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Le Chemin de Paradis
Postface

Réflexions sur un premier livre
1895–1920

Des amis vigilants m'en ont averti, l'heure avance. Sans ralentir encore, la vie donne son fruit. Voici venir les jours d'automne 1 où, pour cueillir toutes les grappes, il est sage de les compter. Que valent dans ce compte les écrits de jeunesse ? Quel départ raisonnable faire entre ces premiers germes ? Si beaucoup avortaient, lesquels ont couru à la vie ?

Une mode d'il y a trente ans voulait que l'on contât des histoires philosophiques. Les « mythes », traduisez les fables, les « mythes » et les « fabliaux » de mon Chemin de Paradis avaient suivi la mode ; ils s'étaient appliqués, suivant l'expression d'un de nos aînés les plus fols 2, à « inscrire un dogme dans un symbole ». Ce n'était pas plus bête qu'autre chose, un peu chinois peut-être. Mais, en fait de dogmes, lequel ? Le symbole de quoi ? On ne nous l'avait guère dit. Nous étions peu nombreux à nous en soucier. L'intérêt de ce petit livre est d'avoir voulu choisir entre les idées.

Cela ne se vit pas nettement. Cela ne se voit plus. Nous allons voir d'où vint le mal et par la faute de quelles graves erreurs. Mais, si importants que soient les défauts de forme et de fond, je n'empêcherai pas certains jeunes esprits d'en être curieux. À travers ce bouquin devenu rarissime sans avoir disparu des bibliothèques, ils n'ont pas tort de rechercher quelque point de départ de mon pèlerinage, ils ont même chance d'y découvrir une trace du frémissement essentiel devant les énigmes humaines ; mais ces jeunes archéologues n'auront pas moins raison de se méfier ou de s'étonner, et de dire : est-il permis de tant changer !

Changer c'est vivre, oui. Mais, si ces trois cents pages roulent à flots l'outrance et la confusion juvénile, cependant je ne puis refuser de leur rire avec quelque amitié. Je ne me défends pas contre l'intérêt de ces tâtonnements et de ces épreuves. Cela comporte un peu de honte, mais d'embarras aucun. Car enfin l'ancien trouble aboutit à découvrir une direction.

Après vingt-cinq ans, démêlons ce qui fut viable ou ce qui le paraît.

I

Du point de vue immédiat des premiers rapports de l'auteur avec son public, l'affaire est simple. Rien. La barque fit naufrage au port. Et son constructeur ne peut pas s'en plaindre, l'ayant accompagnée d'une avare bénédiction ; si douce que parût l'odeur du papier neuf et de l'encre fraîche sous le glacis d'or vert de la couverture, le jour qu'il feuilleta son premier exemplaire, il s'en souvient, les épigraphes seules l'ont contenté.

De ces inscriptions liminaires l'une, la plus belle et très belle, était signée d'un écrivain vivant et qui vivra toujours : c'est le merveilleux poème dédicatoire de M. Anatole France, don mémorable du génie et de la bonté. Le poète divin des Cerfs, de la Prise de voile et de Leuconoé n'avait pu se tromper sur la faiblesse de mon coup d'essai, mais n'avait pas été insensible non plus à ce qui traînait par tout le volume d'amour, de piété et de grâces rendues aux idées mères et nourricières des choses :

… la Beauté sainte,
L'Harmonie et le chœur des Lois…

— Eh ! quoi, des vers de lui ! Exprès pour vous ! Ces vers !

Ainsi se récria Jules Lemaître quand je lui portai le volume.

À la surprise s'ajoutait un demi reproche fort juste que je démêlai des caresses de la voix d'or.

Ces beaux vers ont été beaucoup cités depuis. Mais pendant fort longtemps mon livre avait pesé sur eux comme une lame de tombeau. Au bout d'un quart de siècle, M. Calmann-Lévy, « éditeur héroïque », croyait bien avoir dans sa cave quelque trois ou quatre cents invendus. Vérification faite, il en restait une vingtaine. L'écoulement avait été si lent que personne n'y avait pris garde.

M. Anatole France n'était pas mon seul répondant. J'en atteste tous les auteurs passés et présents des sentences nombreuses placées en manchette de mes propos. Elles me consolaient de tous les faux pas que m'avaient révélés le feu cru et direct, l'épreuve décisive de la publication. Les moins fortes de ces références sublimes continuaient à m'apparaître justes et propres. J'en admirais de doctes et subtiles, empruntées d'écrivains aussi peu connus qu'Homère ou Platon. Toutes faisaient entendre plus qu'elles ne disaient. Quel plaisir pour l'auteur de la collection !

Il se piquait aussi d'avoir inventé un procédé de confrontation qu'il estimait capable de réveiller un mort. La Bruyère lui proposant son précieux axiome du « point de perfection dans les arts » comme « de bonté et de maturité dans la nature », mon jeune homme le complétait par les mots suivants qu'il avait tirés de l'Histoire auguste : « quem quo anno Sybaritae reppererunt, et perierunt », « la même année qu'ils le trouvèrent », ce bonheur ! « les Sybarites ont péri ». Faisons bonne mesure, avouons que pour éclairer une parabole de la félicité limitée et de cet appel naturel que la béatitude du mortel adresse à la Mort, le jeu de la double devise réalisait le rêve, et le rêve instructif. De même, pour mettre face à face la sagesse païenne et l'espoir du chrétien, un autre composé d'antique et de moderne avait été inscrit avec jubilation en tête de La Bonne Mort : « les morts soudaines, suprême félicité de la vie — Pline l'ancien » ; « de la subite mort, de la mort imprévue, délivrez-nous Seigneur — Litanies des Saints ». Par sa couleur et sa cadence, le texte latin des deux phrases semble d'ailleurs verser d'assez bonnes ténèbres : « Mortes repentinæ, summa vitæ felicitas. A subitanea et improvisa morte, libera nos, Domine… » Mais que dire de leur rencontre ? L'arc électrique dans la nuit. Je me plaisais du moins à me le figurer.

Peut-être que les sermonnaires avaient déjà trouvé des effets de ce genre, mais les fabricants de contes philosophiques ? La réponse, incertaine, ne laissait pas de rendre l'auteur assez faraud. C'est pourquoi son rapprochement de maximes hétérogènes et concordantes lui causait une joie supérieure encore quand il l'utilisait pour associer Tacite à Barrès et pour opposer à l'impatiente anarchie révolutionnaire le juste sentiment des ordres sociaux qui furent cultivés dans la cité antique et la naissante chrétienté. « Les chefs combattent pour la victoire, les soldats pour les chefs » avait dit Tacite dans sa Germanie idéale. Si la vie politique exige ordre, autorité, élite, choix, hiérarchie, que dire de la vie du cœur ! Barrés avait donc apporté la réplique rêvée pour notre jeune France de 1890 quand il avait écrit : « C'est de manquer d'énergie et de ne savoir où s'intéresser que souffre le jeune homme moderne ». Les deux sentences sont très bonnes à comparer telles quelles ; elles étaient meilleures encore au fronton de mes Serviteurs. Dès lors, que m'importait cet amer désenchantement exhalé par bouffées d'à peu près tout le reste de la brochure ; ce qui restait de militant, de polémique et de gnomique à mon petit recueil d'apologues intellectuels et moraux pouvait toujours se réclamer d'autorités solides, d'interprétations judicieuses, de bons textes et de beaux noms ; je n'avais pas humilié la vérité, je ne l'avais pas compromise.

II

Est-ce cette vertu qui, d'année en année, finit par attirer un certain nombre de lecteurs et de visiteurs ? Ils étaient venus un par un. De ces curieux amis, je pourrais dire que je les connais à peu près tous de visage ou de nom, mais je n'omettrai pas de nommer parmi eux ce Lorrain magnifique, Pierre Villard, tombé en volontaire à l'ennemi et qui m'a laissé la moitié de sa fortune pour continuer à servir son pays et ses idées comme il le voulait. Lui et d'autres ont cru trouver sur mon Chemin quelque chose qui ne leur semblait point exister ailleurs. Quoi ? C'est ce que j'aurais vu fort mal en ces temps lointains.

Ce qui m'était plutôt sensible, c'était le nombre et la qualité des réminiscences qui, d'un bout à l'autre du livre, le gonflaient et le faisaient vivre. Prises de meilleurs maîtres, élues avec l'enthousiasme impétueux des premières lectures, j'en ressens toujours la fierté. Les écrivains qui mettent leur amour-propre à différer plus qu'à ressembler auront peine à s'en rendre compte ; la commune fureur du quant à soi reste si vive qu'ils m'en feront des quolibets. Cependant, quoi qu'ils puissent dire, un esprit jeune mais sincère est plus flatté qu'humilié de retrouver au cours de son chant nouveau-né le son délicieux de la voix de ses maîtres ou de ces aînés adorés qui l'ont introduit et conduit. Je me savais un gré profond d'avoir subi avec tant d'allégresse l'accent de la belle Thaïs alors dans sa fleur, plus fraîche encore qu'aujourd'hui, telle que les contemporains seuls en peuvent parler. Puis, au même degré, les cadences de la nouvelle Bérénice 3, la fiévreuse, celle d'Aigues-Mortes et d'Arles, écho perpétué du monologue que nous savions par cœur, d'après les « Héroïsmes superflus » des très anciennes Taches d'encre 4 :

« Toujours triste, Amaryllis… »

France et Barrès, Barrès et France, avait-on mieux ? Avec notre Graius homo,

l'Athénien, l'honneur des Gaules, Moréas,

qui rallumait sur notre sol les beaux feux d'une poétique inspirée 5, que vouloir de meilleur que Barrès et que France ?

Dans l'excellent livre qu'il a écrit sur mon œuvre et sur mes idées, M. Achille Segard 6 a fort bien vu que l'influence de Barrès est plus apparente sur le second de mes volumes, Anthinea. Me croira-t-il si je l'assure qu'elle est pourtant beaucoup plus forte sur le premier, qu'elle marque à fond ? Sans l'action barrésienne Le Chemin de Paradis n'eût pas existé, car, après nous avoir tous dégoûtés et délivrés du goncourisme ou du zolisme, Barrès seul pouvait nous conduire à cet espace découvert où chacun devint ce qu'il put.

Je distingue d'ailleurs assez bien maintenant quelle gageure il y avait à vivre à la croisée de deux arts aussi dissemblables. Mais les deux artistes étaient amis. Le plus jeune avait écrit sur le plus ancien. Tous deux relevaient et sauvaient le pays pensant de l'abjection ou de la pauvreté des écoles régnantes. Contre cette littérature d'illettrés, tous deux faisaient aimer le génie souverain de la langue et de l'art ; ils honoraient les symboles et les idées, sentaient et discernaient la qualité des âmes. Le nom que l'un s'était choisi lui donnait pour marraine la patrie elle-même. L'autre, en pleine action, la servait. Cependant celui-ci, âme presque sans frein, altière figure de prince, valait précisément par des traits singuliers qui ne pouvaient être qu'à lui ; victime de tant de contrefaçons et de pastiches, quelques-uns élevés à la dignité de poncif, il aurait dû décourager jusqu'au genre d'imitation auquel un Pascal et un Saint-Simon peuvent être exposés. Grand écrivain d'humeur, artiste d'amour et de haine, ce profond moraliste français ne disait rien de l'âme qu'il n'eût reconnu par l'épreuve, directement. En lui et en lui seul, il aura procédé à la découverte du monde, de la nature humaine, des lois impersonnelles qui mènent ceci et cela. Rien donc n'est plus précieux que la haute matière dont ses livres sont faits.

Mais c'est de la communauté humaine et du plan général des images du monde que l'auteur de Thaïs aura tiré le goût, le charme, la mesure et les puissances de son art. La tradition plastique anime l'œuvre entière de M. Anatole France, elle y court et circule comme une belle onde reçue et transformée pour la passer à d'autres, apport toujours mouvant, dépôt fertilisant de trente siècles révolus, qui, au delà du nôtre, répandra le même bienfait.

Le discours d'Anatole France est comparable à l'animal supérieur dont la forme conte l'histoire. Cette phrase ferme et auguste peut résumer notre ascendance littéraire. Nourrie d'Amyot, de Montaigne, elle dérive en ligne plus droite encore de l'ample période sur laquelle l'ancien Balzac emporta les semences des deux antiquités, et je n'oublierai pas dans ses pures génératrices les belles traductions de la grande époque, Perrot d'Ablancourt, Madame Dacier.

C'est alors qu'une phrase française est enfin née. Il serait peu discret d'énumérer ceux qui portèrent à la perfection cet organe de la durée et des progrès de notre prose ; de Bossuet jusqu'à Voltaire, mieux vaudra éviter la revue de tous ces beaux noms. Mais le point délicat et l'heure critique apparaissent quand l'enflure et l'empâtement ont gâté jusqu'à l'héritage de Chateaubriand que ne relèvent ni Sainte-Beuve, avec sa limpidité et son naturel, ni même Ernest Renan, avec sa science et tout son génie ; trop heureux de ce qu'ils sauvèrent ! Après eux, grâce à eux du reste, un Anatole France a pu retrouver l'armature aérienne et la douce vigueur de l'antique langage, ce bon style nombreux, ce bel ordre vivant, que l'auteur des Origines du Christianisme avait laissé lui-même dissiper ou fléchir. Entouré d'écrivains dont Verlaine disait : « du bois ! du bois ! du bois ! » et de tels autres dont le même eût pu dire : « fumée ! fumée ! fumée ! », M. Anatole France a restauré dans la Parole l'honneur du composé humain, chair et esprit, fluidité et fermeté, chant subtil et docte semence, tel que l'eussent compris 7 les écrivains de temps meilleurs. Bien qu'il y ait beaucoup à dire sur tant d'acidité morale et d'amertume métaphysique associées aux justes pompes de la raison, et néanmoins sans croire que les sérénités de l'âme se confondent avec la brutale satisfaction

Elles savent quel goût ont l'amour et la mort 8

je ne veux pas traiter à présent des idées, je ne loue qu'une langue, cette chose sacrée aussi. La phrase inerte de Flaubert, dans sa grossière perfection statique, et le flux languissant des frères Goncourt avaient menacé d'appauvrir et de glacer tout ; M. Anatole France apparut le gardien, le rénovateur et le prêtre de ce « parler aux douceurs souveraines » que les trois quarts du siècle avaient outragé. Maître léger, profond et pur, en qui tout s'harmonise pour s'émouvoir dans la mesure et entr'ouvrir de nouveaux développements à la vie ! S'il subsiste, comme on l'a cru, quelques reflets de lui sur mon vieux petit livre, qu'ils en soient le durable honneur ! Je ne connais aucun plaisir plus délicat que de les rechercher ou de croire que je les trouve, en me demandant : y sont-ils ?

III

Mais on ne puise pas le reflet d'une belle chose au miroir de l'eau qui s'enfuit. Il nous reste à examiner comment deux ou trois idées solides, deux ou trois points de départ sérieux qu'on eût dégagés de mon livre, n'ont pu être saisis que trop lentement, et si mal !

Que les parties un peu originales fussent faibles, ainsi le voulait la nature. Que des réflexions d'un sens assez mûr fussent trahies par quelque chose de violent et de forcené comme la jeunesse, mon âge n'y fut pas pour rien. Qu'après avoir écrit le conte du Jour des Grâces en sévère interprète de Némésis, j'eusse incliné successivement à l'outrance des Sybarites et à celle des Stoïciens, n'était-ce pas une convenance de plus ? Tout cela n'eût causé que demi-malheur si je ne sais quel goût informe, mal éclairé, ou dépravé par une volonté trop tendue, n'avait produit de grosses fautes assez peu pardonnables chez un écrivain de près de trente ans 9.

Le fort de sa disgrâce ne venait que de lui. Certains modèles avaient été suivis à contre-temps, d'autres à contre-sens. Pour n'en citer qu'un et fort beau, la prose de Boccace découverte et comprise avec le même enthousiasme et la même passion que la poésie de Dante m'avait entraîné à négliger des progrès incorporés depuis longtemps aux Lettres françaises. Je m'étais imaginé qu'il y aurait un avantage à reprendre et à soutenir dans un récit quelconque cette rondeur cicéronienne qui égaie le prologue du Décameron. Mais surtout après La Fontaine le grand charme de nos conteurs tient à leur ton de causerie souple et vive. Ils l'ont adopté, ils l'imposent, rien de plus vain que l'idée fixe de timbrer une narration de l'accent oratoire à perpétuité. Cela condamnait l'entreprise, l'échec fut justice et bonheur.

Pareillement, la magie des musiques de la Divine Comédie m'avait troublé le jugement au point de m'emporter à doubler et tripler mes difficultés de lecture. J'avais cru beau et rare d'introduire un sous-entendu incessant comme une broderie continue de mystères qui fit ressembler chaque page à un composé de rébus. L'effet naturel du système devait aller contre l'objet. En chargeant le lecteur de mille soucis, en l'obsédant du sens caché et sous-jacent, on lui ôtait jusqu'au moyen d'avoir la moindre idée à lui. Et comme, suivant le modèle des vieilles fresques, j'avais pris grand soin de cerner idées et actions d'un trait bien uniforme, ce dessin dur et plat formait un contraste criant avec la provocation perpétuelle à la réflexion et au rêve. Le lecteur étant mis en cage, on lui disait : « évadez-vous ! » Il n'y avait pas de public pour cette gageure, notre Hercule gaulois ne l'eût pas soutenue malgré les chaînons d'or qui sortent de sa bouche et traînent le peuple après lui.

La curiosité se trouvait d'autant plus meurtrie et lassée qu'elle se voyait refuser les mesures du rythme et les autres prestiges de la poésie. Privé de ce renfort, l'ensemble ne pouvait donner qu'une confuse impression de masse sonore et, quand le lecteur en venait à ces nœuds délicats sur lesquels l'attention se fût rassemblée avec fruit, elle était épuisée, ayant été dissipée tout entière au profit de riens. Jamais ne furent mieux châtiées, on le voit, l'indulgence à soi-même, la dureté à son lecteur. C'est que jamais, non plus, le souverain précepte de l'agrément (dulcia sunto 10 !) qui fait la politesse de l'art n'avait été méconnu avec une outrance d'effronterie plus naïve. On n'est pas tout ensemble le solitaire et le harangueur, l'ermite et le citoyen. Il faut choisir, c'est ce qu'on avait oublié. Le passant dont on ne s'était pas occupé se vengea comme il sait le faire, en continuant à passer.

IV

Des morceaux restent bons, à ce que l'on prétend. C'est pourquoi je m'étais tout d'abord demandé s'il serait impossible de tirer de ceci comme un florilège acceptable de feuilles épargnées. J'ai réalisé quelque chose d'autre. Après m'être relu le crayon à la main, en rêvant de faire tomber l'incongru et le saugrenu, l'impudent et surtout le vain, le volume garde son poids.

Oui, la sagesse aurait été de pouvoir lui donner absolument l'aspect d'une de ces ruines artificielles que l'on mettait dans les jardins ; vieil Hubert Robert d'apparat, où quelque lierre officieux recouvrirait d'une feuille luxuriante les blessures et les coupures, ces parties masquées ou tombées servant à embellir et à ennoblir ce qui reste. Mais, par une contradiction assez raisonnable, les trop rares endroits où j'ai suivi ce plan me font désirer que le trompe-l'œil n'égare personne. Déçu par l'amitié ou par la bienveillance de sa génération, un adolescent d'aujourd'hui peut avoir plaisir à considérer les débris qui jonchent la place où courut le conte bizarre que j'avais appelé les Deux Testaments de Simplice ; peut-être en sera-t-il induit à se figurer que la chose intacte vaut un regret. Qu'il se console et se rassure, ce n'était rien ; la pauvre donnée primitive mérite à peine les miséricordes muettes de l'oubli.

Qu'elles soient concédées pour l'amour de l'image vive ou des paroles bien scandées que je n'ai pas le cœur de laisser périr tout à fait !

Le nombre, l'équilibre, la composition du volume étant ainsi sabrés, la perte est médiocre si l'auteur l'a pu délivrer d'une multitude d'affectations grimaçantes. Elles peuplaient l'ouvrage, les voilà peut-être dehors ; mais leur exil ne suffît pas pour y rétablir ce qui manque, ce que l'auteur jadis a exclu violemment sans vouloir se mettre en peine de calomnies qu'il imprimait toutes vives contre lui-même.

On a vu plus haut 11 dans ma vieille et antique Préface de mai 1894 les cris de guerre répétés, préludant à ceux du récent Belphégor, contre l'excès de la sentimentalité dans les arts, l'abaissement de l'intelligence virile et l'exaltation méthodique du démon féminin qui est le plus capable de nous efféminer. C'était déjà de quoi se faire lancer bien des généralités agressives :

— Mécanisme, alors ? Rationalisme et intellectualisme tout secs… ? Systématique et scythique carnage des douceurs du mystère et des charmes du sentiment ?

Cependant, non. Dès la première heure, au seuil du livre, mon lecteur du Miracle des Muses était adjuré de faire leur part aux fécondes forces de l'ombre ; le plus grand artiste du monde s'y voyait condamné à la dégradation et à la mort pour avoir méconnu leur bienfait certain.

— Oui, mais, cela, c'était l'enseignement. C'était la doctrine. Au-dessous, à côté, il y avait l'ouvrage, avec son caractère de rudesse et d'aridité. Il y avait l'auteur, pas rassurant non plus à rencontrer au coin d'un bois. Il y avait ce ton, ce tour, cet accent de dures maximes qui semblaient donner la mesure et la circonférence de la Cité intime, arrêtées de la pointe du soc liturgique et déterminant, pour toujours, soit les créances de la mort soit les droits à la vie. Ni en deçà, ni au-delà ! L'auteur avait tout l'air de vouloir mutiler son monde afin de l'exprimer. Sa profonde amitié ou son amour ardent de la perfection brillante des choses ne pouvait qu'aggraver son cas. La perfection de quoi ? C'est une question éternelle : perfection de chat ou de chien vaudra-t-elle l'imperfection de ce visage humain touché des grâces de la vie ?

Il y a du vrai dans la diatribe. Quand notre auteur énumérait ce qu'il déclarait beau dans l'être ou plausible dans l'univers, il fallait bien sentir que ses thèmes élus se distribuaient en deux groupes, et pas un de plus : ici, les choses ; là, les idées. D'un côté sévissait la fureur d'une sensualité toute nue, de l'autre les calculs de l'esprit déchaîné. Dans l'entre-deux béant, de toute évidence, manquaient le profond, le sacré, et le délicat des plaisirs et des affres du sentiment.

— Alors, lui disait-on, où est le domaine de l'homme, et qu'avez-vous fait de son âme ?

À travers ces interminables chapitres pareillement vautrés dans la philosophie ou dans la volupté, personne trouvait-il quelque lieu de repos où régnât le cœur ? Nouvel aspect sans doute de cette vengeance des Muses… « Fi, le monstre ! » écrivirent un peu plus tard de profonds censeurs huguenots.

Ce lot de reproches affecte de si fortes apparences de vérité que le pauvre auteur a fini par s'en apercevoir non sans un vif accès du rire intérieur qu'on ne réprime pas. Il lui suffît en effet de se souvenir et de comparer quelques dates. L'heure même où il martelait la prose du Chemin se trouve avoir été la même à laquelle il scandait les petits vers transis de cette Psyché pour laquelle le mot de bêlement n'est pas excessif :

Psyché, vous êtes ma souffrance…
Chère Psyché, vos yeux qui tremblent 12

Ces bergeries un peu trop tendres et les rudesses de Criton portent le même millésime. Cette idylle rimée aura été la sœur jumelle des petits contes qui affectent un goût si féroce et si dur.

Une coïncidence qui laverait l'auteur n'explique pourtant pas le livre. Et même elle remplace une difficulté par une autre. Comment deux arts qui auraient pu se compléter et se polir, n'ont-ils donc pas joué ensemble et concordé ?

Mais ceci est une autre affaire, je m'en suis avisé depuis.

Ceci tient en effet à l'idée fausse et, à distance, assez plaisante que je m'étais formée de la prose et du vers. La prose, par son accent net, me paraissait naturellement préposée à dessiner l'aspect matériel du monde autant qu'à définir les divines idées. Elle correspondait aux sublimités de l'esprit, aux poids, mesure et sollicitations de la chair. Au vers et au vers seul appartenait le privilège d'exprimer, douceur ou angoisse, les arcanes du sentiment. Ce langage du cœur exigeait la musique. Par suite, une prose de pure sentimentalité me semblait trahison et indiscrétion justiciable du ridicule et de l'ironie. Tant que Barrès ajouta un mâle sourire à ses diverses confidences de peine ou de joie, le mécanisme de son art me resta clairement sensible. Après le volume Du sang, quand la précaution défensive fut supprimée, je me vis dérouté, et le malaise ne se dissipa que très lentement à l'époque d'Amori et dolori 13. En revanche, des vers sans mélodie profonde de tendresse, d'ardeur ou de mélancolie ne me semblaient valoir qu'à titre de mystification et de parodie un peu sacrilège. Une part de Molière m'a longtemps échappé ainsi, et je n'ai jamais eu beaucoup de goût pour Boileau.

Cette seconde exagération montre le revers de la même faute. A-t-elle été indiquée aux jeunes gens par leurs maîtres de rhétorique ? Il y a un vers trop exclusivement poétique. Je n'en veux pas dire de mal. Je pense simplement qu'il faudra revenir de sa faveur très exclusive. Poizat 14 l'a dit ; il n'a pas tort, n'est-ce pas, admirable Ponchon ? Et déjà l'on en revient ; n'est-ce pas, Lucien Fabre 15 et mallarméen Valéry 16 ? S'il faut distinguer la prose du vers, il ne faut pas outrer leurs différences parce que tous deux gagnent à se tempérer en se pénétrant comme cela demeura curieusement visible chez le Sainte-Beuve adouci et mûri de 1860, rameau dépouillé resté vert. Pour moi, j'aurais mieux fait de laisser vagir dans leurs limbes tant de milliers de rimes qu'il me plut follement d'amener au jour. Sentie plutôt que recueillie, leur confuse musique aurait servi à relâcher une prose gonflée à l'excès dont elle eût réglé la pudeur, modéré les scrupules, assuré le jeu libre, dégagé le bon naturel.

Tous avantages dédaignés pour une différence trop marquée entre les ordres littéraires ! Mais l'aurais-je jamais subie à ce degré si j'en avais eu l'idée nette ? Le vrai est qu'elle m'échappa, je vivais l'erreur sans la voir. La réflexion qui en eût établi la faiblesse survint quand le mal était fait.

V

Le lecteur promené au milieu de mes antiquités saccagées y verra une place vide et nue où je dois marquer un regret. Là florissait, septième du livre, ce conte de La Bonne Mort, le plus vieux du recueil, le moins bien partagé aussi, car depuis dix-sept ans que j'ai perdu mon Frédéric Amouretti, cette petite histoire n'a été comprise d'aucun de mes amis que je sache. Et moi qui l'avais crue capable d'émouvoir la réflexion, peut-être le rêve, je n'y entends presque plus rien 17.

Elle essayait une synthèse, dans mon jargon une « harmonie », entre le goût effréné de vivre, emporté aux plus délicieux enchantements du péché, et l'appétit violent de l'éternelle paix, emporté jusqu'au suicide. On a lu les deux épigraphes liminaires amoureusement colligées pour l'entrée de ce cimetière voluptueux ; là s'opposait l'esprit de deux ères et de deux mondes, on peut même dire de trois, puisque le Moyen-Âge n'en était pas absent. Je m'étais inspiré du vieux thème du Chevalier ayant vendu son âme au diable et gagnant la partie par la grâce de Notre-Dame.

Ma certitude d'être resté dans la tradition, et plutôt en deçà, était si parfaite, que, vers 1892 ou 1893, j'eus la simplicité d'aller proposer la publication de La Bonne Mort au directeur de la Revue des deux mondes. C'était M. Brunetière. Il m'eut vite lu. M'ayant fait venir, il manifesta son horreur.

« Votre héros veut aller au ciel ! Et il veut jouir ! »

Un grand feu à sa joue bistrée, il répéta :

« Jouir !  »

Ce désir me semblant beaucoup moins condamnable,

« Mais, Monsieur, répondis-je à ce bon compagnon de la noce de Larroumet, tous les hommes veulent jouir. »

Avais-je déchaîné une hérésie nouvelle, produit un blasphème inédit ? M. Brunetière était beau à voir, la peau sèche de son corps maigre injectée de bile jaunâtre, exhalant le courroux par les yeux et par les naseaux. Ainsi dut ardre le Dragon qui gardait la Chimère.

Dans ma fuite, qui fut rapide, je me disais que j'avais eu certainement affaire à un nouveau Paphnuce vomi de sa cellule et débordé de son désert. Cependant mon admirable et très cher ami Camille Bellaigue n'est point abbé d'Antinoé. C'est le vert Passy qui l'abrite, ses yeux bleus et son teint vermeil respirent doucement les exquises bontés de la nature et de l'art ; son noble ascétisme chrétien ne craint pas de fleurir de roses d’Épicure, tant il est éloigné des insanités de Zénon. Eh ! bien ! là-dessus mon Bellaigue partage les violents préjugés de M. Brunetière. Cela a réglé ma conduite et décidé de la fortune de ces petites pages auxquelles un critique savant, M. Albert Thibaudet, vient de décerner cet éloge qu'elles montrent le seul personnage vivant de tout le volume 18. Le suffrage est précieux mais un peu relatif. Il n'a pas sauvé ma bluette.

Sans la condamner à la mort sans phrase, car rien n'empêche qu'elle soit retirée pour les bibliophiles, je l'ai retranchée et bannie du volume natal. Puisque chacun la blâme et que nul ne l'a défendue, elle a quelque tort qui m'échappe et ce sera tant pis pour elle. Je ne me soucie pas de subir pour si peu les murmures des promeneurs qui me feront la grâce de circuler entre mes portiques rongés, mes débris de pilastres et ce bon vieux décor planté dans la hâte rêveuse de mon plus jeune temps. Je montre le montrable sans me flatter que les indiscrets soient contents.

Et si quelqu'un me dit :

— Oh ! oh ! votre souci a été d'échapper au reproche des catholiques,

il ne sera pas difficile d'en tomber d'accord aussitôt en me bornant à souhaiter que M. Georges Pioch n'en reçoive aucune attaque d'apoplexie.

Toute ma révision s'est inspirée du souci majeur de ne pas trop déplaire aux gens raisonnables et aux gens de goût. Les catholiques en sont bien. Il est d'ailleurs inévitable qu'il se retrouve par ici plus d'une apparence très propre à les mécontenter. Ce que j'ai voulu éviter, c'est de les offenser. Mon intention ne leur a jamais été adverse. Le respect m'a toujours paru être obligatoire envers eux. L'alliance des catholiques me semble désirable pour tout homme de bonne foi, et surtout s'il est né Français ou si une raison quelconque l'intéresse au maintien de l'héritage latin ou helléno-latin ; sans l'alliance catholique, c'est un trésor dont l'humanité peut faire son deuil.

Cela va si loin, à mon point de vue, que pour telle ou telle partie aiguë, controversée et susceptible d'équivoque, j'ai pris soin de réimprimer en appendice des explications déjà anciennes que je ne me permettrai pas d'appeler satisfaisantes ou victorieuses, mais auxquelles en fait l'ennemi implacable n'a rien redit.

VI

Et maintenant que vaut le livre ? Est-il bon ? est-il méchant ?

Un point étonnera. Dans une génération d'écrivains caractérisés par le souci ardent de la vie morale, presque tous obsédés de la même utopie d'une vie intérieure maîtresse de soi et régulatrice du monde, dans cette jeunesse littéraire de 1890 dans laquelle Léon Daudet nous dessine déjà sa figure de moraliste, quand des esprits aussi vigoureux que Henri Vaugeois, Maurice Pujo, Pierre Lasserre, Daniel Halévy n'y diffèrent qu'au fond des André Gide, des Paul Claudel, des Henry Bordeaux, des Marcel Schwob, des Marc Sangnier, dans cette jeune France née des embrassements du Disciple de Paul Bourget et des Réflexions sur le Centenaire du vicomte de Vogué, cet ouvrage, contemporain du vol des « Cigognes » et de la « Crypte » du Sillon, fait une espèce de macule par sa superbe indifférence au problème pratique de la vertu et de la bonté des gens. Ah ! je n'empiétais pas sur le Père ni sur le Prêtre. Pas même sur le médecin ! Mais Henry Bérenger 19 en tira cette conséquence que l'auteur finirait par s'enfermer dans une tour d'ivoire ou dans un « château de lumière ». Édouard Herriot 20, frais émoulu de Normale, jugeait qu'à la première alerte le même auteur se réfugierait dans « quelque beau mythe ». Grave erreur, en un sens ; mon maître France l'avait vu, les lois de la beauté faisaient aussi penser aux lois de la vie, l'ordre de l'esthétique à celui de la politique. Mais, en un autre sens, ces brillants jeunes hommes d'alors, devenus nos anciens ministres, ne se sont pas trompés tout à fait ; leur impression garde un degré de vérité. Il est sûr que ceci différait de leur œuvre et de leur effort. Beaucoup et trop.

Et toutefois, lu de plus près, le petit livre méritera peut-être aussi d'être compté pour quelque frère clandestin de ces belles âmes métaphysiques et pour le secret ami orageux de ces bons animaux moraux. S'il n'est pas « moral », lui, s'il évite un prêche formel ou le conseil direct de faire le bien, il ne va pas au mal non plus et il lui livre même des combats en esprit.

Le bien qu'il veut, c'est celui de l'intelligence, et puis le bien de la cité. Il aspire à deux choses : la conception juste et correcte de l'idée pure et cet avantage commun que les hommes poursuivent quand ils mettent leur vie en société. Bien penser dans la solitude de l'âme, puis, dans la mêlée sociale, réaliser le bien public, ce sont les tendances maîtresses ; elles ne varient guère le long de mon Chemin. Sous toutes ses pierrailles cuites au dur soleil, dans l'air chaud et par l'âpre brise, on peut sentir germer et même voir pointer, après une critique acerbe de la déraison malfaisante, une volonté politique amie du genre humain.

Amitié virile, un peu rudoyante peut-être ? Amitié chargée de défis, de menaces de châtiments. Bienveillance armée et casquée. L'expérience a confirmé que les doucereux ne sont pas les bons. Il y a plus d'humanité pacifique dans le cœur d'un brave soldat ou d'un censeur honnête que chez tous ces professionnels de paix et de bonté qui excitent les gens du hameau à se dévorer et qui ne peuvent se résoudre à laisser un cerveau en paix.

L'inhumanité ne commence pas au sang versé. Elle date du trouble apporté volontairement dans les cœurs. Ce sont de vieilles vérités. Mais pour avoir été sonnées un peu bruyamment dans la rage de la jeunesse, elles n'ont rien perdu à regarder un quart de siècle s'écouler. Elles méritaient même d'être reprises d'un ton plus calme et nourries de raisons qu'aggrave et éclaircit tout ce que l'on a vu.

VII

Il n'est pas jusqu'à ce culte paradoxal et presque cruel manifesté aux divinités de la Mort qui ne puisse être retenu dans sa substance, comme une énergique réponse à la bacchanale du culte de la Vie. C'est le thème essentiel du fini et du frein. Il ne faut confondre religion de la vie et force de vivre. Quel profond moraliste l'a dit : vous serez jeunes tant que vous aimerez le risque de mort ! Je n'ai pas vécu en momie. J'ai agi, travaillé, tenté de conseiller ou d'orienter. Peut-être à tort. Et probablement à raison. Non sans succès, non sans effets palpables dans les remous divers de notre génération. Eh ! bien, quand le Père Descoqs, dans le livre indulgent 21 qu'il a bien voulu consacrer à mon œuvre, demande si je souscrirais encore aujourd'hui au quatrain pessimiste et pisithanate de Michel-Ange,

… Oh ! ne l'éveillez pas…
Ne pas voir, ne pas sentir lui est grande grâce

je retrouve l'ardeur de mes vingt-cinq ans pour répondre avec certitude que oui. Autant il me sembla toujours beau et bon de vouloir vivre en sublimant tout ce qui vit pour une cause digne d'entiers sacrifices, autant je me sens l'âme entière cabrée et mise en garde contre le vain et vide panégyrique de l'action pour l'action, l'éloge indéfendable de l'effort pour l'effort. Seule, l'idée justifie l'être, et sa cause finale juge le mouvement. Mais, frère et digne frère de cet indigne amour de l'amour qui tue l'amour, le goût, d'ailleurs verbal, de la vitalité en soi mérite l'horreur du vivant. C'est une idolâtrie qui brise son idole. Rien au monde qui sente davantage la mort, la mort morte dont parlait le vieil Antoine de Montchrétien, la mort où rien ne germe et d'où rien ne sort.

La vie et la mort appartiennent à un cycle de réalités complémentaires que le sophiste oppose, mais que le philosophe, qu'il soit chrétien, qu'il soit païen, associe et compose en vue des biens supérieurs. L'hygiène des personnes s'en accommode puisque la modération et le retranchement fertilisent, de même que la taille développe les sauvageons. Dosée par une autorité bonne et sage, une certaine mortification publique peut aussi aider au bien-être des sociétés. À vouloir tout donner ou tout promettre en bloc à tous et tout de suite, à leur assigner un destin d'agrandissements absolus et instantanés, on ne réussit qu'à briser et à décevoir un chacun.

VIII

La vie des hommes, courte et claire, fait éclater l'indigne fausseté des telles promesses ; il faut du temps pour croître, se perfectionner, se polir, accéder pleinement au beau et au bon de la vie. Mais, comme le temps ne leur appartenait pas et que leur doctrine devait passer sur cet obstacle, mes contemporains ajournaient l'avènement de la satisfaction universelle jusqu'à l'heure plus ou moins proche qui briserait les conditions et limites de la nature. Ils chargeaient l'avenir d'accomplir cette délivrance. L'avenir se déplie, nous n'avons qu'à le joindre. Le temps marche et marche pour nous. Le seul devoir sera de nous mettre à son pas.

Sainte simplicité d'une fable inégale aux choses ! Fausse transcription de ce dont chacun se rend compte ! Ni le temps, ni les êtres ne procèdent ainsi. Ni leur ordre, ni leur désordre. Certes, le genre humain, l'univers des choses humaines semble emporté et comme soulevé par ses bases, dans une série de vastes déplacements très variés et qui, lente ou rapide, attire vers le jour ce qui dormait dans l'ombre et rejette à la nuit certaines parties éclairées. Pourquoi ? On ne sait guère. Mais le comment se laisse voir. Quand ce qui était se détraque, il s'ensuit physiquement que cela se meut. Cela se meut d'un mouvement tout différent de ce bel essor naturel dont le circuit fermé mène la semence à la fleur et au fruit, pour avoir des germes nouveaux. Au cœur du cycle harmonieux éclatent des ruptures ; à la paisible marche normale s'ajoutent ces coups brusques frappés inopinément et qui prennent ainsi une apparence mystérieuse. Ils ont tout juste le mystère de la mort violente, d'un arrêt fortuit partiel dans un système qui, continuant à graviter, tendra toujours à reprendre son équilibre ; comme un beau corps humain peut mourir de vieillesse, mais qui meurt aussi d'accident, ainsi meurent les associations, les foyers, les villes, les États, les sociétés. L'ordre serait que ces compagnies ne disparussent qu'épuisées. Le fait est que tantôt elles se tuent ou bien on les tue. Avant de rechercher si ces accidents de l'essor vital, ces révolutions de l’Évolution s'enchaînent en un sens qui nous soit favorable, il est bon tout d'abord de voir si l'on y trouve un sens, quel qu'il soit. Les cassures sont-elles échelonnées suivant un système, réglées dans leur fréquence ou leur conséquence ? Ces désordres sont-ils formés dans un ordre ? Leur succession est-elle orientée quelque part et va-t-elle dans une direction définie ? Peu d'hommes sensés ont imaginé le savoir. À plus forte raison s'il s'agit de déterminer quel système de liaison présente une série dont il faut admirer surtout le décousu !

L'effet général de ce mouvement paraît être de rafraîchir les aspects du monde, d'en « renouveler la face » : on ne voit pas qu'il ait touché à l'essence de ses ressorts.

Sa leçon est d'agir sur nous en ajoutant à l'éphémère de la vie le sens de l'instabilité de ce qui la fonde. Les moralistes ont beaucoup exploité ce thème. Il a sa grave utilité, car il détourne de la présomption et de l'arrogance. Où l'utilité disparut, tourna même à l'inutilité onéreuse, ce fut quand on s'obligea à traiter de la suite irrationnelle des choses et de leur caprice éminent comme d'une pensée suivie, d'une volonté ordonnée. De ces montagnes de volumes résolus en torrents d'articles et de discours sur le propice flot des destinées de l'Homme, il ne s'est rien dégagé de vrai ni de sûr. Mais il faudra pas mal de temps pour liquider ces mythes du bon avenir qui alourdissent les imaginations et offusquent nécessairement la raison.

Le meilleur moyen de s'en affranchir sera d'en revoir l'origine. Ne manquons jamais de nous rappeler qu'elle procède tout entière de cet embarras où les adorateurs de la Vie sont jetés par l'évidence des lois fixes de l'existence. Pour voiler le présent certain, ils hypothèquent le futur ; mais, pour gager ce dernier gage, les habitudes d'esprit religieux leur font concevoir une Âme du Monde qu'ils se figurent (mais sans franchise ni précision) comme une espèce de vertébré monstre, invisible et mystiquement répandu et vaporisé dans les choses afin d'y exaucer (comment et pourquoi ?) nos désirs. Cette sorte de providence, brute tout à fait inintelligible, est un simple succédané de l'intelligible providence surnaturelle. On ne la prie pas, on l'atteste pour s'en faire un appui idéal ou verbal contre l'évidence des Lois. Existe-t-elle ? On ne l'affirme même pas, et l'on ne se soucie pas de la démontrer. Nécessaire comme postulat, elle se dissimule dès qu'on lui demande ses titres.

Le dogme de Bossuet se tient et s'explique. Le nouveau dogme n'admet que la foi en l'air. Il est métaphysique mais se garde de l'avouer et, si on l'arrête à ce monde, il se heurte à tout le physique de l'histoire et au témoignage silencieux mais formel de nos sens ; car où trouver les traces des bonnes féeries immanentes qu'il imagine au présent et pour l'avenir ?

Si je vois des progrès, j'aperçois aussi des reculs. Il y a progrès lorsque le gain total l'emporte sur la somme de la perte ; il y a recul lorsque la perte est l'excédent.

Cela est affaire d'expérience. En fait, si l'on prend les dernières crises du monde, y compris les incroyables boucheries d'hommes de nos guerres nationales 22, nulle nécessité ne paraît avoir maintenu la course des choses dans l'axe du gain et, comme on croirait plutôt à la perte, c'est se moquer que de parler sans preuve du contraire. Que les barbares brûlent Rome ; qu'après la reconstitution catholique la prédication d'un moine excité coupe en deux l'Europe et le monde pour les vouer à des conflits inextinguibles et à des malentendus éternels ; qu'en cent trente ans la France subisse, en sus de quatre révolutions, cinq ou six invasions, ces maux s'entendent bien comme d'honnêtes maux, mais deviennent totalement incompréhensibles quand on essaie de les ramener à la catégorie opposée et de distinguer là-dessous les traces d'un vaste système d'accroissement, d'embellissement ou d'émancipation de la vie des hommes. Il ne sert à rien de changer la thèse ; soutenir que Rome était épuisée, que le Moyen-Âge n'en pouvait mais, ou que la Monarchie française était à bout de forces redouble les obscurités, car si tout cela était mort, comment a-t-il fallu se donner tant de peines supplémentaires pour ne le tuer qu'à moitié ? Il se peut, certes, si tout se peut, que ces écroulements immenses soient liés à l'économie d'un plan mystérieux, très sage, très bon et très beau, voulu ou souhaité par quelque dieu d'en bas. Mais je vois qu'on ne le voit pas, personne ne saisit ce plan s'il existe, personne ne le définit, personne n'allègue de raison suffisante pour affirmer qu'il soit.

Quelqu'un a-t-il su dégager la loi dynamique de l'Homme conçu comme un seul être et s'accroissant toujours ? Parce qu'un jeu de causes pareilles, en amenant des effets pareils, nous permet de prévoir beaucoup de cas et d'y pourvoir, on doit dire qu'il y a des lois de l'histoire, mais la Loi de l'Histoire enveloppant les hauts et les bas de l'humanité n'existe pas ou ce qu'on offre sous ce nom ne supporte pas l'examen. Les plus beaux de ces romans de philosophie sont les plus faux peut-être ; le retour éternel de Nietzsche, songe d'une nuit de printemps, les trois états de Comte, arbitraire illusion. Qu'il aille en rond ou en carré, en spirale, en hélice, ou qu'il laisse une trajectoire sans loi, le mouvement total du monde n'étonnera par sa vanité que les désœuvrés paresseux qui en attendaient leur salut. Les autres n'ont pas de surprise. Ils blâment ou louent ce qui arrive, sans préjugé ni déception.

Rien n'est plus naturel que leur expérience de la conformité essentielle des temps. Les matériaux sont les mêmes ; mêmes sont les rapports. D'où viendrait le coup de surprise ? Il n'y a pas de lois nouvelles. Elles sont toutes vieilles, si leur découverte ou leur énoncé peuvent être nouveaux ; toutes fonctionnaient de tout temps, comme fonctionnent celles dont nous ne sommes pas avisés encore. Elles règnent sur nous comme avait régné le principe d'Archimède, un million ou deux d'années avant qu'Archimède existât ; le radium brûlait, rayonnait, bombardait au temps de Sésostris. Les lois de la nature humaine n'ont pas varié davantage, ni cette nature elle-même. Si l'on exclut, comme il le faut, une « préhistoire » qui est toute pourrie d'hypothèses pleines de vent et si l'on tient compte du perfectionnement religieux et moral dû au catholicisme, le type de l'homme se présente comme un composé stable. Il suffit de le regarder. L'être ennuyé et trépidant que nous montre Lucrèce précède de dix-huit siècles l'homme de Pascal, et ce sont deux frères jumeaux qui inventent, voyagent, se tourmentent pour se distraire. Soutiendra-t-on que, dans le petit écart de compas des trois siècles postérieurs à Pascal, il s'est produit des variations essentielles, inédites, capables de tout transformer ?

Je voudrais voir lesquelles. Est-ce la vapeur ? Est-ce l'électricité ? ou l'aviation merveilleuse ? Est-ce l'espoir que j'ai de visiter ces astres où je me réjouis de retrouver tous nos métaux dont le spectre dit les couleurs ? En quoi la vraie substance de l'homme peut-elle être touchée de changements qui n'ôtent ni n'ajoutent à son désir, à son amour, à sa cupidité, à sa peur ? On pille, on tue, on viole en avion comme en berline et en automobile. Le jeune et vieil amour se pare et se farde, ni plus ni moins qu'il ne le fit. À qui veut du « nouveau » la nature des choses répond : je ne peux pas, et elle dit pourquoi. Quid machiner inveniamque ! On ne fera croire à personne que l'équivalent moral du tabac ou de la coco n'existât point pour un public romain qui sut par cœur le Poème de la Nature.

La grande roue qui tourne et tourne n'a pas fait de chemin, quoique rien ne l'arrête. L'important qui ne varie pas est de savoir où est l'intérêt de l'homme et où il n'est point. Où, son bien, où surtout, son mal ? Toutes choses étant supposées égales d'ailleurs, faut-il rêver de rendre les tours de la roue plus rapides ? Faut-il désirer de les devancer ? Est-ce le contraire ? Quel est le bon : la conservation relative ou cette destruction, relative, elle aussi ?

Nous opterions pour le parti qui ébranle tout si le fléau marquait intelligemment ses victimes et qu'il portât en particulier sur le méchant, le vil, le médiocre ou simplement l'usé, le faible et le superflu. Mais il semble bien que, par malheur, les lois normales qui régissent la vie, celles qui président à l'évolution ordinaire, jouent à l'écart de cette force catastrophique ; dans son caprice, celle-ci n'a jamais fait acception des valeurs les plus estimées. Nos digues de castor sur l'écorce du globe, ces garanties et ces défenses qui sont nos biens les plus solides ne comptent pour rien devant l'aveugle distributrice de ruine. Elle brise indifféremment le nul et le précieux. Le commun avantage n'est donc que de lui échapper.

Ceux dont le sort est envié, ceux qui tiennent le haut paraissent seuls intéressés à ce que les choses restent en place. C'est cependant aux inférieurs, comme aux enfants, que la stabilité est le plus désirable, étant (c'est pléonasme) les plus exposés à souffrir quand ils ne sont pas défendus. C'est le calme de l'abri et de la durée que leur faiblesse nécessite. Le contraire n'est soutenable que par l'amère malveillance du cœur passionné et rongé que son ennui rejette à la volonté du dégât.

Rien n'est jamais définitif, cela est sûr. En faut-il conclure qu'il faille souhaiter que tout soit branlant ? Quand on aura senti l'injustice de ce désir, on aura décoiffé l'esprit révolutionnaire de la dangereuse auréole d'héroïsme idéal que lui ont mise cent trente ans de divagations autour des faux noms du bonheur. Il n'y a rien de plus facile que les révolutions ; l'histoire en est pleine, comme de bûchers et de tombes. Le beau, le difficile, c'est d'éviter la secousse, de parer à la subversion, de donner l'avantage à ces précautions que la nature même a prises pour tenir contre l'ennemi de la vie. Naviguer et conduire au port, durer et faire durer, voilà le miracle. Ceux qui déclament le contraire servent le seul intérêt des forces de mort. Ils reculent dans la direction du néant. La semence de leurs rêves fallacieux doit être connue et entendue comme malfaisante ; ni le nom ni le prétexte de l'espérance ne sauraient arrêter l'évidence de leur recul.

L'homme, l'homme pensant, consciencieux et sincère, n'a pas le droit de dire des espérances célestes qu'elles n'ont pas d'objet. Il sait qu'elles ne sont pas justiciables de l'expérience ni même du calcul. Mais si, par contre, quelque programme d'avenir nous est offert qui sous-entende des changements radicaux dans les lois générales de notre vie, il est du devoir de l'esprit de les nier du tout au tout ; la plausibilité de ces espérances terrestres est contredite, est démentie par ce que nous savons, par ce que nous voyons, par tout ce dont il nous est possible de raisonner. Si par un comble de misère ou d'ironie ces objections rationnelles au millénaire manquaient de force pour émouvoir les cœurs bien placés, il ne faudrait pas craindre d'y intéresser le sens vital élémentaire ni hésiter à établir que la plus faible chance d'accomplir de semblables vœux signifierait le plus grand péril pour tout ce que l'existence comporte de ferme et de sûr ; toute nécessité de révoquer en doute le chœur des lois connues, atteindrait simultanément les génératrices certaines du bien et du beau. L'homme n'a rien créé qu'en fondant les calculs pères de son labeur sur la stabilité des éléments ou la fidélité de leur course. Tout notre pouvoir vient de là. Il disparaîtrait sans cela. Que deux et deux cessent de faire quatre, que le cours des saisons soit seulement interverti, quel sera notre désarroi !

Pensée, art, civilisation, tout commence par un acte de foi à l'immuable essence des choses. Bien que leur chaos et leur tumulte apparaissent la plus facile et la plus probable des échéances, le miracle de l'ordre l'emporta jusqu'ici, et sa foi confrontée aux aventures de la vie n'a connu que des ratifications lumineuses. Eadem sint omnia semper ! Le genre humain repose sur cette protection qui enveloppe ses entreprises. Imparfaites, hélas ! elles sont, mais ne sont que par le concours d'un arrangement qui est bon, s'il n'est pas le bien pur et simple.

IX

La folle confiance en ce que l'on a supposé devoir être a été cause d'impiété envers ce qui est. Notre siècle natal avait jugé médiocre et plat le type du conservateur acharné à défendre un titre de rente. Le vingtième siècle peut mesurer combien ce préjugé myope lui a coûté d'objets d'une incomparable valeur pleinement délaissés, pitoyablement défendus. Bibliothèque de Louvain, beffroi d'Arras, cathédrale de Reims, florissants jeunes hommes qui ne pouvez plus vous lever du sillon qui but votre sang, dites-nous à présent, oui, osez nous le dire, s'il y avait aucune petitesse de cœur à vouloir maintenir vos monuments de l'art, le témoignage de votre âme, la merveille de votre vie ! Un acquis personnel des sciences et des lettres, durable perfection, politesse du goût et délicatesse des mœurs, avait été très lentement sublimé d'une élite rare ; la durée de ces créations et de leurs créateurs n'eût pas été seulement nécessaire ou juste, mais grande. La vérité de la grandeur, elle était là. Là, le bien. Et le mal au pôle opposé. La vie humaine est grande et bonne qui résiste à la mort. Il est vil de céder à la bombe et au pic. Croire que les objets et les êtres frappés seront nécessairement retrouvés plus beaux et meilleurs, est une vue qui ressortit à cette lâche badauderie de la populace incapable de considérer le malheur sans quêter son immédiate consolation, et qui rêve d'une libéralité régénératrice toujours prête à nous rendre indéfiniment tout. Non, ce qui est à terre y est bien ! L'homme ouvrier, l'homme artiste ne peut, si artiste et si bon ouvrier qu'il soit né, repeupler en un jour ses amphithéâtres et ses laboratoires incinérés. La beauté et la vie expriment le labeur des âges ; un jour les engloutit, qui, tels quels, ne les rendra plus.

Maintenir, c'est créer ; c'est aussi conserver aux créations de l'avenir le point de départ et l'assise digne d'elles. Si nous nous concevions comme des chiens savants que la nature dresse à renouveler sans relâche l'exploit des cerceaux traversés et des barres franchies, cette affreuse imagination qui se dit héroïque et qu'il faut appeler plutôt gymnastique aiderait à admettre que nul bien ne doive être retenu, nulle acquisition possédée en paix, nulle haute conquête occupée et consolidée. Mais, quelle que soit la caducité générale du monde, il n'y a point de loi qui vise et condamne à chaque instant tel ou tel fruit particulier. Des délais variés sont accordés par la mort à nos entreprises ; chacune peut durer si l'ensemble ne dure pas. Il y a des réussites de mille années. On ne saurait justifier ni appuyer d'aucune raison décisive l'application à un objet déterminé de ce verdict de destruction immédiate et de fatale résurrection. Que le centre africain honore de tels cauchemars ; mais la France ! Le lieu du monde où l'on aurait plus d'intérêt encore que de plaisir à penser juste sur ce point là !

Le malheur qui nous vise tentera toujours de nous déloger des hauts plateaux de l'être auxquels l'esprit et l'âme se sont élevés quelque jour. Raison de plus de nous y cramponner, quant à nous. De cimes fermement tenues dépendra notre accès au plan supérieur. Elles nous fourniront le moyen de faire mieux et plus beau, comme de devenir meilleurs et mettront à nos pieds la chance unique du progrès. Au contraire, céder sur le passé, l'acquis, rejette à la duperie des révolutions, à leur mécompte radical. Ces épreuves du monde en devraient porter la leçon.

Elles la porteront. Il est impossible qu'elles ne la portent point. Il suffit que l'esprit humain retrouve son crédit. Déjà, son ardente lumière subit aujourd'hui moins de diffamation qu'autrefois. Quelques cerveaux peuvent rester comme gênés et indécis. Mais la plupart des yeux s'entr'ouvrent. N'était-ce point là le sujet sur lequel nous avions le plus de peine à nous accorder avec des condisciples et contemporains bien doués ? Presque tous opinaient pour la nocivité ou l'impuissance de l'esprit, lequel a trop su se venger. Regardez, ils se sont rangés presque tous à la vérité. Tous sentent qu'il est important d'être d'abord fixés sur ce qu'il convient de rejeter et de préférer ; toute la pratique en découle. Quand l'ancienne inquiétude aura achevé de se dissiper, la querelle du moralisme et de l'intelligence s'apaisera ; peu à peu, et par sa nature, le problème du bien rentrera dans celui du vrai.

Laissons de pauvres chicaneurs, inévitables, imaginer que nous rêvions un règne universel et barbare de la Logique. La logique elle-même veut être tempérée et réglée par le jugement qui est aussi une pièce de l'intelligence. Ainsi réduit, notre conflit avec les hommes de notre génération s'éclaircira comme il le faut au profit de la sagesse organisatrice, par un recul nouveau des idées de désordre et de perturbation.

Ce conflit peut aussi céder au sentiment exercé de la beauté de l'ordre et de la poésie des lois, de leur humanité, de leur charité ineffable. L'homme vaudrait bien peu s'il était dénué du désir d'accroître ses biens, mais quand il ignorait que ces biens sont immenses, sa valeur était tombée au-dessous de rien. La conscience du trésor est plus certaine et plus vivace qu'autrefois ; autant que par l'épreuve, elle a été ravivée par la discussion et l'étude. Parce que nous y sommes pour très peu de chose et que ni dans ce petit livre, esquisse trop confuse de claires visions, ni dans l'ensemble de notre œuvre nous n'avons pu donner à l'esprit de défense et de conservation la dix-millionnième partie de ce que nous avons reçu, évitons de faire les fiers inutilement ; mais ne faisons pas les modestes et réjouissons-nous d'avoir tenu tête aux faux dieux, pris leur juste mesure, contesté leur pouvoir, quelque opaque et sanglante nuée qui les recouvrît :

Humana ante oculos foede cum vita jaceret
In terris oppressa gravi sub religione
 23

Nous n'aurons pas inutilement travaillé à remplacer la superstition révolutionnaire en Europe. Plus fermement menée par d'autres, sa critique finira bien par rendre de la liberté à la pensée, de l'efficacité à l'action.

Nos grands-pères avaient goûté un profond plaisir à détruire. Les douceurs et les majestés du passé perdu ont été plus ou moins sensibles à nos pères. Reconstruire a paru intéresser nos aînés. La vérité conservatrice s'est dessinée plus nette encore à nos yeux ; il fallait la servir en fait si nous ne voulions pas manquer notre vie.

Charles Maurras
  1. Maurras écrit ceci à 52 ans. Il est en plein été, encore loin de l'automne ! Mais il lui plaît de se vieillir pour mieux cataloguer Le Chemin de Paradis comme « œuvre de jeunesse ».

    Les notes imputables aux éditeurs. Celles, purement documentaires, qui figurent dans le texte de Maurras ont été reprises et développées. [Retour]

  2. Il s'agit de Paul Adam (1862–1920), romancier et critique d'art très marqué par l'occultisme. Sa phrase sur l'inscription d'un dogme dans un symbole apparaît dès 1891 dans le livre d'entretiens de Jules Huret Enquête sur l'évolution littéraire (Bibliothèque Charpentier, pages 41–47). [Retour]

  3. Les Jardins de Bérénice, œuvre de Maurice Barrès, parue en 1891. [Retour]

  4. Titre de la première revue dirigée par Maurice Barrès. Quatre numéros en sont parus, en 1884. [Retour]

  5. En 1920, Anatole France et Maurice Barrès étaient toujours vivants. Moréas en revanche était mort en 1910. [Retour]

  6. Les Hommes d'action : Charles Maurras et les idées royalistes. Arthème Fayard, 1919, 284 pages. [Retour]

  7. Dans la première version : « comme l'eussent compris ». [Retour]

  8. Dernier vers de la dix-huitième strophe de Leuconoé, poème d'Anatole France auquel Maurras s'est référé à maintes reprises :

    Elles sont là, debout, ces femmes éternelles
    Qui saignent à jamais des blessures du sort.
    Quelle âme ne voudrait se confier en elles ?
    Elles savent quel goût ont l'amour et la mort.

    [Retour]

  9. Dans sa volonté de ramener son livre à peu de chose, Maurras en vient ici à se vieillir un peu trop, après avoir argué de l'immaturité de la jeunesse pour excuser ses « maladresses ». Les neuf contes du Chemin de Paradis ont été écrits alors que Maurras avait entre 24 et 26 ans. [Retour]

  10. Horace, Art poétique, vers 99–100 :

    Non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto
    et, quocumque volent, animum auditoris agunto.

    C'est à dire : « Il ne suffit pas que l'œuvre poétique soit belle ; il faut qu'elle soit émouvante, et qu'elle dirige l'âme de l'auditeur selon son bon vouloir. » [Retour]

  11. Dans la première version : « On verra plus haut ». La postface était d'abord destinée à être un avant-propos. [Retour]

  12. La Musique intérieure n'était pas encore parue. Le poème Psyché avait été publié dans le Revue Hebdomadaire en 1891 et 1893, puis édité en 50 exemplaires chez Champion en 1912. [Retour]

  13. Du sang, de la volupté et de la mort date de 1894, Amori et dolori sacrum de 1903. [Retour]

  14. Alfred Poizat (1863–1936), dramaturge. [Retour]

  15. Lucien Fabre (1889–1952), à qui Paul Valéry dédicaça son poème La Dormeuse. [Retour]

  16. Deux ans plus tard, Maurras reconnaîtra Qu'il y a deux Paul Valéry. [Retour]

  17. Ce paragraphe et les suivants ont été repris en préface de la réédition de La Bonne Mort. Le lecteur est invité à s'y reporter pour consulter les annotations correspondantes. [Retour]

  18. Trente ans de vie française : Les Idées de Charles Maurras, Gallimard, N. R. F., 1920, 322 pages. [Retour]

  19. Henry Bérenger (1867–1952) fut après la guerre commissaire aux approvisionnements, fonction importante s'il en fût. Mais sa carrière s'arrêta pratiquement là. [Retour]

  20. En 1920, Édouard Herriot avait 48 ans. Il était député du Rhône après en avoir été sénateur, et maire de Lyon depuis 1905. Mais l'essentiel de sa carrière était encore à venir. [Retour]

  21. À travers l'œuvre de Charles Maurras, Beauchesne, 1910, 440 pages. [Retour]

  22. Les Guerres d'Enfer, d'Alphonse Séché, date de 1915. [Retour]

  23. Lucrèce, De Natura rerum, vers 62–63 : «  L'humanité croupissait jadis honteusement sur la Terre, aux yeux de tous, écrasée sous le poids des superstitions. » Ces mots forment le début d'un hommage à Épicure, qui le premier osa lever les yeux au ciel, démonter le mécanisme de la superstition et donner à l'homme sa dignité d'être de raison. Les traductions dépendent du sens que l'on veut bien donner au mot religio : une interprétation militante athée donnera l'homme vainqueur de Dieu, une interprétation christique verra la vraie Foi mettre à bas les dieux païens… Maurras ose ici un retournement complet : c'est la Révolution, divinité maligne, superstition perverse, que la raison humaine vaincra. [Retour]

Texte paru dans le recueil Le Chemin de Paradis en 1920.

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