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Sur la peine de mort

Si Ferrer 1 n’est pour rien dans les sanglantes affaires de Barcelone 2, tout le monde est d’accord : la condamnation éventuelle est à réviser.

Mais y a-t-il erreur ?

Jusqu’à présent, l’on n’a pas écrit un mot qui fasse le commencement d’une preuve ou d’un indice de ce côté. La suffisance ou l’insuffisance des témoignages cités contre lui ne peut être appréciée par nous. Nous n’en sommes pas juges. Les membres de la commission militaire constituée pour ce jugement sont mieux placés que personne pour en faire l’estime. Ils voient les pièces, et nous ne les voyons pas 3. Ils ont devant eux l’accusé, nous ne l’avons pas. Toutes choses étant égales d’ailleurs, ils ont sur nous et sur tous les messieurs de Paris et de Londres 4 qui opinent dans le débat, l’avantage de position.

Dira-t-on que les choses ne sont pas égales d’ailleurs ? Et veut-on tenir compte des passions antimaçonniques de l’autorité espagnole excitée contre Ferrer ? Mais il faut, en ce cas, tenir compte des passions maçonniques et des intérêts anticléricaux soulevés en faveur du même Ferrer 5, ce qui suffit à rétablir l’égalité. Sur la question de fait, il faut donc attendre sans défiance, faute d’avoir des raisons de se défier. Reste une grande et tragique question de droit.

La question ne se pose que si Ferrer est coupable. Sans savoir ce que le tribunal en a décidé, supposons-le : soit, il est pour quelque chose, il est pour beaucoup dans le sang versé et les incendies allumés à Barcelone. Il les a ou inspirés ou suggérés. Supposons une suggestion très indirecte. Il n’a pas désigné les habitants à massacrer, ni les monuments à livrer aux flammes. Mais il a fait tout ce qu’il fallait pour que les malheurs fussent accomplis. Il a propagé les idées qui tendaient à cela. Et il en doit répondre dans la mesure où, par exemple, je devrais répondre d’une tentative de coup de force opéré contre la République au profit du Roi.

La question de savoir si j’aurais été présent ou absent au moment des délibérations qui auraient abouti à l’acte engagerait ou dégagerait ma responsabilité à un point de vue que j’appellerai stratégique : en cas de décision prise par autrui, je pourrais faire des réserves sur l’opportunité, l’utilité ou la méthode de l’opération. Mais en droit, moralement, je resterais vis-à-vis de la loi, vis-à-vis des auteurs de la tentative, un débiteur entier, un débiteur complet. Étranger à l’avortement de la tentative, je devrais répondre de l’idée génératrice. Une idée ayant engendré des actes punissables serait punissable dans son auteur.

Ce principe, le nôtre, a été pratiqué pour Mattis 6. Il n’a pas dépendu de nous que la violence, plus idéale que matérielle, faite au président de la République et réprimée dans le seul Mattis ne fût aussi frappée en nous, ses complices moraux. La question Ferrer est une question Mattis aggravée d’une prise d’armes sanglante et de cette loi martiale qu’on applique partout où il s’agit de rétablir l’ordre matériel.

Ferrer a-t-il tué, brûlé, pillé à Barcelone dans la mesure où l’Action française a tiré la barbe de M. Fallières à Paris ? Nous l’avons supposé. La conséquence suit. Alors ? C’est la mort. Pourquoi pas ?

Tout hier, j’emportai cette terrible pensée à la promenade. L’esprit efféminé et la raison sans nerf que le dernier siècle nous composa nous occasionnent de ces querelles avec nous-mêmes. Elles ont l’avantage de vérifier les fondements de notre pensée.

Nous admettons que plusieurs milliers de communards pris les armes à la main aient été passés par les armes, mais il faut un effort pour regretter que les principaux responsables de ces événements aussi justes que douloureux n’aient pas été collés au mur au lieu des autres. Nous nommons régulières les exécutions des insurgés catalans, nous hésitons à la pensée de sacrifier Ferrer. Ferrer, c’est une « opinion » ? Mais cette opinion a tué ! Cause réfléchie de crimes publics, elle est beaucoup plus responsable que l’acte matériel de l’insurgé meurtrier. Le meneur de sang-froid est plus coupable que le mené qui perd la tête. Si l’on ne fusille pas ce dernier, il continuera ses dégâts ; mais, si on le fusille, comment épargner le premier ? L’insurrection a coûté une centaine de morts à la cause de l’ordre, je ne sais pas ce que les représailles auront fait de cadavres dans le parti de l’anarchie. Ce que je sais bien, c’est qu’à la place de Ferrer, le fantôme des uns et des autres saurait me rendre également insupportables la veille et le sommeil. Toute ma vie ne pourrait tendre qu’à les venger. Une condamnation à mort me délivrerait de ce devoir en délivrant la société des malheurs que je lui devrais infliger.

On objecte :

— Mais un homme ! La vie d’un homme !

Qui se place à ce point de vue et érige la vie d’un homme en principe supérieur à toute justice et à tout ordre arrête la marche du monde. Les autres vies (qui ont des droits, je pense !) en sont anéanties ou immobilisées. Ce coup de vent métaphysique suffit à congeler et à cristalliser l’univers. Mais la prohibition faite à la société humaine de toucher à l’être humain qui la compose est inintelligible.

Ne pouvant la justifier, on insiste et on dit :

— Mais un homme de pensée ! Un homme de liberté !

Les hommes de pensée n’ayant aucun privilège contre aucun genre de mort, pourquoi exempterait-on celui-ci de subir les conséquences de ses actions ? Quant à la liberté de penser que promet Ferrer à l’Espagne, nous la voyons, en France, bouleverser les mœurs et les propriétés, exiler les uns, persécuter les autres, pour aboutir à quoi ? À « imposer », selon la prévision d’Auguste Comte, « par des moyens matériels », « un respect légal pour les dogmes révolutionnaires que toute doctrine vraiment organique doit préalablement exclure » ! Cette prétendue libre pensée devrait liguer contre elle tous les hommes intéressés au salut de l’esprit humain. Elle ne peut sauver Ferrer.

On fait une plainte suprême, la seule touchante :

— Ferrer est notre ami.

Une circonstance privée m’a mis, l’année dernière, en présence de la propre fille de Ferrer 7. Je ne serai pas le dernier à m’incliner devant une angoisse que tout le monde respectera. La jeune artiste catalane qui ciselait des traductions rythmiques de l’ode de Mistral à ses compatriotes et d’autres poèmes des Îles d’Or 8, a été visitée par les journalistes. C’est ce qui autorise à écrire son nom ici. Comme toutes les Européennes de son siècle et de sa génération, Madame Paz Ferrer est royaliste 9, car la philosophie anarchiste est jugée une antiquaille à peu près partout, sauf peut-être en Espagne.

Le charme de cette vieille folie s’est-il assez évaporé en Catalogne pour qu’on puisse traiter ses adeptes par la clémence ? Pour être doux avec son peuple, Alphonse XIII n’a-t-il pas des devoirs de sévérité envers les perturbateurs ? Autre question, question royale ! Les particuliers n’ont pas à la pénétrer. Mais le sanctuaire des deuils intimes ne nous est pas moins interdit. On ne peut que leur indiquer avec tristesse le bois sacré des religions et des philosophies. C’est l’unique refuge.

 

Pour le catholique, rien n’est fini ; quelqu’un fait le départ des intentions, des pensées et des actes, et la pensée de la communion des âmes sauvées ouvre aux affections une magnifique espérance. Mais ceux qui ne croient pas ou qui même supposent que le dernier mot de la tragédie de la vie est écrit quand les douze balles ont frappé, ceux-là sont les derniers qui puissent s’élever contre les duretés partielles imposées par le bien général des sociétés.

La police du monde veut qu’on ne le trouble qu’à bon escient. Plus les risques attachés à la carrière de chef spirituel seront sérieux et graves, plus cette profession aura de dignité, et ceux qui la suivront en mesureront mieux leurs responsabilités. Ni le caractère des hommes, ni les mœurs publiques n’y peuvent perdre.

Mourir pour une idée ne peut pas être un mal.

Charles Maurras
  1. Francisco Ferrer Guardia, né en 1859, théoricien anarchiste espagnol. À l'heure où l'article paraît, Ferrer est incarcéré dans la forteresse de Montjuich, à Barcelone, et jugé en urgence par un tribunal militaire. Son arrestation et son procès ont provoqué un vaste mouvement de protestation de par le monde. (n.d.é.) [Retour]

  2. Le 26 juillet 1909, une grève générale déclenchée à Barcelone dégénéra en émeute. Pendant la « semaine tragique » qui suivit, la ville fut livrée au pillage, de nombreuses églises furent incendiées et on dénombra une centaine de victimes. La pouvoir décréta la loi martiale et procéda à une répression féroce qui fut immédiatement comparée à celle de la Commune. (n.d.é.) [Retour]

  3. Le mouvement international de soutien à Ferrer s'appuyait sur l'argumentation inverse : procès expéditif et truqué, pas d'audition de témoins, avocat commis d'office n'ayant eu que quelques heures pour prendre connaissance des six cent pages du dossier… Il est exact que le gouvernement espagnol souhaitait aller vite, afin que les exécutions fussent achevées avant la convocation des Cortès le 15 octobre. Pour ses partisans, l'innocent Ferrer, le grand pédagogue, l'intellectuel aux blanches mains, qui n'était pas présent sur les lieux de l'insurrection, représentait le bouc émissaire idéal ; dès sa mort, qualifiée d'assassinat, il prit le statut de martyr. (n.d.é.) [Retour]

  4. Entre autres : George Bernard Shaw, Arthur Conan Doyle, H. G. Wells… (n.d.é.) [Retour]

  5. Ferrer était loin d'être un inconnu pour Maurras. Il avait vécu à Paris de 1885 à 1901, membre influent du Grand Orient, ardent partisan de Dreyfus et délégué à la Seconde Internationale. Condamnant les attentats anarchistes, il contribua à réintégrer les idées libertaires, tant en matière de mœurs que d'éducation, dans le monde intellectuel de l'extrême gauche honorable et fréquentable. Ayant hérité de la vaste fortune d'une de ses disciples, il retourna en Catalogne en 1901 pour y fonder l'École moderne, machine de guerre rationaliste contre l'enseignement catholique. (n.d.é.) [Retour]

  6. Jean Mattis, garçon de café et camelot du roi, rencontrant le 25 décembre 1908 le président de la République Armand Fallières en promenade, lui avait tiré la la barbe. (n.d.é.) [Retour]

  7. Ferrer eut trois filles de son premier mariage : Trinidad, Paz et Sol. En 1893, il se sépare de sa femme, qui ne partage pas ses engagements, après une violente dispute au cours de laquelle elle tire sur lui trois coups de revolver ; cela fait la une des journaux, mais juste après, l'assassinat du président Sadi Carnot vient éclipser cet événement mondain. Elle ira ensuite vivre en Ukraine avec un aristocrate russe, emmenant sa fille Sol qui deviendra plus tard la biographe de son père. Celui-ci contractera en 1899 un mariage civil avec une égérie de la libre pensée parisienne. (n.d.é.) [Retour]

  8. Lis Isclo d'Or, œuvre de Frédéric Mistral (1876). (n.d.é.) [Retour]

  9. Le lendemain de la publication de cet article, Ferrer tombait à Barcelone et, pendant que l’émeute battait le seuil de l’ambassade d’Espagne à Paris, c’est dans mon cabinet de l’Action française, chaussée d’Antin, que Madame Paz Ferrer venait pleurer le sort de son père, et le sien. (Note de Charles Maurras dans l'édition de L'Allée des Philosophes) [Retour]

Texte paru paru dans l'Action française du 12 octobre 1909 sous le titre La Mort ?, il a été repris en 1923 dans l'ouvrage L'Allée des Philosophes.

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