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Les Secrets du Soleil

À PIERRE VARILLON

Cher Ami,

Ce petit livre vous appartient. Il est à vous depuis la belle fin de journée d'août 1926, où ce pays est un peu devenu le vôtre, vous en souvient il ? Nous venions d'arriver sur les planes hauteurs d'Arbois 1 et de Vitrolles, au-dessus du Griffon, nous dominions la grande vasque où rayonnait l'étang de Berre. Notre ami Jean Longnon qui courait, les cheveux au vent, sur le bord extrême de la falaise, semblait poursuivre le soleil qui se couchait en grande pompe, dans une succession d'arceaux de pourpre striés d'or, et l'illumination qui ne fermait pas les espaces annonçait même un peu quelle suite de profondeur s'ouvrirait avant les étoiles.

Cher ami, ce soir-là, tant de nuées couleur de rose étincelèrent, tant de traits pénétrants lancés d'un arc divin découvrirent et multiplièrent toutes ces grandeurs, que vous dûtes sentir ce qu'il y a de trouble et d'inquiet en des évidences si pures ! Ainsi a dû vous venir à l'esprit le titre de ces feuilles, tel que vous me l'offrîtes un peu plus tard : Sub sole mysteria. Je n'eus que la peine de le traduire, avec le sentiment de gratitude un peu confuse, un peu jalouse, que vous devinez bien dans le cœur ombrageux de votre vieil hôte natif de ces solitudes et vétéran de leurs mystères, que ni le faune, ni l'ermite, ni même l'antiquaire ne lui ont éclairci : eh ! bien, vous les sentiez, le craigniez, les nommiez déjà au premier de vos pas sur notre rivage.

Pareil avantage échut, il y a longtemps, à un jeune Abbevillois qui, travaillant avec mon compatriote Raynouard, lui éclaircit rapidement une difficulté de langue d'Oc sur laquelle l'auteur du Lexique roman s'était acharné en vain.

L'homme de Brignoles eut un cri :

— Ah ! ce Picard, il l'a cependant trouvé !

Sainte-Beuve soutient que cette prouesse savante avait étonné, dans le cœur de Raynouard, je ne sais quel « dédain » de Provençal à Picard. Mais Sainte-Beuve rêve ! Que le beau Dieu d'Amiens nous préserve, nous et les nôtres, d'une telle erreur ! Cependant, cher ami, vous nous veniez de plus près que la Picardie, votre belle province n'est pas si loin de notre Rhône, et vous aviez des titres à mener, sur nos bords, ce premier triomphe !

Ces Secrets du Soleil sont à vous, de toute façon ; leur juste hommage puisse-t-il vous porter bonheur !

I
Les portes de l'air

Le Français, l'Étranger qui regagnent Paris après leur saison de Côte d'azur prennent le train du Nord sans se soucier des pays qui s'étendent entre Marseille, où l'on quitte la mer, jusqu'au Rhône, où l'on joint les royaumes de Mistral. Seule, une course en avion avertirait de ce qu'il reste à visiter. Ce moyen de contrôle supérieur échappe à beaucoup, mais les pèlerins qui m'écoutent me sauront gré un jour si je tourne leurs pas, leurs chevaux, leurs machines dans la direction d'une petite contrée austère et brillante, qui vers le Ponant les appelle.

— Au sortir de Marseille, prenez, leur dirai-je, la montée dite du Terme, ainsi nommée d'un tronc de pilier antique, fort effacé, qui la couronne. Cette route se glisse entre la chaîne de l'Étoile et la pointe de Garlaban ; elle vous rendra en moins de cinq lieues en un palier de démarcation, sur un point de partage d'où vous pourrez noter de profonds changements depuis la forme de la terre jusqu'à la nuance de l'air.

… Ici finit le territoire de Marseille. Ici s'ouvre le pays d'Aix, par une large plaine belle comme une mer. Mais, courant l'étroite corniche qui verdoie entre Cadolive et Simiane, peut-être aurez-vous peine à quitter du regard le grand mur azuré et dressé sur le nord, magnifique Montagne que les plus anciens habitants du pays avaient commencé par appeler Ventûri, autrement dit, peut-être, l'autel et le trône des Vents.

Cette sœur du Ventoux, qu'il fallut transformer en montagne de la Victoire quand elle eut présidé au digne carnage de Marius, étend du levant au couchant une haute dentelle de roche fine, teintée d'argent bleuâtre, déposée et drapée sur de longues bandes de stratifications qui, dénudées ou buissonneuses, vert sombre ou rouge vif, semblent gémir en s'étirant du fardeau de sa majesté. L'ensemble fait songer à quelque puissant rempart continu qui surplomberait une ligne de fortification de fortune. D'autres yeux préfèrent y voir un vaisseau de haut bord échoué près des astres, posant sur les houles de fange une fière ligne de flottaison. Quelque analogie qu'on lui cherche, les allusions distinctes aux ouvrages faits de mains d'homme ne cessent de jaillir de ce monument naturel.

Mais ne nous bornons pas à l'admirer des versants du Pilon-du-Roi,

Approchons et tournons autour de sa beauté.

Au fur et à mesure que nous descendrons dans la plaine, la chaîne horizontale va se raccourcir et se ramasser puis s'arrondir, et, abandonnant tout à fait sa longue figure couchée, elle tendra à la verticale, elle dégagera ce dessin d'un beau cône dont la coupe triangulaire domine peu à peu le reste du pays pour en devenir le sommet et comme le chef, auquel le sol et ses mouvements, les terrains et leurs formes doivent se rapporter ; bientôt, ils paraîtront en découler et en dériver tout entiers.

Avançons. Descendons. Obliquons un peu sur la gauche, Le soleil se couche droit devant nous, à la dure rafale d'un vent de montagne et de mer qui n'est plus du tout le zéphyre prudent qui circule à l'abri de l'Alpe ou des Maures, ou de l'Esterel, sous les bonnes falaises qui défendent Nice, Cannes, même Marseille. L'air déplacé n'est plus le même. Moins chaud. Plus vif. Au ciel demeuré pur se nouent et se dénouent toutes sortes d'écharpes et de banderoles légères qui, sans prétendre à la qualité de nuages, en éveilleraient la pensée. La plaine penche à l'occident, mais ses bords se relèvent, et voici l'ourlet du plateau. De ce lieu dit le Réaltor, où coulait jadis un ruisseau tortueux, où roulent maintenant les eaux douces canalisées de la Durance vers le Port marseillais, nous tenons le dernier balcon de l'avant-dernière terrasse d'où le regard puisse embrasser les étendues terrestres, palustres, maritimes, du bas pays. D'ici, la mer intérieure de Berre s'épanouit comme une rose. La nappe pourprée de Caronte l'unit, dans le lointain, à la mer scintillante au delà de laquelle rampe le dragon noir du Rhône, opaque, impénétrable, même à la lumière du soir.

Avons-nous changé de contrée ? Qu'est-ce à travers le ciel, que ces fumées d'airain, brouillées d'argent fluide ? Qu'est devenu, derrière nous, le solide éther bleu, au grain dur et serré qui ne laisse pleuvoir que d'éternels midis ? Le beau ciel bleu de la Provence n'est point évanoui, mais que nous veut cette douce grisaille, modératrice du rayon de l'archer divin ? L'élégante décoloration des terrains fait, il est vrai, valoir toutes leurs finesses. Les brutalités sont éteintes. Il naît, de toutes parts, une harmonie étrange entre des nuances fondues que, là-bas, le soleil semblait exclure et dévorer. Eaux incertaines, air translucide, frémissement d'une vie nerveuse contrariée, le paysage est transformé d'esprit et de cœur. Il a suffi du repli de quelques collines pour y concentrer les haleines de ces étangs salés qui reçoivent et qui repoussent les émanations de la mer.

Sur ce banc de hauteurs, sorte de quai céleste qui forme la bordure et presque la frontière de notre ancienne principauté de Martigues, je ne puis errer seul ni m'asseoir à l'écart sans évoquer un pays assez ressemblant que décrit Philon 2 le juif, au fragment bien connu qu'a traduit Racine : le rivage de basse Égypte que les Esséniens avaient choisi pour leur retraite favorite.

Ceux d'entre eux, dit Philon, qui sont les plus éminents en sainteté, sont envoyés de toutes parts, ainsi qu'une espèce de colonie, en un lieu qu'ils regardent comme leur véritable patrie. Il est situé au-dessus de l'étang Marie, sur une colline assez plate et assez étendue, et il ne peut être placé plus commodément si l'on regarde la sûreté du lieu et la bonté de l'air que l'on y respire. Je dis que l'on y est en sûreté à cause du grand nombre des maisons et des bourgades dont il est environné ; et quant à la pureté de l'air, elle provient des vapeurs continuelles qui s'élèvent de cet étang et de la mer qui en est proche, et dans laquelle il se décharge ; car les vapeurs de la mer étant aussi subtiles que celles de cet étang qui s'y décharge sont épaisses, il s'en fait un mélange qui rend la température de cet air extrêmement saine.

L'imagination a vite fait de superposer au paysage antique celui que j'ai sous les yeux. Mais où Philon traite d'hygiène et des qualités du bon air, dues ou non à l'échange des respirations d'eaux légères ou denses, je me contenterai de louer sa limpide finesse, le jeu exquis des éléments complémentaires engagés dans un ciel si beau ! Quelle Provence particulière ! Je suis tenté de dire : quel soleil spécial ! Comme nous sommes loin de la Rivière Orientale et de ses rudes hémicycles de porphyres éblouissants ! Voici que le véritable aere perso 3, assorti au regard de la sage déesse, monte de nos lagunes sous la feuille indécise des tamaris. Au voyageur sagace de voir et de comprendre ! Mais il comprendra d'autant mieux qu'il s'abstiendra de parler de petite Venise ! Au peintre de se débrouiller ! Je trouve sur ma rive un si grand nombre de chevalets et de pliants posés en rond autour de telle ou telle « vue » délectable que je ne suis plus maître de retenir mon vœu, d'arrêter là l'effort descriptif de la plume. Les visibles beautés de la petite ville appartiennent à d'autres arts, mieux armés. L'invisible me reste. À moi de le poursuivre et de le saisir, s'il se peut.

II
Antiquités, obscurités

Ainsi, cette église, cathédrale ou plutôt primatiale, vous plaît ? Vous êtes sensible aux lueurs changeantes de ce petit port ? Vous riez de plaisir devant ce quai oblique où des barques légères attendent tristement ? Le rythme lent d'une vie naturelle si étrangère vous a peut-être intéressé et même conquis ! Mais la même curiosité née de l'air doré et du ciel en fleur ne peut-elle pas faire songer à vous demander quel peuple y travaille, ce qu'il a en tête ou au cœur, d'où il vient, ce qu'il fait, et comment tout ce monde a vécu depuis qu'il est là ? Pour ma part, ce n'est pas sans une espèce de serrement de cœur que ma pensée de fils erre à travers ce vague et flottant passé maternel où je voudrais tout reconnaître, retrouver et savoir ! Plus nous apparaît belle et brillante cette aire illuminée où florirent nos morts, vallons, îlots, collines, campagnes, jardins, marécages, plus il est irritant d'y chercher à tâtons dans une demi-nuit des reliques et des tombeaux.

Car ce peuple est là depuis très longtemps, il est pauvre de gloire, mais non d'ancienneté. Son origine a donné lieu à quelques disputes entre amateurs de chartes et producteurs de diplômes. On écrit que les plus anciens certificats de vie de la ville de Martigues ne peuvent guère remonter au delà du XIIIe siècle, témoin tel parchemin signé et scellé par un archevêque d'Arles entre 1200 et 1300 : ides de janvier 1223, point sur l’i. C'est possible. Ce n'est pas sûr. Qu'est ce que cela prouve ? On peut, en gros, jurer que tout ce qui est écrit a été. Mais tout ce qui a été n'a pas été écrit ?

Par exemple, l'Ordre religieux et militaire des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem fait remonter son origine à un pèlerin de Martigues qui est sur nos autels. Or, ce bienheureux Gérard Tenque, que la première croisade a trouvé établi à Jérusalem, ce qui le fait naître vers 1040, aurait-il eu la fantaisie de choisir son berceau dans une localité qui ne sut naître que deux siècles après lui ? Naturellement la critique peut dire que Gérard, simple mythe solaire, n'a jamais existé ou qu'il ne s'appelait point Tenque, un chroniqueur disant Gerardus tunc, « Gérard alors » qui aura été traduit Gérard Tunc, ou Thunc, ou Tonc, ou Tenque, ce qui se meut dans l'ordre des choses possibles. Mais, que nous fait Gérard et son antiquité si le nom de Martigues et de son étang, Marticum stagnum, l'un des plus vieux de la Provence, se réfère au cycle de Marius ?

Quand ce général démagogue passa en Gaule pour y barrer la route à la première grande invasion germanique, cent quatre ans avant Jésus-Christ, il menait dans ses camps une prophétesse syrienne du nom de Marthe afin d'inspirer de la confiance à ses soldats, peut-être aussi pour raffermir la sienne. Marius et Marthe, gravés sur un rocher non loin des Baux, ne remplissent pas seulement la contrée des Alpilles. Si, de l'un quelconque des trois clochers de Martigues, l'on décrit d'ouest en est une circonférence du rayon de deux ou trois lieues, la pointe du compas tombe dans la région de Fos-sur-Mer, fossae Marianae, hameau rocheux près d'une grève au lieu dit le Cap Saint-Gervais dont les eaux et les sables regorgent de monnaies, d'amphores, de lécythes et de sarcophages de toute époque. De là partit le vaste canal qui, par quelque branche du Rhône, fit communiquer Saint Remy, ou Glanum, où campait Marius, avec la grande mer qui le ravitaillait, par le port grec déjà ancien de Stoma ou Stouma, dont un étang à demi desséché garde le nom de « bouche » ou d'embouchure ; nos cartes le traduisent « étang de l'Estomac » … L'éperon de la citadelle de Fos fait penser à la coupe orientale de l'Acropole, mais il se dresse sur un plat désert semé de lacs et de salines, traversé de rigoles et de canaux, sorte de campagne romaine où chemine à pas lents la tristesse historique d'un viaduc en ruines, aujourd'hui limité à quatre ou cinq arcades rompues ou bouchées. Comme pour confirmer l’alternance des souvenirs grecs et latins, l'un des miroirs d'eau que voici s'appelle Lavalduc, Vallis ducis, vallée du chef. Juste au-dessus de ses eaux, plus basses que la mer, apparaît au nord et à l'est, une ligne de faibles hauteurs nues, irrégulières et mornes. Une chapelle porte au fronton le chiffre de 1614, son abside au toit de pierres plates remonte bien au XIIe siècle, mais le parvis est orné d'une colonnette gréco-romaine surmontée d'une croix, au pied de laquelle j’ai fait déposer une base de colonne de marbre trouvée à trois cents mètres de là. Un mur romain. Des tours médiévales à soubassements paléo-grecs. Une profusion de tombeaux : sept ou huit cents, taillés à même la roche, presque tous pareils, ne différant que par la stature des morts qui l'habitèrent, enfants, femmes ou hommes faits, et semés à perte de vue dans le désert, la terre végétale abondant à ces creux de roche et donnant vie à d'âcres bouquets de sarriette, de lavande et de romarin. Tous les pauvres noms que peut écrire l'histoire paraissent un peu jeunes pour cette nécropole. Qu'est-ce que Saint-Blaise, Château-Veyre, Castel-Veyre, Castellum vetus ? Il faut remonter, remonter. Un hémicycle de bas-fonds desséchés mais humides encore, Pourra, Citis, fait penser à la colonie maritime des Avatiques, dont les vestiges et la mémoire furent chers aux érudits locaux de 1800 et de 1820. Leurs successeurs ont changé d'avis. Puis l'avis a changé encore, on revient à Maritima ! Ce qui ne change point, c'est le poids de mystère et de poésie qui ne cesse de croître en ces solitudes antiques sur lesquelles passe et repasse, à peu près seul au monde, le même glorieux et triste soleil.

Ceint de remparts, construits au moyen âge contre les Maures, sinon par eux, le hameau voisin de Saint-Mitre porte sur son escarpement une église assez ancienne ; le bénitier est fait d'un autel retourné que charge une inscription, IVNONI, à la reine des dieux. Plus à l'est encore, passé la riante ville de Saint-Chamas, un petit édifice de lignes pures, de proportions parfaites, le Pont Flavien, sur la Touloubre, achève d'attester l'origine, l'esprit, le goût de la contrée ; plus de cent ans après Auguste, l'art de la Grèce mère n'avait pas fini d'animer ses colons provençaux, et cette double porte d'or nous consolerait presque de n'avoir pas ou de n'avoir plus, comme Arles ou Nîmes, des Maisons Carrées, des Arènes, des Théâtres à montrer au jour. Mais le sous-sol n'a pas été fouillé, ou si peu ! À quelques centaines de mètres du Pont, entre le moulin de Merveille et Coup d'œil, que de bons géographes nomment « Cap d'œil », les temps clairs, autrefois, laissaient distinguer sous les eaux les ruines vraisemblables de la vieille Mastramèle ou Marthamèle, en grec Marais de cette Marthe, qu'il faut bien placer quelque part, quand on ne veut point la loger à Martigues même.

Les algues et le sable ont-ils tout recouvert ? Je n'y ai jamais rien vu, pour ma part. Mais, les pêcheurs le disent, je n'ai pas eu de chance.

Embarqués sur l'étang de Berre, prions le rameur qui nous mène de nous dire le nom du beau triangle lumineux qui ferme l'orient du côté de la terre et n'espérons pas qu'il réponde Sainte-Victoire, selon le vocabulaire des paysans, villageois et bourgeois terriens. Le marin dit : Daleubre, ou, suivant les bouches, Delubre, ce qui veut dire Delubrum, autrement dit temple, qui passa pour commémorer la victoire d'Aix, Delubrum victoriae aquensis. Telle est, après deux millénaires, cette fidélité du langage marin ! Elle vaut mieux, étant plus sûre, que la pierre inscrite et la pierre taillée.

Repassons par Martigues, et suivons au midi la rive de Caronte, étang au nom paradoxal : stagnum currens, est-il conté, l'étang qui ne stagne pas et qui court agité de tels mouvements alternatifs que notre confrère Eugène Montfort l'a pu comparer à la course rapide de quelque grand fleuve. Deux ou trois rangées de faibles collines bordent ce couloir fluvial. On les surmonte, et l'on atteint le vallon spacieux qui, de Saint-Pierre à Saint-Julien, recouvre le plus copieux de nos gisements d'antiquités classiques, briques, métal, inscriptions. Des deux églises qui le gardent, du levant au couchant, l'une abrite sur son flanc droit de hautes figures de pierre dorée, assez semblables à celles de l’arc de Saint-Rémy. On veut y voir Protis, Gyptis, Euxène 4, la scène de la coupe offerte qui décida de la destinée de Marseille, et l'on ose ajouter que les héros fameux en profitèrent pour nommer le point du pays qui s'appelle Sénéime et qu'une dérivation complaisante tire de ΣΥΝΕΙΜΕΝ : soyons ensemble, accordons-nous, entendons-nous, marions-nous … Là se serait dressé l'autel nuptial de la Grèce et des Gaules. Est-ce autre chose qu'un tombeau de quelque famille puissante ?

L'autre église tient sous l'ombre de son clocher une stèle d’autel revêtue de majestueuses inscriptions, nominativement datées de Tibère et provenant d'un temple octogone qui a été rasé quelque cent mètres plus bas. M. de Gerin-Ricard n'avait pas fini de le déterrer que, un peu plus près de la mer, au lieu dit de Ponteau, qui évoque, en dépit de l'accentuation, le grand souvenir virgilien,

… Pontum adspectabant flentes 5,

le déblai du nouveau chemin de fer a révélé le pourtour d'un petit temple que jalonnent encore les bases de colonnes. Ponteau et Saint-Pierre sont maintenant inventoriés, aux vacances, par une jeune et docte archéologue lyonnaise. Je ne manque point de l'interpeller, chaque retour :

— Eh ! bien, mademoiselle, qu'avez-vous trouvé cette année ?

Bon an, mal an, Melle P… n'est jamais à court. Tantôt quelques modestes sous impériaux. Tantôt, comme en 1927, l'amorce possible d'un cimetière romain et, en tout cas, sur une haute dalle, taillée à six pans, l'inscription RVSTICA NEBRVM, qui ne lui dit rien, ni à moi. Mais M. Jullian nous renseignerait.

Enfin, en 1928, dans les mêmes parages, à Couronne-Vieil, une autre voix amie m'a poursuivi pour m'annoncer la mise au jour d'une mosaïque dont il est difficile de méconnaître la fraîcheur.

C'est je crois par ici, malgré quelques avis contraires, entre Ponteau et la tour de Bouc, qu'en 1802, un chirurgien du pays, M. Terlier, arrière-grand-père du secrétaire actuel de l’Académie d'Aix, détacha d'un petit autel et donna à l'Académie de Marseille la curieuse stèle de marbre connue sous le nom de Bas-relief d'Aristarché. Les derniers oracles de la critique veulent que cette Aristarché n'ait été qu'une Iphigénie importée là par quelque pieux ou facétieux capucin. On précise, même sans l'ombre de raison, de preuve ou d’indice : c'est un capucin d'Amalfi 6… à la bonne heure ! Le vieux problème se résout d'autant plus aisément que l'on en change la donnée et qu'on fait abstraction du texte de Strabon rapportant tout au long l'histoire d'Aristarché qui ne manque ni d'importance ni d'à-propos, tel que je l'ai transcrit autrefois dans Anthinéa.

— Mais, disent nos critiques, votre pays n'a jamais eu de marbre, du moins de ce marbre blanc-là.

— Manquait-il de bateaux pour en importer ?

Un tel débat n'en finirait jamais. C'est pourquoi je soumets aux augures un cas tout nouveau. En août 1925, le jeune peintre Robert Le Veneur errait par l'île de Martigues, qui est notre quartier principal. Au fond d'une remise où s'ébattait un coq, dans un rai de soleil, il entrevit un morceau de colonne dont le galbe l'intéressa. C'était un chapiteau assez bien conservé. Il commença par supposer que l'objet provenait de quelque chapelle ou église du XVIIe siècle ou du XVIIIe. Mais il fallut se rendre à l'évidence. Le chapiteau corinthien était bien un antique. On a eu la bonté de m'en faire présent. Je l'ai mis devant ma maison. C'est du marbre. Vient-il d'Amalfi ? D'où vient-il ? Quand nos hypercritiques auront délibéré sur la présence imprévue d'acanthes immortelles dans ce petit jardin, en ressortira-t-il quelque ancienne manœuvre de Jésuites ou de Carmes s'il n’y a plus de Capucins pour endosser ? Leur arrêt rendu, je compte promener nos juges à travers le pays, leur montrer les deux pinces de la Voie aurélienne, entre lesquelles il paraît compris, à moins que l'une d'elles ne l'ait percé de part en part, en passant par Martigues même. Je leur ferai voir les traces innombrables d’une population qui dut être florissante, peut-être débordante, si l'on en juge par les vestiges et les témoignages ; peut-être quand ils auront vu, comprendront-ils les conclusions auxquelles je me suis rendu depuis longtemps.

Elles sont provisoirement énormes. Elles consistent à poser qu’après tout c'est peut-être, en effet, dans ces parages mêmes qu'il faut que les Phocéens aient premièrement abordé, les Phocéens de l'an 600. Là, ils purent se dire, comme ils s'y virent en effet, sur les bouches du Rhône. Ostio Rhodani amnis 7, dit Justin. Il n'y a rien qui ressemble au Rhône autour de Marseille. Mais, par ici, le bourbeux Cœnus est reçu et vomi de l'étang de Berre dans l'étang de Caronte qui en prolonge le cours rapide, auquel pouvaient bien se mêler, à de hautes époques, quelques bras détournés du Rhône lui-même. En tout cas, ce fut là, ce ne fut point ailleurs que put être rencontré par les Phocéens un roi des Cœnomanes. Il n'y avait pas plus de Cœnomanes que de Cœnus aux bords de Marseille dont les indignes s'appelaient, je crois, Albiciens. Et la côte où brille Marseille est d'une remarquable pauvreté archéologique.

N'hésitons plus à imaginer la première Marseille riveraine du Cœnus et des eaux de Marthe ; à l'île « Marseillès », sous la tour de Bouc, par exemple ! Cela n'empêchera point de penser que cette Marseille archaïque ait pu changer de place assez souvent ; tout a changé de place ici, et il faut comprendre pourquoi.

Comme le sont, sans exception aucune, et absolument toutes les autres portions de l'isthme français, ce rivage méditerranéen est un territoire essentiellement envahi. Ses premiers colonisateurs durent être Ligures ou Ibères avant d'être Grecs. Tous ensemble craignirent les Carthaginois, qui craignirent les Romains, qui finirent par craindre les Goths, qui craignirent eux-mêmes les Normands, qui craignirent les Maures, qui n'ont pas cessé d'être craints jusque vers notre année 1830 date de la prise d'Alger par la marine de Charles X. Que, de nos jours, comme on l'annonce, l'Islam se réveille, il n'est pas dit que l’épouvante millénaire ne se réveille pas sur le même sujet. Cela n'est dû qu'à la configuration de notre planète.

Alors ce qui a été recommencera, comme on l'a vu ailleurs en 1914 ! À l’invasion barbare, l'éternel exode reprend pour toutes les agglomérations où l'on ne se sent pas en nombre suffisant pour tenir. Les habitants du petit bourg quittent leurs maisons basses, montent sur les collines où ils se fortifient, s'arrangeant pour durer autant que le péril. Quand le péril s'éloigne, le pêcheur accourt repeupler les cabanes ou les bâtiments du rivage. En un mot comme en cent, les papiers du XIIIe ou XIVe siècle dont l'archiviste fait état emportent un gros risque de prendre pour naissance un simple renouveau et de donner pour ville fondée ce qui n'est que la ville rebâtie et restituée.

Rebâtie, où ? Au même endroit ? Cinq ou six cents mètres plus loin ?

Pour donner une idée de la confusion qui faisait suite à toutes ces ruines, il suffit de noter que, à Martigues, le moyen âge ne nous a pas légué une ville, mais trois. Elles fusionnèrent par un Acte d'Union qu'avaient préparé l'intervention personnelle et la présence du roi Charles IX, mais signé seulement en 1581. Pour l'attester et le symboliser, on arbora une bannière tricolore, où le blanc de l'Île, le rouge de Jonquières, le bleu de Ferrières se retrouvaient par parties égales. Ces quartiers réunis eurent du mal à vivre en paix, l'antagonisme antique fut lent à mourir. Il n'était pas éteint vers 1860 :

— Monsieur, disait un marguillier de l'Île au visiteur étranger qui le félicitait de l'érection du clocher de Jonquières, j'aimerais mieux voir mon clocher de l'Île par terre que ce clocher de Jonquières debout.

Telle est la solidité des fureurs du génie local dans ce pays instable, dont les aspects familiers n'ont cessé de changer à vue d'œil, bien avant que les « travaux » dont on se plaint fussent suspects de l'enlaidir.

III
Nos bois sacrés

Chacune de nos générations aime à dire que Martigues n'est plus Martigues pour l'avoir ouï proférer à ses parents qui l'ont recueilli de leurs pères, ceux-ci des pères de leurs pères, dans tous les temps. La vieille cité provençale que les nigauds s'obstinent à déguiser en dogaresse n'aura bientôt plus que deux îlots et trois ponts. J'ai connu trois îlots, quatre ponts. Nos ascendants immédiats parlaient de quatre ou cinq îlots, de je ne sais plus combien de ponts fixes et de ponts-levis. Le pont tournant passait encore pour une nouveauté fort curieuse au temps où je suis né. On en pose un second. Je fais grâce des lamentations qui poursuivent le travail des foreuses, des dragues et des pics.

Il n'est pas douteux qu'à une époque très récente l'aspect général du pays était de beaucoup plus vert. Une vaste forêt le couvrait lorsque Stendhal, en mai 1838, longeait « le canal, le délicieux lac de Martigues » en notant cette solitude que l'année précédente, qui est celle des Mémoires d'un touriste, ne lui avait pas découverte. Il se promettait de le « faire », c'est-à-dire, ce semble, d'en fixer en quelques mots le caractère ou de revenir en jouir. Vingt ou trente ans plus tard, ce doux aspect sylvestre n'était pas effacé encore quand le peintre Ziem 8 adressait de Martigues à son illustre ami Théodore Rousseau une lettre pour laquelle je donnerais, pour ma part, toutes ses Venises truquées 9, tous ses Martigues faux. « À chaque pas », écrivait-il au haut de la page, « des Claude 10 et des Poussin ! »

« Imagine, dit-il encore, la forêt de Fontainebleau avec des lacs salés au bord d'un cap oublié des civilisateurs. Le pays est encore vierge et antique comme ses habitants … Le paysage ne le cède en rien aux beautés de la Grèce … Vous n'en reviendrez pas ; les beaux torrents couverts d'arbres remplis de lierre, d'une fraîcheur inouïe et des steppes aromatiques dans des collines rocheuses à perte de vue … » Ces cris d'enthousiasme, mêlés de conseils de route, sont accompagnés du schéma des étangs, quelques-uns revêtus d'inscriptions fautives mais aux marges couvertes de commentaires exaltés. « Jugez de la vue que j'ai de l'atelier, jardins, lacs, collines, vus de face, à l'ouest, Bouc, le port, la pleine mer ; à droite le pays se mirant dans le lac, et l'autre lac par-dessus les maisons, derrière forêts et collines antiques … Sur la forêt et les collines, pins d'Italie, lauriers gigantesques … Les forêts sont de pins, de cyprès, de chênes-verts-liège et de platanes … »

Hélas ! ces trois pauvres quarts de siècle à peine écoulés, que sont devenus les vastes bois sacrés comparables à une forêt de Fontainebleau ? Ces frigida Tempe 11 ? pleins de torrents couverts de lierre, et leurs couverts de chênes et de lauriers géants ? Nos platanes n'étant même plus formés en bocages, mais alignés, apprivoisés, le long des routes et des cours, il ne nous reste de cette Arcadie bien perdue que les remords de n'en avoir pas cru nos Anciens quand ils en peignaient le délice. Mais nous en croyons ce barbare ! Car tout s'explique. Les hommes de ma génération se figurent malaisément ce paradis. Mais il exista, il dura tant que le régime de la propriété et de l'héritage permit de respecter les forêts protectrices des sources qui donnaient à boire au pays. Nos révolutions, aggravées de la rage d'échanger toutes les richesses du sol contre un argent comptant fugitif eurent vite fait de jeter à bas les forêts. Ce massacre dut commencer au second quart du XIXe siècle pour finir aux années soixante. Ceux qui sont nés vers 1868 ne retrouvent dans leurs yeux d'enfants que le dur relief de terres ocreuses que la mer animait et que dorait le ciel, uniquement plantées des essences dont la feuille ne change pas : oliviers et cyprès, tamaris et pins. Le canal d'arrosage que nous avons vu construire a corrigé cette détresse ; il nous a dotés de prairies, de potagers et de champs de roses. Cela compensera-t-il la verte sylve naturelle ainsi rasée, tondue, brûlée depuis deux âges d'homme ou ces blondes pinèdes qui ne cessent pas de brûler depuis trente ans ? Quelle qu'ait été la variation de ces deux ou trois aspects, il est de fait que néanmoins le style a subsisté. Nous l'avons toujours ressenti. « Forêts et collines antiques ! Partout des Claude et des Poussin ! » Hauteur ou plaine, chaque lieu continua de nous faire entendre la même musique des lignes et leurs justes balancements.

Grande leçon qu'il faut comprendre : le jeu de l'eau dans la lumière, les dégradations du soleil dans la splendide poussière d'eau, le profil des cornes rocheuses et le feu qu'elles réverbèrent doivent, au fond, dépendre aussi peu que possible de ce que peuvent et de ce qu'osent le génie et la force de l'homme, qu'il abatte les arbres, creuse le sable ou pompe la boue. Aucun rapport réglant ces beautés de la terre ne tient à la vertu chétive du labeur bien ou mal faisant. Cela est si certain, et les cadres supérieurs de toute existence se modifient avec une telle lenteur, que le moment où l'industrie moderne s'est jetée avidement sur Martigues aura été aussi le même où les amateurs et professionnels de paysages y ont fait le cercle le plus nombreux. Notre îlot central de Brescon peut être écorné pour la commodité des chalands et des remorqueurs ; pas un des coloristes qui l'assiègent matin et soir n'en sera véritablement dérangé, leur enthousiasme cessera peu. Pourquoi même baisserait-il ? Mistral a mis en tête de son poème de Calendal les vers d'Adolphe Dumas, qu'il ne faut pas se lasser de redire :

Les vagons dans les corbeilles
emportent tout et vite, vite, vite,
mais n'emportent pas le soleil,
mais n'emportent pas les étoiles

Pour ce qui doit être laissé en route, et qu'il nous faut sacrifier à d'autres beautés nouveau-nées, il sera équitable de ne pas oublier qu'en définitive toutes les constructions géométriques du monde ont pu et dû commettre de semblables dévastations.

Lorsque, sur les déserts de l'empire pharaonique, des princes savants ou des prêtres fous d'orgueil eurent élevé le quadrangle aigu et rigide de pierres de feu, feu figé, réglé, assez bien nommé Pyramide, on a pu et dû pleurnicher sur telle disgrâce subie par quelque détail pittoresque de la vallée du Nil. Ni le Pont du Gard, ni le château de Versailles n'ont échappé à ce reproche d'altérer des coins de nature agréables. Nous avons longé le Réaltor tout à l'heure. Peu d'endroits au monde dégagent une émotion comparable à ce qui plane et joue, frémit et chante sur la cime des roseaux de ce lac artificiel. Le débouché du tunnel de la Nerthe sur le port de Marseille en a chassé les bruits de troupeaux, les chansons de pâtres ; l'humble regret vaut-il qu'on lui sacrifie cette gloire ? Les ingénieurs du canal de navigation de Marseille au Rhône ont évidemment un très dur devoir. Ils ont à transfigurer le pays qu'ils mutilent, ils ont à lui verser un charme nouveau. Mais la double courbe régulière d'un quai de pierres blanches allongé sous l'arche du ciel pendant une lieue et demie peut égaler, passer la plus magnifique merveille : cela dépend d'eux et d'eux seuls, le cadre naturel qui leur est donné est incomparable, les arts de la raison sont libres de s'y déployer. À quelque décadence que soit tombé le sens de la construction dans l'âge moderne, il convient d'attendre l'impression de nos yeux devant l'ouvrage terminé. Mais les plans tiennent du sublime. Les travaux commencés ne vont même pas sans me remplir d'un certain espoir. À mon dernier passage, il est vrai, le désespoir l'a emporté. Le nouveau Pont Tournant recule les limites de la laideur. Puisse notre air salin, si heureusement corrosif, mordre, ronger, ruiner au plus vite ces poutres métalliques et leur triste ajustage, fruit d'un rêve déshonoré.

IV
Les deux peuples, pêcherie et bourgeoisie

À moitié rassuré pourtant sur l'avenir du paysage, est-il permis de l'être sur la population ?

Elle est composée des alluvions les plus variés.

Le territoire de Provence ouvre du côté de montagnes, il est béant vers l'Italie et vers l'Espagne, vers l'Afrique et vers l'Orient.

Il me souvient qu'autour de mil huit cent soixante-quinze, certaine famille dite des Mansourah, venue d'Égypte, assurait-on, avec Bonaparte, avait gardé tous les traits de son origine, cheveux crépus, pelage sombre.

On n'en parle plus aujourd'hui. L'œuvre assimilatrice est faite. Les sangs sont réunis.

Voici plus singulier : vers la même époque, sur un pilotis qui n'avait pas beaucoup changé de propriétaires depuis 1550, mon quai natal portait encore les témoins irrécusables du passage des bandes scandinaves de Guiscard 12. On les eût beaucoup étonnés en leur révélant leurs ancêtres, car ils parlaient en provençal, sentaient en français, ou jugeaient à la romaine ; mais telle forte carnation, tel teint transparent, tels yeux glauques en disaient long sur l'antécédent séculaire. Au quai voisin l'apport punique se manifestait par d'autres silhouettes géantes, mais brachycéphales et brunes.

Or, voici qu'à la génération qui suivit (je parle de ce que j'ai vu), les géants tyriens auront perdu de leur stature ; leur teint s'est éclairci, tandis que les colosses nordiques ont bruni à fond. Unis l'un et l'autre à des filles du pays, l'une élégante, l'autre belle, l'ancêtre scandinave et le vieil Africain ont restitué sous nos yeux des types helléno-latins frais et purs.

Tout s'est passé comme si, des deux parts, on eût subi un pôle d'attraction plus constant, plus ferme, plus fort, et comme si les survivants de l'immigration eussent subi les vigoureuses volontés de quelque race aînée, dont les caractères quasiment immuables formeraient un noyau devenu tenace à proportion des assauts endurés.

Tel est le passé. Telle paraît bien en avoir été la loi.

En sera-t-il toujours ainsi, maintenant que l'on n'a plus affaire à des envahisseurs successifs, mais à cinq ou six hordes simultanées ? Italiens, Espagnols, Hellènes ouvrent sous nos yeux des cafés et des restaurants pour eux seuls, en attendant leurs écoles et leurs églises. La plupart des Algériens, fort nombreux, employés aux « travaux », appartiennent sans doute au groupe kabyle et berbère, variété maure de l'homme méditerrané. Mais les Arméniens sont des plus nombreux.

Certains étrangers doivent souffrir plus que les autres des vivacités du climat, car nous ne sommes pas une Côte d'azur : la mortalité aux âges critiques est sérieuse. L'esprit de changement et de vagabondage naturel aux instables populations maritimes doit aussi se faire sentir. Bien des tentes plantées sont repliées presque aussitôt. Cependant, le pays attache et retient. Il semble que beaucoup de nouveaux venus aient réussi à prendre racine. On avait commencé par se loger tant bien que mal dans les délabrements du vieux quartier central de l'Île. Maintenant, on achète ces masures, on les répare, on s'y installe, et l'on est chez soi. Il sera sage de ne former aucune prévision hâtive sur cette nouvelle population et ce qu'il peut en advenir. Le fait est qu'elle ne vit point en trop mauvais termes avec les premiers occupants.

Le fond primitif se compose, pourrais-je dire, de deux peuples.

Le principal, celui qui tient solidement au pays, est formé des pêcheurs. Ils sont là deux mille environ, actifs et paresseux, rieurs et graves, anarchistes et traditionnels, dépensiers et âpres gagneurs. Autrefois leur corporation comprenait un Grand Art et un Petit Art. Le premier usait de tartanes pontées qui allaient travailler en Méditerranée, et ne rentraient que le samedi. On raconte qu'il y a un quart de siècle environ, les pêcheurs du Grand Art gagnèrent beaucoup d'argent. La mer avait été propice, le thon, le mulet et le loup avaient bien donné. Ils crurent que cela n'aurait pas de fin, et ils retournèrent à la vieille passion séculaire qui leur fit inventer jadis la martingale : nos graves patrons de tartanes se mirent à jouer comme ils ne l'avaient jamais osé. En un hiver, ils eurent tout perdu. Comme on dit là-bas, ils étaient « rôtis » (les Italiens en pareil cas ne sont que « frits »). Bateaux, agrès, tout fut perdu, vendu, et le prix dévoré ; depuis cette folie, le Grand Art de la pêche n'est plus représenté que par quelques couples de chalutiers appartenant à des compagnies.

Le Petit Art subsiste. Ceux qui l'exercent sur des barques non pontées, appelées en général des bettes, ne laissent pas de constituer encore la plus importante pêcherie du front maritime français au midi, soit que l'on considère le produit du travail, le nombre des marins que la flotte enrôle annuellement, la connaissance du métier, ses coutumes, ses vieilles mœurs. Il serait difficile de sous-estimer ce trésor. En sauvera-t-on les vestiges entre lesquels j'ai pu glaner ?

Quelles belles prières étaient récitées avant de jeter les filets ! Notre Père, donnez-nous du poisson, assez pour en donner, en manger, en vendre et nous en laisser dérober. Le matin, au soleil levant, le mousse, après avoir éteint la lampe romaine pendue devant la Bonne Mère, ôtait son bonnet et disait gravement sur un rythme de psaume : — Saint Soleil, bon lever ! Et nous autres bon jour, santé, liberté, longue vie ! Lorsque le soleil se couchait, le même mousse officiait : — Bonsoir patron et mariniers, toute la compagnie ! Que le bon Dieu conserve la barque et les gens ! Et celui qui ne dit pas « ainsi soit-il », le cul de la bouteille lui échappe ! … Pour détourner la dure malédiction, chacun criait : Amen ! Le mousse disait encore : — Bonsoir patron et marins, toute la compagnie ! Vierge, patronne du pauvre pécheur, faites que dans le filet il y ait du poisson du golfe. Que le bon Dieu conserve la barque et les gens ! Requiescant in pace. Amen. Cette antique population était religieuse, les confréries d'hommes et de femmes étaient nombreuses, les chapelles subsistent, le culte de Notre-Dame-de-Miséricorde que l'on appelle couramment « la Vierge » (montons à la Vierge !) son culte n'a pas diminué, sa chapelle est tapissée d'ex-voto de toutes dates ; son trésor, gardé à la cure, s'il a été pillé à la révolution s'est vite repeuplé de dons et de legs, croix d'honneur, médailles militaires, sautoirs, colliers, anneaux, poissons, coquillages d'or ou d'argent, sifflets de bord, filets de pêche exécutés dans les mêmes métaux précieux, que la noire statue arbore sur sa robe blanche dans les grands jours. Il n'y a pas longtemps encore que le 3 mai de chaque année, pour la fête de l'Invention de la Croix, les pénitents blancs et les pénitents bleus partaient de bon matin, l'un d'eux même pieds nus et chargé d'un lourd crucifix, pour aller vénérer, à quelque trois lieues, non loin du cap Couronne, cette anse de rivage où la barque de Lazare, de Marie et de Maximin, passe pour avoir abordé dans la course incertaine des Saintes à Marseille.

Nos bons aïeux avaient toujours été si curieux de reliques et de pèlerinages que, en 1728, comme finissait la Régence, ils remuaient ciel et terre pour obtenir des consuls de Manosque, siège d'une importante commanderie de Malte, « l'os du bras gauche appelé humérus » qui avait appartenu au corps du bienheureux fondateur de l'Ordre, notre compatriote Gérard. Mais l'ossement sacré ayant été placé dans une chapelle de l'Île, les deux autres quartiers firent de violentes émeutes jusqu'à ce que l'Archevêque, un fort bon homme, se résolût à faire prendre au riche trésor manoscain « deux os considérables des costes » que Jonquières et Ferrières purent se partager. Il faut lire la lettre de demande et de remerciement ; il faut voir la liste des présents envoyés par Martigues en échange de ce trésor spirituel : la charretée de poisson frais, le gros paquet de la célèbre friandise dite poutargue, ou selon l'orthographe de Rabelais, boutargue, conserve d'œufs séchés, tirés de l'ovaire des muges comme l'on tire le caviar de l'esturgeon.

Le muge, bétail de mer, trésor des gens de Martigues
qui tiraient les œufs dont il est plein
et les confisent en poutargue
et dans leurs jours de fête et de joute,
ils s'en régalent … (Mistral)

Au XVIIe siècle, Tavernier, l'auteur des Six voyages, ayant trouvé de la poutargue eu Asie Mineure, l'avait prise pour du caviar. Mais de nos jours, Moréas ne s'y trompait pas ; il l'eût vite reconnue pour l'afgotarakon de ses étangs de Missolonghi, dont les riverains sont qualifiés de têtes de muges à cause du noble produit. À la différence d'un beau poisson dont l'offrande doit agréer sans plus, une poutargue offerte revêt à Martigues un caractère quasiment rituel d'amitié et presque d'hommage, qui tient de très près à ce corps vénérable des mœurs et des coutumes du métier de la mer, mi-civiles, mi-religieuses, dont le prolongement explique un reliquat d'extrême bonhomie, d'amitié sociale puissante et heureuse, que la politique a pu gâter sans l'anéantir.

Chez les mêmes pêcheurs, le régime du mariage est resté antique. S'il a évolué, il n'a pas disparu.

Les fiançailles se célèbrent assez habituellement à l'époque dite de la seconde communion. Lui a treize ans. Elle en a douze ; les accords solennels se sont faits entre les familles.

Après le pacte, les enfants peuvent « se parler ». Ils se parlent surtout à cette heure du soir où, par la longue rue qui traverse les trois quartiers, les jeunes filles vont remplir les cruches à la fontaine ; leur compagnon légal ne les quitte guère d'un pas. Or, ce manège pouvait s’étendre sur une douzaine d'années, car, avant la dernière guerre, le garçon de dix-huit ans qui allait au service devait quelque quarante-quatre mois à l'État, ce qui fixait à vingt-deux ou vingt-trois ans les justes noces. Que le premier enfant naquît au bout de trois ou quatre mois, était-ce grave ? demandait un bon curé. On se le demande avec lui.

Mille causes travaillent à dissoudre de telles mœurs. Elles périront tout entières avec le petit peuple qui les pratique, si nulle bonne volonté ne parvient à concilier l'effort industriel et commercial de Marseille et de la nation avec l'existence de ce nid de pêcheurs. Le sauvetage n'est pas impossible et il est facile. Il suffirait d'indemniser la classe qui vit de la mer, comme l'on a indemnisé les propriétaires et paysans qui vivaient du sol. Une flotte du Grand Art pourrait être ainsi reconstruite, nos pêcheurs retrouveraient au large ce qu'ils vont perdre de leurs étangs si riches encore ; seulement il faudrait se hâter !

Mistral a relaté qu'à la fin du XIXe siècle, Martigues fournissait cent inscrits maritimes aux vaisseaux de l'État. Ces dernières années, les inscrits n'étaient plus qu'une trentaine.

Pour 1927, il y en a eu un.

À côté des pêcheurs (au-dessus, croit-on, répétons : à côté) il existe un autre élément de population reconnaissable à deux traits : elle parle français autant et plus que provençal, elle échappe à l'obligation des gros travaux, elle pratique les habitudes de vie demi-bourgeoise si commune en pays français !

Mais les autres bourgeois français « viennent » du peuple. Ceux-ci n'en sortent point, ils paraissent y retourner. Cette petite bourgeoisie ne ressemble pas mal au résidu d'une classe que les circonstances auraient fait déchoir par degrés d'un état d'instruction, de loisir et de culture. Le flâneur qui parcourt les voies principales, bordées de maisons plus ou moins neuves, n'y peut trouver de grandes lumières sur ce passé, mais les rues latérales et leurs ruelles font admirer une véritable profusion d'anciennes bâtisses de pierre dorée, percées de portes et de fenêtres de style, où l'art des constructeurs, le choix des matériaux, le soin de l'ornement attestent une certaine aisance matérielle et les préoccupations de l'esprit. À l'intérieur, que les marchands ont pillé pendant ces dernières années, abondèrent longtemps les glaces, les trumeaux, les meubles de prix, les vieux livres solidement reliés. Tout ce que l'Amérique nous arrache aujourd'hui, cette petite bourgeoisie ou ce gros peuple l'accumulait encore il y a cinquante ans ! Essayons d'entrevoir ce qui s'est passé.

De temps immémorial, et bien que cet imposteur de Nostredame les ait traités « d'hommes maritimes et demi-barbares », les gens de Martigues étaient connus pour l'entrain de leurs fêtes, leurs joutes, leur danse effrénée. La vivo Martegalo dont parle Mistral était de leur invention. Le poète macaronique Antoine Arène avait salué Reynier de l'île de Martigues : dansarum lo capitanus. Le XVIe siècle s'étant achevé en combats, ces joyeux « bragards » ne s'y étaient pas montrés méprisables ; avec ma chère petite ville originelle de Roquevaire et la tour de Toulon, Martigues fut des trois places de Provence qui résistèrent aux Impériaux de l’amiral Doria. Pendant les guerres de religion, la ville à peine réunie s'était de nouveau subdivisée et nos quartiers se partageaient entre les deux cultes, puis entre le Roi et la Ligue. Bataille, siège, assaut, reprises, trahisons, massacre, épidémie, toutes les misères !

On connaît sur ce point

… un trait assez bien inventé
Autrefois à Racan, Malherbe l'a conté 13.

Cette gasconnade du grand Normand est recueillie dans la Vie de Malherbe : « Il m'a encore dit plusieurs fois, écrit le disciple fidèle, qu'étant habitué à Aix depuis la mort de M. le grand prieur, son maître, il fut commandé de deux cents hommes de pied devant la ville de Martigues qui était infectée de contagion et que les Espagnols assiégeaient par mer et les Provençaux par terre, pour empêcher qu'ils ne communiquassent le mauvais air, et qui la tinrent assiégée par ligne de communications si étroitement qu'ils réduisirent le dernier vivant à mettre le drapeau noir sur la ville avant que de lever le siège. »

Le dernier vivant ! Presque aussi grand fanfaron que puissant poète, Malherbe faisait subir à nos bons aïeux le même sort qu'à ces deux moitiés de Ronsard qu'il ratura successivement un jour d'humeur et qui ne s'en portent pas plus mal. Mais les survivants de la peste et du siège durent rire de ce massacre digne de l'Ajax furieux. Car une de leurs arquebuses l'avait blessé autrement qu'en pensée ou figure de rhétorique. C'est l'ère qui suivit cette vengeance malherbienne où, très exactement, doit se placer notre âge d'or. Pareils en cela à beaucoup d'autres Français, notre grande prospérité est marquée à ce chiffre du XVIIe siècle. Le retour de la paix civile fit affluer les autres biens. Dès la première moitié du règne de Louis XIV, l'essor avait été si vif que la population s'était élevée à seize mille âmes. Quinze frégates se balançaient dans le port de Bouc, notre fenêtre sur la Mer, et Vauban y reconstruisait le fort qui commençait à dégoûter les Barbaresques de nos étangs. À Jonquières, la chapelle de l'Annonciade élevait son quadrilatère lambrissé d'or. Au milieu de l'île montait, sur des pilastres corinthiens parfaitement purs, la jolie église jésuite qui avec l'ancien hôtel de Pradines, devenu la Mairie, nous répète le goût robuste, l'esprit équilibré, les puissants instincts de l'époque. Cela donna le ton aux monuments civils de la ville et de la banlieue, sur lesquels il n'est pas impossible de découvrir tels mascarons directement inspirés du grave Puget. La petite ville tournait à la capitale de pays.

La peste de 1720 marque un arrêt d'accroissement, non la décadence. C'est alors que le pays fut abandonné par une ancienne aristocratie locale qu'un manteau d'écarlate avait distinguée, paraît-il. À la place de cette élite mystérieuse, d'autres classes dirigeantes se reformèrent avec les moyens locaux, qui paraissent avoir été abondants. Un petit collège ecclésiastique, vivant de ses fondations propres, épargnait aux enfants de la classe aisée l'ennui de s'expatrier pour s'instruire. Jusqu'à la Révolution, ils reçurent sur place un bon enseignement secondaire, mathématiques et latin. Si l'on ouvre le registre des délibérations municipales, dans lesquelles sont recueillis pas mal de discours impromptus, on peut admirer, sous un amas coutumier de fautes d'orthographe, la correction, la clarté, l'élégance, quelquefois l'éloquence du français écrit et parlé. Martigues y apparaît la digne suffragante de cette ville d'Aix, qui était réputée l'Athènes du Midi. Quelles traces j'en trouve encore dans le langage le plus courant ! ne serait-ce que cette brise qui se lève après déjeuner, sur les deux heures, et qu'on appelle galamment le Vent des Dames, comme un éventail de Watteau.

V
Les déchéances insensibles

Mais qu'est-ce donc qui permettait à la communauté ce joli petit luxe et cet usage d’ornements qui sont coûteux ? Il n'est pas très difficile de le savoir. Le bien y venait de la mer. Non pas de la mer poissonneuse ; de la mer trafiquante, celle qui charrie les denrées du cabotage et du long cours. Nos « Maîtres de la hache », c'était le nom officiel du patron charpentier, construisaient et lançaient quantité de navires qui allaient, partie aux Échelles, partie au Indes occidentales. Les actions et les parts de cette flotte nourricière étaient réparties entre beaucoup de gens. L'activité de leurs petites fortunes, suspendue par le Blocus continental, recommença sous la Restauration et le gouvernement de Juillet. Elle fut brisée, elle s'interrompit, et puis s'amortit d'elle-même quand le capitalisme évinça les ports secondaires, centralisa les entreprises pour tout absorber.

J'ai vu dans mon enfance quelques-uns de ces co-propriétaires de petits bâtiments. À présent, je n'en connais plus. Bien des familles ont ainsi tout perdu. Quelques-unes se sont sauvées comme elles ont pu, les unes en allant travailler ailleurs ou en entrant dans les fonctions publiques, armée, marine, douanes, administration, les autres en exerçant sur place quelque honnête petit commerce qui ne fît point trop de contraste avec la dignité oisive de l'ancienne vie. La lente dérogation, qui a demandé plusieurs générations, s'est faite sans heurt, rupture ni scandale, de demi-mésalliances en mésalliances complètes. Ce qui s'est fait ainsi explique le reste. Descendues d'un degré à quelque condition inférieure à celle de leurs grands-parents, de nombreuses recrues ont communiqué à leur classe nouvelle une politesse de mœurs et de langage, une distinction de sentiments et de tenue, un goût, un attentif respect des usages, des formes et des rites, qui peuvent étonner le curieux et l'observateur. Il n'est pas jusqu'à la forme physique apparente qui ne se ressente de délicatesses et d'affinements qui sous-entendent et trahissent l'éducation d'un long passé. Quelque crédit qu'il faille accorder au beau sang de la Vénus populaire, il y a des profils, il y a des attaches, il y a des détails du noble édifice humain que les races ne produisent pas spontanément ; les beautés civilisées sont acquises par de lents degrés, ces nobles filles de l'esprit et de la chair supposent un travail d'épuration, de sélection et de perfectionnement ; rien n'y supplée l'effort accumulé et les filtres successifs des générations. Qui les voit face à face en chair et en os ne peut les admirer, ni les méditer sans entendre sourdre et jaillir le grand beau vers naïf d'Anselme Mathieu, qui est peut-être de Mistral :

Les trois quarts du Midi, sommes de bonne famille
Et tel dans un guéret
Vous le voyez labourer
Qui pourrait se signer Comte de Vintimille.

Une trace, diffuse mais lumineuse encore, de cette antiquité à demi perdue, concourt ici à l'on ne sait quel charme de bonté générique, bien dénué de prétention comme d'orgueil, mais non pas de cette fierté qui met en relief le souvenir des peuples. Quand un pays ajoute à la noble splendeur des corps l'action forte et vivace d'un vieil esprit local, il n'est point incapable d'assimiler des apports étrangers massifs ; alors d'anciens lambeaux épars redeviennent axes et, autour de ces axes, tournent et se composent les dépôts adventices accumulés par toute sorte de pèlerins.

VI
Mon retour éternel

Encore faut-il qu'un axe subsiste ! La petite classe moyenne qui vient d'être décrite ne peut vivre et durer qu'autant qu'elle sera portée par une classe assez nombreuse de pêcheurs indigènes, sur laquelle fonder, et dans laquelle se résorber au besoin. Que cette pêcherie disparaisse, tout le reste est perdu. Ce serait illusion que d'imaginer le contraire. La ville, posée sur les eaux comme une mouette, est née du seul produit des eaux et l'ancienne marine du commerce qui est disparue ne peut pas renaître. Les œuvres du capitalisme marseillais ne la ressusciteront pas. Le canal de Marseille au Rhône y peut-il grand'chose ? Notre place sur le trajet semble trop proche de Marseille et de Saint-Louis pour que le moindre arrêt utile puisse y être marqué. Les gens sensés dans le pays s'en sont bien aperçus ; j'ai déjà raconté ce qu'ils disent :

— Nous verrons passer des bateaux.

On le verra aussi longtemps qu'il y aura des yeux pour ce spectacle. Ces yeux se fermeront. D'autres se seront-ils ouverts dans les mêmes lieux ? Ou sur les deux îlots qui restent, les derniers toits en ruines ne se seront-ils pas rapidement dépeuplés ? C'est le secret des temps. Le plus prévoyant ne peut calculer qu'à côté. Des cités ouvrières fondées de-ci, de-là, pourront abriter les immenses fourmilières sans nom, que les industries du rivage auront recrutées en tous lieux ; elles auront sans doute leurs comptoirs, leurs économats, leurs coopératives, tout ce que le travail moderne et son ingénieux machinisme veut et doit entretenir à son ombre. Mais l'organisme original qui fait le centre de notre antique république et de notre ancienne principauté, l'art de la pêche et la corporation des pêcheurs, lien vivant des îlots et des rivages de Martigues, comme des vieilles et nouvelles bourgades qui l'avoisinent, n'est-il pas condamné au dessèchement de la mort ?

Il n'y aura certainement plus de Martigues, si l'on continue à refuser d'y sauver la corporation qui est seule capable de perpétuer l'identité d'une vie et d'un art.

Ainsi, nos incertitudes de l'avenir font-elles un peu trembler la ligne d'horizon ; à peu près de même manière que les petites énigmes inquiétantes ou irritantes de notre passé prochain ou lointain. Quelque effort que l'on fasse pour les débrouiller, le soleil radieux continue de jouer sur de difficiles mystères.

Que la bonté du génie des lieux ait permis de surprendre tel doux secret trop défendu, la piété naturelle qui me conduit et qui m'assiste enlève à cet effort le mérite, mais non la joie. Il n'est point de sujet sur lequel il y ait plus de plaisir à me répandre, et je ne saurai jamais me défendre de me comparer à ces capitaines de l'ancienne marine à voile, qui, étant nés ici, ne pouvaient s’empêcher, à peine sortis de Marseille, de retourner l'antenne vers le goulot de Bouc pour tenter d'entrevoir une pointe des trois clochers. Cela était plus fort qu'eux, disaient-ils.

Il est vrai que c'est infiniment plus fort que nous ! Les chaînes souples et puissantes par lesquelles l'esprit de la patrie nous tient, s'alourdissent encore quand les aveux de raison et d'expérience permettent d'imputer à la face du lieu natal ce double caractère de toute beauté vraie ; d'abord une splendeur commune qui emporte tous les suffrages, puis la subtile qualité qu'il appartient au très petit nombre de démêler. Nous en sommes là, je crois bien ; nous pouvons dire de la terre maternelle qu'elle est très belle ; nous pouvons nous persuader de la nature unique et secrète de sa beauté. Par là se justifient les complaisances excessives de nos retours continuels sur un thème constant, toujours repris, que nous ne traitons qu'en tremblant.

L'extraordinaire serait que l'assaut brisé et la tentative vaincue n'aient pas pour effet régulier de rallumer un désir, et presque un besoin, de revenir à cet impossible portrait de constantes merveilles dont on a le cœur ivre et plein. Cesserai-je ? Serai-je dépité ou découragé, et quand ? Défaites et retours, serments et dégoûts, rien n'y fait ; le naturel invétéré résiste, et le désir l'emporte. Certains jours de départ, l'œil suit le grand oiseau planeur et pêcheur qui tourne en cercle. Son aile étendue ne paraît plus battre que pour scander les deux syllabes du nom de l'adieu. Ce rythme de vol désespère, mais le cri d'âme en peine est tout fait vain ! Aussi vain que le « Martigues n'est plus Martigues » de nos bons parents, inattentifs à l'opiniâtreté de la vie. On ne se sépare pas de soi-même ; on ne se change pas à plaisir ! Même, change-t-on ? Personne ne s'en va, très peu de gens se quittent, toute chose conspire tellement à durer que pour quiconque assiste à la vie de son cœur, il faut douter même de la fin des passions. Mystère lumineux de ma belle petite ville, je ne puis vous dire qu'un au revoir si le Dieu ami le permet !

Charles Maurras
  1. Afin de ne pas ici en faire trop et là trop peu, nous avons choisi de ne documenter aucune des références toponymiques utilisées par Maurras, sur Martigues même et sur ses confins provençaux. Cartes et guides touristiques sont faits pour cela ! Comme celle-ci les notes suivantes sont des notes des éditeurs. [Retour]

  2. Philon d'Alexandrie, philosophe hellénistique néo-platonicien de la première moitié du Ier siècle. [Retour]

  3. « L'air obscur » (ici celui du crépuscule) : il s'agit d'une citation de Dante au chant V de l'Enfer. [Retour]

  4. Personnages mi-historiques, mi-légendaires, participant à la fondation de Marseille. Euxène et Protis sont les chefs de deux flottes phocéennes, Gyptis est la fille du roi celte de la contrée, qui choisit Euxène pour époux en lui offrant la coupe. [Retour]

  5. Virgile, Enéide, V, 613-615.

    Assez loin, en retrait sur une plage isolée, des Troyennes
    déploraient la mort d'Anchise, et toutes regardaient la mer profonde,
    en pleurant
    .

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  6. Port de Campanie, sur le golfe de Salerne, autrefois florissante république maritime indépendante. [Retour]

  7. Justin, dans l'Abrégé des Histoires philippiques, 43, 6-7 :

    Itaque in ultimam Oceani oram procedere ausi in sinum Gallicum ostio Rhodani amnis deuenere, cuius loci amoenitate capti, reuersi domum referentes quae uiderant, plures sollicitauere.

    « C'est pourquoi, ayant osé s'avancer en direction du rivage ultime de l'Océan, ils arrivèrent dans le golfe gaulois à l'embouchure du Rhône, et captivés par le charme de ce lieu, une fois de retour chez eux, ils attirèrent davantage de gens en racontant ce qu'ils avaient vu. » [Retour]

  8. Félix Ziem (1821-1911), artiste peintre très réputé à son époque. Il installa un atelier en 1860 à Martigues, où un musée portant son nom fut ouvert en 1908. [Retour]

  9. Ziem séjourna également longuement à Venise, dont il fit d'innombrables toiles. On a dit que c'est en référence à ses peintures que Martigues a été plus tard appelée la « Venise provençale » ; c'est possible, bien que la chanson qui popularisa cette appellation date de 1934. [Retour]

  10. Comprendre : Claude Lorrain. [Retour]

  11. Les fraîches Tempé. C'est une citation fameuse de Virgile (Géorgiques, II, 469). Tempé, vallée étroite et encaissée qui est l'une des communications principales entre la Macédoine et la Grèce, est prise par Virgile comme un nom générique pour parler de vallées profondes et fraîches. On peut remarquer que le vers suivant de Virgile est celui qui donne à Hugo le titre de son poème Mugitusque boum. [Retour]

  12. Robert Guiscard (l'Avisé), chef viking parti de Normandie vers 1040 pour conquérir l'Italie du Sud et la Sicile, dont il chasse les Byzantins et où il fonde un royaume. [Retour]

  13. La Fontaine, Fables, III, 1 : Le Meunier, son Fils et l'Âne. [Retour]

Texte de 1929.

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