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Mademoiselle Monk 1

L'amour meno, et l'art nous ajudo.
Pascal Cros 2.

Qu'une vie, dit Pascal, est heureuse quand elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition ! Melle de Coigny 3 avait commencé sa vie par l'amour et elle l'acheva de même. Mais il lui arriva de servir par amour certaines ambitions légitimes et pures, elle en conçut de la fierté, et ses Mémoires, découverts tout dernièrement, nous racontent comment la Restauration de la monarchie très chrétienne fut conspirée entre une dame très païenne et un ancien évêque assermenté et marié. L'un de ces sages Grecs, réalistes subtils, qui prenaient leur plaisir à exprimer le sens secret des réalités de la vie, y aurait trouvé la matière de réflexions bien instructives. Ce qu'on peut appeler la Génération des événements, et la mesure dans laquelle l'intelligence et la volonté des humains contribuent aux faits de l'histoire, devient sensible en un chapitre des Mémoires d'Aimée de Coigny 4. Les rois et les guides du peuple devraient le lire comme une petite fable au travers de laquelle apparaît clairement la morale de la nature.

L'écrivain qui a mis au jour ce document précieux est placé malheureusement ; il ne peut en distinguer le sens politique, et, s'il vient à le voir, il en sera embarrassé. Il eût fallu un philosophe pour commenter et élucider l'apologue, mais le manuscrit est tombé entre les mains d'un homme d'État intéressé à faire l'innocent. Gardons-nous de parler à M. Étienne Lamy 5 de restaurer la monarchie, car il a été le premier, et il reste le plus éloquent des catholiques républicains. Son introduction esquive tant qu'elle peut la haute leçon des Mémoires : au point de vue des intérêts de son parti, M. Lamy ne pouvait rien faire de mieux.

I
Mademoiselle de Coigny

Combien elle fut aimable, et surtout combien elle aima, c'est ce qu'il importe de dire avant d'en arriver à son bout de rôle historique.

Anne-Françoise-Aimée Francquetot de Coigny était née à Paris, rue Saint-Nicaise, le 12 octobre 1769. Elle perdit sa mère à l'âge de six ans, et fut élevée, au château de Vigny, « par la maîtresse de son père », une princesse de Rohan-Guéménée 6. On l'avait mariée, à l'âge de quinze ans, au duc de Fleury, d'un mois plus jeune qu'elle.

Elle était fine, vive, cultivée et presque érudite, au point de savoir le latin et de se plaire aux deux antiquités ; comme dans la cantilène 7,

Bel avret cors e bellezour anima

elle avait un beau corps et un esprit plus beau. D'ailleurs, « le charme même de son corps était fait de pensée », dit M. Étienne Lamy. Mais ce n'était pas une sainte. Pour ses débuts, elle enleva Lauzun à sa cousine, la marquise de Coigny, la femme dont Marie-Antoinette disait : 

— Je suis la reine de Versailles, mais c'est elle qui est la reine de Paris.

Cette petite fille ne tarda point à souffrir cruellement des légèretés du beau Lauzun. Elle promena son désespoir jusqu'à Rome, où l'attendait sa première consolation.

Lauzun touchait à la quarantaine ; lord Malmesbury n'avait que vingt-quatre ans, et tout l'agrément de son âge. Il plut si bien qu'elle le suivit en Angleterre. Dans le même temps, on la séparait légalement du duc de Fleury, et, sans grande vergogne, plus tard même pour des raisons qui lui font peu d'honneur, elle s'efforçait de maintenir son premier lien avec Lauzun. Mais Lauzun, devenu le général Biron, avait quelques autres soucis, dont le premier était de défendre sa tête.

Malmesbury lassé, ou lasse elle-même de lui, Melle de Coigny était rentrée en France 8. Elle pouvait passer pour avoir bénéficié de la Révolution, puisqu'elle lui devait son divorce, mais n'en fut pas moins arrêtée et emprisonnée comme tout le monde sous Robespierre. Son séjour à la prison de Saint-Lazare dura du 26 ventôse an II au 13 vendémiaire an III 9.

M. Étienne Lamy prend en pitié le Grand Dictionnaire Larousse, qui veut qu'André Chénier ait succédé au duc de Fleury, à Lauzun et à Malmesbury. Je ne reprocherai au savant biographe que la vivacité de sa contestation. Il me semble en effet bien vif de décréter un caractère « misérablement banal » à la rencontre de cette jolie femme et du grand poète. Les hommages qu'elle avait reçus jusque-là, ceux qu'elle reçut par la suite ne valurent peut-être pas La Jeune Captive. D'après M. Lamy, Chénier aurait été converti à la plus austère vertu par les crimes de la Terreur. Il rappelle les cris de rage inspirés à Chénier par la stupide résignation des victimes : 

Ici-même, en ces parcs où la mort nous fait paître,
     Où la hache nous tire au sort,
Beaux poulets sont écrits, maris, amants sont dupes,
     Caquetage, intrigue des sots.
On y chante, on y joue, on y lève des jupes,
     On y fait chansons et bons mots…

Mais depuis quand les poètes ont-ils perdu le droit de faire leur propre satire ? C'est les connaître mal que de les élever au-dessus de leur blâme. Qu'il fut « d'âme tragique », comme l'observa M. Lamy, et qu'il fît des iambes, à certains jours de sa prison, cela le rendait-il incapable de suivre le cours d'une idylle ? Les hommes politiques sont peut-être faits de ce bronze ; mais la Jeune Captive atteste qu'il en est autrement des poètes. André Chénier n'avait changé ni ses dieux, ni sa foi, ni l'autel, ni le rite. La Muse aux yeux serrés, au sombre visage, n'avait pas eu le temps de secouer les roses de l'ancienne couronne, et ses fleurs ne respirent que le tendre amour de la vie selon l'idée que s'en était faite l'Antique : 

Pour moi Palès encore a des asiles verts,
Les amours des baisers, les muses des concerts ;
     Je ne veux pas mourir encore ! 

Il sied de relire la pièce à la lueur des renseignements biographiques recueillis sur Melle de Coigny. Certes, le poète, comme son génie s'y plaisait, a généralisé et sublimé la belle image ; une jeune femme en péril lui a rappelé l'agonie injuste de la jeunesse. Il a posé, moins durement, mais avec force, la question de Lucrèce 10 : 

Quare mors immatura vagatur ?

L'âme de sa composition semble condensée dans une demi-strophe aussi impersonnelle qu'il est possible de le souhaiter : 

Brillante sur ma tige et l'honneur du jardin
Je n'ai vu luire encore que les feux du matin,
Je veux achever ma journée.

Malgré tout, et quelque élévation qu'ait gagné la pensée, les traits particuliers de Melle de Coigny ne se sont pas tous évanouis du poème. On peut bien supposer qu'elle s'écria presque mot pour mot : 

Qu'un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort.

Aimée de Coigny était philosophe. Si elle avait suivi Aristippe plus que Zénon 11, sa délicate volupté donnait et recevait d'autres biens que ceux du vulgaire, quoiqu'elle y fût parfaite aussi. « Tant de beauté qu'on lui eût permis d'être sotte, et tant d'esprit qu'on lui eût pardonné d'être laide ». Ainsi parle M. Lamy. « La grâce », dit Chénier de son côté,

La grâce décorait son front et ses discours.

Ses discours. Mais M. Lamy nous apprend que cette sirène tenait aussi d'un autre dieu de la mer, du sage Protée. « Il y avait en elle trop de femmes pour qu'on se défendît contre toutes ; qui résistait à l'une cédait à l'autre, voilà le secret de l'empire exercé par elle et par celles qui lui ressemblent. » Chénier avait-il lu M. Étienne Lamy ? Presque aussi amoureux que notre critique, il a senti autant que lui cet « empire » du charme. Il évoque le poids de la chaîne odorante : 

Et comme elle craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui la passeront près d'elle.

Il ne pouvait mieux confesser quel lâche sommeil menaçaient de lui distiller ces beaux yeux. Signe qu'il y était bien pris 12.

Incontestablement, Melle de Coigny fait le centre du petit poème, il est trop facile de voir qu'un peu d'amour s'en est mêlé. On ne discute que de savoir comment fut reçu l'amoureux. Plein d'objections, de répugnances, M. Lamy raisonne de Chénier comme d'un rival. Comment croire qu'on ait accordé la moindre faveur à un poète ainsi bâti ? « De stature massive, de taille épaisse, il avait cet aspect de puissance stable qui sied aux orateurs et aux combattants, mais qui, hors de l'action, paraît lourdeur. » On était peut-être dans le feu de l'action en 1794. M. Étienne Lamy insiste : les yeux étaient vifs, mais petits ; les boucles de la chevelure avaient été abondantes, mais à trente-deux ans, le crâne était déjà à nu. « Une femme de ses amies a dit qu'il était à la fois très laid et très séduisant. » Mais, ajoute fort sensément le biographe, c'est un mauvais début de séduction que la laideur. Rien de plus juste. On verra plus loin que Garat fit oublier le même défaut par la magie de l'éloquence. Pourquoi Melle de Coigny, si longtemps amoureuse du « petit homme à l'air chafouin », aurait-elle nécessairement dédaigné un poète qui, sans être de beaucoup plus laid que Garat, aurait pu se montrer tout aussi éloquent ? Je ne tiens pas du tout à ce qu'elle ait rendu à Chénier réalité pour poésie et faveur pour hommage… — Pourquoi pas, alors, à Suvée 13, qui fit son portrait ? interrompt vivement M. Étienne Lamy. En effet, pourquoi pas ?… Tout ce que je dis ne tend qu'à noter la faiblesse des raisons mises en avant par M. Lamy. Si l'idée de cette liaison lui déplaît, que ne la nie-t-il simplement ? 

Aimée de Coigny fut simultanément la maîtresse de Lauzun et de Malmesbury. Peut-on tirer un grand avantage contre le bonheur de Chénier de ce que ce fut justement à Saint-Lazare qu'elle fit la rencontre du sieur Mouret de Montrond 14, lequel ne tarda pas à tenir une place considérable dans la vie de la prisonnière ? Montrond avait été écroué le même jour qu'elle et, au lieu de forger des églogues à sa belle amie, il prit le bon parti, qui était de la délivrer. L'homme pratique eut la chance de réussir, environ deux mois avant Thermidor 15.

Fût-ce reconnaissance, fût-ce admiration pour son sauveur, tout jeune encore et si habile ? Il ne suffit pas à Melle de Coigny de se donner, elle travailla du mieux qu'elle put à l'avancer. Elle l'épousa. Cette grande dame de l'ancien régime prenait le nom d'une espèce d'aventurier. Une fois établi dans l'une des premières familles de France, Montrond, comblé, ne put s'empêcher de laisser voir le fond de son caractère, qui était sec et froid. L'union malheureuse dura sept ans, au courant desquels la pauvre femme eut à connaître tous les dégoûts. Mais l'oubli lui revint avec la première espérance ; elle divorça de nouveau et recommença.

Son premier mari l'avait ruinée à moitié ; Montrond, joueur, avait dévoré la moitié de ce qui restait. Le dernier quart consistait, vers 1802, dans le château et le parc de Mareuil. Ce fut Garat qui les fondit. Mailla Garat, membre du Tribunat 16, parlait avec l'emphase de son hideux métier. Ainsi donnait-il l'impression d'une âme enthousiaste ; son attitude, son langage promettaient d'autres joies que celle de l'intrigue. De plus, Garat n'était pas libre. Il fallait le prendre à Melle de Condorcet. Il fallait les obliger à une rupture. Melle de Coigny était née guerrière et ne détestait pas d'unir la rapine à l'amour. Le tribun fut conquis. Il fut même adoré et c'est lui qui paraît s'être le plus puissamment implanté dans ce cœur d'amante. Huit billets d'une mâle écriture de femme, que détient M. Gabriel Hanotaux, ne laissent aucun doute sur la vivacité du lien de chair qui la tint assujettie durant six années. Ils vécurent ensemble. Trompée, ruinée, un peu battue, la triste esclave, toujours belle, eut bientôt cessé de songer à la liberté et à la nation ; que lui faisaient les phrases rondes du marchand de paroles ? C'était à l'homme qu'elle s'attachait de toute son âme. Il en bâillait. « C'est elle, dit M. Étienne Lamy, qui s'obstina à le retenir ; quand il fut parti, à le reprendre ; quand il eut disparu, à le pleurer. »

II
Un dernier ami

Que ce deuil suprême ait été porté dans la solitude ou qu'on l'ait éclairci de nouvelles expériences, rien de certain n'est digne d'être retenu jusqu'à l'apparition du marquis de Boisgelin 17, vers 1811 ou 1812. On peut dire de ce dernier ami, ami parfait, qu'il fut le seul ; pour la première fois peut-être dans cette vie, il sut mettre d'accord la passion et l'honneur, l'amour et l'estime. Elle se sentit adorée, mais aussi comprise et chérie. « Mon âme », dit-elle, « réunie à celle d'une noble créature, se sentait relevée et mise à sa place. J'étais devancée et soutenue dans une voie où notre guide était l'honneur. » Langage singulier. Mais il faut patienter un peu. En ce temps-là, Napoléon faisait la campagne de Dresde.

Les amants habitèrent trois mois, en deux fois, au château de Vigny que leur prêta la princesse Charles de Rohan. Melle de Coigny avait passé là son enfance. Elle y revenait, sa vie faite. Un esprit arrivé à ce point d'initiation qui fait apprécier la vie, un cœur mûri par les meurtrissures et les mélancolies de l'épreuve, une beauté intacte et un charme croissant sonnaient alors, on peut le dire, et sonnaient bien ensemble l'heure parfaite d'un beau jour. On en goûte mieux la profonde lumière sur cette page écrite à la mémoire du dernier séjour à Vigny : 

Rien ne me presse, je veux me rappeler les impressions que m'a fait éprouver le séjour à Vigny. C'est le seul endroit où l'on ait conservé mémoire sur moi, depuis mon enfance. On voit encore mon nom écrit sur des murs, des êtres vivants parlant de ce que je fus ; enfin là je me crois à l'abri de cette fatalité qui semble avoir attaché près de moi un spectre invisible qui rompt à chaque instant les liens qui unissent mon existence avec le passé, et qui efface la trace de mes pas. Je retrouve à Vigny tout ce qui pour moi compose le passé et j'acquiers la certitude d'avoir été aussi entourée d'intérêt doux dans mon enfance et de quelques espérances dans ma jeunesse. Voilà la chambre de cette amie qui protégea mes premiers jours, je vois la place où je causais avec elle, où je recevais ses leçons. Voilà le rond où je dansais le dimanche, voilà les petits fossés que je trouvais si grands, et le saule que mon père a planté au pied de la tour de sa maîtresse. Hélas ! sa maîtresse, à la distance d'une chambre, gît là, dans la chapelle, derrière le lit qu'elle a si longtemps occupé et où peut-être elle a rêvé le bonheur ! Ah ! mon père, lors de ce dernier voyage à Vigny, était vivant, et la douce idée de sentir encore son cœur battre embellissait pour moi un avenir où il n'est plus ! 

Ces grands arbres, sous lesquels mon enfance s'est écoulée, qui ont reçu sous leur ombre protectrice nos parents, le duc de Fleury, un moment après, M. de Montrond, après un espace de dix huit années, je les revoyais, j'étais sous leur abri ! j'habitais cette même chambre verte où les mêmes portraits semblaient jeter sur moi le même regard ! Eux seuls n'ont point changé ! La belle Montbazon, la connétable de Luynes avaient traversé intactes cet espace de temps nommé révolution qui a attaqué, dispersé toutes les nobles races et leur descendance. Les rossignols de Vigny nichent dans les mêmes arbres, les hiboux dans les mêmes tours ; moi, j'ai la même chambre, et le vieux Rolland et sa femme le même pavillon.

Quel charme est donc attaché à ce retour sur la vie ? Quelle émotion me saisit en montant ces vieux escaliers en vis ? Pourquoi la vue de ces meubles vermoulus, de ce billard faussé, de cette grande et triste chambre à coucher fait-elle couler les larmes de mes yeux ? Ô existence ! Tu n'attaches que par le passé, et tu n'intéresses que par l'avenir ! Le moment présent, transitoire et presque inaperçu, ne vaudra que par les souvenirs dont il sera peut-être un jour l'objet ! 

Je ne crois pas être dupe de ce langage ; mais voilà un accent de sereine tristesse qui donne la mesure de l'intelligence et de la passion qu'enveloppait cette âme et que développa capricieusement une vie rude et inconstante. Le souvenir de l'intérêt doux qui avait entouré cette enfance, celui des espérances qui avaient suivi la jeunesse accusent une certaine force de sentiment. Mais, de là jusqu'à sa rencontre avec M. de Boisgelin, Melle de Coigny avait été seule au monde. Nulle loi, aucune espérance que dans le plus ou moins d'adresse et de succès à se suspendre à la chevelure de la fortune.

Elle ne crut à rien du tout, non pas même à l'amour imaginé comme un droit ou comme un devoir. Il était cependant le seul bien qu'elle désirât. Elle avait la religion de Chénier ou des libertins du grand siècle, plutôt que des vertueux radoteurs du sien. Lucrèce, Démocrite en avaient arrêté le dogme. Cette religion ne conteste pas la bonté des fruits de la vie, mais elle reconnaît qu'ils sont rares et courts. Brevis hic est fructus homullis 18, pouvait-elle dire avec son poète. « Le ciel lui paraissait plus vide encore que la terre », ajoute le biographe, « et Dieu fut absent de sa mort comme de sa vie ». Ses désespoirs, ses rêves, ses amours furent donc des parties dans lesquelles elle était engagée sans réserve ; elle risquait son tout là même où les croyants, fussent-ils des pêcheurs, n'aventurent qu'une fraction de leur destinée, cette terre. Au delà, rien. Nul avenir. La retraite coupée ; la consolation impossible. C'est ce qui donne à la rapide élégie de sa vie et de ses amours une intensité d'intérêt et d'émotion particulière. Si elle semble, par le langage et le style, l'élève négligente de Chateaubriand, de Mme de Staël et de Rousseau, elle diffère de ces chrétiens spiritualistes, toujours tournés aux compensations d'outre-tombe, par la frénésie, la nudité, la pureté de son sentiment, même impur. — Ô monde, ô vie, ô songe, chantent ses soupirs, ô amour ! me voici tout entière. Si vous ne me rendez rien de ce que je donne, je demeure vide à jamais.

Telle quelle, je la préfère aux dames protestantes dans le goût de Mme Sand. Ce doit être le sentiment de M. Étienne Lamy qui, par contenance, s'en cache. Mais il nous conte une triste histoire. À l'entendre les trois ou quatre dernières années d'Aimée de Coigny auraient été sombres. Moins heureuse qu'Hélène et que Ninon 19, elle aurait survécu à son charme quelques saisons. M. de Boisgelin se serait détourné non de l'amie, mais de l'amante qui lui avait dédié sa dernière fleur. Le souci de mieux tenir sa place à la cour, des remords, des scrupules religieux seraient nés, au cœur de ce preux chevalier, en même temps que la première ride de sa maîtresse. Le biographe s'avance un peu en opinant que dès lors Melle de Coigny commença d'être malheureuse. Cessa-t-elle d'aimer ? de voir celui qu'elle aimait ? ou de le lui dire ? 

M. Lamy a remarqué l'inflexion vraiment tendre de ce Mémoire politique, où les « caresses des mots » ne peuvent se cacher à la première ligne. « Dans un espace de près de trente années », dit-elle, « je ne mets de prix à me rappeler avec détail que les trois ou quatre dont les événements se sont trouvés en accord avec les vœux que M. de Boisgelin et moi nous formions pour notre pays. » La phrase entortillée se traduit d'au moins deux façons. L'amitié qui survécut à un noble amour en garde ce ton d'équivoque. Un souvenir était entre eux, cette Restauration du trône et de l'autel qui dut sanctifier aux yeux du dévôt pénitent ce que ses souvenirs lui peignaient de trop illicite, tandis qu'Aimée devait se complaire secrètement à la belle ordonnance de son dernier amour ; il avait commencé par toutes les folies convenables entre deux esprits qui se plaisent ; à son déclin, il se parait de l'incomparable service rendu ensemble à la plus grande des réalités naturelles, la déesse de la Patrie.

III
Un théoricien de la monarchie

M. Étienne Lamy simplifie beaucoup ; pour lui, notre jeune captive, d'avant et d'après ses prisons, s'était toujours liée sans le savoir aux sentiments politiques de ceux qu'elle aimait. Elle portait la couleur de ses favoris. Libérale et constitutionnelle avec ce Lauzun qui finit par servir la Révolution, elle devint aristocrate avec lord Malmesbury, ralliée avec M. de Montrond, frondeuse avec Mailla Garat ; le commerce de Boisgelin suffirait donc à l'incliner à la monarchie légitime.

M. Lamy a tort de passer si vite. Est-il sûr que chacun des ralliements divers exécutés par Melle de Coigny ne fut point précédé d'une lutte piquante légère, mais approfondie, comme celle dont les Mémoires nous donnent idée et qui est fort intéressante ? Aimée ne dut se rendre sans combat ni aux vues de Lauzun, ni aux arguments de Malmesbury ni aux discours de Mailla Garat. Elle dut accorder tour à tour à chacun le plaisir délicat de la vaincre et de la fixer pour quelque temps dans le voisinage de sa pensée. Celui d'entre eux qui aurait dédaigné ce plaisir eût été un esprit bien superficiel.

Les doutes, les questions d'une intelligence de femme, si elle est cultivée et forte, reflètent merveilleusement les principaux obstacles qu'il reste à surmonter pour une idée nouvelle. J'oserai soutenir contre une opinion satirique que les vraies femmes incarnent à merveille le sens commun, si l'on entend bien par ce mot une synthèse, et la plus fine, de ces idées reçues qui constituent la masse profonde d'un esprit public. Le philosophe ou l'agitateur qui se propose d'émouvoir et de déplacer exactement cet esprit ne connaîtra exactement les positions et les forces de l'adversaire qu'auprès d'une femme informée, curieuse, et, comme elles aiment à se dire, sans parti pris.

À ce point de vue, le dialogue de Bruno de Boisgelin, qui veut faire la monarchie avec son amie qui s'en moque, mais qui est fort intéressée par tout ce que pense Bruno, forme une page d'un grand sens. Melle de Coigny y révèle son goût solide, modéré et sûr. Elle voit tout d'abord, très nettement, ce qui est prochain. Il faut que son ami la pousse, et même qu'il la presse un peu, pour qu'elle s'élève au-dessus de ses prétendues solutions « pratiques » qui, de tout temps, passèrent pour les plus vraisemblables mais qui manquent toujours dans le jeu concret de l'Histoire, précisément parce qu'elles sont tout à fait contiguës au système en voie de crouler. Ces grands esprits pratiques oublient toujours de calculer la réaction ! 

En 1812, l'idée de la chute de l'Empereur avait rang de chimère. Pourtant les analyses de M. de Boisgelin furent si précises, et si claires, que son amie n'y put tenir.

— Eh bien, dit-elle, il ne faut plus le garder pour maître ; renonçons à lui et même à l'Empire.

— Retournons au royaume, poursuivit Boisgelin, fier de l'avantage.

Mais l'idée d'une royauté paraît extrêmement surannée à Melle de Coigny.

— Qu'à cela ne tienne ! Je veux, dit Boisgelin, quelque chose de savamment combiné, de fort, de neuf ; en conséquence, j'opine pour rétablir la France en royaume et pour appeler Monsieur, frère du feu roi Louis XVI, sur le trône.

Melle de Coigny considéra cette opinion tantôt comme une ingénieuse plaisanterie, tantôt comme un « sophisme insoutenable ». Boisgelin tenait bon. Il développait sa théorie de la France nouvelle, théorie trop constitutionnelle pour notre goût, et trop parlementaire. Mais elle avait des parties justes, elle impliquait la Monarchie.

Quand on n'a point de troupes à insurger, ni de bandes populaires à diriger, la théorie demeure le meilleur mode de l'action ; elle en étudie le terrain. Bruno de Boisgelin s'appliquait donc à théoriser fermement pour endoctriner sa maîtresse et la mieux préparer aux surprises de l'avenir. Sans aucun doute, ces leçons risquaient de ne servir à rien. Comme tout ce qui est d'avenir, elles ne pouvaient être utiles que moyennant une occasion, c'est-à-dire par aventure, conjoncture et combinazione, mot admirable que les Français traduisent mal. Toute la Politique se réduit à cet art de guetter la combinazione, ou l'heureux hasard, de ne point cesser d'épier un événement comme s'il était là, l'esprit tendu, le cœur alerte, la main libre et presque en action. Celui qui guette de la sorte ne dédaigne rien. Il sait que, de ce point de vue, les hommes et les choses n'ont que valeur de position et, par conséquent, de renouveler les valeurs. La plus petite force, le plus maigre concours peut, par combinazione, et d'un léger coup de fortune, être affecté soudain d'une puissance inattendue, qui décidera de tout.

— Aucun Empire n'est possible. Eh bien ! dit Aimée, puisqu'il faut unir la liberté et l'ordre…

— Arrêtez, dit Bruno, pas de République, pas de président, pas de Congrès ! Ces institutions ne valent rien pour la situation de la France.

— Et Napoléon II ? Une régence ? 

Bruno démontre l'impossible. Elle songe à celui qui devait être Louis-Philippe.

— Peut-être ces considérations-là, lui dis-je, pourront-elles décider à appeler M. le duc d'Orléans 20.

Quand une fois j'eus dit ces paroles, étonnée du chemin que j'avais fait, j'ajoutai : 

— Eh bien, trouvez-vous que je vous cède assez. Êtes-vous content ? 

— Non, certes, me dit-il, vous embrouillez toutes les questions et vous faites de la révolution. Vous prenez un roi électif dans la famille des rois légitimes et vous introduisez la turbulence dans ce qui est destiné à établir le repos.

Boisgelin s'empresse de démontrer que le candidat de sa maîtresse serait dans une position bien fausse. Mais son amie insiste. Elle a le préjugé de la France moderne. Son cœur est révolutionnaire. Le mot de royauté légitime l'effraie. Elle voit venir les ultras. Voilà pourquoi le nom de « monsieur le duc d'Orléans », avec qui elle a d'ailleurs été élevée, revient dans la conversation.

— Mon Dieu ! lui dit M. de Boisgelin, que vous raisonnez mal ! 

Et, très bon royaliste, encore qu'un peu teinté des nuances du libéralisme à l'anglaise, Bruno développe quelle politique imposeraient les nécessités entrevues : 

Ce que vous dites aurait quelque apparence, si dans un moment de repentir et d'élan, le peuple français en larmes se prosternait aux pieds du roi Bourbon, pour lui rendre la couronne en se mettant à sa merci. Je ne répondrais point alors de la cruauté de sa vengeance, que je ne me fais garant ni de sa générosité ni de sa force. Mais je ne parle que d'une combinaison d'idées dans laquelle la légitimité entrerait comme le gage du repos public, qui mettrait le peuple à l'abri des mouvements que cause l'ambition de parvenir à la suprême puissance, et d'une forme de gouvernement dans laquelle le trône ayant une place attitrée, légale et précise, se trouverait partie nécessaire du tout, mais serait loin d'être le tout.

Sur ce trône, au lieu d'un soldat turbulent ou d'un homme de mérite aux pieds duquel, comme vous l'avez bien observé, notre nation, idolâtre des qualités personnelles, se prosternait, je demande, dis-je, qu'on y place le gros Monsieur, puis M. le comte d'Artois, ensuite ses enfants et tous ceux de sa race, par rang de primogéniture ; attendu que je ne connais rien qui prête moins à l'enthousiasme et qui ressemble plus à l'ordre numérique que l'ordre de naissance, et conserve davantage le respect pour les lois, que l'amour pour le monarque finit par ébranler.

Cette observation assez fine est suivie d'une vue plus fine encore. Boisgelin, parlant en philosophe politique, vient à dire que, somme toute, la royauté légitime, qui est le plus personnel de tous les gouvernements, est aussi celui qui se ressent le moins des défauts de la personne du roi. « Je m'inquiète peu, comme vous le voyez, de l'union qu'il pouvait y avoir entre ses bons sentiments et ses mauvaises actions. »

Tout autre prétendant que Louis XVIII devient en conséquence un usurpateur aux beaux yeux de Melle de Coigny : 

« — Vous avez raison : ou Bonaparte ou le frère de Louis XVI. Eh bien, vive le Roi, puisque sous le voulez. Mon Dieu, que ce premier cri va étonner ! On dit qu'il n'y a que le premier pas qui coûte ; le premier mot à dire sur ce texte-là est bien autrement difficile… Allons, vive le Roi ! »

IV
La théorie est pratiquée

Ici, la grande page, la page qu'il faut lire et méditer, parce qu'elle dégagera les esprits empêtrés d'histoire métaphysique quant à ce que nous avons nommé tout à l'heure la génération des événements. Cette page révèle que le mot impossible, qui jadis n'était pas français, est du moins celui qu'il faut se garder le plus d'introduire arbitrairement dans les calculs de politique à venir. Le réalisme ne consiste pas à former ses idées du salut public sur la pâle supputation de chances constamment déjouées, décomposées et démenties, mais à préparer énergiquement, par tous les moyens successifs qui se présentent, ce que l'on considère comme bon, comme utile, comme nécessaire au pays. Nous ignorons profondément quels moyens se présenteront. Mais il dépend de nous d'être fixés sur notre but, de manière à saisir sans hésiter ce qui nous rapproche de lui.

Oui, on était en 1812, et rien ni personne ne pouvait faire qu'on n'y fût point. Voilà ce qui était donné aux conspirateurs : une multitude de forces surhumaines en travail. Et, sur l'essence, sur le quantum de ces forces, résultante de tous les siècles de l'histoire, on ne pouvait rien. Mais on pouvait prévoir que leur rencontre déterminerait une crise. Laquelle ? À quel moment ? Au profit de qui ? Là revenait l'incertitude. Là donc l'effort humain pourrait s'exercer avec foi. Un effort très simple, appliqué à la juste place où des énergies presque égales se contrarieraient, pourrait développer des conséquences infinies. Napoléon régnant, les armées impériales couvrant l'Europe, un homme obscur conversait avec sa maîtresse. Il venait de la rallier à la cause qu'il croyait juste. Elle venait de répéter : « Vive le Roi ! »

M. de Boisgelin, enchanté de ce cri, avait l'air rayonnant. Je lui ris au nez, en songeant au temps qu'il lui avait fallu pour acquérir à son parti une seule personne, pauvre femme isolée, ayant rompu les liens qui l'attachaient à l'ancienne bonne compagnie, n'en ayant jamais voulu former d'autres, et étant restée seule au monde ou à peu près.

— Vous avez fait là, lui dis-je, une belle conquête de parti. C'est comme si vous aviez passé une saison à attaquer par ruses et enfin pris d'assaut un château fort abandonné au milieu d'un désert.

— Je ne suis point de cet avis, me répondit M. de Boisgelin, ce fort-là nous sera utile ; j'en nomme M. de Talleyrand commandant, et je suis bien trompé si, l'ennemi commun succombant par sa propre folie, le pays ne peut se sauver par la sagesse de M. de Talleyrand.

Melle de Coigny connaissait Talleyrand ! 

Ce petit détail est de ceux qui intervertissent les rapports des choses humaines. En politique plus encore que dans les autres ordres de la nature, il n'y a pas de proportion entre un effet produit et ses causes immédiates. Tout y est concours, conjonction, brusque mise en rapport de réactifs d'une imprévisible énergie. Assurément, le compte fatal se trouve après coup, quand on fait le dénombrement de toutes les causes en jeu. Mais, à l'heure d'agir, on les ignorait. Elles s'ignoraient d'elles-mêmes ou ne savaient pas leur valeur. Melle de Coigny ne se doutait absolument pas de sa force, qui résultait du fait qu'elle voyait M. de Talleyrand chaque jour. Mais le théoricien avait fait un calcul exact fondé sur une vue juste ; l'ancien évêque d'Autun devait tenir un jour la clef de la situation.

Melle de Coigny eut à recommencer avec plus de finesse, auprès de Talleyrand, la campagne brillante qu'avait menée contre elle-même Bruno de Boisgelin. Une année se passa. Les événements, à leur ordinaire et selon le cours inégal qui leur est propre, se précipitaient ou dormaient. La retraite de Russie étonna un instant et fut oubliée, car on l'oublia ! Pour se distraire ou nous faire prendre patience, Aimée de Coigny donne des croquis faits à coups de griffe (le mot est de M. Lamy) d'après l'entourage mâle et femelle du Monk ou du Warwick futur. Elle se moque des rêveurs de constitutions. « Vouloir faire une bonne chose toute seule et sans précédent, c'est rêver le bien et faire le mal », dit-elle en une phrase qui ne saurait manquer de plaire à l'auteur de L'Étape. Elle juge entre temps l'éloquence des bulletins de la Grande Armée : un « jargon moitié soldatesque et moitié rhéteur qu'on appelait son style ». Un peu plus tard, sont appréciées avec dureté, mais justesse, les coûteuses merveilles de 1814 : 

Je ne me charge pas de rappeler les trois mois de la campagne la plus savante de Bonaparte. Cette partie fatale dont la France était l'enjeu fut admirablement bien jouée par l'empereur, et si tous les habitants, tous les citoyens doivent le regarder comme leur destructeur, pas un militaire, dit-on, n'a le droit de le critiquer. Comme athlète, il est tombé de bonne grâce ; son honneur de soldat est à couvert, sa vie comme homme a été conservée ; il n'y a eu que notre pays et nous de perdus. On n'a donc aucun reproche à lui faire, tels sont les raisonnements de certaines gens.

— Il y a longtemps que vous n'avez été voir M. de Talleyrand, dit un jour Boisgelin à l'intelligente disciple.

Elle fit trois ou quatre visites coup sur coup. Et, cette fois, elle endoctrina sans biaiser. Le vieux catéchumène la fit passer par la filière qu'elle avait parcourue : Napoléon II, le duc d'Orléans…

— Pourquoi pas le frère de Louis XVI ? dit-elle enfin.

Il ne donnait pas de réponse. C'est que Talleyrand eût mieux aimé attendre la Restauration et se donner le mérite de l'avoir faite. Mais l'agile bon sens de cette Française n'admettait pas que l'histoire se fît toute seule : 

« Comme l'événement que je voulais avait besoin d'être fait, et qu'il ne serait point arrivé naturellement, la nonchalance de M. de Talleyrand m'était insupportable. »

Enfin, le mot décisif fut prononcé : 

— Madame de Coigny. je veux bien du Roi, moi, mais…

Mais elle lui sauta au cou. L'ex-évêque ne stipula rien, que sa propre sûreté, ce qui fut accordé sans peine, et, bientôt, dans la vacance du pouvoir, qui ne tarda point, M. de Talleyrand osa, risqua et réussit.

On me demandera si Talleyrand n'eût pas conçu, de toute façon, la même entreprise ; un tel projet n'était-il pas alors dans l'air du temps, dans la force des choses ? Je n'aime pas beaucoup l'air du temps, je ne sais pas bien ce que c'est que la force des choses. Aimée de Coigny a raison, les événements n'arrivent point naturellement. Il faut quelqu'un pour leur donner figure humaine, tour utile et heureux. Dégageons nos esprits de ce fatalisme mystique. En 1814, plusieurs solutions se montraient. Si la meilleure prévalut, c'est en majeure partie par un effet de l'adresse de Talleyrand. Mais rien ne prouve que Talleyrand s'y fût employé sans les instances et les assurances précieuses dont il était l'objet de la part de Melle de Coigny et du marquis de Boisgelin, celui-ci expressément accrédité par le Roi.

Les vieux routiers de la politique excellent à exécuter un projet. Ils en ont rarement le premier éclair. Habitués à chercher le moyen le plus commode, il leur arrive de chercher aussi (ce qui est tout différent) le but le plus voisin, au lieu du but utile. En rappelant à Talleyrand les hautes doctrines qu'elle tenait de son ami, la jeune femme lui signala un ouvrage enfin digne de son talent. Elle lui apporta ce que l'on nomme ordinairement une bonne idée, et qui n'est point si méprisable.

Conclusion

Il est permis de préférer à l'amusant détail de cette intrigue de château et de salon la poétique aventure de Jeanne d'Arc. Ainsi notre XVe siècle apparaît-il supérieur au XIXe siècle. Mais, à peu près comme les chevauchées de la Pucelle, les allées et venues de Melle de Coigny laissent voir le jeu naturel de l'histoire du monde. Il ne s'agit pas d'être en nombre, mais de choisir un poste d'où attendre les occasions de créer le nombre et le fait. La chétive bergère souleva par le centre même, qu'elle avait discerné avec infiniment de sagesse et de tact, la force immense de la mysticité de son siècle. La grande dame déclassée toucha au point sensible les intérêts du premier politique contemporain. Ces passions et ces intérêts, une fois qu'ils sont mis en branle, se recrutent d'eux-mêmes leurs auxiliaires, courtiers, sergents et partisans. Les foules, les événements, en sont pour ainsi dire aimantés et polarisés. Dans l'écoulement infini des circonstances sublunaires, un être seul, mais bien muni et bien placé, si, par exemple, il a pour lui la raison, peut ainsi réussir à en dominer des millions d'autres et décider de leur destin. L'audace, l'énergie, la science et l'esprit d'entreprise, ce que l'homme enfin a de propre comptera donc toujours. Un moment vient toujours où le problème du succès est une question de lumières et se réduit à rechercher ce que nos Anciens appelaient junctura rerum, le joint où fléchit l'ossature, qui partout ailleurs est rigide, la place où le ressort de l'action va jouer.

Charles Maurras
  1. Le texte de Maurras est paru en 1902 dans la Gazette de France avant d'être repris en 1905 dans L'Avenir de l'intelligence sous le titre Mademoiselle Monk. Il figurera ainsi dans les rééditions successives de L'Avenir de l'intelligence, mais il est également édité à part en 1923.

    Le nom de Monk, que l'on orthographie plus volontiers Monck aujourd'hui, fait référence au général George Monck, duc d'Albemarle, principal artisan du rétablissement de la monarchie en Angleterre après la mort de Cromwell.

    Préface donnée par André Malraux en 1923 à
    Mademoiselle Monk

    C'est bien mal comprendre Charles Maurras que de voir en lui un artiste obligé à des travaux de journaliste ; le considérer comme le chef du parti d'Action française se délassant à écrire Anthinéa, c'est le diminuer.

    Né en 1868 il a aujourd'hui 55 ans ; et pas une contradiction profonde n'apparaît dans sa vie publique. Aller de l'anarchie intellectuelle à l'Action française, ce n'est pas se contredire, mais construire. S'il eût aimé vivre en Grèce, c'est que les philosophes y avaient accoutumé de mettre en harmonie leur vie et leur philosophie ; mais je l'imagine surtout au Moyen Âge, prêtre fervent, confesseur de grands, architecte de cathédrales et organisateur de croisades.

    On a dit : pour lui, toute pensée se convertit en action. Cela est un peu injurieux, et d'ailleurs inexact. Il serait plus juste de dire que son système est formé de théories dont la force que représente leur application fait une partie de la valeur. Son œuvre est une suite de constructions destinées à créer ou à maintenir une harmonie. Il prise par dessus tout et fait admirer l'ordre, parce que tout ordre représente de la beauté et de la force. De là son amour pour la Grèce, qu'il n'a pas découverte, mais choisie. Que sa naissance l'ait incité à ce choix, c'est vraisemblable ; mais elle ne l'y déterminait point, et il y a plus de mérite à bien choisir lorsque le choix est facile que lorsqu'il est malaisé. Choisir comme le feraient des esprits simples semble vulgaire ; et rien ne peut, plus que le désir de n'avoir rien de commun avec des esprits simples, inciter à l'erreur un esprit supérieur.

    Parler de Comte comme l'a fait Maurras ; proposer la soumission de l'individu à une collectivité particulière, n'était point facile ; la séduction des différentes anarchies qu'il combat aujourd'hui est profonde et le rôle de directeur pénible souvent et parfois douloureux. Car les hommes ne se résignent point aisément à lutter contre eux-mêmes ; et le prix qu'ils donnent à tout ce qu'ils doivent supprimer en eux est si grand qu'ils s'y attachent volontiers plus qu'à ce qui constitue leur valeur réelle.

    La raison est peu puissante contre la sensibilité ; c'est seulement grâce à l'aide d'un sentiment qu'elle peut en modifier d'autres. Cette aide, Charles Maurras l'a trouvée dans l'amour de la France. Si sa doctrine ne pouvait exister sans une grande admiration de la France, et surtout sans une préférence pour tout ce qui fut créé par le génie français, c'est que cette admiration était dès l'origine, dans l'ordre esthétique, si profonde en lui qu'il n'eût pu établir un système qui ne reposât point sur elle. Il n'a passionnément aimé, en Grèce et en Italie, que ce qui devait déterminer le mode du génie français.

    Mais la satisfaction complète de ses désirs, il ne devait la trouver que des jardins de Versailles à ces paysages des bouches du Rhône somptueux et tragiques comme des cadavres de rois. Qu'importe, pour son œuvre et pour lui, ce qu'il a voulu supprimer ! Charles Maurras est une des plus grandes forces intellectuelles d'aujourd'hui.

    (n.d.é.) [Retour]

  2. Pascal Cros, félibre marseillais que Ch. Maurras cite en plusieurs occasions. (n.d.é.) [Retour]

  3. Le regretté marquis d'Ivry, ayant lu dans la Gazette de France les pages qui suivent, ne voulait plus nommer la belle Coigny autrement que Melle Monk. Que ces feuillets conservent, s'ils le peuvent, le souvenir de cet homme charmant, heureux, magnifique, qui aima et comprit toute chose, en gardant le don de choisir ! [Retour]

  4. Mémoires d'Aimée de Coigny. Introduction et notes par Étienne Lamy. Paris, C. Lévy (1902). In-8, 293 p. [Retour]

  5. Étienne Lamy, 1845-1919, ancien député du Jura, entra à l'Académie française en 1905 et y fut élu secrétaire perpétuel en 1913. (n.d.é.) [Retour]

  6. Les Rohan-Guéménée, à force de multiplier les fêtes somptueuses, de dépenser sans compter et d'emprunter à tout-va, se retrouvèrent en faillite en 1782. Le château de Vigny, près de Pontoise, est le dernier domaine dans lequel ils durent se replier après avoir cédé tout le reste à leurs créanciers. (n.d.é.) [Retour]

  7. La Cantilène de Sainte Eulalie, texte du neuvième siècle dont Maurras cite ici le deuxième vers. (n.d.é.) [Retour]

  8. Maurras résume là de façon rapide et quelque peu inexacte la vie d'Aimée de Coigny. À sa décharge, ceci ne touche en rien l'histoire qu'il veut nous conter ni la leçon qu'il entend en tirer. Une autre hypothèse, à vérifier, serait que dans ses Mémoires, Aimée de Coigny réarrange quelque peu son passé, que la véritable chronologie de sa vie n'ait été établie que plus tard, et que Maurras n'ait pas souhaité alors revenir rectifier son texte de 1902. (n.d.é.) [Retour]

  9. C'est à dire du 16 mars au 4 octobre 1794. (n.d.é.) [Retour]

  10. Au livre V du De rerum natura, vers 221. C'est une suite d'interrogations sur la cruauté de la nature :

    Praetera genus horriferum natura ferarum
    Humanae genti infestum terraque marique
    Cur alit atque auget ? Cur anni tempora morbos ?
    Adportant ? Quare mors immatura vagatur ? 

    c'est à dire : Pourquoi la nature accepte-t-elle que se multiplient, sur terre et dans la mer, toutes ces espèces malfaisantes et cruelles, ennemies du genre humain ? Pourquoi chaque saison qui vient apporte ses maladies ? Comment souffrir que la mort fauche la jeunesse en sa fleur ? (n.d.é.) [Retour]

  11. Aristippe, dont on dit traditionnellement, non sans raccourci, qu'il voyait le souverain bien dans le plaisir, est opposé ici à Zénon de Citium, pris comme figure emblématique du stoïcisme. (n.d.é.) [Retour]

  12. La Jeune Captive ne fut publiée que le 20 nivôse de l'an III (9 janvier 1795), dans La Décade philosophique, littéraire et artistique, avec la note suivante :

    André Chénier fut massacré le 7 thermidor avec le malheureux Roucher et vingt autres prisonniers de Lazare, convaincu comme eux d'être auteurs ou complices de la conspiration des prisons. Les amis des sciences et des lettres joindront le nom de cette victime de la tyrannie de nos anthropophages, avec les noms de Lavoisier, de Bailly et de Condorcet.

    (n.d.é.) [Retour]

  13. Joseph-Benoît Suvée, 1743-1807. Membre de l'académie royale de peinture en 1780, Suvée obtint l'année suivante le grand prix de Rome, pour lequel il fut préféré à David. Il fut interné à Saint-Lazare le 18 prairial (6 juin) et y peignit, quelques jours plus tard, un célèbre portrait d'André Chénier. (n.d.é.) [Retour]

  14. Ce n'est pas le cas, mais Maurras l'ignorait peut-être. Étienne Lamy était-il explicite sur ce point ? Montrond était un ami du duc de Fleury et avait rencontré la duchesse bien avant 1789. Militaire à Nancy comme le duc, ils étaient tous deux joueurs acharnés et le plus souvent malchanceux, se prêtant l'un à l'autre des sommes qu'ils n'avaient plus. Rapidement ils devinrent les victimes des usuriers de la ville. Après la faillite des Rohan, le démon du jeu… Aimée de Coigny aura ainsi été un témoin rapproché, et une victime directe, du suicide collectif tant financier que moral qui fut celui d'une partie de la haute noblesse avant la Révolution. Elle retrouva Montrond lors de son séjour à Londres après les massacres de septembre 1792. Après y avoir accouché d'un enfant semble-t-il mort-né, elle rentra avec Montrond en France en novembre. Les deux amants s'installèrent alors au château de Mareuil, puis furent arrêtés et emprisonnés ensemble. (n.d.é.) [Retour]

  15. Cette fois Maurras laisse passer une coquille qui est une véritable erreur ; il faut bien entendu lire deux mois après Thermidor. (n.d.é.) [Retour]

  16. Dans la constitution de l'an VIII, le Tribunat prend la place du conseil des Cinq Cents. Les Garat étaient une famille basque unie par l'esprit de clan, dont plusieurs représentants firent une carrière politique. On a dit de Mailla, brillant orateur et habile politicien manœuvrier :

    Pourquoi ce petit homme est-il au Tribunat ? 
    Parce que ce petit homme a un oncle au Sénat.

    (n.d.é.) [Retour]

  17. Bruno de Boisgelin, 1767-1827, ancien officier devenu pair de France sous la Restauration. (n.d.é.) [Retour]

  18. Au livre III du De rerum natura, de Lucrèce, vers 914, ce manifeste épicurien :

    Hoc etiam faciunt ubi discubuere tenentque
    Pocula saepe homines et inumbrant ora coronis,
    Ex animo ut dicant : « brevis hic est fructus homullis ; 
    Jam fuerit neque post umquam revocare licebit ».

    C'est à dire : Voilà des gens attablés, repus, brandissant leur coupe, le front ceint de couronnes, et que disent-ils du fond de leur cœur ?  Que les bonheurs de la vie humaine sont éphémères, que tous passeront très bientôt et ne reviendront jamais. (n.d.é.) [Retour]

  19. Hélène de Sparte, d'après l'Odyssée, et Ninon de Lenclos sont connues pour avoir vécu jusqu'à un âge très avancé en conservant toute leur étincelante beauté. (n.d.é.) [Retour]

  20. Lauzun avait été au début de 1789, avec Choderlos de Laclos, l'un des chefs du « parti des Orléans ». Aimée de Coigny avait alors fait la connaissance du futur Philippe-Égalité et de ses fils. Elle était restée depuis en relations avec le futur Louis-Philippe. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru dans La Gazette de France en 1902.

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