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Figures de Corse

À Hugues REBELL.

Figures de Corse

De la pointe avancée de la Provence orientale on peut voir, quand le temps est exceptionnellement pur, les montagnes de Corse élever de la mer, à l'extrême horizon, leur cime bleuâtre et dorée. Maupassant a conté, dans un récit qui reste fameux, cette apparition presque surnaturelle car c'est le propre du lointain d'ôter à la masse son poids et de donner aux formes la pureté de son éther.

La traversée est donc fort courte. L'on ne perd même pas la terre de vue. En quittant le port de Marseille et quand il a doublé le cap Cacal (que des cartes officielles appellent le cap Cacao), le navire pointe directement aux îles d'Hyères ; il passe entre elles et la côte. De là il continue sa route au levant sans obliquer le moins du monde vers le midi et la pleine mer ; si le continent parait fuir, c'est que la ligne du rivage se replie elle-même et remonte, au nord, vers Saint-Tropez, Cannes et Antibes. Le cap Corse qu'il faut doubler en allant à Bastia est sur le même parallèle que Port-Cros et que Porquerolles.

Je salue en passant l'îlot rocheux et parfumé que M. de Vogüé 1 a choisi, l'autre hiver 2, pour le paradis amoureux de son roman de Jean d'Agrève. Ce nom servit peut-être à rendre les dieux marins favorables. Le ciel, qui avait été maussade (quelques gouttes de pluie avaient même déshonoré cette journée d'août), le ciel jusque-là fatigué d'un humide vent d'est, redevint lumineux. Les nuages se séparèrent et prirent en fondant une teinte laiteuse qui rendait l'azur plus brillant. Vers l'Italie lointaine régna bientôt une atmosphère délicieuse et, naviguant de ce côté, il semblait que le seuil des îles fortunées se rapprochât de nous à chaque tour d'hélice. Il ne demeurait d'un peu triste, dans cet enchantement, que le corps de notre navire. Je doute qu'un navire voguant au milieu de la mer ait jamais un aspect joyeux. Promenant sur les eaux la triste fortune des hommes, il demeure toujours, de quelque couleur qu'on l'ait peint, le vaisseau noir, la nef noire du vieil Homère.

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Sur le nôtre, diverses femmes corses que l'on rapatriait augmentaient la commune impression de cette tristesse. Avec leurs jupes et leurs corsages tout noirs, le vaste châle en pointe, fait de la même étoffe, qui pend des épaules aux talons, avec la rude et sombre cape qui enveloppe la tête et ne laisse paraître, comme dans le costume des plus austères communautés religieuses, qu'une très étroite lamelle du profil, elles inspirent une grande mélancolie. L'effet en est très calculé. Une fois vêtues de ce deuil, les femmes corses ne le quittent presque jamais. Elles tiennent à attrister de leur appareil de tristesse 3. C'est dommage. Leur beauté sèche est élégante. Des vêtements plus dégagés feraient valoir la taille élevée, la peau blanchie sous les dorures du soleil, le nez maigre, aiguisé et dont l'aile creuse palpite. Telles quelles, je ne nie point leur majesté, ni leur beauté, mais elles font rêver de tragédie plus que d'idylle.

Je les regardai jusqu'au soir, non sans donner un long moment d'admiration à deux marsouins splendides qui bondirent de flot en flot, durant plusieurs minutes, à gauche du navire ; leur corps souple, couvert d'une peau diaphane, aux nageoires vibrantes, semblait également accoutumé au double élément de l'air et de l'eau. Mais, leurs tours achevés, ils plongèrent et disparurent. Je repris donc ma rêverie avec ma promenade sur la plus haute passerelle. La nuit vint. Je revis une des choses les plus belles de notre vie, le mât d'un grand navire balancé entre les étoiles, quand le vent est léger, la marche cadencée et prompte. Les reflets du ciel dans la mer, l'argent de l'écume soulevée et brillante de chaque côté de la proue, le sillon double du vaisseau, heurtant, contrariant les vagues naturelles, enfin ces brusques phosphorescences qui se dégagent de l'eau mate, les ombres, les clartés du firmament liquide retiennent l'œil quand il se détache des mystères du ciel nocturne. J'aurais tout oublié sans le faible murmure d'un harmonica qui rompit soudain le silence. Un passager venait d'improviser à mes pieds, sur l'avant du bateau, un bal. Je descendis et, cependant que les femmes en deuil longeaient deux à deux le bordage et s'accoudaient ou s'accroupissaient pour dormir, je vis une douzaine de couples enlacés qui tournaient en mesure avec une lenteur et une gravité presque religieuse. Parmi les danseurs, un gendarme, trois douaniers et divers autres militaires, tous en très petite tenue. À leurs bras, des filles et des femmes que je n'avais pas distinguées à la lumière, pâles, et gracieuses, au pas langoureux. Des garçons de sept à huit ans dansaient près de leurs mères, emportés, soulevés par de petites filles d'à peu près le même âge dont les yeux brillaient de plaisir.

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S'est-on couché ? A-t-on dormi ? J'en doute. Le ciel s'étant rembruni à l'approche de l'aube, ni l'île d'Elbe, ni l'île de Monte-Cristo, ni Capraja, ne firent, comme à l'ordinaire, au devant de Bastia cette figure de cyclades lumineuses que célèbrent les promeneurs. De même, les hautes montagnes de l'île nous furent cachées par de jalouses nuées, nous ne vîmes que des collines de taille médiocre et d'un aspect sauvage. Un petit voilier italien, à destination de Livourne, chargé jusqu'au plat-bord de bois de construction, s'éloignait du port de Bastia, à l'instant où nous y entrâmes.

J'ai vu Bastia rapidement, n'en étant pas aussi curieux que je l'aurais dû. Le quartier nouveau, composé de maisons régulières à six ou sept étages, m'a paru propre, un peu commun ; le vieux quartier, bien que fort sale, est au contraire à peindre pour les hauts et les bas d'étroites ruelles, pour les escarpements du fort qui le domine, enfin pour la façon étrange dont les nobles verdures du jardin communal se suspendent aux aspérités du terrain. Si le lieu a du charme, je n'ai pas laissé d'être plus vivement frappé du charme de la race. Elle m'a paru fine et pleine de vivacité.

Dès les six heures du matin, les trottoirs fourmillaient de jeunes filles aux pieds nus : paysannes et citadines, petites lavandières chargées de leur panier de linge, jardinières droites, fermes, harmonieuses sous la corbeille ou sous la claie débordante de figue violette et de raisin noir. Pourquoi le soleil refuse t-il d'éclairer un paysage ainsi animé ? Je l'invoque tout bas. Je lui dis l'hymne de Mistral :

Le soleil, amis, excite
Le travail et ses chansons,
Et l'amour de la patrie,
Et ses plus douces langueurs.

Le soleil ne veut rien entendre des éloges que je lui donne. Quelques gouttelettes de pluie ont déjà creusé la poussière, et d'autres, plus serrées, font au sol des granules sombres. L'ondée menace. Je me sauve à la gare, dans le train pour Ajaccio.

III

Du nord-est de la Corse, Bastia fait face à la Toscane ; du sud-ouest, Ajaccio regarde la Sardaigne, la Sicile, l'Afrique, le midi espagnol. La voie qui relie les deux ports traverse donc leur île presque entière en diagonale.

Mais, entre Bastia l'ancienne capitale des « pays d'en deçà des monts » et Ajaccio qui commandait aux « pays d'au-delà des monts », s'élève un massif de montagnes étendu et ramifié jusqu'aux deux littoraux. Les cimes atteignent ou dépassent 2000 mètres ; les cols et les passages sont eux-mêmes placés à plus d'un kilomètre au-dessus de la mer.

Dans l'épaisseur de ces montagnes, des pentes naturelles, formées par la berge d'innombrables torrents, permettent d'arriver, sans trop de peine, au pied de murailles de roche aiguë qu'il faut ou gravir ou percer. Je me suis réjoui des merveilles de la ruse et de l'industrie qu'ont dû multiplier dans les pas difficiles les conducteurs du chemin de fer corse. Grâce à eux, sans bouger de leur vagon, j'ai entrevu l'essentiel de la charpente du pays. Bien qu'il n'y eût que 157 kilomètres à parcourir, une centaine en montée presque continue, le reste en descente furieuse, ma séance a duré sept heures ; mais la machinerie de la Compagnie des chemins de fer départementaux m'a paru assez primitive, et l'étrangeté de la voie modérait l'allure du train.

Rien n'est doux comme cette pente qui mène de Bastia au bord de la première rampe. On suit le milieu de la campagne que longent les vastes lagunes de l'étang de Biguglia ; une flèche de sable les coupe de la mer. Le long du Biguglia frémit le feuillage vert pâle des eucalyptus, que cultivent tous les cantons fiévreux de l'île. J'ai aimé ce grand arbre émacié, presque languissant, dont l'écorce fibreuse s'effiloche et met à découvert un tronc lisse couleur de chair vive et de rose. De l'autre côté de la plaine quantité d'oliviers d'une bille remarquablement fière et fine agitent dans les champs leur couronne d'argent humide. Les premiers villages paraissent, perchés sur les coteaux, au milieu du maquis recouvert d'arbustes sauvages, lentisques, arbousiers, myrtes, bruyères, petits chênes.

Un peu au-delà de Casamozza, la route fait un coude et tourne au couchant. Laissant la côte orientale, le train se dirige vers les fières maisons de la colline comme pour les prendre d'assaut ; mais il n'aborde pas ces collines de front, il s'insinue dans la première vallée qui se présente et la remonte avec lenteur. C'est le lit du Golo, principal tributaire de l'étang de Biguglia. L'horizon diminue. Nous suivons la droite et la gauche du petit fleuve sur une corniche sculptée dans le rebord de la montagne. De vertes éminences, les unes menaçantes et pendantes au-dessus de nous, les autres, plus éloignées, arrondies en amphithéâtre, continuent de porter de loin en loin sur leurs gradins de petites cités farouches aux vieilles et claires maisons.

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Quelquefois, ces maisons se présentent à l'œil comme les branches d'un éventail grand ouvert. Nulle ne masque l'autre. Leur façade entière paraît comme si chaque ménagère tenait à voir et à être vue ni plus ni moins que ses voisines. Ainsi le second rang des habitations aligne ses rez-de-chaussée aux points précis où le premier achève de porter ses toits. Les rues sont parallèles à l'horizon, reliées en hauteur soit par des escaliers, soit par des montées un peu âpres.

La forme du pays où sont établis ces villages déconcerte par sa richesse. Le squelette du sol est presque partout tapissé d'une épaisse tenture de terreau ample et gras. Point de ces côtes nues, au profil pur comme des temples, qui illustrent, mais qui désolent la Grèce, l'Italie et notre Provence. Comme en Béarn, comme en Dauphiné, la terre meuble n'a point glissé des hautes collines. Une végétation vivace la cramponne. La nature ne semble nulle part appauvrie ni sans doute perfectionnée.

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Devant nous, au-dessous de nous, baignant dans le Golo, s'agrippent et s'élancent, entre les pierres de basalte, de majestueux châtaigniers. Sauf dans la pouilleuse région qui commence au Ponte Alla Leccia et se continue au delà de Corte, les belles voûtes verdoyantes ne nous quitteront presque plus. Que de fraîcheur ! Que d'abondance ! Quel éclat scintillant et doux ! Quel mélange de pâle et de vif, d'ombre et de lumière dans ces feuilles et dans ces fruits ! Pères nourriciers de la race, un Corse ne vit que par eux. Le charmant Paul Arène se plut à démontrer comment cent-dix pieds d'orangers suffisaient à nourrir un citoyen d'Antibes ; mais ces orangers provençaux voulaient un peu d'engrais, quelque émondage et le labourage annuel. Rien du tout pour le châtaigniers que la peine de récolter et celle d'écosser.

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J'étais à l'admirer, quand, sur notre droite, un singulier nuage, de couleur blanchâtre et violette, parut se mêler, près de terre, aux diverses nuées qui rampaient sur le ciel. Maigre, déchiqueté en toutes sortes d'arêtes, d'aiguilles et de dents, je fus longtemps avant de me demander si le nuage n'était pas une montagne ; il fallut un quart d'heure d'attention soutenue pour me persuader que c'en était une en effet, mais d'aspect véritablement nuageux et céleste, romantique et surnaturel. La région proprement sauvage allait commencer.

Nous laissions les fraîches collines pour entrer dans une manière de désert dans lequel un ingrat terrain sablonneux alternait avec le roc brut. Abandonnant, presque à mi-chemin de sa source, le cours sinueux du Golo, on pénétrait par un tunnel, dans le bassin contigu du Tavignano. La vallée m'en a paru morne. Mais Corte, belliqueuse, derrière les remparts de sa gare fortifiée, ne manque point d'accent.

V

La Montagne. Un riant soleil se met à jouer sur les crêtes. La rampe de la voie se raidit merveilleusement. Cette montagne est parsemée de petits îlots de verdure, de villages crispés aux saillies de la pierre, au ras de vasques où débordent le pâturage vert et la châtaigneraie. Ces hameaux-ci, d'un modèle particulier, me rappellent les nids de pirates creusés dans la roche ligure de chaque côté de la rivière de Gênes. Vonaco passe et rit sur une éminence dorée. Le train halète au pied du col. Il lui reste à l'escalader.

J'ignore les mesures précises de ce passage. Mais comment oublier l'étrange chemin ? On est dans le fond d'une impasse déterminée par deux âpres murailles qui se joignent et se soudent à angle aigu ; la voie taillée sur la pente droite de ces murailles s'y élève en lacets réguliers, d'une symétrie si parfaite qu'au milieu de l'ascension le voyageur en distingue, soit en avant, soit à ses pieds, les moindres va-et-vient. Il domine les ponts sous lesquels il vient de passer, il aperçoit à cinquante mètres au-dessus de lui le talus sur lequel il roulera bientôt. On arrive de la sorte à Vivario qui marque, je crois, la limite du versant oriental. La vue alors embrasse un large océan de montagnes.

Mais nous sommes au cœur d'une sorte d'hiver. Une blanche traînée de neige luit au flanc de quelques sommets. Mêlés aux châtaigniers que rien ne décourage, s'avancent les tristes sapins. Le clair soleil, qui s'est tout à fait ranimé, n'échauffe point la vivacité métallique, le froid de l'air. On glisse maintenant sur la hauteur du col, sans hauts ni bas accentués, jusqu'à Vizzavona. La prairie naturelle étale un herbage profond. Les vastes arbres déterminent des abris à l'œil fatigué. Quelques troupeaux, semés de-ci de-là, confirment une molle impression de rusticité virgilienne. Ce pays sans histoire exhale ainsi tant de poésie naturelle que l'on voudrait nommer un pauvre ruisseau Sperchius 4, un obscur vallon le Tempé 5.

Les arbres penchent leurs rameaux, les rochers et les terres s'infléchissent, se creusent en d'harmonieux petits cirques, formés pour retentir des flûtes pastorales. Il y a dans Gautier un poème assez ridicule où l'on voit Napoléon Bonaparte soupirer après la fortune d'un berger de son île jouant, comme Daphnis, de la flûte au bord de la source, sous l'avancement d'un rocher 6. Son soupir me paraît moins fade depuis que j'ai pénétré cette solitude.

Nous arrivons à Vizzavona. Et là commence la descente. On évite le col au moyen d'un tunnel de quatre kilomètres, dont la sortie est de quatre-vingts mètres inférieure au niveau de l'entrée. Puis la route en lacets. Puis, la brusque glissade, en moins de deux heures, jusqu'à Ajaccio.

Sur chaque palier refleurit quelqu'une des essences que nous avons laissées au fur et à mesure de notre ascension dans l'air glacial. Et cet air devient plus que tiède. L'écume du Gravona bondit devant nous à la mer ; nous le rattrapons à mi-côte, où prospèrent déjà, parmi les châtaigniers plus rares, des forêts d'oliviers puissants comme des chênes. Déjà l'eucalyptus annonce de nouveau l'amertume du marécage. Des champs de cactus écarlates, d'immenses espaces de chaume, des plaques de maquis brûlé, destinés à subir aux prochaines saisons le premier ensemencement, une brise de mer qui respire en passant le citron et la tubéreuse, l'arc de la côte bleuissante, le pourtour montueux du golfe épanoui, joint au rire enflammé des vagues qui répondent à la flamme d'un pur soleil, les antennes, les mâts, le mouvement du port, citadelles, môles de pierre étincelante, je ne sais quelle joie, je ne sais quelle ardeur, dont pétille l'air sec, tout m'annonce que la patrie est retrouvée. C'est le Midi, c'est presque le Ciel, c'est la vie heureuse et facile qui nous font un doux signe de grâce et d'amitié dans la rade d'Ajaccio.

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VI

Ajaccio m'aura peut-être donné un avant-goût de cette Naples que j'ignore. Telles doivent bien être, au bord du golfe unique, la mollesse de l'air et la liberté de la vie.

La rue basse que j'ai suivie en entrant dans la ville longe presque la mer. Elle est d'abord triste et sordide, mais sur le port, elle s'égaye ; des ruisseaux d'une eau claire et brillante sortent de conduits souterrains et se jettent en bouillonnant sur le gravier et sur le sable du rivage. De jeunes ouvrières groupées aux embouchures ont retroussé leur jupe et, baignant leurs pieds nus dans l'écume, battent le linge.

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Une autre rue, moins vaste, tortueuse et bordée de hautes maisons, me jette au milieu d'un monde d'enfants. Ils forment des monceaux véritables, grouillant au-dessus du pavé, accrochés aux linteaux des portes, aux grilles, aux croisées, saignant, pleurant, criant à même le ruisseau. Mais cette marmaille est très belle. Ne rêvez point des gras petits anges qui sonnent la trompette dans les tableaux d'église. Demi-nus sous un vague fourreau d'étoffe claire, robe ou chemise selon qu'il tombe aux chevilles ou s'arrête à mi-cuisse, ces minces corps d'enfants sont fermes, lisses, purs comme un marbre teinté d'or pâle. Le grain de la peau très serré y montre les muscles à vif.

Si attentivement qu'on regarde ces milliers de petites jambes, on ne découvre aucune trace de chaussettes. Tout au plus si quelques sybarites ont des souliers. Ce luxe oriental est dédaigné de ceux-là même qui en usent ; à tout propos, leurs pieds reviennent à la liberté. Je pense qu'ils y gagnent cette souple vivacité, cette harmonie charmante du pas et de la course qu'un regard étranger ne se lasse point d'admirer.

On se plaint de les voir malfaisants et injurieux. Mais c'est la lamentation de toutes les mères. À mesure que l'après-midi avançait, les jeux, les courses, les querelles ne faisaient qu'embellir. Formés autour des chefs, par petits pelotons, ils se lançaient violemment les uns contre les autres et les marchandes de figues de Barbarie pleuraient leurs paniers renversés. Chaque bande s'appliquait à se plier aux gestes d'un conducteur élu, se courbant avec lui, courant s'il se met à courir, avalant la poussière s'il y pose sa bouche, et se pendant à l'habit des pauvres passants. École de discipline et de brigandage, aimable pépinière de gendarmes et de bandits.

J'admirai la chaleur d'un sang demeuré jeune et chaud, avec le nombre infini de ses rejetons.

« Ah ! monsieur, les enfants ! me disait une dame corse ; c'est notre plaie d’Égypte, ce sont nos sauterelles. »

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VII

Partagé entre les spectacles d'une race si obstinément populeuse et la curiosité d'en trouver de nouveaux, j'eus peine à passer mon chemin.

Un vaste cours suit la base d'une colline de hauteur modérée. Il est orné d'une double haie d'orangers. Juste à cette heure s'avançaient 7 entre les petits arbres bon nombre de paysans regagnant la campagne. Le marché venait de finir. Montés sur des chevaux aux jambes nerveuses et pures, ils avaient un air de paresse, de superbe et d'insouciance seigneuriales. Assises à califourchon sur les mêmes bêtes (une haute selle de bois leur rend la posture commode), des paysannes arrivaient sur la même route. Jeunes, vieilles, l'ampleur de la selle ajourée, le gonflement des jupes donnaient au groupe équestre qu'elles formaient une allure de majesté fantasque, bête et femme dessinant dans le soir lumineux la figure d'un dromadaire.

On ne presse pas l'animal. Et, s'il s'arrête pour lécher le sol, brouter l'écorce ou le feuillage, on le trouble le moins possible. Le cavalier bourre sa pipe. L'amazone tricote. Aucun passant ne rit de cette patience. Je ne puis m'empêcher de la trouver bien raisonnable. Mais la physionomie de deuil imprimée au costume uniforme de ces paysans a moins de justesse. Chapeaux noirs à larges rebords, les mêmes robes noires aperçues sur notre vaisseau, fichus sombres, capes de nuit, cela passe la noble gravité convenable aux habitants d'un beau pays. Tout ce noir est funèbre ; il insulte au soleil, et les puissants cyprès couverts de guirlandes de roses en sont réduits à parler comme au cimetière.

Ces réflexions et ces critiques (car pourquoi se borner à décrire un paysage ? pourquoi n'en ferions-nous le même jugement que d'un ouvrage fourni de main d'homme ?) ces jugements me conduisirent avec lenteur au centre d'Ajaccio où sont deux belles places, dont l'une est ombragée de palmiers touffus, l'autre, vraie esplanade que rien ne protège du ciel ; le vent, la chaleur y font rage, mais c'est le point de la ville qui domine le golfe et le champ de la mer. Non loin est une vieille forteresse toute dorée que le ciel et les eaux ont coloriée à plaisir.

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VIII

Avouerai-je que je cherchais depuis deux heures une auberge ? On s'accordait à me répondre que tout était pris, retenu, mangé et bu. Et je me demandais avec mélancolie d'où venait cet encombrement d'un lieu qui passe pour désert aux mois d'été. Un hôtelier compatissant me trouva une alcôve que je payai fort cher.

Il s'excusa de recevoir autant d'argent.

« Après tout, me dit-il, nous sommes au moment du Conseil général.  »

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Le Conseil ! disait-il. J'ai connu par la suite qu'il n'était pas de plus grande solennité 8. Ni fête ni marché n'attirent dans Ajaccio une telle affluence de tous les points de l'île.

Outre que les cantons de Corse sont au nombre de soixante, leurs représentants ne descendent en ville que suivis d'un cortège d'amis, de serviteurs, et surtout de solliciteurs. Ainsi venaient à l'assemblée les anciens patriciens de Rome. Chaque conseiller général présente cette clientèle à son préfet et aux élus de sa nuance politique. Il fait valoir de vive voix les recommandations qu'il a écrites et récrites. De son côté, le client, s'il est sage, n'épargne rien qui doive rehausser le prestige de son patron.

On m'a montré le vaste édifice où tient séance l'assemblée du département. Les abords en sont assiégés. Songez au quai d'Orsay un jour de grande discussion. Mais les badauds de l'île y mettent plus de gravité que nos Parisiens ; un coup de chapeau négligé, une main illustre serrée, c'est la vie ou la mort, c'est la carrière ouverte ou close, cette belle carrière du fonctionnariat pour laquelle nos Corses ont un goût remarqué.

« Le pays est pauvre, me dit l'un d'eux. Nous n'avons aucune industrie, notre agriculture manque de débouchés. Obligés et tout à fait résignés à vivre sous le régime du patronat, il nous faut bien en recueillir les bénéfices en même temps que les ennuis. Nos grandes familles rendent en protection l'hommage que nous leur apportons ; elles nous servent dès qu'elles se sont servies, les hautes places sont pour elles, et, avec leur appui, nous pouvons espérer de petits postes suffisamment appointés. »

Ces paroles, qui me furent dites en diligence, laissent voir, sous l'absurde, un fond de bon sens. Le régime demi-féodal et demi-classique de la Corse a des parties fort raisonnables ; quelque chose y semble en avance sur l'usage du continent. Nos orateurs parlent sans cesse de solidarité ; les Corses la pratiquent de la seule façon qui soit juste et possible, c'est-à-dire à l'intérieur d'un groupe, d'une tribu, d'un petit clan organisé comme une famille. Ils ont gardé famille, clan et tribu, mais leur Napoléon nous a enlevé tout cela.

Comme chez nous au temps passé, leurs forts aident leurs faibles ; groupés autour des forts, les faibles, par leur nombre, augmentent la puissance naturelle des protecteurs. Et depuis que le monde est monde on n'a pas trouvé mieux. Si le courant industriel ou commercial détruit cet esprit chez les Corses, tout compte fait, ce sera pour eux un très grand malheur.

J'admets de moins bon cœur leur manie d'être fonctionnaires. Nous la payons de nos deniers. Est-ce par pauvreté que le Corse prend du galon ? J'en doute et je ne sais même s'il est bien vrai de dire que la Corse soit pauvre. J'ai, au contraire, l'impression d'un pays approvisionné des plus surprenantes réserves de la nature. On y voit affleurer, non seulement dans les tranchées, mais à la surface des roches, des filons de matières utiles et précieuses. L'extraction en serait aisée. La terre très féconde ne voudrait qu'un peu de travail. Mais le vrai Corse adore de travailler le moins possible 9.

IX

Pourtant, depuis quelques années, ce gueux si fier énonce l'intention de sortir de son indolence. Il ne travaille pas encore. Mais il demande les moyens de travailler avec fruit. Quant au lieu de faire le trajet d'Ajaccio à Marseille en dix-sept heures, les paquebots dévoreront le même espace en un tiers de journée (il paraît que cela est tout à fait facile) ; quand en trois ou quatre heures l'on atteindra Antibes ou Nice de Bastia, la Corse entière deviendra un champ d'âpre labeur et la sueur humaine cessera d'y être épargnée. Voilà, du moins, ce qui s'est dit et répété au Conseil général d'Ajaccio. Et peut-être qu'on l'a bien dit. Changez les conditions et surtout les rétributions du travail, vous changerez peut-être un caractère de la race.

Ce qui m'incline à le penser, c'est l'effet de la transplantation chez le Corse. Loin du pays, ses belles facultés dormantes s'éveillent. Son activité se trahit au point peut-être de lui causer une espèce d'étonnement et de vertige qui lui ôte le gouvernement de sa vie.

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X

J'ai visité avec la curiosité et la défiance qui convenaient quelques-unes des traces laissées ici par Napoléon et les siens. Tout y est altéré. Du mobilier de la maison modeste où naquit l'empereur, presque rien n'est contemporain de ce fatal 15 août 1769. La grotte du Casone, couverte de tant d'inscriptions bonapartistes, n'a jamais abrité le rêve de César enfant. Et l'on a discuté jusqu'à quel point est authentique, ou du moins véridique, son acte de baptême que l'on montre dans l'hôtel de ville, au musée napoléonien.

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L'une des salles de ce musée est ornée des portraits d'à peu près tous les membres de la famille Bonaparte ; le fondateur de la dynastie est représenté, mais par le masque d'Antommarchi moulé à Sainte-Hélène sur un visage inanimé. Rien ne ressemble moins que ce plâtre au Napoléon des médailles. La différence est si criante que des critiques ont hésité sur le témoignage ou même l'ont traité de faux. J'ai été tenté de dire comme eux. Entre ces murailles où les frères, les sœurs, les neveux de Napoléon développent, sous des costumes variés, leurs faces ou leurs profils si uniformément frappés à la romaine, menton carré, lèvre mince, arquée et pincée, vaste mâchoire, tempes et front proéminents, arcade des yeux rectiligne, le masque d'Antommarchi, de quelque façon qu'on le tourne, ne montre rien qui corresponde au type général. Les tempes sont serrées, les pommettes en saillie, le menton aigu, le bas de l'ossature faciale assez maigre ; un air de finesse plutôt que de force est répandu sur tout le visage et rappelle, non le type romain, mais, de beaucoup plus près, le florentin et le ligure. On pourrait prendre le masque d'Antommarchi pour un portrait, usé, poli et adouci de Dante. De toutes ces images des Bonaparte, celle du seul Napoléon échappe au type napoléonien.

Comment admettre cette image ? Comment croire que Waterloo, Sainte-Hélène ou même le coup de la mort aient défiguré à ce point cette tête en son caractère ? Ou faut-il qu'Antommarchi nous ait joués ? Je n'en douterais plus, si je n'avais trouvé, quelques heures plus tard, rue Saint-Charles, dans la maison des Bonaparte, un étrange portrait de Laetitia Ramolino. Ce portrait de madame Mère répète trait pour trait, pour mieux dire, il annonce l'image de Napoléon telle qu'Antommarchi nous l'a léguée. Je retrouve ce front moyen, ces tempes rapprochées, ces fortes pommettes, et me voici obligé de me demander si le génie mourant ne fit point un retour à la première image qui s'ébaucha de lui dans le sein maternel.

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On s'est querellé, ces ans derniers, sur Madame Mère. Sa vertu était en question. Avait-elle eu trop de bontés pour M. de Marbeuf, gouverneur de la Corse, qui lui-même montra plus tard pour tous les Bonaparte, père, filles et fils, un zèle qui paraît suspect ? Madame Mère est sortie absolument pure des épreuves de la critique. Mais on m'a parlé en voyage d'une lettre inédite de M. de Marbeuf, qui serait capable de réveiller les malignités. Cette lettre adressée par le gouverneur à l'un de ses amis habitant la campagne annonce l'arrivée prochaine de Laetitia. Le gouverneur demande une hospitalité de quelques jours pour cette dame et ses enfants. Et l'auteur de la lettre va jusqu'à désigner à son correspondant quelle chambre il lui plairait de voir réserver à la voyageuse. Celle-ci était jeune et belle. Il serait curieux de savoir si M. de Marbeuf témoignait en faveur de toutes ses amies un sentiment aussi rigoureux des détails de leur installation.

 

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La dernière promenade que je fis à Ajaccio m'amena dans la nécropole.

Une petite route en corniche part du pied de la citadelle. Bordée à droite d'un faubourg, elle suit la mer. Peu à peu cessent les maisons, le penchant des collines apparaît tapissé de petits enclos réguliers. Étroits jardinets d'herbe folle, sans autre plantation qu'un ou deux cyprès fort anciens qui balancent leur plume noire, ils s'étendent comme un parvis au devant de chapelles toutes pareilles, humbles, nues, marquées de la croix.

Autant d'enclos, autant de sépultures particulières. Les Corses ont réussi à garder le droit d'acheter un peu de terre solitaire, de la fermer d'un mur et de s'y coucher au milieu des morts de leur sang. C'est le plus noble endroit qu'on puisse visiter ici. Tous ces tombeaux privés couvrent une demi-lieue de campagne, dans un paysage composé de vieux arbres et de rocs fracassés où règne l'idée de la mort.

Chez nous, qui sommes condamnés jusque dans notre cendre à des voisinages fâcheux, le cimetière a renversé ce bel et humain usage des sépultures domestiques. Je ne vois aucune raison pour qu'un jour la fosse commune ne succède à nos tombes privées. Ce sera dans l'esprit du siècle et de ses lois. Quand, au détour des Sanguinaires, sur le bateau qui m'emportait, les points blancs de la nécropole ont cessé de m'être visibles, il m'a semblé que l'un des derniers forts de notre race et le meilleur refuge qu'elle se fût donné contre l'administration de l'Égalité consulaire s'évanouissaient de mes yeux.

J'aurai quitté sur ce regret la patrie de Napoléon.

Figures de Corse, 16

Charles Maurras
  1. Il s'agit d'Eugène-Melchior de Vogüé (1848–1910), diplomate devenu homme de lettres, élu à l'Académie française en 1888 et grand connaisseur de la littérature russe.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Le voyage de Maurras en Corse date d'août 1897, et le roman de Melchior de Vogüé du début de la même année. Dès lors pourquoi « l'autre hiver » ? La première version du récit parut dans la Gazette de France le 13 septembre ; un froid précoce aurait-il conduit Maurras à s'imaginer déjà à l'hiver suivant ? [Retour]

  3. Ce texte fait partie du recueil Anthinéa dont la première édition date de 1901. La phrase est supprimée dans l'édition Flammarion (1926). Les illustrations que nous reproduisons sont issues d'une édition de luxe de 1927, illustrée par Renefer. [Retour]

  4. Petit fleuve du sud de la Thessalie, coulant d'ouest en est, et traversant ce que fut le royaume d'Achille. [Retour]

  5. Vallée du nord de la Thessalie, située entre l'Olympe et l'Ossa, traversée par le fleuve Penée, et chantée par Virgile. [Retour]

  6. La Comédie de la Mort, dernières strophes du chapitre VIII. [Retour]

  7. Dans les éditions antérieures à 1926, on lit « avançait ». [Retour]

  8. Les premières éditions ne comportent pas le mot « plus », ce qui donne à la phrase un sens contraire à ce que veut manifestement exprimer Maurras ! [Retour]

  9. Dans l'édition Flammarion : « Mais il plaît au vrai Corse de ne point se donner du mal. » [Retour]

Ce texte fait partie du recueil Anthinéa dont la première édition date de 1901. Les illustrations que nous reproduisons sont issues d'une édition de luxe d'Anthinéa en 1927, illustrée par Renefer.

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