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Le Génie toscan

À Lucien MOREAU.

Le Génie Toscan

La plaine de Florence a vraiment un air de bonheur. Il me souvient que j'y entrai le jour même où parurent les premières nouvelles alarmantes de l'Orient 1, mêlées aux bulletins de la conférence sanitaire de Venise 2. Je vis ainsi distinctement le double fléau de la peste et de la guerre levé sur les villes d'Europe. Mais cette idée ne put tenir contre les agréments d'une si heureuse campagne.

C'était un soir de février, sur la route qui vient de Pise et franchit le mont Albano au défilé de Gonfolina. Dans cette nuit naissante, le ciel se faisait pur et doux, la terre abondante et profonde. Des vergers, des bouquets de bois couronnés d'un feuillage qui ne périt pas en hiver mêlaient une ombre pâle à la demi-clarté. Sur les hauteurs qui longent d'une ligne à peine tremblée la rive gauche de l'Arno, surtout aux points où leur relief se creusait mollement, montaient de place en place de sveltes châteaux-forts, des clochers, de hautes tourelles élancées sur des tiges fines et gonflées au sommet comme des calices de fleurs. Coulant à notre droite, en sens inverse du voyage, le fleuve un moment rétréci baignait de longs parterres dessinés avec art au pied des maisons entr'ouvertes. L'étranger ne saurait se défendre de sympathie pour un sol si gracieux et si commodément approprié à l'homme. Volontiers, pour ma part, je l'eusse appelé mon ami.

Mais la ville approchait. Je me réjouissais de voir sa banlieue si pareille aux pensées agréables que donne le nom de Florence. Je la sentais venir dans sa grâce maigre et nerveuse, sans langueur, mais dénuée de brutalité. Tout charme, toute suavité et toute élégance, un peu molle peut-être, telle était la Florence que j'attendais.

Sous une bande de collines plus douces à la vue que ne l'est au toucher la soie, apparut enfin le clocher de Sainte-Marie-Nouvelle. Je le reconnus à ce signe qu'il se détache en avant de Florence pour qui arrive entre le nord et le couchant. Il ne manqua point de me faire souvenir des couples du Décaméron. Sous ce clocher, au milieu de la nef de cette vieille église, un mardi matin de l'année 1348 3, sept jeunes Florentines tinrent conseil avec trois jeunes gens de leur connaissance, aussi courtois, aussi bien faits qu'elles-mêmes étaient nobles et avenantes ; c'est là qu'on résolut d'échapper à la peste et de goûter sur la colline de Fiesole, dont l'air est salubre et subtil, la consolation de l'oubli.

Là-dessus la fatigue et l'excitation du voyage me firent rêver à moitié. Je me crus du Décaméron. Ou plutôt il me sembla que, cinq cent quarante-neuf ans après la grande peste, je venais chercher à Florence ce que Fiammette, Pampinée, leurs compagnons et leurs compagnes, avaient demandé à Fiesole. De jeunes dames en robe couleur du temps se contaient, les unes aux autres, des histoires ou des fables encourageantes. Puis toutes et moi-même, nous nous ranimions à ces contes et l'on reprenait goût aux variétés de la vie.

— Mais, dis-je en somnolant, Boccace affirme que la rencontre de Sainte-Marie a eu lieu un mardi matin, martedi mattina, dit-il formellement, et ce semble, il est jeudi soir…

Sur ce beau doute, le vagon 4 dans lequel je raisonnais de la sorte fit halte. Je sautai sur le quai. Ce mouvement me tira un peu d'illusion.

Cependant je croyais toujours, en entrant à Florence, pénétrer dans une espèce de paradis formé pour les délices de la vue et des autres sens.

Aussi, quand la Florence véritable apparut, l'effet de ma surprise ne fut pas médiocre. À l'angle d'une rue obscure, qui débouchait sur une place vivement éclairée, j'ai senti comme un coup au cœur la gravité, la force et la majesté florentines. Quel visage sévère, dur, aux traits anguleux et profonds, me montra le génie toscan !

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II

D'âpres maisons de pierre nue, de hautes façades aveugles, sombres, mortes à tout, brisant ou lassant le regard, hostiles au mouvement de la curiosité et enfin presque menaçantes ; ce sont les palais de Florence. Des poings de fer sortent du mur de place en place. Il paraît que jadis on fixait là-dedans des torches. Mais on les dirait tendus contre le passant. Aucune autre saillie. Et des portes épaisses de bois dur ou de fer massif, couvertes de dessins farouches, souvent parsemées de gros clous d'un métal qui ne brille pas.

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Au-dessus de ces portes, la pierre, une pierre orgueilleuse, froide, dense, insensible, que les gens du pays nomment, je crois, pierre sereine, peut-être de ce qu'elle défie le temps et l'homme. Les temples de l'Attique ont aussi un aspect de sérénité éternelle. Mais la force en est souriante ; un air léger circule autour des solides colonnes. Ici, point de colonnes. La paroi lisse, ardue. Jusqu'à la hauteur d'un second ou d'un troisième étage parisien, ces austères façades ne montrent aucune croisée, ne supportent pas de corniche. Nul ornement, que le grain serré des matériaux et leur belle teinte d'or sombre.

Que la rue où sont établies ces forteresses soit étroite et obscure, comme celle du Proconsul, ou qu'on ait formé sous leurs murs une grande place aérée et lumineuse, toutes ont un grand air de haine. Elles gardent au front l'orgueilleux monogramme du premier Florentin qui les éleva, aussi bien pour s'y défendre du populaire que pour dominer ses égaux et imposer sa loi sur tous. Simple citoyen ou déjà tyran de sa ville, c'était une espèce de prince. C'était à tout le moins un seigneur domestique, désireux de rester le maître chez lui et de retenir les siens dans l'obéissance comme pût l'être un père de famille romain. Dans ce refuge, s'accordait une libre pâture à l'ambition, à la colère et au reste de ses passions.

En descendant le cours des âges, Florence eut beau se laisser gouverner par le menu peuple, puis tomber au-dessous de ce simple état populaire et se donner une manière de César, elle ne perdit pas l'antique marque du patriarcat primitif. Au XVIIIe siècle et encore au temps de Stendhal, ces anciens donjons de la liberté domestique passaient pour le théâtre d'inhumaines orgies. Le goût sévère et violent de ses édifices valait à Florence une renommée de science aux secrets du plaisir sanglant. La physionomie subsiste, à défaut de la renommée. Je l'ai retrouvée jusque dans les bâtiments les plus neufs des architectes florentins. Murs épais, assises puissantes, ouvertures peu prodiguées, sont encore le triple caractère de leurs maisons.

Imitation involontaire, goût réfléchi de la tradition ou souci de ne point défigurer leur ville, quelle que soit la cause de ces ressouvenirs, ils sont manifestes. Je me défendais de songer au génie d'une même race, puisqu'on abuse, de nos jours, de ce genre d'explication. Qui sait pourtant jusqu'à quel point le caractère florentin s'affranchit des anciens Étrusques ? Sans doute le premier établi en Toscane, ce vieux peuple essaya de s'y enraciner par des constructions éternelles. Ses artisans ont décidé du style de tous ceux qui leur ont succédé.

Il est certain qu'on ne rencontre dans les rues de Florence que fort peu de boutiques à larges baies vitrées, faites au goût de nos modes contemporaines. Les cafés même prennent jour par de modestes et parcimonieux carrés-longs, taillés dans la muraille comme à regret. Dans les demeures historiques, si la nécessité moderne fait ouvrir des fenêtres au rez-de-chaussée ou à l'entre-sol, ces jours nouveaux sont grillés et les treillis de fonte ou de fer se doublent, se quadruplent. Bien qu'il y ait là des chefs-d'œuvre de forge, il ne me semble pas qu'on ait beaucoup cherché, comme à Avignon par exemple, les simples effets artistiques. Autant que j'ai pu l'observer, ces grilles ne bombent guère en panses fleuries. Leur applique est rigide. Elle ferme, défend et cloître, c'est tout son service. En vain les mœurs des hommes sont-elles devenues plus douces. On dirait que Florence n'ose pas s'y fier encore et qu'enfin la patrie de la guerre civile ne perce les murailles qu'avec d'infinies précautions.

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III

Ce violent appareil est au premier plan de Florence. Mais, pour arriver au second, il faut du temps, une volonté soutenue. Et cependant il ne faut que lever les yeux. L'accablement est si extrême qu'on les tient fixés près de terre.

Un nouveau sentiment se forme, au fur et à mesure que monte le regard. Ce qui naît brusquement du sol avec un aspect de prison, de citadelle ou de tombeau s'achève plus haut en dentelle. Cette pierre, qui épouvante dans son rugueux et triste soubassement, épanouit auprès du ciel de charmantes délicatesses dont la limpidité de l'air permet de compter le détail. Elle est brodée abondamment d'écussons, de corniches et d'autres reliefs d'une grâce fine. Tout en haut, les fenêtres surtout font des miracles ; de sveltes colonnettes, simples ou accouplées, soutiennent le cintre ou l'arcade aiguë ; plus elles approchent du faîte, plus leur ciselure légère étonne de richesse et de subtilité. On songe à ces grands arbres dont le tronc nu et gris, et les branches obscures, finissent par jeter une multitude de fleurs.

Tantôt paré d'une corniche, comme chez les Strozzi, tantôt ceint de créneaux fourchus, ou simplement couvert d'une toiture à pente douce, le faîte de quelques-uns de ces monuments, le Palais vieux, le Bargello, qui servit autrefois de prison à la république, est surmonté d'une haute tour à quatre angles. Celle-ci porte aux nues, comme une offrande ou un défi, la cloche et le lys de Florence.

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On sent alors en quoi les modernes Toscans ne furent pas uniquement de bons ouvriers d'architecture militaire. Ce peuple orfèvre, forgeron, ébéniste, verrier a connu la passion presque fiévreuse, le génie presque maladif de l'art ornemental. La toreutique des Anciens ne servait qu'aux dieux et aux femmes. Ici, le plus brutal voulut une poignée bien ciselée pour son épée, et sur la lame des incrustations précieuses. On a souvent noté le fait ; mais j'ai compris ce caractère de recherche imprimé dans les âmes les plus violentes quand j'eus franchi le seuil de l'un des palais de Florence. Où mon œil, abusé par la rudesse des murailles, s'attendait à quelque caveau, régnait une clarté égale, une cour vaste s'étendait où ne manquait ni l'eau, ni l'air, ni le soleil. Au centre, une fontaine. Aux côtés du carré, un réseau d'arcades basses, toutes fleuries d'images et d'inscriptions. Il semblait que la main d'une femme les dût cueillir. La roche est vieille. Elle a noirci. Les figures qu'elle a reçues sont restées belles de jeunesse : glorieuses roses de pierre, corbeilles de feuilles roulées, arceaux fléchis comme des personnes humaines. Les escaliers, divisés en paliers fort étendus, mènent, selon des pentes aussi douces que magnifiques, aux étages supérieurs. Quelle merveille que le déroulement des gradins sur l'un des flancs intérieurs du Bargello !

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Et quelle volupté que cet amas d'objets délicats et gracieux sur le revers des murailles inexorables ! On tenait à l'écart l'étranger animé de pensées hostiles. Mais le visiteur accueilli, tout le fête d'un sourire grave et discret. Ce sourire, il est vrai, n'est pas celui de l'hospitalité orientale. Et ce n'est que la face des murailles qui se dérident. Le palais florentin nous tient, et il nous retranche du monde. Où êtes-vous, légers entrecolonnements, aérienne liberté de la vie attique ! Ici, l'air, la lumière ne viennent guère que des cours ; l'une et l'autre appartiennent au maître du palais. Toutes les trahisons s'y peuvent consommer, l'histoire florentine est pleine de ces guet-apens.

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Voyant les églises, les cloîtres, les musées, le palais, je passais mes journées dans la société des morts. Mais on n'échappe nulle part à la pensée, à la présence des vivantes. Sont-elles belles ? Il n'y a pas de voyageur qui soit libre de ce souci.

Il faut, je pense, distinguer. Car les premières florentines croisées en arrivant rue des Ceretani, rue Calzaioli, me parurent charmantes avant même que d'être vues. Ce pas ferme et nerveux, ce geste souple, qu'on ne trouve guère en province, me montraient que j'étais enfin parvenu dans une ville capitale. Depuis Gênes, que j'avais quittée l'avant-veille, tant de paysages différents s'étaient succédé sous mes yeux qu'il me semblait avoir couru la campagne six mois. De là, le vif plaisir que me donnèrent ces petites Parisiennes de l'Italie.

II eût suffi, pour continuer le plaisir, de fermer ou de baisser les yeux jusqu'au lendemain, à l'heure où je fus aux Cascines. Là, en effet, se montre la société de Florence. À l'ombre des pins centenaires, dans l'étroite et longue avenue qui borde l'Arno, à l'air tiède, au pâle soleil, j'ai vu passer un nombre infini de belles personnes et dont plus d'une, par le vigoureux accent, la grâce solide, la finesse pure des traits, par un éclat de sa pâleur mate ou ambrée et la simplicité de tout le caractère, réalisait un rêve de la beauté antique. Mais ces formes heureuses qui, en marbre, n'eussent servi qu'à nous rendre plus sages et plus religieux brûlaient de vie, hélas ! et communiquaient de leur trouble.

Les promeneuses des Cascines appartiennent pour la plupart au patriciat de la ville et forment comme un petit îlot flottant où se réfugie la fleur des beautés de l'Italie. Si on les met à part, la race florentine est loin d'être belle. Ce que j'en ai vu en d'autres quartiers est même assez laid. L'uniforme laideur du sang populaire, en un lieu si beau, me déçut.

Les villes du midi habituent, en effet, leur visiteur à tant de surprises ! Ce n'est pas seulement sur les promenades à la mode qu'on a chance de ressentir une belle palpitation. Sur un bout de trottoir, dans l'ombre d'un vieux magasin, à l'entrée d'un corridor sale, on est pris tout à coup par la beauté de carrefour, éclatant comme un astre sous les plus modestes habits. Une taille bien faite, un pas doucement balancé. Si on lève les yeux, c'est un bel œil, un teint de fleur nouvelle dans le cadre d'une croisée, qui tirent brusquement de pensée ou de rêverie et suspendent d'admiration. Jeux des rencontres du hasard communs à la Provence, à la Gascogne et à l'Italie. Ce bon hasard ne se joue guère au dedans de Florence. Le voyageur éprouve avec mélancolie qu'il manque quelque chose à tous ces plaisirs.

V

Comment une race si vieille, une campagne si féconde en nobles arbres inutiles, un ciel si doux, ont-ils disgracié jusqu'à ce point le grand nombre de leurs enfants ? Ni éclat ni finesse dans la nuance de la peau. Nulle régularité dans les traits des visages. Des corps osseux et boursouflés, souvent asymétriques et déjetés, voilà ce qui frappe.

Et l'on songe au passé, aux saintes figures de l'art :

— Jeunes gens de Florence, jaillis comme des lys de l'étroit justaucorps, orgueil et joie du statuaire ! Honnêtes dames dont la robe dessine les plis verticaux, parfaitement rigides, dans les Nativités ! Madones aux graves paupières, corps mystiques, trop minces, dont le vêtement flotte à la brise angélique, ployés, presque rompus par l'Ave Maria ! Vierges folles, figures d'un calme trompeur, que démentent bien la mollesse, robuste pourtant, de vos lignes et la langueur de vos regards, têtes méchantes et sereines, poitrines et seins florissants ! Si la race n'a pas changé depuis l'âge d'or de Florence, ce n'est point dans le menu peuple, ni même dans le peuple gras que vous ont rencontrés les Allori, les Cellini, les Botticelli, les Lippi, les André del Sarte, les Ghirlandajo ; s'ils ne vous ont rêvés, il faut que les personnes des familles les plus illustres n'aient jamais hésité à monter dans leur atelier.

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Tel était, dans une forme un peu exaltée, mon premier sentiment. Mais je dus observer combien les plus laides physionomies que je rencontrais dans la rue offraient pourtant une expression de vivacité intelligente et réfléchie. Je sentis, en particulier, le luxe étonnant des nuances dans les signes de la finesse, depuis la bonhomie à peine maligne jusqu'à la ruse et la perfidie déclarée. Même variété dans les tours que donne au visage la passion. Pas un trait de ces boutiquiers et de ces ouvrières qui ne fût significatif ; pas une déformation qui ne fût éloquente et, en quelque sorte, historique, si les airs du visage racontent l'histoire de l'homme. Nos mots de laideur spirituelle et de laideur passionnée sont ici de situation.

Un regard plus profond m'embarrassa bien davantage. Comment faisaient donc ces gens-là pour être laids ? Vus d'un peu près, ils ressemblaient parfaitement aux chefs-d'œuvre de leur peinture et de leur sculpture locales. L'application, l'étude me découvraient ces ressemblances. Je m'en pénétrais chaque jour. Avec quelque stigmate de surcroît, je reconnaissais les mentons aiguisés en fourche de Botticelli ; plus loin, exagérée ou comiquement déviée, la ligne ondulée et serpentine de ses beaux corps. Je remarquais ici les maigreurs allongées des têtes faméliques dont s'inspira si fréquemment le triste et attentif Donatello, ailleurs ces larges faces, osseuses et musclées, parfois doublées d'une couche de graisse rose, que nous ramène Ghirlandajo. J'en déduisais que tout ce que Florence présente de vivant répète en laid, mais répète distinctement les choses éternelles qu'elle garde sur ses murailles. Levez le masque qui grimace et la similitude des visages éclate aussitôt.

Ce vilain masque d'où vient-il ? Croirons-nous simplement à la dégénérescence du type depuis le XVIe siècle ? J'ai parfois admiré chez des petites filles de dix ou douze ans, qui jouent dans le ruisseau en sortant de l'école, chez les garçons, jusque vers quatorze ou quinze ans, un caractère qui les oppose à leurs père et mère comme à leurs grands frères et à leurs grandes sœurs. Ces grands enfants ou ces jeunes adolescents sont très beaux. En eux, le modèle de l'art florentin apparaît dans sa fraîcheur, dans sa nouveauté sans une ombre, quelques types tellement purs qu'on les croirait descendus vifs d'une fresque du Dôme, d'un cadre du palais Pitti. Il n'y a d'un peu avivé que la couleur. On saluerait une fillette de la rue : « Bonjour, ange de Botticelli », et telle autre : « Salut, madone de Lippi ».

Ange féminin ou madone, il ne faut pas beaucoup de saisons pour les défleurir. Longtemps avant d'être nubiles, toute grâce les a quittées. Dès le premier moment de leur maturité, la ligne se corrompt et le teint se fane. J'en ai cherché et peut-être trouvé la cause dans la vive précocité de toute la race. Ai-je dit que cette beauté des petits enfants a, comme la laideur chez l'adulte, une ardente expression de passion et d'intelligence ? Cet air, commun à toute créature florentine, est peut-être le signe du génie même du pays.

Une passion, une intelligence trop prompte, voilà ce qui dévore, brûle, réduit en cendres le charme délicat des petits Florentins. Sans doute qu'ils soutiennent une vie trop active pour le commun de jeunes êtres. Trop sentir, trop penser les dessèche, les contrefait ou les empâte. Seules, de rares créatures, comme celles que j'ai aperçues aux Cascines, affinées mais fortifiées par l'hérédité du bonheur, savent briller du feu qui ravage toutes les autres. Au combat que les deux plus dures forces de la vie livrent à leur beauté, aux offenses dont la pensée et le désir les accable et les ruine, naît en elles, ou du moins dans l'aspect de leur face pâle, un air de fièvre et de langueur qui compose un charme nouveau.

Par là, tout compte fait, l'art florentin et la nature florentine ne se contrarient plus. Il est superflu de penser que le physique de la race ait perdu grand chose depuis trois siècles. Les meilleurs artistes de la meilleure époque ont, du reste, laissé une collection copieuse de laideurs caractéristiques. Ces ouvrages d'un réalisme aigu sont à considérer. Celui qui les a médités s'aperçoit qu'ils ne diffèrent point, quant aux marques du type, d'avec les œuvres les plus idéalistes. Celles-ci montrent seulement ce type simplifié, remis d'accord avec lui-même et décoré des prestiges de la jeunesse. L'essentiel des traits qu'éternisent tous les artistes florentins leur est venu du populaire de leur ville ; pour le surplus, les enfants et les grandes dames l'apportèrent aux contemplateurs de génie.

Génie Toscan 9

Quel désert, l'Arno à Florence ! En huit jours je n'ai pas vu trois embarcations. Unie comme un miroir, l'eau ne porte que des reflets. Maisons, palais, masures s'y regardent du haut des rives. Au midi, depuis le pont de la Sainte-Trinité jusqu'au delà du Pont Vieux, il n'y a point de quai, le pied des édifices enfonce tout droit dans le fleuve. Il faut voir au soleil couché la couleur vigoureuse, la hautaine et forte structure de ces façades florentines, toutes blessées, lépreuses, avec leurs croisées en arceaux et leurs corniches en dentelle, se refléter fidèlement dans cette longue nappe nue, que le ciel occident trempe de rose et d'un or glauque. On dirait un recueil de souvenirs mystérieux arrêtés au poinçon sur des bandelettes de bronze.

À ce moment du soir, le vaste plateau arrondi qui domine l'est de la ville se couronne de petits feux. Ces points scintillants nous appellent. Quelque chose attire là-haut le passant de Florence. Et l'on cède, bon gré mal gré, à cet appel. On prend le pont aux Grâces et la porte Saint-Nicolas ; sans remarquer la curieuse agitation de ce quartier bien populaire, un peu pouilleux, d'un goût à ravir tous les amis du pittoresque, on s'élève, entre deux rangées de cyprès sombres flanqués eux-mêmes d'oliviers, sur une âpre montée, mi-escalier, mi-rampe douce qui conduit à San-Miniato.

La colline de San-Miniato ferme brusquement ce côté de l'horizon ou, pour mieux dire, elle l'occupe, l'emplit et le décore à la manière d'un autel ou d'un tombeau. Anatole France, dans son Lys rouge, vante le style ferme et pur de ce monument naturel. Peut-être que le double mont où Fiesole repose, comme un bouquet de fleurs sauvages dans le creux d'un beau sein, paraîtra d'un goût plus riant ; mais nulle part au monde l'accord de la grâce suave avec une mâle énergie ne se réalise aussi bien qu'à San-Miniato.

VII

Je dois dire qu'on y peut monter en voiture. La place Michel-Ange dont j'avais vu d'en bas s'allumer les rampes de feu forme comme un premier palier de la colline. Cette place est immense. Une copie assez fidèle du David conservé à l'Académie des Beaux-Arts orne la fontaine centrale. De là plusieurs pentes semées d'arbres sauvages mènent au deuxième palier, petite hauteur élégante et fort à découvert que surmonte l'église de Saint-François-de-la-Montagne. Michel-Ange, génie du lieu, qui défendait de là sa ville contre Charles-Quint, aimait cette chapelle pour sa rusticité. Il l'appelait, dit-on, la belle villageoise. Elle est nue, mais de proportions très agréables et les vieilles murailles jaunes recueillent ce qui leste de clarté dans le ciel après que le jour est passé.

Génie Toscan 10

On a planté, à gauche, sur l'arête de la colline, une forte haie de cyprès où vient se briser le regard ; en sorte que les yeux sont nécessairement rejetés à droite vers la vallée et sur la plaine. Cette fine violence était à peine utile car la vallée contient Florence épanouie avec ses clochers et ses dômes, et la plaine comprend les jardins de Florence, avec le pays tributaire. Beau et riche pays, étoffe magnifique où furent taillés les chefs-d'œuvre et les grands hommes, on veut monter plus haut pour l'embrasser dans sa véritable étendue.

Encore un petit bois, une pente légère, d'obliques chemins sommairement dessinés, et l'on parvient, sous une voûte, devant la porte du cimetière et de l'église San-Miniato. L'église revêtue de marbres noirs et blancs est antique ; le cimetière, trop moderne. Mais je négligeai l'un et l'autre, ne cherchant, à vrai dire, qu'un point central et culminant d'où mettre de l'ordre chez moi.

Génie Toscan 11

Dans le mystique recueillement de la nuit, il arrive parfois que les choses ont un langage. J'entendis assez bien ce que répétait cette claire nuit d'Italie.

La robuste masse apennine déployait du nord à l'est dans le lointain une draperie violette et blanchâtre. Toute la plaine illustre déroulée à ses pieds semblait dire, dans les ténèbres et le silence, en considérant la montagne :

« Voilà ma mère, ma maîtresse. Voilà ma protectrice. Et voilà mon abri contre les vents, les pluies, les nuages pernicieux. Elle est la règle de mon ciel, le tempérament des saisons et l'artisane infatigable de ma richesse.  »

De leur côté, les hommes qui, par un hasard bienheureux, eurent les premiers cheminé par les hauteurs et, s'étant établis dans cette fertile région, trouvèrent tant de fruits en échange de peu de peine, me disaient, quoique morts depuis beaucoup de siècles, en désignant d'un doigt décharné le même Apennin :

« Il est notre rempart. Qui pourra le franchir ? Qui passera par là ? Nous sommes enfermés dans la tombe après nos travaux de défense, mais nos enfants nous peuvent succéder sans interruption. Sûrs de n'être jamais troublés par des intrus, ils vivront ici entre frères en faisant refleurir tous les arts amis de la paix.  »

Il est assez vrai, me disais-je en recueillant ces deux discours, que l'Apennin, avec les montagnes qui s'en détachent, alpes apouanes, monts pisans et Albano, prodigue aux terres de la Toscane du nord les bienfaits d'une ample nature. Mais la race des hommes n'y a pas rencontré de vie plus paisible qu'ailleurs. À peine fixés, on sait bien qu'ils furent dans la nécessité de se retrancher. Contre qui ont été dressés les premiers murs de pierres brutes, constructions dites pélasgiques dont Fiesole conserve le vestige inquiétant ? Fut-ce contre des étrangers ou des voisins ? Ne fut-ce pas plutôt au cours d'une guerre intestine, née justement de l'abondance et de la richesse du sol, entre ses premiers occupants ?

Génie Toscan 12

Que j'étais fol, en arrivant, de relater comme un contraste la suavité du paysage florentin et la rude physionomie de la ville ! C'est cette douceur du pays qui fit courir aux armes, excitant les disputes par les rivalités. C'est elle qui forma l'appareil guerrier de ces murs. Lorsque le paradis régnera sur la terre, comptez que toutes les maisons seront fortifiées comme les palais de Florence ; car tout le monde aura beaucoup à perdre et à gagner. Les violences civiques, les révolutions, les émeutes et les autres calamités se comprennent par l'excellence prodigieuse de la contrée. Les hommes passionnés qu'elle avait nourris de son suc n'étaient point des méchants ; mais elle était pour eux un trop beau sujet de désir. Ils mirent à la posséder, à poursuivre leur bien en elle, une ardeur et une violence dignes d'elle, mais presque sans modèle ni imitation dans l'histoire.

Génie Toscan 13

— Ô ma belle guerrière !

J'adressais à Florence le sombre salut d'Othello. Devant moi, comme sous une forêt de lances, sous ses tours et sous ses remparts, elle se donnait au sommeil. Depuis trois siècles, elle dort. Le risorgimento de l'Italie ne l'a pas réveillée, ni les dix années du séjour du roi de Piémont. Elle dort. Je songeais à toutes les fureurs qui la soulevèrent. Je revoyais la face de ses enfants les plus fameux, masques à fureurs peintes, âpres enseignes du désir ; tantôt douces comme des visages de femme, ne respirant que le souhait d'un repos gracieux donné aux passe-temps de la vie et des arts, tantôt dures, contractées et mystérieuses, pliées sur elles-mêmes, portant la trace vive des flagellations du Destin.

Mais le Destin n'a jamais épargné Florence, quand elle s'épargnait un instant elle-même. Quelle ville a souffert plus de sièges et plus d'invasions ? Où les barbares ont-ils donné avec plus de furie ? Les passages de l'Apennin furent vite sondés. Les Étrusques eux-mêmes avaient bientôt cessé de rêver avec confiance du côté des monts protecteurs. Par là, en effet, débouchèrent une à une toutes les races qui devaient saccager et peupler l'Italie. Elles n'ont pas fini de glisser sur la même pente. Contre les hordes cimmériennes, Florence, mille fois, dut armer son sein délicat.

Génie Toscan 14

Elle avait des rivales ou des sujettes dangereuses. Cette Pistoie collée à la montagne, là-bas Lucques, et, derrière la bande des collines la triste Pise, vingt autres villes ont alarmé son instable suprématie. Tout cela la tenait inquiète et l'obligeait à un effort perpétuel.

Effort à quoi ? Pour quoi ? Pendant que j'en faisais le compte, je revoyais le plus amer des sourires du monde, celui qui éclaire d'une faible et triste clarté cet honnête visage de Michel-Ange dans tous les portraits qui nous sont demeurés de lui. Ni comme État, ni, à vrai dire, comme centre de mœurs, la vieille république n'est plus. Une dégénérescence insensible est venue à Florence, comme à l'Italie, comme à toute cette planète qui refroidit de jour en jour, s'enlaidit et se barbarise.

Dira-t-on que, du moins, tant d'effort réuni fait une belle ville et une belle histoire ? Sans doute. Il faut souscrire de tout cœur à ce jugement. Mais il faut avouer qu'une telle beauté est confuse, multiple et divisée en cent endroits contre elle-même. Elle résulte du hasard et de la nature, la nature donnant, le hasard conservant sans aucune règle précise, bien plus que de l'effort coordonné des hommes. Lorsque ceux-ci sont parvenus à mettre debout quelque monument à quadruple façade avec une corniche entière, un toit, des plafonds achevés et des fresques qui aient séché complètement avant de s'écailler, comptez qu'ils ont donné leur somme ; les pauvres gens ne bâtiront jamais une place, ni une ville entière, ni un État complet. Leur vie est courte, leur tradition sujette à se rompre sans cesse. Ils ne s'écoutent guère, et ils ne se comprennent point.

À quoi tendit l'effort surhumain de Florence ? On assure que Michel-Ange se le demandait en sculptant l'Aurore et la Nuit sur les tombeaux de la chapelle. J'avais vu les sombres figures. Mais à San-Miniato, sur cette hauteur solitaire, devant l'héroïne endormie, j'ai senti mieux qu'ailleurs la pensée amoureuse et mélancolique du statuaire. L'histoire florentine et l'histoire de l'univers m'ont souri un peu comme lui.

Il ne faut pas être vainement ambitieux pour les très belles choses. Elles sont, et cela suffit. Comme le montrent le lys ensanglanté de ses armes et le sens du mot qui la nomme, Florence aura été une fleur de la terre. Elle aura été cette fleur de paix, de plaisir et de joie, d'où sortent, par une surhumaine génération, la guerre, ses transports, ses malheurs, ses vertus. En descendant la côte de San-Miniato, il me semblait tenir en main ce lys déchiré et sanglant.

— Non ! disais-je, pourquoi demander aucun fruit à une fleur si belle ?… Notre univers est une tige dont la fleur ne fait pas de fruit.

Génie Toscan fin

Charles Maurras
  1. La guerre entre la Grèce et la Turquie avait repris le 3 février 1897, à la suite du soutien apporté par l'armée grecque aux insurgés de Crète.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Cette conférence se tint du 16 février au 19 mars 1897. Elle fut convoquée pour préparer la réponse des puissances occidentales à la menace de propagation de la peste qui s'était déclarée à Bombay en septembre 1896. [Retour]

  3. Certaines éditions d'Anthinéa portent la date erronée 1438. [Retour]

  4. Cette ancienne orthographe sera conservée dans toutes les éditions d'Anthinéa. [Retour]

Ce texte fait partie du recueil Anthinéa (livre V) dont la première édition date de 1901. Il reprend des textes parus antérieurement dans la Gazette de France à partir de 1895. Les illustrations que nous reproduisons sont issues d'une édition de luxe d'Anthinéa en 1927, illustrée par Renefer.

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