul témoignage contemporain ne nous a apporté l'ombre d'une contestation. Le premier, M. Antoine Adam vient dire : je n'admets pas, je ne veux pas. L'on se moque de ses volontés. Ce qui est ainsi gratuitement nié subsiste avec ses apparences, ses indices, ses preuves, et tout ce qui l'a mis debout. Notre conjecture se trouvait accordée d'avance à des faits alors inconnus. Et c'est des faits et des textes fort mieux connus que se désaccorde la thèse de M. Antoine Adam. Nous avions, tant bien que mal, pressenti les pièces cachées. Il doit faire abstraction des pièces publiées.

Une seconde certitude permet de repousser des doutes confus, vagues, sans grand objet. Dès qu'on l'assimile, d'office et comme par ordre, au trantran de toutes les autres affaires d'amour, et qu'on l'a dépouillée de sa draperie littéraire et de son âme romantique, il arrive que l'affaire perd aussi de sa vérité matérielle. Francisque Sarcey aimait à étudier les héros de la tragédie du grand siècle en changeant leurs conditions princières pour des petits métiers d'épicerie, de crémerie et de conciergerie. L'humanité très générale de Phèdre et d'Andromaque permettait ces transpositions. Elles ne sont pas possibles à l'égard des Amants de Venise. Pour s'expliquer leurs pensées, leurs paroles, leurs actes, il faut se rappeler les tendances de Lélia, d'Indiana, de Jacques 11 celles de la Confession, il faut tenir compte des paradoxes sentimentaux qui coururent 1833, 1834… Bref, si l'on ne veut pas parler de littérature romantique, il faut, ce qui revient au même, y penser, et il faut avouer, comme le fait (ou presque), M. Adam, qu'il veut en mettre de côté l'idée et l'esprit. Mais alors le corps lui-même ne peut plus tenir, il demeure incomplet et incohérent, par l'exclusion des textes et l'élimination des faits dont on n'a pas voulu. En décapitant l'aventure vénitienne, on a cru assurer le parfait équilibre du tronc et des membres inférieurs. On s'est trompé. L'ensemble fait plus que de boiter. Il menace ruine. Si le dommage n'est pas plus vif, c'est grand miracle, ou cela est dû au savoir-faire de M. Antoine Adam.

Toutes ces remarques enlèvent peu à la valeur propre et au mérite de son labeur. On se demande seulement pourquoi il s'est refusé aux couleurs de la vie, aux signes éclatants de la réalité. Méthode bizarre à laquelle j'entends fort peu.

Paul de Musset raconte qu'il montrait un jour à son frère quelques échantillons d'une façon d'écrire qui commençait à se répandre sous le règne de Louis-Philippe :

Elle est fort à la mode, répondit le poète, comme à la comédie.

Je crains que la méthode de M. Antoine Adam ne suive aussi la mode. Mais cette mode a pénétré des régions plus hautes et plus sérieuses que celles où nous agitons des modalités d'un simple conflit d'amoureux. La règle de critique et d'histoire à laquelle se plie le plus volontiers l'arbitraire fantasque de nos contemporains peut se définir en deux mots : c'est l'ablation de l'essentiel12

Charles Maurras
  1. Antoine Adam, professeur à la Sorbonne, éditeur et critique, dix-septiémiste à qui l'on doit une monumentale Histoire de la littérature française au dix-septième siècle écrite dans les décennies 1940 et 1950, et qui fut aussi un des éditeurs critiques importants des œuvres de Rimbaud. Il ne faut pas le confondre avec son homonyme, journaliste et sénateur inamovible de la IIIe République mort en 1877. (n.d.é.) [Retour]

  2. Marie Dorval, née Marie Amélie Thomase Delauney, 1798-1849, fut l’une des plus célèbres actrices françaises du XIXe siècle, dont le nom reste lié à la révolution romantique du théâtre. Énumérer ses amants célèbres, prouvés ou supposés, allongerait démesurément cette note. En 1832, elle collabore à l'écriture de la Cosima de George Sand, dont elle joue le rôle principal au Théâtre du Gymnase. La pièce fut mal reçue et ne connut que sept représentations. La liaison de George Sand avec Alfred de Musset est elle des années 1833-1835. (n.d.é.) [Retour]

  3. C'est pour le médecin italien Pagello que George Sand quitta finalement Musset, à Venise. L'histoire de cette rupture et de ses finesses psychologiques a été longuement analysée par Maurras dans Les Amants de Venise, parus en 1902. (n.d.é.)  [Retour]

  4. En Morée est le titre d'un texte d'un lyrisme passionné remis par George Sand à Pagello, qui soignait alors Musset, où elle avouait au médecin son amour pour lui. La Morée désigne le Péloponnèse. Les années 1828-1832 ont vu une expédition militaire française « de Morée » pour aider la Grèce, alors encore aux prises avec les Turcs ottomans ; d'où la parenthèse de Maurras. (n.d.é.) [Retour]

  5. « Je ne fabrique pas d'hypothèses. » (n.d.é.) [Retour]

  6. La définition de l'homme comme bipède sans plumes est déjà chez Platon, où déjà elle se veut humoristique. (n.d.é.) [Retour]

  7. Sit pro ratione volunta mea, locution latine qui signifie : « que ma volonté tienne lieu de raison ». (n.d.é.) [Retour]

  8. Octave, Brigitte et Smith sont les noms des héros de La Confession d'un enfant du siècle d'Alfred de Musset. (n.d.é.)] [Retour]

  9. Paul Mariéton, 1862-1911. Félibre lyonnais, fondateur de la Revue félibréenne en 1885, il avait fait paraître en 1896 son ouvrage Une histoire d'Amour, George Sand and Alfred de Musset. (n.d.é.) [Retour]

  10. François Buloz, 1803-1877, fondateur de la Revue des deux mondes, où écrivit Musset, et éditeur de George Sand. (n.d.é.) [Retour]

  11. Romans de George Sand. Lélia en 1833, remanié en 1835 comme l'a déjà noté Maurras, Indiana est de 1832 et Jacques de 1834. (n.d.é.) [Retour]

  12. En 1944, dans Poésie et Vérité où ce texte est repris, Maurras ajoute ce paragraphe en petits caractères :

    Je n'ai pas été le seul à m'étonner de cette méthode. En rendant compte à ses lecteurs du livre de M. Adam, notre cher et grand ami André Bellessort fit observer que l'amour romantique mis à l'écart, on perdait la clé de tout ce mystère amoureux.

    (n.d.é.) [Retour]

Texte de 1938 repris en 1944 dans Poésie et Vérité.

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