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La Défense de la langue française

 

Madame la marquise de Juigné, veuve du marquis de Juigné, député puis sénateur de la Loire-Atlantique, avait été élevée par une gouvernante d'Outre-Rhin, qui lui était restée très attachée. Attachement d'ailleurs réciproque, puisque, mariée et mère de famille, Mme de Juigné l'avait gardée à son service et la raccompagna elle-même à la frontière lorsque la guerre de 1914 apparut inévitable. Cette excellente femme, ayant écrit à sa maîtresse une lettre touchante où elle exprimait le souhait que la guerre prit bientôt fin et fut suivie d'une meilleure compréhension entre les deux peuples grâce à une connaissance plus généralisée de leurs langues respectives, madame de Juigné communiqua cette lettre à Maurras, qui lui répondit la longue et intéressante lettre qui suit. 1

ACTION FRANÇAISE
Journal quotidien - 11, rue Caumartin (9e)
Adresse télégraphique : ACTIOFRAN-PARIS
Téléphone : LOUVRE 26-49

Paris, le 18 novembre 1914.

Madame,

Veuillez me permettre de me jeter avidement sur votre lettre du 15, et non pas seulement pour vous remercier de la curieuse communication badoise, qui montre si bien comment on arrive à croire l'absurde quand on le désire, mais aussi pour vous adresser la prière d'agréer mes excuses, mes vieilles excuses de la fin de l'hiver dernier. La lettre des deux jolies robes a habité mon portefeuille des semaines, et même des mois, tant je me promettais d'ajouter aux remerciements du journal un mot qui fût personnel. De remise en remise, remises exigées par une multitude de sottes nécessités, à peine consenties par moi, nous voici au delà de la mi-novembre, en guerre, dans le tourbillon désolé des deuils publics et privés, deuils heureusement pleins de gloire, et j'en suis à bénir la gratitude et la crédulité de la petite allemande qui me permet de vous exprimer sans trop de ridicule combien j'avais été sensible aux délicates pensées que vous aviez eu, Madame, la bonté de m'adresser il y a si longtemps ! Il y a donc du bien dans le pire. Espérons que la loi générale se vérifiera particulièrement pour notre Patrie.

La langue allemande ? Jacques Bainville m'avait promis de continuer, de fortifier et aussi de développer en la nuançant la pensée qu'il a exprimée un peu crûment dans un article de L'Action française le mois dernier.

La question n'est pas simple, à mon sens. On pourrait commencer par tomber d'accord qu'après la guerre de 1870, du fait de notre défaite et aussi en raison du développement scientifique industriel et commercial de l'Allemagne, nous avons dû faire une part excessive à l'allemand. Nous le devions, et il le fallait. Mais supposons que les lendemains de la victoire soient exploités par une diplomatie intelligente, énergique, bien française, donc pas républicaine, n'y aurait-il pas lieu de mesurer (je ne dis certes pas de détruire) la place faite à l'allemand ?

Vous avez admirablement raison de penser, Madame, que dans la période de guerre et de mise en garde qui devra suivre leur défaite, leur division, leur écrasement, il faudra se tenir en état de surveiller les Allemands. Les carrières politiques, militaires, diplomatiques, sans doute aussi la haute industrie, sont désignées pour cette vigilance et, par conséquent, pour l'étude de la langue allemande.

Mais où l'on a exagéré, c'est dans l'ordre littéraire, où cet excès a eu des effets déplorables et pas seulement en littérature ; la vie politique et morale du pays s'est ressentie de certaine façon de penser et de sentir importées, à titre d'habitudes d'esprit, de méthodes intellectuelles, de la vaine et pauvre littérature philosophique ou économique d'Outre-Rhin. La vogue du socialisme chez les lettrés vient un peu de là.

Pour les sciences, le problème est plus général. Déjà, on se plaint beaucoup qu'il faille savoir toutes les langues du monde pour suivre les progrès d'une seule branche des connaissances, la chimie par exemple ; c'est ce qui fait désirer la fondation d'une langue universelle.

Je crois bien que c'est là un simple oiseau bleu. Mais, toujours dans l'hypothèse où le génie français saurait administrer la paix à son profit (j'avoue que c'est encore plus difficile que de faire une belle guerre), eh bien ! dans ce cas là il y aurait d'heureuses initiatives à prendre pour réagir contre un nationalisme scientifique mal entendu, obtenir que les savants de toute nation reviennent au français, en tout cas déterminer un immense courant de traduction universelle qui peu à peu déterminerait (par la pression de l'intérêt de chacun à être compris par tous) à adopter comme un rendez-vous central, comme un rond-point universel, la langue, notre langue, dans laquelle les traductions seraient faites. Nous sommes admirablement placés pour cela. Nous avons tenu ce rôle aux XIIIe et XIVe siècles, nous l'avons repris aux XVIe et XVIIe. Qu'est-ce qui nous empêcherait de recommencer dans les circonstances redevenues favorables ? Évidemment, cela ne se ferait pas tout de suite. Il y faudrait des dizaines et des dizaines d'années, plusieurs générations de Français intelligents qui travailleraient sur un plan vu de loin et de haut, à l'abri de la continuité politique splendide que peut seule fournir notre monarchie restaurée. Mais, après tout, pourquoi pas ? Et pourquoi tout ce sang magnifique versé n'aurait-il pas toute la fécondité dont il est bien digne ?

Je rêve ? Il faut un peu rêver, même au cœur des plus tragiques réalités, afin de préparer des réalités plus douces dans l'avenir. Quoiqu'il en soit, Madame, de ce rêve, vous ne pouvez pas avoir tort de vous refuser à subir un préjugé de sentimentalité bête ; c'est, comme vous le dîtes si bien, l'utilité qui doit être le guide en cette matière, l'utilité pratique hautement entendue. Cet allemand utilitaire mérite d'être maintenu dans les études aussi longtemps que durera l'utilité correspondante. Celui auquel nous faisons la guerre (pauvre guerre de plumes) c'est l'allemand considéré comme principe de formation esthétique et morale, de culture supérieure enfin ! Nos arrière-grands-pères, nos arrière-grands-mères préféraient l'italien, et qu'ils avaient raison !

Veuillez, Madame, me pardonner la folle longueur de cette lettre, aggravée encore par l'écriture fatiguée d'un homme qui a écrit tout le jour et qui en est au moment de ne pouvoir s'exprimer clairement en peu de mots ; et recevez, je vous prie, avec les vieilles excuses et les sentiments que je vous devais, mes très respectueux hommages.

Charles Maurras
  1. Le contenu de la réponse de Charles Maurras, ainsi que l'introduction qu'on vient de lire, ont paru dans le numéro 30 des Cahiers Charles Maurras, paru en 1969, d'où nous les avons repris. (n. d. é.) [Retour]

Texte de 1914.

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