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Notices dans
La Réforme sociale
en 1887

Le Travail en France

Dans une page bien juste de ses études sur Le Travail en France 1, M. Barberet insiste sur le danger qu'il y a à mêler la politique aux discussions d'intérêt professionnel et d'économie sociale : en premier lieu on sort toujours de la question, en second lieu on ne s'entend jamais, et eu troisième lieu on risque de compromettre les intérêts pour lesquels on combat. Les discussions de pure théorie sur les principes et sur les abstractions nous paraissent sinon également dangereuses, au moins très inutiles. C'est pour ce motif que nous n'entreprendrons pas M. Barberet sur quelques-uns de ses jugements. Du moment que M. Barberet tient comme nous, autant que nous, au maintien de la paix sociale, à la réconciliation des travailleurs, ouvriers et patrons, il fait une œuvre utile en nous communiquant le résultat de ses enquêtes.

« Aujourd'hui, nous dit-il, par les rapports tendus qui existent entre les ouvriers et les patrons, l'état de salarié c'est l'état révolutionnaire en permanence. L'antagonisme qui règne entre les représentants des deux facteurs du produit est un fait brutal, indéniable, qu'il importe de neutraliser dans ses effets dangereux. » La coopération serait pour M. Barberet le remède le plus efficace, car les ouvriers les plus remuants, « ceux qui ressentent le plus grand besoin de liberté, qui ont le plus d'énergie et le plus d'ambition, et qui sont presque tous, clans les rangs des salariés, sinon les promoteurs, au moins — ce qui est plus grave — les organisateurs de la grève », ceux-là deviennent par le fait de la coopération de véritables patrons, — des bourgeois — et trouvent dans une certaine mesure un fructueux emploi de leur intelligence et de leur activité.

D'ailleurs, la méthode de M. Barberet, comme le titre de son œuvre l'annonce, rappelle, sans en égaler la rigueur, celle que F. Le Play a léguée à son École. Il nous donne une série de Monographies professionnelles. Elles lui ont, dit-il, coûté vingt ans de travail, pour collectionner, classer, collationner d'innombrables documents. Deux volumes sont en vente et le troisième est annoncé. Dans cette revue alphabétique de toutes les professions, l'auteur n'est encore arrivé qu'a la lettre C (Céramistes). Pour chaque métier il étudie les origines de la corporation, les procédés du travail, et toutes les données propres à éclairer le problème qui lui tient à cœur, la bonne organisation des syndicats de chaque industrie. On n'a du reste qu'à parcourir une de ces monographies, celle par exemple de la Boulangerie, pour constater quelle quantité de renseignements de toutes sortes se trouvent dans le livre de M. Barberet, et quelle peut être l'utilité d'un pareil répertoire pour les études économiques.

Le Nihilisme russe et la Philosophie allemande 2

Usons, n'abusons pas de la philosophie. C'est une recommandation que j'ai besoin de m'adresser avant de signaler aux lecteurs de La Réforme le récent ouvrage de M. Funck-Brentano 3. Deux cents pages durant, l'éminent professeur analyse et critique les « sophistes » de l'école allemande et — mieux vaut l'avouer tout de suite, — ni ses analyses, ni ses critiques ne me paraissent irréprochables. Il y aurait matière à grand débat. Sur l'Art et sur le Beau, sur les jugements analytiques et synthétiques, sur l'essence de la volonté, nous serions rarement d'accord. Mais ce sont là des querelles de ménage que les philosophes doivent vider à part dans le coin le plus sombre, de manière à dérober au public le spectacle de leurs contradictions et l'écho de leur rude patois.

Où le livre commence à s'aérer, où le lecteur respire, c'est quand M. Funck-Brentano étudie l'effet de la critique allemande sur la pensée de la Russie. Quel que soit, en effet, le degré d'estime où l'on tienne les systèmes d'outre-Rhin, on ne peut nier le danger profond créé par leurs doctrines dans tout milieu social où elles s'introduiraient. L'influence de Kant était démoralisante pour ceux qui y étaient soumis directement ; mais au-delà de cette sphère de haute culture, il ne faut pas croire que son action ait été nulle. Il travailla les masses par ses successeurs et par les disciples de ses successeurs. On le vulgarisa, on l'appliqua ses toutes les sciences possibles, surtout à celles qui répugnaient le plus à l'abstraction, aux sciences de la vie, telles que l'économie sociale ou la morale politique : Strauss se détache du tronc hégélien et produit Feuerbach qui, à son tour, engendre Bruno Bauer par une sorte de paternité spirituelle. Du philosophe qui rêve on tombe au publiciste : du publiciste à l'agitateur, il n'y a qu'un travers de doigt. C'est ainsi que le passage d'un Hugo ou d'un Lamartine dans le ciel poétique teinte de reflets spéciaux les sempiternels motifs, des romances populaires et des libretti d'opéra.

La colère de M. Funck-Brentano qu'explique maintenant la néfaste influence des sophistes, doit faire excuser les erreurs de détail qu'il a pu commettre en jugeant leurs doctrines.

Un chapitre parfait, est le chapitre des Idées simples. Le caractère russe m'y parait démontré magistralement : une aristocratie ayant en elle d'immenses ressources d'action, une force prodigieuse qui ne demande qu'à être employée, et avec cela pas assez d'idées ; cherchant à en acquérir, inquiète et l'œil ouvert sur les livres et les journaux de l'Occident ; trop impatiente pour remonter le cours de la pensée européenne, se bornant à suivre les fluctuations quotidiennes de nos modes scientifiques et philosophiques ; par dessus tout, incapable de porter, sur quoi que ce soit, un jugement délibéré. Car, pour juger, il faut posséder par devers soi de nombreux types d'action et de conduite entre lesquels on peut choisir et ces types sont dus soit à l'expérience soit à la tradition. Or les traditions font absolument défaut au peuple russe, il est en train de se les former lui-même ; il se trouve à la période d'imitation, période dangereuse à l'heure qu'il est, car il n'a guère à imiter que de mauvais exemples. Les voisins allemands l'intoxiquent de leur métaphysique socialiste, comme les Anglais empoisonnent la Chine avec de l'opium.

Dans ces intelligences vides, la première idée qui surgit prend immédia­tement des proportions de rêve ; elle emplit toute la conscience, elle fascine, elle hypnotise comme le point luisant de Braid. Mais toute idée qui n'est point contenue par le caractère ou une autre idée, tend à devenir une action ; le caractère russe n'existant pas encore, cette idée étant l'unique, elle se manifeste aussitôt avec toute l'énergie que met à son service un sang jeune et frais. Rien dans ces sortes de cerveaux ne saurait se maintenir à l'état d'abstraction. Chez nous le pessimisme peut demeurer purement poétique et spéculatif. Il n'accapare pas toutes nos tendances. Je serais curieux de savoir si M. Sully-Prudhomme a tenu son « vœu de chasteté » 4. Non que je lui en fasse un reproche s'il l'a violé. Je remarque seulement qu'à un moment donné, dans un coup de passion ou par un simple caprice, le système peut céder — ou entrer en composition avec un autre système. Schopenhauer corrigeait les rigueurs de son ascétisme transcendant par une distinction entre le philosophe et l'homme, la doctrine et la vie : « Faites ce que je dis et non ce que je fais. » Derrière nos croyances, se cache un arrière-fonds de scepticisme tranquille et positif qui fait ses réserves en cas de résolutions, d'adhésions, de déterminations qui lui semblent trop absolues. Il faut une foi d'ouragan pour emporter cette résistance, une foi comme on n'en trouve guère que dans le domaine religieux. — De plus, nous connaissons trop de choses, nous pensons à trop d'objets différents, nous avons trop de points de comparaison pour nous laisser envahir et absorber. Nos énergies sont partagées. Tout ce que pourrait faire un nihilisme profond ce serait de nous engourdir le cerveau en nous inspirant une paresse croissante, et l'incapacité de choisir un parti, l'indécision entre les diverses alternatives de la vie sociale ou intellectuelle. Mais aucune thèse, qu'elle vienne d'Iéna ou de Berlin, ne nous fera renoncer à une joie ni souffrir en son honneur la plus légère peine. Au lieu que les Russes d'aujourd'hui sont vraiment des croyants de l'étoffe dont on fait des martyrs. Les skoptsky 5 (blanches colombes, castrats volontaires) dont parlait M. A. Leroy-Beaulieu, il y a une douzaine d'années, en sont de parfaits échantillons.

Les nihilistes militants ne diffèrent pas de ces nouveaux disciples d'Origène. Du moment qu'il faut détruire, sans calculer, dans l'espoir qu'un monde rebâti à neuf sera plus habitable, de jeunes hommes et de jeunes femmes tuent sans remords, et meurent de même, ensevelis dans leur idée fixe. Remplacez cette idée par une autre plus saine et vous aurez des héros véritables : le remède est simple — mais qui l'appliquera ? qui changera l'idée ? qui attachera le grelot ?

M. Funk-Brentano a démontré dans tous les cas que les véritables sources du nihilisme étaient allemandes. Sans l'enseignement des universités germaniques, il est probable que les Slaves n'eussent pas songé à la rénovation de l'univers par le fer et le feu. Si un impôt leur eût paru trop lourd, ils se fussent révoltés selon leur vieille coutume et après la suppression de l'impôt ou l'exil des meneurs, les choses eussent repris leur train. L'état de la Russie a fourni au nihilisme des occasions propices, mais sa vraie cause est dans la corruption intellectuelle des pays occidentaux dont Saint-Pétersbourg et Moscou aspirent tous les miasmes.

Charles Maurras
  1. Le Travail en France — Monographies professionnelles, J. Barberet, chef du bureau des sociétés professionnelles au ministère de l'Intérieur. Paris, Berger Levrault, t. I et II, 2 vol. in-8o. [Retour]

  2. Les Sophistes allemands et les Nihilistes russes, par M. Funck-Brentano, professeur à l'École libre des sciences politiques, 1 vol. in-8o, Paris, Plon. [Retour]

  3. Il s'agit de Théophile Funck-Brentano (1862–1947), le père de Frantz Funck-Brentano qui sera collaborateur de L'Action française. (n. d. é.) [Retour]

  4. Référence à la première strophe du Vœu, extrait des Vaines Tendresses (1875) :

    Quand je vois des vivants la multitude croître
    Sur ce globe mauvais de fléaux infesté,
    Parfois je m'abandonne à des pensers de cloître,
    Et j'ose prononcer un vœu de chasteté.

    (n. d. é.) [Retour]

  5. Littéralement : « les châtrés ». Mouvement hérétique et millénariste qui se développa à partir de 1771 parmi des fidèles de l'église orthodoxe russe, et dont la caractéristique principale était la castration ou l'ablation des seins et d'une partie de la vulve afin de retrouver l'état supposé antérieur au péché originel. S'y mêlaient diverses implications politiques qui entraînèrent une répression accrue des skoptsky par le pouvoir tsariste. Le terme blanches colombes que note Maurras vient de l'usage de porter des vêtements amples et blancs durant les réunions de skoptsky. Précisons enfin qu'à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, la castration était rare, la plupart des skoptzy considérant suffisante une vie solitaire et chaste. (n. d. é.) [Retour]

Le Travail en France a paru dans La Réforme Sociale du 15 juillet 1887. Le Nihilisme russe et la philosophie allemande a paru dans la livraison du 1er septembre 1887 du même périodique.

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