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Les Conditions de la victoire — I

Deuil provençal

25 août 1914

Quelques journaux de diverses couleurs s'étaient mis d'accord ces jours-ci pour déclarer que le silence des bureaux militaires était ce qu'il y avait de pire au monde et qu'un bon petit bavardage serait inoffensif. Nous n'étions pas de leur avis. On a bavardé ; le résultat ne s'est pas fait attendre. Plus direct et plus douloureux que tout raisonnement, il nous a donné trop raison. Un hurluberlu du nom de Gervais, qui est sénateur de la Seine et rédacteur au Matin, ayant découvert que son « inébranlable confiance dans la valeur de nos troupes » lui donnait toute « la liberté d'esprit nécessaire » pour faire des sottises, il s'est fourré en tête de livrer au public les causes de notre insuccès et de notre recul en Lorraine, et il a publié qu'une « division du 15e corps composée de contingents d'Antibes, de Toulon, de Marseille et d'Aix a lâché pied devant l'ennemi. » Le ministère de la Guerre a rectifié. Les quelques coupables ont été châtiés, le journal criminel blâmé 1. Et le parlementaire ? Est-ce qu'il s'en ira sain et sauf ? L'homme qui lâche pied devant l'ennemi mérite le peloton d'exécution, mais un homme d'État qui lâche le secret dont il a le dépôt, mérite le fouet. Je dis peu.

Fouetté ou non, M. Gervais peut se dire que le mal est fait et qu'il ne dépend même plus de lui de le réparer. Quelque beau coup, un acte d'héroïsme hardi et sauveur réussi on pleine lumière par les Provençaux du 15e corps lavera le nom provençal du crime collectif qui leur est imputé. D'ici là, quoique l'on rectifie et quelques explications que l'on donne de vive voix ou par écrit, le « vieux peuple fier et libre » se croira en deuil de l'honneur. Ceux des nôtres qui sont aux frontières ne le sentiront heureusement pas, puisque la bataille charme toute inquiétude et qu'ils peuvent montrer, en le versant à flots, que leur beau sang n'a pas dégénéré encore.

Mistral est mort à temps 2. Le vieillard de Maillane eût frémi de l'opprobre du 25 août. Il est vrai qu'il se fût redressé l'autre jour au bruit des applaudissements qui saluèrent l'intrépide traversée de la Lorraine, dirigée au milieu des croiseurs allemands par mon éminent homonyme le commandant Maurras 3, que je n'ai pas l'honneur de connaître, mais qui est né quelque part autour de La Ciotat.

Comme dans les pays de plaine restés quelques temps à l'abri des incursions de l'étranger, les Provençaux n'ont pas toujours fourni un peuple très aguerri. Walter Scott n'apparaît pas mauvais historien quand il nous le montre à la fin du quinzième siècle presque perdu par les délices de la paix. Or, moins de cinquante ans après la réunion à la France, il se lève en Provence des générations singulièrement batailleuses et valeureuses dévouées jusqu'à l'héroïsme dans la défense contre les armées de Charles-Quint ; cela s'est retrouvé pendant les guerres religieuses et les guerres de la Révolution. Mais, de tout temps, ce fut sur mer que le Provençal donna sa mesure. Il suffit au mocô4 d'avoir de bons chefs et de combattre sous leurs yeux : sa frugalité, sa sobriété, sa prestesse, sa sensibilité prodigieuse aux nuances du point d'honneur et enfin cette ténacité de race, si éloignée de la prétendue « impressionnabilité des méridionaux » dont parle M. Clemenceau ce matin, ténacité qui faisait dire à la vieille France : « têtu comme un Provençal », le rendait redoutable sur tous les océans. C'est avec lui que Suffren a fait ses miracles, et quelques-uns de nos matelots enfermés à Montrouge en 1870 5 n'ont pas laissé pâlir cette réputation.

La mer est une éducatrice. Mais les Provençaux ont connu, depuis, une corruptrice : la politique. On ne saura jamais les torts que la politique a faits à notre race. Les facilités croissantes de naturalisation commencèrent par introduire ces derniers cinquante ans un flot d'étrangers trop divers. Ensuite le régime électif surprenant le pays dans une heure de dépression 6 fit jouer ses mauvais ressorts. Une représentation politique désastreuse, fonctionnant au rebours de l'organisation sociale et s'occupant même de la combattre méthodiquement, y réalisa peu à peu, mais de plus en plus et à la lettre, ce que Jules Lemaitre nomma « le gouvernement des pires ». Nous avons expliqué en de vieilles études (Le Mauvais Midi, Le Midi esclave), comment le régime fut dans cette région plus entier que partout ailleurs et put aller jusqu'au bout de sa malfaisance. Opportunistes, radicaux, socialistes, anarchistes formèrent dans le Midi une chaîne continue, commençant aux Rouvier, continuant par les Clemenceau ou les Pelletan et se terminant par ces fauteurs de l'anti-militarisme avoué qui n'ont que trop infesté nos parages, qui n'ont que trop chanté dans le voisinage des troupes :

Salut, salut à vous !
Nobles soldats du dix-septième !…

Dans un port de mer qui le mettait d'ailleurs volontiers en minorité, j'ai vu pendant vingt ans, un député de la circonscription, agitateur et doctrinaire, rallier les moins bons éléments du pays contre les plus honorables fonctionnaires de la Marine. La vingt-et-unième année il reparut avec sa cour des miracles habituelle, mais, cette fois, pour récompense, il était ministre de la Marine, et les habits brodés d'argent se tenaient inclinés devant lui au débarcadère… La prime ainsi donnée à un certain talent révolutionnaire élève forcément la cote de l'esprit d'anarchie. Enchérir sur le radical paraît la voie normale des honneurs, des triomphes, d'ailleurs suivis d'assagissements fructueux. La conscience d'aucun peuple ne tiendrait contre cette immoralité en action. Et la fibre morale une fois relâchée, la fibre physique est malade.

Mais, encore une fois, devant l'ennemi, tout change, tout se réforme, quand les énergies du passé veulent refleurir. La mobilisation s'est faite en Provence avec un enthousiasme, un élan auquel nul ne s'attendait, les régiments ont quitté nos villes comme pour une promenade à la campagne, le mauvais esprit ne s'y faisait pas sentir et les renseignements qui circulent s'accordent à montrer que les défaillances partielles ont causé une vive horreur parmi les compagnons d'armes des défaillants 7.

De cette horreur sacrée jaillira bientôt la revanche de nos soldats. Peut-être déjà est-elle obtenue. Nous ne demandons d'ailleurs pas à la connaître, non plus que nous n'aurions demandé à savoir le crime. En de si cruelles rencontres, un seul parti est sage, le parti pris, bien pris, de ne point gêner l'action par la critique. On ne me fera jamais prendre les bureaux officiels pour un organisme infaillible. Ils peuvent et doivent se tromper. Mais ils peuvent aussi paraître se tromper en ne se trompant pas ou en se trompant moins qu'il ne semble : dès lors leur position de gens qui savent n'est-elle pas supérieure à la nôtre, qui sommes aussi faillibles qu'eux, et qui ne savons pas ? Les silences de ces messieurs peuvent avoir tous les défauts et tous les inconvénients énumérés par M. Clemenceau ou par M. Pichon. Mais voici qui doit tout régler : dans l'excès de parole que l'on réclame d'eux ou dans celui que l'on se permet sans leur permission, il peut se cacher tel péril incomparablement supérieur, inconnu de nous et qu'ils savent !

Charles Maurras
  1. Nous reproduisons le texte tel que paru en recueil dans le premier volume des Conditions de la victoire en 1916. L'article dans L'Action française comporte ici, à la place de la phrase qu'on vient de lire : « On trouvera plus loin la note rectificatrice et la juste protestation du ministère de la Guerre. Les troupes criminelles ont été châtiées, le journal coupable blâmé. » (n. d. é.) [Retour]

  2. Le 25 mars 1914. (n. d. é.) [Retour]

  3. La Lorraine est un navire français que son commandant, nommé Maurras, ramena de New York aux premiers jours de la guerre, échappant aux navires allemands. (n. d. é.) [Retour]

  4. Appellation traditionnelle du matelot Toulonnais, et par extension Provençal ou de Méditerranée, par opposition au ponentais, généralement Breton. (n. d. é.) [Retour]

  5. La guerre de 1870 fut essentiellement terrestre, même s'il y eut quelques opérations de la marine française. Des matelots inemployés sur leurs navires renforcèrent les troupes terrestres, en particulier dans les forts protégeant Paris. Le fort de Montrouge, qui a été assiégé par les Allemands, était en partie défendu par des matelots Provençaux. (n. d. é.) [Retour]

  6. La grande agitation électorale menée par Gambetta coïncide avec le phylloxéra. [Note de 1916.] [Retour]

  7. Dans le texte de 1914 : « des criminels ». (n. d. é.) [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 25 août 1914.

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