pdf

Les Forces latines

I

Dans cette étude sur la fin de l'Empire espagnol d'Amérique 1, notre ami Marius André vient de faire une chose hardie et grande : il a substitué la vérité historique à l'entreprise de sophistication qui a été florissante durant près de cent ans ; il a rendu leur physionomie et leur caractère aux événements de cette vaste et longue révolution ; il a montré que cette révolution ne fut pas menée par l'absolutisme madrilène, mais éclata d'abord au nom du roi Bourbon, aux cris de « vive le roi », contre ce parlementarisme et ce libéralisme qui furent les causes authentiques de la désaffection et de la séparation. Cette révolution, en se prolongeant, devint une guerre civile entre Américains, dans des conditions morales et religieuses dont Marius André fait jaillir des effets de surprise, pour ne pas dire de stupéfaction, à nos yeux d'Européens mal renseignés ou informés tout de travers par la doctrine officielle de la démocratie internationale.

Est-ce une thèse opposée à d'autres thèses ? Non. C'est une rectification superposée à des fictions. Tous les Français lettrés ont entendu parler de ces publiques sommations que Marius André adressait, toutes ces années dernières, aux auteurs ou complices des erreurs en circulation sur le même sujet. Il les a défiés à domicile. Il les a défiés dans les journaux. Il les a défiés jusque chez leur ministre. Il ne s'agissait pas d'élèves, mais de « maîtres ». Marius André ne s'en prenait pas à des compilateurs modestes, mais à des historiens qualifiés. Le principal d'entre eux, accusé d'un nombre incalculable d'erreurs de fait dans un nombre infime de pages, n'a pas pu relever le gant. Le désordre de son esprit est, dit-on, égalé par celui de ses fiches. Il s'en tirera en faisant le gros dos, ou des plaisanteries, ou des appels électoraux, comme jadis M. Aulard sous les accusations de Cochin et de Laurentie. Mais la vérité sera rétablie.

Le vrai vaut par lui-même. Mais il y a des vérités amères et des vérités douces. Il y en a d'utiles, il y en a de dangereuses. Il y en a qu'il faut réserver pour les sages et d'autres qui conviennent à la nourriture de tous. Où donc allons-nous mettre les vérités restituées par Marius André ? Sont-elles pour la huche à pain ou pour l'armoire aux poisons ? Vérités favorables au catholicisme, vérités favorables à l'idée d'organisation, à l'idée de réaction politique, intellectuelle, morale. Quel en sera le retentissement sur les rapports des Latins d'Amérique et des Latins d'Europe ? Seront-elles ou non favorables à la bonne entente du monde latin ? Vont-elles unir ou accentuer les séparations ? Pour juger de la portée de cette Histoire d'une Libération qui sera en elle-même libératrice de tant de préjugés reculons un peu, je vous prie. Le 12 juillet, les représentants des peuples latins ont érigé dans le jardin du Palais-Royal le monument du sculpteur Magron au Génie de leur race et de leur esprit 2. Ce n'est pas la première des cérémonies de ce genre, d'autres sont en préparation et elles se multiplieront. Le voyage d'un général français victorieux à travers l'Amérique latine a resserré les liens, précisé et stimulé les affinités ; les résultats acquis par la mission Mangin en feront naître d'autres, il se fondera des sociétés et des groupes pour y veiller, des revues rédigées à Paris s'occuperont de gérer le profond intérêt commun.

Bientôt tous ceux qui parlent français, au Canada, en Belgique, en Suisse, dans nos colonies, se sentiront appelés et mobilisés pour cet effort général d'association à nos frères de langue et d'intelligence. Que cet effort soit puissant et qu'il dure, c'est le vœu de tous. Mais pour qu'il soit heureux, il faut lui souhaiter encore une direction conforme à cet ordre des choses où sont inscrites à l'avance les conditions de tout succès.

Le succès, qui a beaucoup tardé, est loin d'être obtenu. Bien des causes l'ont arrêté ou ralenti. Pour n'en citer que deux, l'énorme obstacle matériel de la puissance allemande, l'énorme préjugé intellectuel de la primauté germanique étaient faits pour briser beaucoup de bonnes volontés. La défaite allemande, la faillite morale de l'esprit germain diminuent cette difficulté. Sans la croire abolie, nous pouvons constater qu'elle est bien moindre qu'autrefois.

Soit pour nouer des alliances, soit pour s'accroître eux-mêmes, nos divers peuples doivent sentir que la voie est moins encombrée. Jamais peut-être la partie n'aura été plus belle pour ces antiques civilisations toujours jeunes et vivaces qui occupent la magnifique portion de la planète qu'un grand poète appelle « l'empire du soleil ».

Mais dans l'ode vibrante qu'il avait adressée à la race latine, ce noble Mistral 3 lui disait :

Si tu n'étais pas divisée
Qui pourrait te faire la loi ?

Oui, toutes nos faiblesses résultent de nos divisions, la vérité a été vue du poète sacré, et l'histoire récente confirme ses divinations. On peut les compléter et dire que nos divisions expliquent également ce qu'il y eut d'incomplet, de 1914 à 1919, dans notre guerre et dans notre paix. Si notre victoire a été digne du nom romain, on n'en peut dire autant des traités qui l'ont précédée et suivie. La guerre aurait dû faire l'union complète de la latinité, puisqu'elle avait été imposée par l'ambitieuse agression de la barbarie. France, Belgique, Italie, Roumanie, Portugal et beaucoup de leurs sœurs d'Amérique ont fait cause commune. Mais la liste comporte des lacunes. Ces lacunes sont douloureuses. Nous n'avons pas eu avec nous le grand peuple que Mistral appelait « l'Espagne magnanime ». Beaucoup de ses enfants, surtout catalans, sont venus librement s'enrôler sous le drapeau de Rome et de Paris, sa noble langue a été représentée auprès de nous par les États nés de son sang et de son cerveau ; mais, officiellement, elle est restée neutre, et beaucoup trop souvent son esprit et son cœur ont vibré d'accord avec l'ennemi. Ni je ne m'étonne, ni je ne m'irrite, ni je ne me plains, cela serait trois fois indigne d'une philosophie politique. Je constate un hiatus au sein d'une belle cadence. Cet hiatus aurait pu être évité.

Ne disons pas que les peuples suivent plutôt que le sentiment l'intérêt. Car, justement, pour débattre leurs intérêts, les peuples animés d'une certaine communauté d'esprit se comprennent plus facilement que les autres, et c'est un principe d'union. Que nos amis espagnols nous le pardonnent donc, comme à des frères de civilisation et d'éducation : nous aspirons à faire disparaître nos dissidences et à remplacer la défiance par l'amitié. Mais le problème pour être bien saisi doit être posé largement. Supposons qu'il soit résolu : ne parlons pas Espagne, ni Amérique, ni France. Parlons du monde latin comme d'un même corps à organiser.

Pour les poètes, l'idée d'un tel monde évoque essentiellement la communauté du sang :

Oui, c'est au sang latin la couleur la plus belle.

Mais l'auteur de ce cri d'enthousiasme, Jean Moréas 4, était lui-même un Grec. Sa secrète pensée devait faire allusion à toute autre chose que l'héritage physiologique de la race, Moréas songeait à l'antique patrimoine spirituel hérité de Rome et par Rome d'Athènes. Ce beau souci n'est pas d'hier. Le moyen âge en fut pénétré. Dans toutes ses élites scientifiques, politiques, morales, la latinité était tellement consciente et prédominante, que le César germanique lui-même, revendiquait un titre de César romain. La réforme religieuse du XVIe siècle arrêta toute évolution en ce sens. Du moment que l'Europe était coupée en deux par Luther, il fallait renoncer au magnifique rêve de prolonger l'esprit romain aux frontières du genre humain.

Cependant, chez un certain nombre de peuples modernes, cette tendance à rétablir la paix romaine universelle ne cessa point. Elle se transforma, elle devint l'aspiration à la vie commune de ceux qui avaient un esprit commun. Cela s'accuse très clairement au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle ; après des guerres longues et dures entre Espagnols et Français, le traité des Pyrénées et le traité d'Utrecht inclinent à la vieille fraternité unificatrice. Plus tard, quand un grand Français dont la mémoire est insuffisamment honorée, le comte de Choiseul, conçoit et réalise « un pacte de famille » entre les divers princes de la Maison de Bourbon qui régnaient en France, en Italie, en Espagne et sur l'Amérique, son œil pénétrant, son adroite main conspirent à fonder et à préparer un avenir qui eût été aussi raisonnable et bienfaisant qu'il apparaissait possible et réalisable. Cette amitié et cette parenté des trônes exprimait, favorisait, développait l'amitié et la ressemblance des peuples. La Révolution qu'on appelle française aura brisé cette espérance.

Malgré tout, l'idée survivait. Napoléon la recueillit et l'adopta, mais il passa comme un météore. Les moyens qu'il avait employés n'étaient pas sûrs et ne furent pas heureux : en 1809, l'Espagne repoussa l'amitié française qu'il offrait à coups de canon. Mais, en 1823, une autre intervention française ne fut pas repoussée ; c'est qu'elle était amie, le drapeau blanc de notre roi Louis XVIII apportait à l'Espagne un appui pour ses rois légitimes. Dans le même sens, quoique d'autre manière, les unions contractées entre la Maison d'Orléans et les Bourbons de Madrid auraient pu être fructueuses si nos révolutionnaire n'avaient pas renversé Louis-Philippe quelques mois après la célébration des « mariages espagnols ». Comme on le voit, ce n'est pas seulement pendant la dernière guerre que l'esprit révolutionnaire a desservi la cause de l'amitié franco-espagnole. Ne croyons pas que les germes en soient détruits. Le prétendant actuel à la succession légitime du trône de France, Philippe d'Orléans, est, comme Louis XIV, le fils d'une princesse espagnole , sa propre sœur a épousé un Infant d'Espagne, leurs relations, leurs intérêts, leurs cousinages sont nombreux entre Séville et Madrid. Cela pourrait servir un jour. Ceux qui croient que la restauration monarchique n'a aucune chance à Paris, jugent, tout naturellement, ce point de vue négligeable. Je n'en discute pas ; je dis qu'entre la France et les pays de langue espagnole la Restauration monarchique, si elle se faisait, serait un trait d'union, ce qui ne peut pas se nier.

Du côté de l'Italie, la révolution et Bonaparte avaient offert leur amitié en termes plus courtois et plus conciliants, il en fut gardé un souvenir favorable et profond. Pendant tout le cours du dernier siècle, des influences très diverses jouèrent de l'autre côté des Alpes. Si, de 1860 à 1870, il y eut beaucoup de Français parmi les compagnons de Garibaldi, il y en eut plus encore dans les zouaves pontificaux. La Papauté était donc un lien, la Charbonnerie en était un autre, celle-ci jouant en faveur de l'unité de l'Italie, celle-là pour la défense du pouvoir temporel. Néanmoins, en 1914 et 1915, les deux tendances ennemies qui divisaient Italie et France autour du Quirinal et du Vatican se trouvèrent réunies autour de M. l'Ambassadeur Barrère 5 pour repousser l'envahisseur de la Belgique et de la France ; les quelques cléricaux et les quelques révolutionnaires qui se prononcèrent pour l'Allemagne furent noyés dans le prodigieux mouvement d'amitié franco-latine où la Maison royale de Savoie et le peuple italien renouvelaient leur ancien accord. D'où est venue la division ? Du programme démocratique international des Anglo-Saxons.

Ces graves dissidences n'effaceront pas l'essentiel de l'union durable. Mais, dès lors, l'union se resserrera dans la mesure où s'accentueront et se préciseront tant à Paris qu'à Rome les tendances réactionnaires et le mouvement patriotique. Au contraire, l'orientation anarchique et cosmopolite éloignerait les deux pays l'un de l'autre et Berlin les ferait se battre à son profit.

Ainsi l'avenir de l'Union latine dépendrait du progrès de l'ordre dans chacun des pays latins : l'ordre est un caractère de la patrie commune, puisqu'il est la patrie de nos intelligences qui ne peuvent concevoir de progrès désordonnés.

II

Cette affirmation devra étonner quelques personnes avancées en âge parce que dans le milieu du XIXe siècle, les promoteurs de l'union latine appartenaient plutôt aux partis révolutionnaires. Mazzini et Victor Hugo en sont des exemples certains. Mais c'est en cela, précisément, que réside le paradoxe. L'historien philosophe admirera un jour que tant d'orateurs et de poètes italiens, français, espagnols, wallons même aient pu confondre avec le génie de leur race ce qui y était le plus directement opposé : on ne comprendra pas sans peine que tant de Latins passionnés, quelques-uns éminents, aient pu renier, au nom du latinisme, l'essentiel du legs commun aux Latins.

Comment se fait-il, par exemple, que latinisme ou latinité aient été si longtemps donnés pour les synonymes d'anti-catholicisme, autrement dit d'admiration du protestantisme ? Peuples latins, peuples catholiques, dit l'histoire, exception faite pour la lointaine Roumanie. Qu'est-ce qui a opté pour Léon X contre Luther ? Est-ce la Saxe, est-ce le Brandebourg, est-ce l'Angleterre ? Non : les peuples latins. Comment la Belgique, en partie néerlandaise, s'est-elle séparée de la Hollande pour affirmer son âme, sa foi et sa nationalité ? Par sa fidélité au catholicisme. Où la Réforme a-t-elle réussi à fond dès le premier jour ? En des pays germaniques et anglo-saxons. Les peuples latins sont ceux où la Renaissance a réussi, où la Réforme a échoué. Le Danube et le Rhin sont fiers de montrer de nombreuses populations catholiques, mais Rome avait colonisé puissamment ces régions. L'âme de la Germanie est tournée autre part : le pape Pie X dut renoncer à publier son encyclique contre Luther parmi ses fidèles de langue et de nationalité allemandes. C'est un fait significatif.

C'est à ce point de vue de fait que je me place pour demander par quelle abstraction monstrueuse on peut dissocier l'histoire des Latins d'avec l'histoire de l'organisation religieuse née sous l'enseigne de Rome et qu'ils ont si fidèlement défendue contre les infiltrations et les assauts étrangers. La race n'est pas la religion, la religion n'est pas la race, mais ces deux termes sont souvent unis. Le fait est qu'en terre latine des dizaines de millions d'hommes et de femmes communient sous une seule espèce, se confessent, entendent la messe et chantent les vêpres dans une langue antique et savante dont toutes nos langues diverses sont petites-filles ou petites-nièces. Ces multitudes croient au Purgatoire, à la Communion des Saints, aux Indulgences, à la primauté du Pape de Rome, à la Vierge Marie. Et ce culte de la Madone, cette piété pour Notre-Dame est l'âme de leur âme et le cœur de leur cœur. Il n'est pas facile d'aller leur dire : « Nous vous aimons beaucoup, nous sommes vos frères de sang et de race, mais nous avons l'horreur de ce qu'il y a de plus délicat et de plus profond dans votre vie supérieure, vos croyances, vos rites, votre sensibilité, votre religion ! »

On a essayé de dire cela à l'Espagne, et on a échoué. Et, ma foi, si l'échec n'avait été trop malheureux dans ses conséquences immédiates, il faudrait pouvoir oser dire pour l'honneur de la logique et du bon sens que c'était bien fait.

Toute tentative d'unité latine qui comportera la haine ou le dédain de l'esprit catholique est condamnée au même insuccès naturel.

J'en parle avec d'autant plus de liberté que je n'ai ni l'honneur, ni le bonheur de compter parmi les croyants au catholicisme. Mais indépendamment de la foi, rien ne peut faire que nous ne soyons pas nés catholiques. Nos habitudes spirituelles et morales ont été contractées entre le baptistère, la Sainte Table et l'autel catholique. Cela peut varier d'homme à homme ou de village à village ; mais à prendre la grande moyenne de nos populations, nous sommes faits ainsi et pas autrement, cela ne dépend de personne, pas même de nous.

Cette structure nous rend inférieurs, dit-on. À quel point de vue ? Commercial, industriel ? Regardez l'Argentine, regardez la Belgique. Au point de vue militaire ? Regardez la France et ses généraux victorieux, la plupart élèves des Jésuites. Au point de vue artistique ? littéraire ? scientifique ? Laissons ces enfantillages, revenons au fait, le fait est que, en tenant compte de toutes les différences et de toutes les nuances, l'Occident religieux se distribue entre les peuples qui se sont séparés de Rome au XVIe siècle et ceux qui lui sont restés fidèles. La fidélité à cette tradition fut le partage des Latins. Qu'elle cesse, ils perdront l'un de leurs caractères, un caractère sur lequel peut être assise leur union.

Ce caractère peut constituer un grand avantage. Du moment que le catholicisme a gardé pour organe rituel notre commune langue-mère, il nous suffit de l'employer en l'accentuant de façon convenable pour nous reconnaître et nous pénétrer malgré les différences du dialecte de chacun. En outre, nos populations les plus diverses de langage et de mœurs suivent des chefs spirituels qui conservent l'emploi courant de ces signes de leur communauté première. Leurs évêques et leurs prêtres possèdent ainsi un moyen naturel de communication. Cela est grandement à apprécier quand il s'agit de confédérer ou de fédérer des nations ! L'on peut être plus ou moins fort latiniste en pays non catholique, c'est une question de savoir personnel, mais que dans la catholicité le latin soit resté la langue vivante, usuelle, des chants liturgiques, de la prière, d'une partie de l'enseignement, voilà pour nos pays un moyen permanent de compréhension réciproque ; leur ito, leur espéranto, n'est plus à créer.

Et cette vieille langue commune à des multitudes croyantes est mise au service des affinités de l'esprit : elle charrie naturellement la littérature, la philosophie, des idées et des doctrines dont les traits communs peuvent devenir apparents et aimés. Large patrimoine indivis sur lequel l'homme rejoignant l'homme, comme le chœur athénien dans Sophocle, le salue aisément par ses attributs les plus généraux.

Supprimez le catholicisme, comme le veulent de singuliers amateurs de latinité, vous désorganisez et vous décomposez cet agent de profonde et rapide intelligence. Au bout de quelques générations, ses semences d'union et de fraternité universelle auront fait place à un esprit de dissidence stimulé par des forces centrifuges que rien ne compenserait. Tranchons le mot : le catholicisme est idéalement et moralement organisé, la latinité ne l'est pas. Le catholicisme est formé, la latinité ne l'est pas encore ou elle ne l'est plus. Pour vivre ou revivre elle peut bénéficier de cette organisation, elle ne peut la suppléer. Ce que perd le catholicisme, elle le perd donc. Telle est la vérité pratique. Je convie tout esprit politique et toute âme vraiment humaine à y réfléchir. Ne nous détruisons pas nous-mêmes, ne détruisons pas le véhicule des forces qui nous rassemblent, c'est la première des conditions de notre progrès.

Je n'invente pas ce conseil. Il est implicitement contenu dans la doctrine du plus grand philosophe que le monde latin ait produit depuis Descartes. Issu du Languedoc français, aussi séparé que possible, par la pensée, de la métaphysique et de la théologie catholique, Auguste Comte avait recherché l'alliance des Jésuites de Rome. Il la voulait, certes, très chimériquement, pour sa doctrine. Mais il la voulait aussi contre une anarchie et une barbarie dont il pressentait les assauts sans en avoir prévu, ni la violence, ni l'étendue, ni la durée. Tout ce que ce grand agnostique a dit en ce sens de la nécessité de s'unir à la papauté contre le désordre universel est encore plus vrai aujourd'hui qu'au temps ou il le disait. Mais ses contemporains étaient enfoncés dans le préjugé contraire ; l'amour et le respect de la Réforme luthérienne étaient considérés comme le premier signe de la liberté de l'esprit chez les philosophes latins.

III

Un autre signe de liberté était à la mode : c'était la passion des idées révolutionnaires. Mistral, si supérieur en politique à toute son époque, fait une concession à l'esprit du temps, dans son Ode fameuse 6 à l'endroit ou la race latine est complimentée d'avoir « cent fois renversé ses rois ». Cela peut s'entendre de rois étrangers, comme les Césars d'Allemagne. Mais cela peut s'appliquer aussi à des rois indigènes, à des rois nationaux, tels que nos rois de France qui n'eurent d'autre objet que le bonheur des peuples, la paix et l'indépendance des hommes, comme le montre l'exemple de l'un des derniers, le malheureux Louis XVI, qui s'endetta et se compromit pour émanciper l'Amérique du Nord.

Je ne viens pas prêcher la monarchie à l'Amérique… Monarchie, République, ne sont que des moyens, comme la liberté ou l'autorité. Chacun vaut ce qu'il vaut pour donner aux peuples l'ordre, le progrès, la justice, la prospérité et la paix. Il y a des pays où la république est une nécessité nationale. Il y en a d'autres où, comme l'a observé notre Renan, ce mot est synonyme « d'un certain développement démocratique malsain » et y signifie un encouragement, une excitation à l'anarchie. Dans ces derniers pays la monarchie est autochtone. Elle y a longtemps assuré la sécurité, la force, l'influence et l'honneur. C'est le cas de la France, où l'esprit de la Révolution dite française a été importé ; il vint de Suisse avec Rousseau, de Londres avec Montesquieu, de Prusse avec Mirabeau, il provint plus profondément de l'influence trouble développée depuis le XVIe siècle par l'esprit politique de la Réforme.

Ces remarques d'histoire recueillies ou bien suscitées par Auguste Comte, étaient assez ignorées en France il y a vingt ans. Depuis, elles ont fait du chemin et elles continuent : elles se répandent par l'effet naturel de la vérité qu'elles manifestent et aussi par leur vertu d'explication lumineuse ; ce qui était inintelligible est devenu clair, elles résolvent des questions qui restaient sans réponse tant que l'esprit révolutionnaire a tenu le haut du pavé.

Par exemple, quand on enseignait que les idées révolutionnaires sont essentiellement des idées françaises ou des idées « latines », toute l'histoire des Latins devenait un impénétrable mystère : comment les époques de la plus grande prospérité politique, intellectuelle et morale de la France, de l'Espagne, du Portugal, de l'Italie, n'ont-elles pas connu ces idées ou les ont-elles combattues avec vivacité ? Comment ne les trouve-t-on point dans l'héritage gréco-romain ? L'esprit politique des républiques de l'antiquité était profondément aristocratique, cela n'est plus discuté loyalement depuis Fustel de Cou- langes. Outre son langage et sa religion, Rome nous a légué, avec sa logique et sa morale, l'idée de domination civilisatrice :

Tu regere imperio populos, Romane, memento.
Hae tibi erunt artes, pacisque imponere morem ;
Parcere subjectis, et debellare superbos.
 7

Voilà le legs romain. Mais notre mère Rome ne nous a pas légué l'anarchisme, ni l'individualisme libéral, son « sosie ». Le moyen âge a exalté et pratiqué magnifiquement les idées de hiérarchie et de subordination. Même son amour courtois était fondé sur les principes de fidélité, d'hommage, de service.

La Renaissance et ses héros portèrent au comble le sentiment d'inégalité entre les vivants. Individualisme ? Si l'on veut, mais à la portée du plus petit nombre. Donc restreint à quelques-uns. Donc nullement général. Donc mal nommé : les finales -isme, -iste impliquent l'universel. La Renaissance dit : souveraine liberté, mais de quelques individus dans lequel est réputé vivre le genre humain ! Humanum paucis vivit genus 8, avait lui-même professé le stoïcisme latin, ce père putatif du Kantisme. L'idée contradictoire de la royauté de tout le monde, l'utopie mensongère qui dit à chaque homme : « tu es le Prince, autrement dit le premier de tous » et qui, dès lors, le met en lutte fatale avec tous ses semblables, ces rêves faux et sanguinaires sont étrangers à la Renaissance gréco-latine. Des seigneuries et des monarchies soutenues par de fortes libertés privées, des royautés dotées de fueros 9, créèrent, défendirent, enrichirent, élevèrent au-dessus des autres et d'eux-mêmes les peuples de l'Italie, de l'Espagne et de la France. Depuis, nulle assemblée élue, nul régime électif ne les a fait accéder à des hauteurs comparables. Leurs grands siècles sont ceux des grands papes et des grands rois : Léon X, Louis XIV. Leur décadence fut commencée ou précipitée dans la mesure où les idées révolutionnaires s'emparèrent de leur esprit public ou de leur gouvernement.

Pour des causes historiques et géographiques, l'Angleterre de Cromwell et du Covenant a trouvé le moyen de vivre et de durer en composant avec l'anarchie religieuse et le parlementarisme : quel est le peuple latin qui s'est bien trouvé du relativisme, de la révolution, du gouvernement des partis ? Deux grands règnes : Léopold Ier, Léopold II, ont organisé et fortifié la Belgique, l'initiative du roi Albert l'a sauvée.

L'Italie, le plus révolutionnaire en apparence des peuples latins (mais qui se montre violemment réactionnaire aujourd'hui), notre vieille mère italienne eut besoin d'une dynastie, fort ancienne en Europe, pour achever le grand œuvre de son unité.

Avant la Révolution, la France balançait l'Angleterre sur toutes les mers. Il y a cent trente ans qu'elle a dû lui céder le pas, en attendant de tomber au dernier rang des puissances maritimes. Sur le continent, les longues guerres déclarées par les Républicains de 1792 l'avaient épuisée au XIXe siècle. Une guerre moins longue, mais plus cruelle, lui a été imposée au XXe siècle par l'insuffisance de son organisation militaire, fille de la démocratie. La prospérité moderne de sa rivale allemande date de la Révolution et de l'Empire français, qui y ont contribué avec une cécité et une anarchie constantes. De nos jours, les partis radicaux et révolutionnaires français, responsables de l'impréparation politique, sont les mêmes qui, ayant failli faire perdre la guerre, ont pu faire avorter la paix.

Semblablement, la République de 1873 faillit mettre l'Espagne au tombeau : elle a été sauvée par des énergies qui n'ont pas reculé devant la restauration à main armée du trône d'Alphonse XII ; mais l'importation anglaise du régime parlementaire lui vaut-elle beaucoup de force et beaucoup de bonheur ? L'histoire des révolutions portugaises poserait la même question.

Nulle part les erreurs de la démocratie révolutionnaire n'ont plus complètement échoué que dans l'Europe latine. C'est peut-être qu'elles y sont un produit germanique, n'y représentant rien de naturel, de spontané, d'indigène. C'est peut-être aussi que nos populations sont trop sensibles à la parole des tribuns qui les agitent et les bouleversent : les institutions d'un peuple ne doivent pas correspondre uniquement à ses défauts, mais les équilibrer par la discipline de ses vertus.

Pour cette raison ou pour d'autres, il est certain que la démocratie plébiscitaire ou parlementaire, armée ou civile, n'a pas fait mieux chez nous qu'à l'époque où les légions romaines fabriquaient par leur vote des empereurs. Le fond intelligent, bon et fort, de nos races réagit naturellement tant qu'il peut contre ce vice de l'État. Mais les résultats demeurent inférieurs à l'effort. La majeure partie de cet effort est dilapidée et perdue pour balancer le déficit d'institutions étrangères et pour les corriger tant bien que mal. Voilà pourquoi, depuis vingt ans, tant de Français et aussi d'Italiens, de Belges, de Suisses romands, rêvent pour leur pays ce que. rêvait Jules Lemaitre pour la France : des institutions qui, au, lieu de corrompre les individus, viennent au secours de leur faiblesse. Voilà pourquoi tant de Latins souhaitent, les uns une monarchie moins sujette des parlements, les autres la suppression du régime républicain. Voilà pourquoi, en 1889, le dernier grand sursaut populaire français gronda contre le parlementarisme, et pourquoi l'Italie de 1915, ambitieuse de son destin, s'est tournée vers son Roi pour le réaliser. Cela se comprendra peu à peu et de mieux en mieux, dès que cela sera bien expliqué. Par des études comme celles de Marius André, le sens critique et l'intelligence font leur œuvre de rectification, les vérités essentielles se dessinent dans les esprits. C'est quand elles seront claires pour tous, que le monde latin, rendu à lui-même, reprendra au milieu des peuples sa fonction.

Déjà sa décadence est arrêtée parce qu'il a pris conscience du piège et du péril : l'anti-catholicisme détruirait la matrice de son unité future, les idées révolutionnaires menaceraient de dissociation intérieure chacune des nations qui le composent. Il se demande : au profit de qui ? Et il le voit bien !

Vingt ans avant la guerre, les Français qui me faisaient l'honneur de me lire connaissaient l'axiome que « la révolution vient d'Allemagne ». En divisant la France par le régime des partis, en faisant échouer la Restauration monarchique entre 1871 et 1875, Bismarck nous avait voués à cinquante ans de piétinement, d'inertie et de querelles : en nous imposant la manie anti-catholique, le même Bismarck nous séparait moralement de nos frères de race ou de culture, les Espagnols, les Canadiens, les Belges, et même de cousins brouillés avec qui nous aurions pu nous entendre, comme les Autrichiens, les Hongrois et certains Allemands du sud. Guillaume II suivit la politique de Bismarck : il restaura chez lui la paix religieuse et la concorde économique ; les agents de la révolution religieuse et sociale devinrent ses émissaires au dehors, il exporta le désordre des élèves de Marx et des disciples de Luther. Au congrès d'Amsterdam, en 1904, Bebel faisait l'apologie de la monarchie pour l'Allemagne ; en 1914, Muler, Legien, Sudekum étaient les messagers de l'unification impériale ; mais, comme Bebel, ils prêchaient aux autres peuples la lutte des classes, la désorganisation du travail, l'incoordination des âmes et de l'État…

Quelle leçon de choses ! Écoutons Marius André. Ses vérités sont bonnes autant que la fable allemande était nuisible. Écoutons-les. Instruisons-nous. Rentrons dans le pays de l'ordre comme un propriétaire rentre chez lui.

Charles Maurras
  1. Ce texte est la préface donnée par Charles Maurras à Marius André pour son ouvrage La Fin de l'empire espagnol d'Amérique, en 1922. Marius André (1868–1927) était proche de l'Action française, où il avait été introduit comme tant d'autres par le biais de Mistral et du Félibrige. Son intérêt pour les questions espagnoles et sud-américaines était bien documenté, puisqu'il fut diplomate à Madrid.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Il existe en effet une statue au Génie latin par le sculpteur Jean Magron dans les jardins du Palais-Royal. [Retour]

  3. Mistral, À la raço latino, II :

    Ton sang illustre, de toutes parts,
    A ruisselé pour la justice ;
    Au loin, tes navigateurs
    Sont allés découvrir un monde nouveau.
    Au battement de ta pensée
    Tu as brisé cent fois tes rois.
    Ah, si tu n'étais pas divisée,
    Qui pourrait, aujourd'hui, te dicter des lois ?

    Allumant ton flambeau
    À l'étincelle des étoiles,
    Tu as, dans le marbre et sur la toile,
    Incarné la suprême beauté.
    Tu es la patrie de l'art divin,
    Et toute grâce vient de toi :
    Tu es la source de l'allégresse,
    Tu es l'éternelle jeunesse !

    [Retour]

  4. Dans Poèmes et Sylves, 1907. [Retour]

  5. Camille Barrère (1851–1940), ambassadeur de France près le Quirinal de 1897 à 1924. Il était un symbole de la volonté de la IIIe République de modifier son personnel diplomatique en l'ouvrant à d'autres qu'aristocrates ou très grands bourgeois. Communard, commençant sa carrière à gauche, il finira démis de ses fonctions, en 1924, par Herriot qui le trouve trop droitier et proche de Poincaré. Certaines de ses vues sont dans les années 30 singulièrement proches de celles de Maurras, y compris un certain mépris pour le régime qu'il estime incapable de produire des hommes d'État. [Retour]

  6. Voir supra note 2. [Retour]

  7. C'est la fin du discours d'Anchise aux enfers, au livre VI de l'Énéide. Vers très célèbres, ils sont généralement lus comme une opposition du génie grec et du génie romain :

    Excudent alii spirantia mollius aera,
    credo equidem, uiuos ducent de marmore uoltus,
    orabunt causas melius, caelique meatus
    describent radio, et surgentia sidera dicent :
    tu regere imperio populos, Romane, memento ;
    hae tibi erunt artes ; pacisque imponere morem,
    parcere subiectis, et debellare superbos.

    Soit :

    D'autres façonneront des bronzes animés d'un souffle plus doux,
    ils tireront du marbre, je le crois du moins, des visages vivants,
    plaideront mieux dans les procès, décriront avec leur baguette
    les mouvements célestes, et prédiront l'apparition des astres ;
    toi, Romain, souviens-toi de gouverner les nations sous ta loi,
    — ce seront tes arts à toi —, et d'imposer des règles à la paix :
    de ménager les vaincus et de faire la guerre aux superbes.

    [Retour]

  8. « C'est grâce à peu d'hommes que l'humanité vit » ; aphorisme mis par Lucain dans la bouche de Jules César. [Retour]

  9. En français le for — le mot est issu de forum —, primitivement tribunal nommé d'après le lieu où il siège, et, spécialement en Espagne, les coutumes et libertés qui président au droit rendu dans un pays. L'ensemble de ces coutumes issues de pactes anciens entre les communautés locales et le pouvoir royal a été officiellement abrogé au XVIIIe siècle. Politiquement, la récupération des coutumes forales dans le cadre des régions est liée au carlisme dont c'est une revendication importante. [Retour]

Texte de 1922 paru en préface à La Fin de l'empire espagnol d'Amérique, de Marius André.

Vous pouvez télécharger ce texte au format Adobe PDF.

Retourner à la liste des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.