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Le Théorème du cyprès 1

Sans la muraille des cyprès que nos jardiniers, laboureurs, vignerons, plantent d’un bout à l’autre de leur plaine battue des vents, qu’est ce qu’y deviendraient les myrtes et les roses, les souches et les blés, l’herbage des prairies et tout le petit peuple des fraisiers et des fèves, des oignons, des aulx, des piments ? De son rempart de feuille noire, ce guerrier protecteur doit sauver ce qui pointe des précoces végétations, voilà son utilité principale.

Les poètes et les sages se sont bien efforcés de surprendre et de définir quelques autres symboles exprimés par ce beau tronc odoriférant, ce style fier, ce branchage plein d’harmonie : détourner les coups de la foudre, marquer l’heure au soleil, porter haut dans le deuil l’intérêt donné à la vie, avertir que tout est mortel… Soit ! Mais cela ne vient que fort loin après le grand devoir, qui est de monter la faction contre l’intempérie. Le cyprès dure, endure, il se tient immobile et fort contre tous ces esprits d’éternelle mobilité qui courent nos espaces et déchaînent le trouble sur les frêles semences de l’espérance et de la foi ; quelle loi ne serait caduque, quelle constante naturelle ne céderait à l’incessante variation, si le gardien inébranlable ne s’élevait de dures racines qui ne tremblent point ?

Solide et sûr, il permet ainsi l’éclosion des plus tendres promesses, il les défend de flotter à vau-l’eau, à même le vent…

De pareils bienfaiteurs ne sauraient être appelés de simples amis. Ce sont des maîtres.

Et c’est pourquoi, selon les usages de la jeunesse, il se trouve que j’ai débuté dans ma longue vie en offensant ces maîtres sacrés.

Cette offense mortelle succédait, il est vrai, au plus bel exploit de mon adolescence.

Je n’avais pas mes quatorze ans. On procédait à un partage de famille qui avait tardé. Selon l’usage établi chez nos bons bourgeois de Provence, notre grand’mère avait légué à ses enfants une maison de ville, une « campagne » et un jardin. La sœur aînée de notre mère annonçait l’intention de se réserver la maison. Sa cadette voulait prendre le champ de vignes, d’olives et de blé. « Prends le jardin, maman ! disais-je, prends le jardin. » Elle hésitait. Cette petite propriété, deux hectares et demi de fleurs, de fruits et de légumes, était moins de rapport que d’agrément ; elle avait ceci d’onéreux qu’il fallait dédommager d’autres héritiers. Mais je voulais le jardin, et le voulais bien. Jadis, quand nous étions plus jeunes, avant d’aller à Aix pour nos études secondaires, on nous conduisait au « jardin », pour le moins tous les jeudis et les dimanches, et nous en revenions armés de ces grands roseaux verts qu’on appelle chez nous des cannes, et qui tournaient, comme nos têtes, à tous les vents. Puis j’aimais, au jardin, le jardinier, la jardinière qui me faisaient boire le lait de leurs brebis et manger « le pain de maison » qu’ils pétrissaient eux-mêmes. Et j’aimais plus que tout le pavillon carré assis au-dessus des parterres, et qui m’avait ri de tout temps par l’or de sa façade, la broderie de ses fenêtres et les denticules de sa corniche ; n’avait-il pas été bâti au XVIIIe siècle, avec le reste des pierres de l’église de l’Île ? La tradition le disait, c’était un nouveau lien de cette vieille pierre à moi.

Au fond, le vœu de notre mère allait d’accord. Seulement mon désir s’exprimait tout haut avec une force d’insistances qui finirent par l’emporter. On paya ce qu'il fallut, le jardin fut à nous, et bien nous en prit 2.

Lorsque, ses soixante ans sonnés, un peu meurtrie par dix années de Paris brumeux, notre mère eut vu partir son second fils pour les colonies et, me laissant dans la grand’ville, revint seule en Provence, cette maison rustique, ce jardin sec et chaud, cette terrasse ensoleillée et embaumée que purifient les vents qui passent, lui auront dispensé une trentaine d’années tranquilles. Nous l’aurons gardée jusqu’au bout, saine, lucide, gaie, en pleine possession de ses facultés, enfin digne d’elle et de son pays. Les « prends le jardin, maman » n’auront pas fait conclure une mauvaise affaire, ni donné un mauvais conseil. J’en triomphai, mais ce triomphe fut suivi d’une lourde chute.

Aux premières vacances, celles de 1882, on s’était tant bien que mal installé en procédant à quelques accommodations très rudimentaires. « Réformer pour conserver… », c’était déjà le bon programme. Or, parallèle à la maison, perpendiculaire à l’allée centrale, il existait, comme un petit jardin dans le grand, complètement effacé du sol aujourd’hui : quelques pauvres carrés d’iris, d’œillets et de roses, abondamment tendus de toiles d’araignées, bornés par des demi-lunes de pierre grise et – écoutez-moi bien ! – complantés de puissants cyprès, de neuf grands cyprès plus que beaux qui passaient pour avoir deux siècles. On disait au juste : cent quatre-vingt-dix ans. Notre malchance voulut qu’un nouveau fermier vint d’entrer en charge, excellent homme, mais maniaque : il détestait nos cyprès parce que leurs racines énormes lui mangeaient de la bonne terre arable et, disait-il, empiétaient sur le verger, sur le fruitier. Ses premières réclamations furent mal reçues, il les répéta, il osa parler d’abattre nos arbres…

— Les plus anciens ! les plus grands ! les plus beaux ! c’était un péché !

Ma mère et mon frère en étaient indignés. Quel mauvais démon me fit prendre le contre-pied ? Je plaidai pour l’ennemi des arbres et sur un ton de fausse raison, si persuasif que peu à peu j’obtins le plus triste et le plus honteux des succès. On peut trouver comme un écho de ma faute flagrante et de mon repentir gêné dans un petit poème de ma Musique intérieure qui a pour titre Les Témoins :

Le sort et ses coups, la Vie et ses songes
Ne sont pas obscurs,
Disent les cyprès que la lune allonge
Au ras de ton mur.

Devant la maison que trois siècles dorent,
Fuseaux ténébreux,
Nous recommençons le rêve d’enclore
Votre jardin creux…

Tu dis que la loi les a fait renaître ?
Mais je vois encor
Quel rustre acharné qui te dit son maître
Nous porta la mort.

Si la jeunesse est folle, l’adolescence l’est bien plus. Dans ses dix ans, mon jeune frère était bien plus sage que moi. Il existait entre nous cette autre différence que j’aimais à contrarier ma nature et qu’il suivait la sienne bonnement et candidement avec une santé joyeuse. « Veux-tu venir, lui disait-on, chez le pâtissier ». Il répondait : « Allez » ou « tirer les macarons à la foire ? », « au bain ?… », « en classe ?… », « à table ?… », « Allez ! allez !… ». Nous l’appelions Monsieur Allez… Le plaisir qu’il prenait à ne rien refuser de l’avance des choses, ou de celle des gens, faisait ainsi du plus joyeux des compagnons le plus sensé des conseillers. Ah ! ce n’est pas à lui que l’on eût donné le chagrin pour la joie, ni la peine pour le bonheur. J’ai cru le voir revivre un jour dans le « Bref de sagesse » mistralien : « Écoute mes paroles, disait mon oncle Guigue, mieux vaut un bon conseil, mignon, qu’un bon soufflet. »

Ainsi, ne lui était-il jamais arrivé de céder à la détestable habitude de se faire de l’opposition à soi-même pour bouder son plaisir ou pour le contester, comme c’était mon cas perpétuel.

Plus donc j’y réfléchis en y appliquant toutes les ressources de la mémoire et de l’expérience, et plus il me semble certain que je ne pris parti contre nos beaux cyprès qu’en raison de leur charme mystérieux et de cette beauté contre laquelle je voulais me mettre en garde, au nom de quelque chose de meilleur encore, pour y faire un sacrifice dont la peine me semblait avoir aussi sa beauté. Tout est dit contre l’erreur de cette Antiphysie stoïcienne. Il me fut dur et long de m’affranchir de ce préjugé de raison appauvrie ou dénaturée. Alors que le paysan avait réagi suivant ce qu’il croyait son intérêt, moi, nouveau philosophe scythe 3, je m’étais plu au conformisme de cette barbarie.

Elle eut donc le dessus, et les cyprès furent abattus. Je vois encore saigner entre leurs ramures d’un vert bronzé la chair rose de leurs aubiers… Le dernier tronc à peine couché au sol, tout aussitôt, sans intervalle, j’eus la claire conscience de la faute, et le deuil du malheur, et le désir de réparer l’irréparable ou de le compenser. Quelques saisons après ce crime, quand de médiocres labours eurent occupé toute la place du jardin de notre grand’mère, je fis planter en sens inverse (où et comme je pus), du nord au sud, le nombre double de celui des cyprès sacrifiés : dix-huit. Un seul est mort depuis. Le reste me murmure les versets et les répons de l’expiation méritée. Au surplus, leur croissance ne m’apporta qu’un faible repos d’esprit. Je caressai longtemps le rêve de dédier d’autres satisfactions aux ombres des premiers martyrs, mais la vie à Paris et mes rares retours ne le permirent pas.

Ce fut plus tard, beaucoup plus tard, que je pus construire à la bordure du Chemin de Paradis ma double « Allée des Philosophes » ; 18 cyprès par ci, 18 cyprès par là, répétés de chaque côté, ce qui fit les 72. Plus récemment encore, apparurent les 11 qui dominent terrasse et jardin d’est en ouest, mais ces derniers ont une histoire.

Ils avaient été commandés dans l’hiver 1927-1928 et n’étaient jamais arrivés du village d’horticulteurs où ils m’avaient été promis. Un petit accident de santé survenu en juin me retint à la campagne pendant tout l’été, et je voulus mettre à profit cette occasion de les planter.

— Mais, dirent les compétences, on ne plante pas en été…

Mon ami Henri Mazet, l’architecte, dont l’érudition légendaire s’étend à toute chose, m’avait raconté un jour, d’après un professeur d’arboriculture de lui connu, que l’on peut parfaitement planter des arbres en n’importe quelle saison, pourvu que ce soit la nuit, avant le lever du soleil, tant que dure, paraît-il, le sommeil des plantes. Que risquait-on à essayer ? On prit date.

Le pépiniériste de Saint-Andiol jura de nouveau qu’il livrerait ses plants, tel soir, à telle heure sonnée, ce qui permettrait à mon camion de me les remettre avant minuit. Quelle angoisse ! Nous étions réunis à quelques-uns sur la terrasse pour bien recevoir et pour vite planter ; les onze trous avaient été creusés, garnis d’une eau fraîche et limpide avec tout ce qu’il fallait pour les reboucher sans retard… Minuit arrive. Une heure sonne. Puis deux. Enfin, les mélancoliques coups de trois heures : le jour approche, et pas de camion ! Accident ? Manque de parole ? Les deux ouvriers réquisitionnés bâillaient, voulaient partir, et nous trompions nos impatiences sur lesquelles tournait l’implacable ciel de la nuit en égrenant des souvenirs, en récitant des vers, en chantant des chansons, ou en les écoutant.

Le côté de l’aurore pâlissait vaguement. Trois heures et demie ! Bientôt quatre, et le désespoir… quand un gros œil rougeâtre s’ouvrit dans le chemin : camion ! cyprès ! tout !… ils furent débarqués en cinq minutes, placés dans les ronds d’eau, dressés et enterrés en moins de temps qu’on ne l’écrit. Les dernières façons étaient administrées au sol foulé et aplani quand, du Pilon du Roi, l’astre allongea quelque lumière. La nuit cessait à peine. Mais tout était fait avant jour, nous étions en règle avec le professeur de Mazet. Le serions-nous avec la nature ? Les onze cyprès prendraient-ils ? Ils ont pris, grandi, prospéré. Ils ont même, on aura tout vu, subi les épreuves du feu, dans un grand incendie champêtre qui, en les roussissant, n’a mordu qu’à la feuille ; on ne peut même dire qu’ils en aient été abîmés.

Les Onze que voilà ne furent pas mes derniers nés. J’en ai planté encore quelque huit dizaines de l’autre côté de la maison, d’ouest en est, et tous, ils manifestent une énergique volonté de vivre. Infiniment plus sage que son prédécesseur de 1882, mon paysan d’aujourd’hui a planté pour son compte, en avant de son potager, plus de cent autres braves cyprès utilitaires. Arrivons-nous au demi-mille ?

On peut y arriver, car il en est bien d’autres, et beaucoup plus beaux, qui n’existent encore que dans mes rêves, et rien ne peut me délivrer du cher souci de voir grandir leurs fantômes légers en un endroit où je médite de les aligner, juste à notre limite du nord-couchant, sur cette arête de colline qui aboutit près du moulin.

Sans doute, ainsi plantés, les arbustes naissants seront-ils longtemps invisibles. Mon âge ne me permet pas d’espérer de les voir dépasser la masse des autres végétations et découper leur noble dentelle sur mon horizon. Mais avec moi, comme sans moi, le temps fera son œuvre, les fûts puissants prendront racine, ils grandiront et peu à peu la forme sublimée atteindra, quelque jour, aux libres espaces du ciel. À la condition qu’il n’y ait ni invasion barbare, ni abattage insensé, que le feu les respecte et qu’une terre favorable ne manque pas à ses coutumes et à mon espoir, il naîtra dans ce lieu choisi, sur cette côte, déjà parfaite de lignes, quelque chose de comparable, et peut-être supérieur, à l’admirable allée, gloire et honneur de Malaucène, que j’ai vue non loin de Vaison, cette double montée de cyprès qui fait oublier tout ce que la Toscane, l’Ombrie et la Grèce ont pu donner de graves, d’élégants et fiers décors forestiers.

À mi-côte j’aurai pris soin d’élever une stèle en pierre du pays, qui portera ces mots du vieil Olivier de Serres, seigneur de Pradel, dans son Théâtre d’agriculture et mesnage des champs :

LES PLUS DIGNES ARBRES DE TOUT LE GÉNÉRAL DES AUTRES, VESTUS ET DESPOUILLÉS, ET PLUS PROPRES AUX COUVERTURES, SONT LES CYPRÈS ET LAURIERS, DESQUELS LES BONNES QUALITÉS DES COULEURS, DE SENTEUR ET D'OBÉISSANCE, RENDENT LES OUVRAGES MAGNIFIQUES.

Mais le laurier est ambitieux. Il convient de nous en tenir à nos fiers cyprès dont la majesté est simple et humaine. Puissent-ils, très vieux et très hauts, pointe aiguisée, large poitrine, sans rien de maigre ou de fluet, justifiant leur beau nom de pyramidaux, prodiguer l’ombre, la vigueur, la paresse, la fierté, la confiance, la sécurité à maint arrière-neveu qui se soit rendu digne d’une pareille « couverture ».

Quels neveux ? Ceux de l’âme ou ceux du sang ? J’ai des uns et des autres.

En vérité, lors que je reviens en arrière et repense aux êtres que je continue, il m’est difficile de dire ce qui me possède le plus, de mes antécesseurs selon la nature ou de ceux qui m’ont ouvert les voies de l’esprit.

Ceux de la chair me tiennent à un degré que je ne saurais dire. Bien que fort inconnus de moi, mes quatre aïeux étant morts avant ma naissance, ils m’ont été rendus présents, directs et vivants, par les transmissions du langage. Ma mère était la plus étonnante des évocatrices. Ce qu’elle me disait se peignait dans mes yeux, comme si je le voyais. Ce qui avait passé en elle passait ainsi est moi, même ce qu’elle ne tenait que de la bouche de mon père dont le père et la mère étaient morts avant son mariage. Son propre grand-père, qui me précéda de cent ans dans l’ermitage du chemin de Paradis, je le rencontre, je le vois, le salue dans l’allée familière, et j’écoute ses soliloques, fort éloquents, paraît-il, de vieil avocat, et je ne peux oublier, sur son lit de mort, un corps dont la blancheur émerveilla longtemps les ensevelisseuses. Cette ronde d’images qui n’a cessé de tournoyer en moi le long de ma vie n’a rien de commun avec ce que l’on peut appeler la voix du sang. Mais le sang peut aider à l’imaginer et à le concevoir, lorsque des paroles fidèles ont donné à l’esprit leur secousse précise, pour ressusciter en quelque manière, comme dit Mistral, « les aïeux que nous n’avons pas connus ». Cette transmission vibrante exerça un long pouvoir de reviviscence sur tout ce que j’ai de tête et de cœur.

Mais, à ce point de constance et de permanence, l’obsession du passé détermine un égal intérêt pour les images de l’avenir. Aucun petit enfant n’est venu de moi. Ceux de mon frère vivent et déjà ils revivent. Mon rêve habituel ne peut s’empêcher de leur dire quelque chose comme ce que chantait Mistral des aïeux.

Eux aussi, ils vivront, ils tiendront.

Ils se défendront à leur tour contre les choses, selon la vieille loi que l’on subit sans la comprendre et sans la discuter. Qu’ils soignent comme moi les arômes de mon jardin ! Qu’ils les respectent mieux que moi ! Qu’ils y laissent grandir la chère essence mystérieuse ! Et puissent mes cyprès, devenus plus grands que des chênes, former dans un bois sacré semi-circulaire l’ombrage qui abrite leurs jeunes filles et leurs jeunes gens ! Rien ne m’est plus doux à considérer d’ensemble, de loin et d’en haut.

Mais il convient aussi que d’autres hôtes puissent également venir rêver dans ce chœur végétal, embelli par sa vétusté. Je ne descends pas seulement de femmes de Martigues, d’hommes de Roquevaire, d’Auriol, d’Avignon, de La Ciotat, et de ces lointains ancêtres gavots qui vécurent des siècles sur notre piton des Maurras 4. D’autres pères et mères, d’autres aïeux et aïeules ont déterminé la règle de ma pensée, sa méthode, son rythme, son élan et ses freins ; comment oublier tous ces maîtres qui m’ouvrirent les étendues de l’espace où tournent les idées et qui m’y composèrent mon refuge, mon armement, mon espérance ? Les uns sur les gradins de l’Église de l’Ordre ; les autres dans les cercles de la Poésie ou de la Sagesse ; d’autres me distillant le doux et l’amer des expériences de la Vie ? Que ne dois-je à tous ? Comme, de tous côtés, l’on ose m’assurer que d’autres nouveaux hommes seront aussi redevables en quelque mesure à la trace que je puis laisser, il est difficile de rejeter toute hypothèse de ces neveux spirituels, ils pourront exister et par eux, avec eux, leur propre postérité, naturelle ou mystique.

Ce que je laisse n’est rien au prix de ce que j’ai reçu. Mais puisque j’aurai donné de la vie et du mouvement à certaine esprits, ceux-là auront un titre à venir dialoguer sous mes arbres pour en goûter l’âpre et chaude salubrité.

Aux derniers, comme aux premiers, je veux dire aujourd’hui : qu’ils soient les bienvenus ! Mes cyprès ont été plantés en pensant a eux. Mes successeurs de droit ou de fait sont priés de les accueillir comme leurs frères naturels. Je leur en ferai au besoin un devoir, à défaut d’une loi.

Car il faut le redire, en terminant cette page, qui introduit un recueil de pensées fort générales et abstraites, leur sécheresse ne doit tromper ni rebuter qui que ce soit ; c’est apparence pure. Jeunes gens, jeunes filles de ma double postérité 5, il ne serait pas juste de vous figurer que rien ait pu vraiment m’abstraire de votre pensée vivante et prochaine, c’est le contraire qui est certain… Je l’écris dans une espèce de testament.

Leur parler de ces hautes généralités revient à dire ce qui convient à tous les hommes et à toutes les femmes, dans ce qui leur est le plus commun et ce qui se retrouve pour chacun et chacune dans toutes les moindres parcelles de l’espace et du temps ; ainsi répétons-nous les mêmes vérités élémentaires dans chaque opération de l’arithmétique.

On dit : la Vie, la Vie. La vie ! Elle est dans deux et deux font quatre comme dans un premier baiser ou un dernier soupir. On s’imagine ne pouvoir saisir au juste la vie que dans les cas particuliers qu’on isole du reste. Or c’est dans ce reste très général que la vraie vie est rassemblée le plus puissamment et s’exerce le plus profondément.

La vie m’est échue comme une surprise extraordinaire, je ne m’y suis jamais bien accoutumé, ni parfaitement reconnu. Mais j’ai toujours cherché, comme unique moyen de m’y adapter, les lois suprêmes qui la règlent pour cadencer le mouvement de cette aventure inouïe.

Le peu que j’ai pu y comprendre apporte une évidence claire. Nous sommes des « nous » bien plus que des « moi » ; ces « nous » font une chaîne très longue, mais très serrée, et c’est en nous efforçant de la concevoir que nous avons chance de reconnaître notre nature et pouvons la saisir dans ce qu’elle a de simple et de sûr.

Le bienfait des bienfaits, comme le bonheur des bonheurs, serait donc d’accéder à l’expression la plus large possible de l’être humain. Ainsi seraient réunies les lumières les plus complètes sur sa condition et sur son destin. N’en croyez jamais les pauvres esprits qui accusent de froideur et d’aridité soit la haute philosophie, soit la grande poésie, et nommez insensé quiconque se refuse à comprendre ou hésite à sentir comment c’est là et non ailleurs que bat le cœur du monde et flambe ce qu’il a d’amour. Ainsi vous rendrez-vous un compte clair du principe qui, dans l’ordre des temps, passe avant tous les autres, celui de la défense et de la protection, le Principe du rempart, le Théorème du cyprès, le plus humain de tous, puisque tout homme doit être d’abord défendu, et par conséquent gouverné : Politique d’abord.

Rien n’est plus nécessaire au champ et à celui qui le travaille, à la maison et à celui qui l’habite, que le lointain rempart qui doit les protéger, rien n’est plus important que de maintenir ce rempart en bon état, bien garni de guerriers et de munitions, lui-même posé, défendu et éclairé par une politique vigilante.

Qui n’y prend pas garde livre tout, immeuble, meubles, et se condamne soi-même aux plus douloureuses des migrations.

Charles Maurras
  1. Sans la muraille des cyprès est un ouvrage composite publié en 1941, non sous la direction effective de Charles Maurras mais sous celle de sa secrétaire Jacqueline Gibert, et sous le nom de cette dernière en tant qu'éditeur. Il se compose de trois parties, non titrées, et d'une préface dont les cinq premiers mots ont donné son titre au recueil. Rien ou presque ne distingue ni ne structure les trois parties de l'ouvrage ; on y trouve aussi bien des maximes, parmi les plus célèbres de Maurras que des hommages funèbres, des considérations sur l'état de la France un an après la débâcle, des lettres adressées au Vatican, des retours sur Dante et Mistral… tandis que la préface, toute martégale d'inspiration, semble faire suite de celle de La Musique intérieure et des Quatre nuits de Provence.

    Maurras désavoua à demi l'ouvrage en demandant expressément qu'il ne soit jamais réimprimé sous cette forme.

    Nous avons dès lors choisi de publier d'une part cette préface, dont il serait absurde de priver le lecteur d'aujourd'hui, et de nous réserver de faire paraître ultérieurement quelques extraits du livre, mais regroupés par thèmes précis et convenablement référencés. Ainsi serons-nous fidèles aux volontés de Maurras : pas de réimpression, mais une sélection critique et enrichie.

    Nous avons réintégré dans la préface le tout dernier paragraphe de la troisième partie, qui lui fait écho et referme l'ouvrage sur une note de cohérence bienvenue ; ainsi est né ce Théorème du cyprès. (n.d.é.) [Retour]

  2. On l’appelait aussi l’Enclos ; dénomination malheureuse pour un espace qui, de mémoire humaine, n'avait jamais été clos. Jardin est le terme le plus ancien. Je vois encore la maîtresse de pension de ma mère, Mademoiselle Gal, qui enseignait à Aix, mais venait de Martigues, secouer les belles coques blanches qui encadraient sa grande figure rose, en disant à son élève favorite : — Ainsi, Valérie prend la maison, Mathilde la campagne et toi le jardin ? C’est parfait. [Retour]

  3. La Fontaine, Fables, XII, 20 : un philosophe scythe, voyant un sage grec tailler ses arbres, détruit les siens à force de tailles excessives et hors de saison. La morale :

    …Ce Scythe exprime bien
    Un indiscret Stoïcien :
    Celui-ci retranche de l'âme
    Désirs et passions, le bon et le mauvais,
    Jusqu'aux plus innocents souhaits.
    Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.
    Ils ôtent à nos coeurs le principal ressort ;
    Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort.

    (n.d.é.) [Retour]

  4. Les gavots désignent en Provence des paysans venus travailler la terre, le plus souvent originaires des Cévennes, en tout cas venus d'une région montagneuse. Jusque dans les années 1960, gavot comporte une note de mépris pour quelqu'un de peu reluisant, un plouc ou un bouseux dirait-on ailleurs. Voir en particulier René Domergue, La Parole de l'estranger, Paris, L'Harmattan, 2002, p. 19-37.

    Qu'est-ce que ce piton des Maurras dont il est question ? Il existe encore un lieu appelé « Les Maurras  » non loin de Manosque, à Saint-Julien-le-Montagnier, dans une région qui, comparée à la grande plaine provençale, peut passer pour de la petite montagne. (n.d.é.) [Retour]

  5. Sans doute Maurras se laisse-t-il aller à les souhaiter nombreux, comme la multitude biblique, au moins pour sa postérité d'esprit… ce que vient brutalement contredire l'interdiction de réimprimer qui ouvre le livre. Il semble bien, d'après cette phrase, que ce soit après l'écriture de sa préface et l'examen de l'ensemble des épreuves que Maurras ait pris, à contre cœur, cette décision malthusienne. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru dans Sans la muraille des cyprès en 1941.

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