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Le Chemin de Paradis
La Bonne Mort

Avertissement 1

La première édition du Chemin de Paradis, 1895, est devenue une rareté de librairie. Ceux qui lisent la seconde, 1920, ne peuvent s'empêcher de remarquer des corrections et des suppressions. Arrivés à la page 187, ils se sont trouvés en présence d'un titre, de deux épigraphes et d'une dédicace :

LA BONNE MORT

Mortes repentinae summa vitae felicitas.
Pline 2, VII.

A subitanea et improvisa morte libera nos, Domine.
Litanie des Saints 3.

À MAURICE BARRÈS.

Au dos de ces belles promesses, le lecteur qui tourne la page rencontre un feuillet blanc, puis le début d'un autre conte.

Il est vrai que l'anomalie avait été annoncée dès l'avant-propos où l'auteur avoue qu'il a découpé et déchiré à plaisir son ouvrage. Il ajoute 4 :

Le lecteur promené au milieu de mes antiquités saccagées y verra une place vide et nue où je dois marquer un regret. Là florissait, septième du livre, ce conte de La Bonne Mort, le plus vieux du recueil, le moins bien partagé aussi, car depuis dix-sept ans que j'ai perdu mon Frédéric Amouretti, cette petite histoire n'a été comprise d'aucun de mes amis que je sache. Et moi qui l'avais crue capable d'émouvoir la réflexion, peut-être le rêve, je n'y entends presque plus rien.

Elle essayait une synthèse, dans mon jargon une harmonie 5, entre le goût effréné de vivre, emporté aux plus délicieux enchantements du péché, et l'appétit violent de l'éternelle paix, emporté jusqu'au suicide. On a lu les deux épigraphes liminaires amoureusement colligées pour l'entrée de ce cimetière voluptueux ; là s'opposait l'esprit de deux ères et de deux mondes, on peut même dire de trois, puisque le Moyen-Âge n'en était pas absent. Je m'étais inspiré du vieux thème du Chevalier ayant vendu son âme au diable et gagnant la partie par la grâce de Notre-Dame.

Ma certitude d'être resté dans la tradition, et plutôt en deçà, était si parfaite, que, vers 1892 ou 1893, j'eus la simplicité d'aller proposer la publication de La Bonne Mort au directeur de la Revue des deux mondes. C'était M. Brunetière. Il m'eut vite lu. M'ayant fait venir, il manifesta son horreur.

— Votre héros veut aller au ciel ! Et il veut jouir !

Un grand feu à sa joue bistrée, il répéta :

— Jouir !

Ce désir me semblant beaucoup moins condamnable,

— Mais, Monsieur, répondis-je à ce bon compagnon de la noce de Larroumet 6, tous les hommes veulent jouir.

Avais-je déchaîné une hérésie nouvelle, produit un blasphème inédit ? M. Brunetière était beau à voir, la peau sèche de son corps maigre injectée de bile jaunâtre, exhalant le courroux par les yeux et par les naseaux. Ainsi dut ardre le Dragon qui gardait la Chimère.

Dans ma fuite, qui fut rapide, je me disais que j'avais eu certainement affaire à un nouveau Paphnuce 7 vomi de sa cellule et débordé de son désert. Cependant mon admirable et très cher ami Camille Bellaigue n'est point abbé d'Antinoé. C'est le vert Passy qui l'abrite, ses yeux bleus et son teint vermeil respirent doucement les exquises bontés de la nature et de l'art ; son noble ascétisme chrétien ne craint pas de fleurir de roses d’Épicure, tant il est éloigné des insanités de Zénon 8. Eh ! bien ! là-dessus mon Bellaigue partage les violents préjugés de M. Brunetière. Cela a réglé ma conduite et décidé de la fortune de ces petites pages auxquelles un critique savant, M. Albert Thibaudet, vient de décerner cet éloge qu'elles montrent le seul personnage vivant de tout le volume 9. Le suffrage est précieux mais un peu relatif. Il n'a pas sauvé ma bluette.

Sans la condamner à la mort sans phrase, car rien n'empêche qu'elle soit retirée pour les bibliophiles, je l'ai retranchée et bannie du volume natal. Puisque chacun la blâme et que nul ne l'a défendue, elle a quelque tort qui m'échappe et ce sera tant pis pour elle. Je ne me soucie pas de subir pour si peu les murmures des promeneurs qui me feront la grâce de circuler entre mes portiques rongés, mes débris de pilastres et ce bon vieux décor planté dans la hâte rêveuse de mon plus jeune temps. Je montre le montrable sans me flatter que les indiscrets soient contents.

Et si quelqu'un me dit : « Oh ! oh ! votre souci a été d'échapper au reproche des catholiques », il ne sera pas difficile d'en tomber d'accord aussitôt en me bornant à souhaiter que M. Georges Pioch 10 n'en reçoive aucune attaque d'apoplexie.

Toute ma révision s'est inspirée du souci majeur de ne pas trop déplaire aux gens raisonnables et aux gens de goût. Les catholiques en sont bien. Il est d'ailleurs inévitable qu'il se retrouve par ici plus d'une apparence très propre à les mécontenter. Ce que j'ai voulu éviter, c'est de les offenser. Mon intention ne leur a jamais été adverse. Le respect m'a toujours paru être obligatoire envers eux. L'alliance des catholiques me semble désirable pour tout homme de bonne foi, et surtout s'il est né Français ou si une raison quelconque l'intéresse au maintien de l'héritage latin ou helléno-latin ; sans l'alliance catholique, c'est un trésor dont l'humanité peut faire son deuil.

En relisant ces vieilles pages pour l'édition des bibliophiles auxquels je les avais formellement réservées, je n'ai pu faire abstraction de mon grand désir d’éviter toute offense aux catholiques et au catholicisme. J'ai donc effacé de la première rédaction quelques mots qui n'avaient jamais correspondu à ma vraie pensée. La voici telle quelle, pour le public étroit des cinq ou six cents personnes qui sont capables de la connaître sans en souffrir.

La Bonne Mort

Mortes repentinae summa vitae felicitas.
Pline, VII.

A subitanea et improvisa morte libera nos, Domine.
Litanie des Saints.

À MAURICE BARRÈS.

I

Image 2 de Devaux pour l'édition chez Aveline en 1926.

1. Une pensée maigrit le visage d'Octave, depuis que ses excellents maîtres, les Pères des Saints-Cœurs de Jésus et de Marie, l'ont appelé au catéchisme de la première communion. Il aura bientôt quatorze ans. De longues maladies, qui l'ont retenu chez son père, ont ainsi retardé son accès à la Sainte-Table. Mais le grand jour approche, et, tandis que ses compagnons palpitent tous d'heureux espoir, Octave s'abandonne à ces tristesses solitaires qui sont les mères des péchés.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! soupire-t-il. »

2. Mais il sent aussitôt combien cette prière est tiède. Son esprit n'a d'ardeur, son pauvre cœur ne bat qu'à des images défendues.

Des bibliothèques profondes tapissaient les murailles de la maison de son père. Aux longs jours de convalescence, Octave les a visitées. Il y a contemplé la beauté des vierges sans voile et il a vu quelles caresses joignent les êtres différents et font revivre l'univers. Maintenant, aux pieds de Jésus, ces rêveries le suivent, et, comme il s'y complait, c'est la damnation qui l'attend.

3. « Mon Dieu, je vous donne mon cœur ! Mon Dieu ! mon Dieu ! je suis à vous ! »

Ces oraisons jaculatoires retentissent autour de lui. Comme de sûres flèches à percer le Malin, elles lui sifflent à l'oreille. Il les retrouve même sur ses lèvres en vain remuées. Ses maîtres les lui ont apprises. Il les répète de son mieux. Mais il sent bien que c'est mensonge. Non, il n'est point à Dieu. Et il ne ressent rien si ce n'est, quand il a redit beaucoup de fables de ce genre, du contentement de lui-même. II se compare aux plus grands saints : Augustin, Jérôme, Thérèse. Ne souffrirent-ils point de tentations pareilles et de telles aridités ? Eux aussi se croyaient impies. Eux aussi s'accusaient du vague péché de tiédeur.

« Étaient-ils plus fervents que moi ? » pense-t-il quand il est à bout de vaines oraisons.

Ainsi ses pénitences deviennent pour Octave plus damnables que ses péchés.

4. Mais au rapport du catéchiste qu'Octave écoute de tout cœur, il n'est que deux moyens d'éviter l'enfer éternel, une fois qu'on l'a mérité.

Que le premier est difficile ! Il consiste à former, avec un grand amour de Dieu, un acte de vrai repentir. Octave désespère d'y atteindre jamais.

Et la seconde voie n'est pas moins chimérique ; car la contrition imparfaite, qui s'appelle aussi l'attrition, si elle ne comprend rien au delà de la salutaire épouvante du feu perpétuel, n'a aucune efficacité à moins d'être suivie du sacrement de pénitence ou de l'absolution donnée par un prêtre approuvé.

5. Octave objecte au catéchiste :

« Et s'il n'est point de prêtre auprès des lieux où j'ai péché ? Et si la mort vient tout à coup ?

— De deux choses l'une, mon fils, répond le père catéchiste ; ou Dieu dans sa bonté vous donnera la grâce d'un élan de charité vraie, ou il arrivera ce que vous craignez justement ; et vous serez perdu pour Lui. »

Mais Octave ne peut placer sa confiance dans la bonté de Dieu. Il s'ingénie donc à rêver de précautions minutieuses et d'assurances variées contre le menaçant péril de la mort soudaine. Il médite de devenir Père des Saints-Cœurs de Jésus et de Marie et d'écouler sa vie au milieu de ses maîtres, toujours à portée d'être absous. Il songe aussi à s'enrichir, à devenir un grand seigneur, un très haut prince, un magnifique bienfaiteur du catholicisme et du Pape, pour mériter le privilège d'entretenir à ses côtés un grand nombre de chapelains de qui avoir à tout instant le gage de résurrection. Puis ces rêves d'enfant le font sourire d'amertume. Car les péchés sont des pensées, plus rapides, hélas ! que des mains absolvantes, et c'est Dieu qui lance la mort.

6. Ses nuits surtout sont tourmentées. Un matin il est accouru, à demi mort d'angoisse, au Saint Tribunal.

« Mon Père, dites-moi, où irais-je à cette heure, si je mourais subitement ? car j'ai péché toute la nuit et j'ai voulu le faire… »

Dorés, fixes, profonds, ses yeux sont éclatants d'une logique si honnête et d'un effroi si vrai, ils brillent dévorés d'une telle douleur que le prêtre baisse les siens craignant de déchiffrer un mot de la vie éternelle. Mais Octave poursuit en phrases sèches son problème :

7. « Croyez, mon Père, que c'est vrai ; je manque de l'amour de Dieu. Je ne puis rien faire à cela ! Je le sens. Je n'aurais jamais de quoi pleurer un seul des péchés innombrables qu'il me vient à l'esprit de commettre à chaque moment. Il faudrait donc que j'eusse un prêtre à mon dernier soupir pour faire mon salut. Mais Dieu aura bien soin de me refuser cette grâce. Oh ! il me foudroiera un matin comme celui-ci où je vous chercherai au milieu des luxures horribles de ma nuit. »

Ces terreurs exaltées et d'une foi si abondante épouvantent le prêtre qui se sent pénétré d'admiration en même temps que de pitié.

« Je n'ai jamais trouvé autant de foi dans Israël », murmure-t-il comme Jésus devant la veuve.

Les joues creuses d'Octave n'avaient jamais été si pâles. Sous les deux flammes du regard, elles semblent se fondre et couler comme de la cire.

8. « Mon fils, lui dit le confesseur, je me suis résolu à vous donner quelque repos et à vous divulguer quelle délicieuse friandise spirituelle je vous réservais en secret pour les approches du Grand Jour ; car j'ai distingué qu'il est temps.

« Et tout d'abord prenez courage. Il n'y a pas de honte à avoir peur de Dieu. Toutefois n'allez pas rêver qu'il vous tende des pièges. À Dieu ne plaise ! mon enfant, car il est éminemment bon et patient. Oh ! priez-le, priez sa très sainte Mère Marie, notre avocate auprès de lui, dites des litanies en l'honneur de l'immaculée Conception et le Stabat Mater à Notre-Dame du Calvaire.

9. « De plus, mon fils, revêtez-vous du petit scapulaire de Notre-Dame du Carmel. Je n'aurai pas besoin de vous recommander cette dernière dévotion lorsque vous connaîtrez que le port de de ce saint habit donne de si sérieux motifs d'espérance. Il fut dessiné par la Vierge pour son saint serviteur, le bienheureux Simon Stock, qui fut général des Carmes au XIIIe siècle. »

Et dans le matin qui renaît, le confesseur rappelle le privilège unique attaché à ce vêtement.

II

Image 3 de Devaux pour l'édition chez Aveline en 1926.

10. Le saint habit sur sa poitrine, Octave a la paix et la joie. Au milieu des études, il s'interrompt pour admirer par la croisée ouverte la tranquillité des jardins. On est dans ces semaines de faux printemps chaudes, pures, dorées, qui, vers la mi-février, comblent de folles fleurs les vergers d'amandiers dans la Basse-Provence. Les plaines semblent des corbeilles, emplies déjà du lin candide de la résurrection. Elles frissonnent sur des fonds de cyprès et de pins, entre lesquels triomphent, couronnés de soleil, les pignons des chapelles. Car le collège des Saints-Cœurs est situé aux portes d'Aigues, sur le penchant d'une colline où sont construits des monastères de toute profession : Capucins, Capucines, Oblats, Dominicaines, Dames de l'Espérance et du Cœur de Jésus.

Il se trouve que la plus proche de ces saintes maisons est le noviciat des Dames Carmélites. Pendant de longs quarts d'heure, leur cloche est balancée par-dessus les platanes dont les baguettes noires écrivent sur l'air bleu. Chaque coup, lentement vibré, tourne en le cœur d'Octave les heureuses portes d'un ciel. Il ouvre alors son vêtement, tire le scapulaire et considère avec les yeux de la foi consolée les scènes que redit chaque parcelle de l'étoffe.

11. Sur la première face, qui doit pendre sur la poitrine, la Vierge et Jésus ont placé sur le monde leur trône de bénignité. Les claires auréoles ont fondu toutes les nuées. Le Saint Enfant déploie les cordons de l'habit sacré et la Mère sans tache laisse entre les plis de sa robe descendre en ondoyant les mots de la grande promesse : je serai ton égide si tu es fidèle.

Sur l'autre face, Octave voit une croix plantée à l'un des pôles de la terre. Le cœur percé du glaive saigne des sept douleurs. Un archange incliné offre la banderole noire aux gouttes du sang de Marie. Ô mon Seigneur, dit la légende, je veux vous être fidèle et vous aimer toujours.

La cloche tinte encore. Octave baise avec piété le double paysage du ciel. Il admire un portrait du bienheureux Stock qu'il a dressé dans son pupitre sur un autel de livres. Le pauvre moine lui sourit et Octave invoque tout bas ce frère d'épouvante qui fut avant lui consolé.

12. Il se met à relire une page du Manuel d'instruction chrétienne. Ce catéchisme développé, signé par un chanoine, fut approuvé de vingt évêques. Sa doctrine est si sûre que tout l'enseignement du collège des Saints-Cœurs se dispense d'après ce livre.

Page cinq cent soixante-quatre, au chapitre des confréries, il boit les lignes dix par dix. Ainsi le pacte est authentique, qui fut conclu entre la Vierge et le Bienheureux. Ce personnage vénérable, successeur du prophète Élie dans le gouvernement des Carmes et de qui cet ordre conserve le précieux souvenir, vit, pendant qu'il dormait, la Reine de Gloire. Elle daigna lui dire :

« Reçois, mon Serviteur, le scapulaire de ton ordre, comme le signe distinctif de ma confrérie et la marque du privilège que j'ai obtenu pour toi et pour les enfants du Carmel. Celui qui mourra revêtu du scapulaire n'aura point à souffrir l'incendie éternel. » In quo quis moriens æternum non patietur incendium.

13. Promesse inconditionnelle, où l'on ne trouve point matière à douter ni à redouter. Elle est pleine, absolue. Elle abonde de grâces. Elle ne cache point de ces réserves ironiques où se plaît le verbe de Dieu afin de nous rendre incertains. Octave la compare à l'éclat du soleil. Ah ! combien elle est claire, et précise, et pleine de joie ! Mais comment contester qu'elle ait été faite ! Le père Swanington 11 l'a recueillie mot pour mot de la bouche du Bienheureux dont il était le secrétaire. Vingt-deux souverains pontifes l'ont reconnue et ratifiée. Benoît XIV a fortement blâmé le docteur Launois qui n'avait pas craint d'élever d'insolentes critiques contre cette coutume connue depuis des siècles dans la chrétienté. Et le même pontife, dans son ouvrage sur les fêtes (II, 71, 78), déclare que l'apparition de la bienheureuse Vierge ne saurait être révoquée en doute. Or, l'avis de Benoît XIV est décisif sur ces matières. Qui mourra dans le scapulaire ne souffrira point de l'enfer. In quo quis moriens…

14. Ces douces syllabes latines, ne cessant de lui revenir, se sont mêlées au tintement des cloches du Carmel. Moyennant ce petit habit qu'il lui sera permis de renouveler à sa guise chez le marchand sans qu'il soit même nécessaire de le faire bénir, Octave se sent à l'abri de la flamme éternelle. Si même il en a le désir, son temps de purgatoire pourra être abrégé. Ceci résulte clairement d'une vision du pape Jean XXII. La Vierge, chaque samedi, descend aux lieux d'expiation et elle va de salle en salle, apaisant les suppliciés ; elle étanche les fronts en sueur, affermit les cœurs qui défaillent et verse à tous une liqueur de céleste espérance. Mais les confrères du scapulaire trouvent à ses visites un soulagement plus complet, car elle leur fait signe de l'escorter en paradis, pourvu qu'au port du saint habit ils aient sur la terre ajouté diverses menues dévotions, comme de garder la chasteté particulière à leur état, dire l'office quotidien de la Vierge et s'abstenir de chair trois jours de la semaine. Octave compte bien qu'il sera ravi dans le ciel le premier samedi qui suivra sa mort, car il s'efforce de satisfaire à ces conditions.

15. L'une d'elles, à la vérité, lui est devenue si pénible qu'il en a ralenti le beau zèle des premiers jours. À quatorze ans, quand on a lu tant de vieux livres libertins, comment garder la chasteté particulière à son état ? Le péché par pensée, éloigné un moment, reparait, dans le lit d'Octave, aux heures de demi-sommeil. Voilà même qu'il le confesse moins anxieusement, comme il ne se sent plus menacé que du Purgatoire.

« Il ne faut pas, mon Fils, lui dit pourtant son confesseur, que votre scapulaire vous éloigne de Dieu. »

16. Mais ces sages conseils, qui d'abord éveillaient chez Octave un sourire d'obéissance sereine, ont fait germer dans son esprit une diabolique pensée. Il l'exécute sans retard.

Il se livre sans fin aux complaisances anciennes qu'il savoure avec passion et, joignant le blasphème à l'impureté, la confession suivante s'ouvre par ce discours :

« Mon père, je m'accuse d'être résolu à tromper la justice de Dieu.

— Mais vous savez, mon pauvre enfant, combien la chose est impossible.

— Mon père, j'entrerai au royaume de Dieu couvert des plus honteux péchés.

— Et comment, mon enfant ? »

Octave n'a pas répondu. Mais avec un sourire puisé au profond de l'enfer, il a tiré de sa poitrine le noir insigne du Carmel.

17. Puis, comme le bon Père continue de rester muet :

« Dieu ne m'atteindra pas au travers de ce vêtement… »

L'indignation du prêtre, à ce clair aveu, se fait jour en paroles entrecoupées :

« Malheureux idolâtre ! Effronté sacrilège ! Eh quoi ! êtes-vous donc à croire que ce lambeau d'étoffe liera la puissance de Dieu ou vous en fera maître ? Au nom du ciel, ne jouez pas de si dangereuses folies. Vous ne pouvez pas croire que la très sainte Vierge aille conspirer avec vous contre les décrets de son fils. Tout ce qu'elle peut faire, c'est de vous obtenir la grâce d'une sainte mort. Libre à vous de la rejeter, de durer dans l'impénitence. »

18. Mais Octave tient à la main, le Manuel d'instruction chrétienne, et son regard sourit à la tranche du livre pendant qu'on lui fait ces reproches. Puis, il demande au Père de lui montrer le texte le plus décisif qu'il lit à demi-voix :

« Comme la promesse formelle et précise de la Vierge doit avoir son effet, Dieu permettra que le pécheur rebelle et obstiné soit saisi par la mort à l'heure où il sera privé du scapulaire.

— Dieu permettra ce qu'il voudra, poursuit Octave. Il sera bien habile s'il me surprend sans scapulaire. Je ne veux l'enlever ni la nuit, ni le jour, ni au bain, ni en aucun cas.

— Hélas ! qu'en savez-vous, mon fils ? Savez-vous ce que dureront seulement ces résolutions ? À fréquenter le monde, peut-être viendrez-vous à mépriser ce saint bouclier. À moins que l'orgueil de la vie ne vous en éloigne tout seul.

19. Le prêtre développe assez longtemps ces prévisions. Mais à chacune Octave répond avec simplicité :

« Oh ! non, mon père, j'ai trop peur. Non, je ne ferai point cela. »

20. « En tout cas, mon enfant, sachez que c'est Dieu qui est le maître. Il pourra ordonner aux aventures de la vie, qui sont conduites par les anges, de vous mettre nu devant lui. Rien ne lui est moins difficile que de vous dépouiller ainsi. Songez qu'il peut suffire de la branche d'un arbrisseau au bord de la rivière où vous vous baignerez, de bien moins que cela, d'un bouton de vos vêtements, d'un crochet, d'une agrafe rebelle pour arracher le vain ruban et désarmer votre faiblesse, les choses de la terre ayant tout juste la valeur qu'il plaît à Dieu de leur prêter et de leur ôter tour à tour. Retenez cela, mon enfant. »

21. Ces paroles ont coulé de la bouche du prêtre sans qu'Octave ait levé les yeux. Consterné maintenant, il demeure immobile, pâle et le cœur glacé. Enfin, sans dire un mot, sans même demander d'être absous ni béni, il s'enfuit en versant des larmes.

Mais le vieux prêtre joint les mains dans la solitude de la chapelle.

« Mon Dieu ! que cette âme m'effraie ; car vous l'avez construite singulièrement apte et ouverte au péché ! Je n'y vois que des appétits traduits parfois en épouvantes. Votre sang, mon Seigneur, a cependant coulé sur lui. Hélas ! où donc en est la trace ? Il a tout le cœur d'un païen. Il marchande avec vous, comme un de ces Étrusques qui présentaient des baux aux puissances du ciel. Peu s'en faut qu'il ne fasse comme les Juifs charnels qui débattaient le prix le plus juste de leur salut ! »

Au son des cloches qui s'ébranlent pour le repas du soir, le Père se dirige du côté de la cour d'honneur. Son visage est baigné de larmes. Mais les arbustes noirs, dont les gelées de mars ont brûlé les premières fleurs, hument un reste de soleil. Le ciel bleuâtre et pâle leur verse la grâce de Dieu. Tout à coup un gémissement s'élève en tremblant dans le ciel. C'est Octave qui se lamente de la perte du paradis. Un tronc de platane le couvre, mais les sanglots sont si distincts que le prêtre voit en esprit le pauvre enfant dont il compte toutes les larmes ; et ils sont si perçants qu'il en est étreint de pitié.

22. Ayant fléchi les deux genoux, il met les bras en croix et fait cette triste prière :

« La pauvre âme, Seigneur Jésus ! Mais, mon Dieu, voici donc qu'elle est à vous encore. Par la convoitise du ciel, par l'effroi de l'enfer, ses plus affreux péchés sont toujours pleins de votre nom. Mais qu'en sera-t-il dans cinq ans ? Mais qu'en sera-t-il dans un an ? Il est tout dévoré de la faim du plaisir, de l'appréhension des souffrances. Ô Dieu qui lui formâtes ce misérable cœur, arrachez-le lui des entrailles, arrêtez-en le battement et prenez-le plutôt tel que le voilà, dans cette ombre de repentir, s'il n'est d'autre moyen de la faire durer dans la vie éternelle. Amen. »

III

Image 4 de Devaux pour l'édition chez Aveline en 1926.

23. Octave s'est lavé dans les eaux de la pénitence. Encore quelques heures et le Grand Jour luira. Une cloche gémit parmi la nuit de Mai. Sans doute les petites sœurs quittent le dortoir pour matines. La veilleuse vacille. Quel hymne chantent-elles au Très Saint Sacrement ? Octave se rappelle les versets effrayants et délicieux ; ils parlent du mystique pain :

Les bons et les méchants en mangent
Mais que leur sort est inégal !
C'est la mort et c'est la vie.

La mort aux mauvais et la vie aux bons,
Vois, d'un même repas,
Comme l'issue est dissemblable.

Octave se soulève sur son oreiller. Il considère les cent lits aux couvertures blanches. Que ces dormeurs lui semblent pâles ! Songeant que, lui aussi, doit être pareil à un mort, il se pend à son scapulaire et si passionnément que les cordons en sont rompus. II les renoue dans l'ombre, les baise plusieurs fois en disant dans son cœur :

« Ô mon Dieu, je veux être fidèle ! Ô mon Dieu ! je veux vous aimer toujours ! »

24. Octave entend par là qu'il ne veut point se séparer du sacré vêtement. L'Eucharistie qu'il recevra solennisera la promesse. Mais, comme il vient de s'assoupir, la menace du Père frémit autour de ses cheveux ! « Il pourra ordonner aux aventures de la vie qui sont gouvernées par ses anges de vous mettre nu devant lui… Rien ne lui est moins difficile que de vous dépouiller de tout… Songez qu'il suffirait de la branche d'un arbrisseau… »

Il ne lui vient aucun sursaut de l'horrible réminiscence. Elle se mêle à son sommeil. Il rêve par trois fois.

25. Le champ d'une mer bleue et blonde. Il flotte sur le dos en regardant le ciel. L'image de la Vierge brille immobile sur son cœur, à peine soulevé par les ondes qui passent. Les eaux sont tièdes, molles. Il songe aux jeunes filles qui se déshabillent sur le rivage. Elles vont le rejoindre. Un rêve frais de membres souples l'induit à des souhaits d'une honte subtile. Le souvenir lui vient aussi que ces délectations sont périlleuses entre toutes. Cependant il s'y abandonne. Voici qu'il coule entre leurs bras de chair humide et onctueuse, si bas enfin qu'il touche au fond. Ses deux pieds sont déjà captifs 12 ; ses yeux rouverts cherchent le ciel ; mais c'est une eau verdâtre, six méduses violettes y font le cercle autour de lui. L'effroi l'abat à la renverse sur des pelouses d'algues qui se nouent à ses poignets, comme elles se sont nouées à ses pieds 13. L'eau amère l'étouffe. Il veut faire un acte de foi en ce péril et regarde sur sa poitrine. Le scapulaire n'y est plus. Le saint habit est demeuré flottant à fleur de mer, et de l'abîme verdoyant, tel qu'un glaive liquide, l'œil du juste Juge apparaît.

26. Mais au moment de l'affronter, Octave se réveille. Il voit les cent lits sépulcraux dont il se rassure à demi. Et, touchant le saint scapulaire :

« Ô Notre-Dame du Carmel, conservez-moi la chasteté particulière à mon état ! »

Il se rendort presque aussitôt.

27. Un long roulement de tambour s'éteint sur les plaines de neige. Un vent cuisant frappe les joues, la poitrine d'Octave. Il ne se souvient plus d'avoir souffert d'un froid comparable à ceci. Un grand manteau le couvre des pieds jusqu'au menton, en surcroît de ses vêtements ; il lui semble être plus que nu, et que, par de grands trous, il neige aux moelles de ses os. Qu'il a de peine à regarder ! Comme ses paupières sont lourdes ! Autour de lui, la neige se colore de pourpre. Une épée brisée dans sa main, des cercles de corbeaux, des glas lointains mêlés à la voix du canon font revivre ses souvenirs. Il étend la main vers son cœur, touche la livrée de Marie ; elle est trouée et rigide de sang glacé. Toutefois elle est là, gage essentiel et certain de la bonne mort ! C'est pourquoi il essaie de se livrer aux dernières joies de la vie. L'amie qu'il préféra le caressait sur la poitrine à la place précise où il lui semble que la balle se soit enfoncée. À la pensée de son amie, Octave au même point ressent un étrange bonheur. Il y appuie, il y varie sa délicate volupté, aucun plaisir n'étant si vif que de mourir en ces visions de la beauté sensible. Pour la mieux voir, ses yeux se referment.

28. Mais il entend quelqu'un venir. On le saisit, des mains rapides délacent ses bottines, tirent les bas de ses pieds froids et le déshabillent encore. Ce sont les paysans maraudeurs de champ de bataille. Il a les membres si perclus qu'il ne peut rien leur disputer. Ils ramassent jusqu'à ses armes. Avant de s'éloigner :

« Et son linge ? dit l'un 14.

— Mais, répond l'autre, assurément ! »

Ils saisissent avec le linge le scapulaire du Carmel. Octave veut mourir, mourir à l'instant même, avant que les cordons du saint habit ne l'aient quitté ! Ils résistaient. Mais ils se rompent. Hélas ! c'est fait. Les pas s'éloignent. Il ouvre de grands yeux qu'élargit encore l'angoisse 15. Il considère en quel état, il va tomber aux mains de Dieu, et celle qu'il voyait si douce, la Mort, à présent lui fait peur. Mais se dressant sur la campagne, il trouve cependant la force de pousser un long cri de pitié.

29. Tout le dortoir s'éveille.

« Monsieur Octave de Fonclare, dit sèchement le surveillant, un tel scandale était de trop, une pareille nuit.

— Mon Dieu ! donnez-moi votre paix, soupire Octave exténué. »

Vient, en effet, un grand repos, si délicieux qu'Octave en délaisse toutes les choses. Il ne sent rien, sinon qu'il dort dans un grand lit, auprès d'une dame très belle. Elle penche sur lui son sourire pareil à deux ruisseaux d'argent et les merveilles noires qui remplissent ses yeux. Elle l'enlace avec souplesse. À travers le sommeil, il écoute monter et s'envoler un souffle ; il se souvient confusément d'enlacements passés qui furent doux ainsi. À la vérité, il ne peut disconvenir en lui-même 16 que son amie ne soit une de ces mauvaises femmes que flétrissent tant de saints livres et dont les images sans voiles lui dévoraient le sang de leur désir curieux et sombre. Elles sont filles des démons, elles perdent les jeunes hommes ; cependant rien ne vaut leurs candides poitrines où flottent les gerbes de lis. Celle-ci verse un tel parfum qu'Octave y met la lèvre sans même cesser de dormir.

30. Maintenant il sait bien comment il connut cette dame. Elle lui apparut, vêtue de ses désirs, un matin de sa tendre enfance. Il feuilletait un tome des Mille et une Nuits orné d'assez belles vignettes, et ses yeux se fixèrent sur l'histoire d'Amine dont le corps nu et lisse fut exposé dans un linceul. Voilà pourquoi l'adolescent nomme Amine dans son sommeil. Mais elle se dégage de l'arceau tiède de l'étreinte. À genoux sur le lit, dans sa forme parfaite, elle s'incline sur les yeux toujours clos du petit Octave. Elle les presse avec le sceau de sa bouche enflammée. Quel enchantement est venu ! Il goûte le bonheur de renoncer à rien connaître, il se sent devenir comme un faible jouet d'amour 17. Mais le plus tendrement du monde, avec des gestes ménagers d'une si grande paix, elle lui soulève la tête, elle enlève le scapulaire, rejette le symbole exécré de Marie et dans ses longs cheveux aux cycles de reptiles étrangle le petit garçon.

Il râle en appelant sa mère.

31. Cela l'éveille et il s'étonne d'avoir ainsi nommé celle qui s'éteignit en lui donnant le jour ; n'était-ce point plutôt une mère du ciel qu'il invoquait contre l'horreur de ses rêves luxurieux, une Mère très chaste, Lys des vallées, mystique Rose et bénigne Porte du ciel.

Il ne veut pas faiblir une quatrième fois ; il s'habille en secret à la pâleur des vitres, rampe en longeant les lits et gagne la terrasse qui se trouve attenante au dortoir des Moyens. Elle est placée vers l'angle oriental de la maison. Le Père confesseur la traverse toujours lorsque cinq heures sonnent.

Puisqu'il a péché de nouveau, Octave veut solliciter une suprême absolution. Cependant il respire l'haleine acide qui s'élève des germinaisons du matin.

IV

Image 5 de Devaux pour l'édition chez Aveline en 1926.

32. Pure, en vêtements blancs comme un ange de Pâques, l'aube est debout sur les collines qui ceignent l'horizon. Tous les couvents sont endormis ainsi que le collège. Rien ne bouge chez les Oblats, ni chez les Capucines, ni, sous leurs courtines de lierre, chez les dames de l'Espérance. Octave n'entend même point cette petite cloche sempiternelle du Carmel qui l'induisait en paradis. Il est seul au milieu des fleurs et des feuilles nouvelles. Et, venu pour la pénitence, tant de fraîches beautés l'entraînent peu à peu à méditer amèrement de l'improbité de son Dieu.

Dieu vient comme un voleur, lui avaient dit les Livres Saints. Il l'a bien senti cette nuit. Trois fois le Très Haut s'est couvert d'un déguisement pour lui ravir le scapulaire et ces prestiges peu honnêtes l'emplissent de dégoût, de colère, et d'abattement.

Cependant ses joues creuses, sa poitrine amincie de la continuelle érosion des désirs aspirent les douceurs aériennes qui voltigent. Il agite ses lèvres et ses narines de païen. Mais tout à coup, il s'aperçoit de ces délectations et que tout ce qui presse les canaux de ses sens le pousse davantage au feu de la peine infinie. Et, ce feu le brûlant déjà :

33. « Mon Dieu ! mon Dieu ! crie-t-il en tendant les bras au ciel clair, mon Dieu ! enseignez-moi. Secourez-moi, Seigneur, et dites-moi ce que vous voulez que je fasse. »

Et, tandis qu'il récite les réminiscences sacrées, il semble qu'un rayon de l'Orient l'atteigne et dore ses cheveux, comme il arrivait aux prophètes. Les joues pleines de pourpre et se frappant le front, et se murmurant à voix basse : « Ah ! mourir, mon Seigneur, en Vous ! mourir vêtu du scapulaire ! », il fait un bond joyeux et court à la lingerie toute proche. Il en retire promptement un de ces blancs cordons de soie, fins, solides, qui servent d'embrasses aux grands rideaux du chœur. Dans une clef de fer scellée au bord du parapet, Octave noue du mieux qu'il peut un bout de l'attache bénite et il dispose l'autre bout en nœud coulant. Comme un prêtre l'étole, il le baise pieusement avant d'y engager le col. Mais il se fait un grand reproche d'avoir imaginé si tard l'infaillible remède à la mort éternelle, d'où surprendre à leur piège les embûches mêmes de Dieu.

34. La corde au cou, Octave est monté sur le parapet. Il prépare le petit geste qui va suffire à le tirer d'inquiétude.

Un chant de cloche monte au ciel en ce moment. C'est la voix de la Carmélite. La douceur en est si parfaite qu'Octave se retient et la fredonne longuement 18. Syllabe diamantine, pure, après tout, comme son cœur. Matinée de grâce et de joie ! Plusieurs troupes de cloches ont rejoint en plein air leur petite sœur matinale. Sur la limite des collines, les nuages vaincus laissent jaillir le sang à la gloire du jour. Au large tremblement de feuillage mourant de joie, le demi-disque rose se manifeste avec lenteur. Dans leur tunique blonde, que rehausse une écharpe de la teinte de l'air, les dames du Cœur de Jésus font une procession, la première de la journée, entre les fleurs de leur jardin. Est-ce la voix des dames ou l'arôme des fleurs qui fait germer au cœur d'Octave tant de mots d'amitié divine ?

Ô toi qui vas parmi les lis,
Environné du chœur des vierges,
Cher époux scintillant de gloire
Qui combles de dons tes épouses.

Elles chantent ainsi. Pris d'une grave émulation, Octave fait le signe du chrétien. Son cœur se gonfle de désirs. De ses mains qui frémissent s'envolent des baisers à tout l'horizon bienheureux 19 et les dames en ont leur part. Car il se sent libre d'aimer à son plaisir toutes les choses. Les vents, les fleurs inclinent également vers lui. Car la Nature voit que ce petit être, en son rêve, la concilie au pur Esprit. Minute harmonieuse ! Il ne refuse rien, n'a scrupule de rien. Mais tout ce printemps déchaîné enflant ses lèvres de sang pur, il baise à la folie le petit scapulaire de Notre-Dame du Carmel, instrument de vie éternelle.

35. « Certes, dit-il, Seigneur Jésus, je vais finir comme Judas, celui-là dont vous dites qu'il aurait mieux valu qu'il n'eut jamais été. Mais je ne suis point exposé à de telles malédictions. La sainte image est sur mon cœur. In quo quis moriens, dit votre Mère immaculée. Que si l'Église m'a menti sur les vertus du scapulaire, ô Seigneur Jésus, elle porte toute la charge du péché !

Mais il se signe encore, il murmure un Souvenez-vous à l'intention de son confesseur :

« Ne l'inquiétez pas, bienheureuse Marie, et qu'il ne vous soit point comptable de ma fin. »

Il dit aussi une oraison au premier moine du Carmel, à Élie le prophète qui siège en paradis sans avoir dépouillé la chair. Et, s'étant assuré que les rubans du saint habit sont bien exactement pendus sur sa poitrine à la place marquée, il n'oublie point de refermer avec soin, par dessus, tous ses vêtements, pour que le scapulaire ne puisse être ravi par aucun artifice, ni glisser non plus au dehors, ni se briser contre une agrafe. Toutes ces précautions une fois prises, son regard désireux se répand comme une onde sur les merveilles variées qui font le jardin de la vie. Il souhaite de moissonner quelques douceurs 20 encore, et, le temps le pressant, il envoie un baiser à l'image d'Amine qui flotte à l'Orient à la place où vient de pâlir une étoile tardive. Toute sa chair est soulevée d'émois délicieux. La sentant palpiter 21, il resserre le nœud qu'il a formé lui-même autour de sa gorge, s'élance du balcon de pierre et fait comme il a résolu.

36. Et maintenant son corps, fluet comme la tête des cyprès, se balance dans la lumière ; comme les cloches des chapelles, il répond au vent matinal. Et le jeune soleil, ayant enfin bondi au ciel, le revêt de riches clartés. Rien ne serait plus beau que cette chair resplendissante, n'était le feu serein, couleur de la première aurore, qu'est devenue au même instant son âme délivrée. Vêtue de confiance, elle s'avance hors du monde, accompagnée de flûtes et de chants nuptiaux. Sur la rive opposée, l'odeur des lys unis à la fleur d'olivier présage la venue de la Vierge Marie, chantant avec ses filles, selon les harpes de David :

« Béni soit-il, celui qui vient. Il a lié la terre au ciel. »

Charles Maurras

Image 1 de Devaux pour l'édition chez Aveline en 1926.

  1. La Bonne Mort a été supprimée par Maurras dans les rééditions du Chemin de Paradis, comme cet avertissement va l'expliquer. Le texte a néanmoins reparu comme une plaquette à tirage limité en 1926 chez Claude Aveline, c'est ce texte qui est la base du nôtre, comme celui de 1921 l'est pour les autres contes du même recueil. Comme pour ces autres contes, nous indiquons en note les écarts avec l'édition de 1895. Précisons enfin que Maurras parle parfois de l'édition de 1894, ou de celle de 1920 : c'est que dans les deux cas, la fin de la rédaction et la publication sont à cheval sur deux années. (n. d. é.) [Retour]

  2. Pline, Histoire naturelle, VII, 53 : « In primis autem miraculo sunt summaque frequentia mortes repentinae — hoc est summa vitae felicitas — … » On peut traduire la citation tronquée que fait Maurras par : « Une mort subite est le plus haut point de la félicité dans une vie. » C'est un lieu commun de la pensée antique. (n. d. é.) [Retour]

  3. C'est le contrepied — chrétien au lieu d'être païen — de la citation précédente, « Épargne-nous, Seigneur, la mort subite et à laquelle on n'a pu se préparer. » (n. d. é.) [Retour]

  4. Les paragraphes qui suivent reprennent un extrait de la postface du Chemin de Paradis. (n. d. é.) [Retour]

  5. Le Chemin de Paradis est divisé en « Religions », « Voluptés », « Harmonies », et La Bonne Mort y faisait la première des « Harmonies ». [Retour]

  6. Il s'agit sans doute de Gustave Larroumet (1852–1903), directeur de l'école des Beaux-Arts et critique de théâtre. Républicain et franc-maçon, il a certainement souvent côtoyé le premier Brunetière, mais nous n'avons retrouvé aucun élément probant en ce sens. Larroumet avait coutume d'organiser chez l'acteur Mounet-Sully des concours culinaires en compagnie de compatriotes périgourdins « tous plus ou moins félibres ou cigaliers ». (n. d. é.) [Retour]

  7. Il y eut un saint Paphnuce, évêque en Égypte au IVe siècle, un autre diacre, mais ici il s'agit de Paphnuce « le buffle », anachorète égyptien et abbé d'Antinoë, également du IVe siècle, connu pour sa rigidité et pour n'avoir jamais quitté sa cellule, sinon pour se rendre à la messe. La référence est familière à Maurras à cause du personnage de Paphnuce tel que romancé par Anatole France dans son roman Thaïs. (n. d. é.) [Retour]

  8. Zénon de Citium, le fondateur du stoïcisme. (n. d. é.) [Retour]

  9. Les Idées de Charles Maurras, par Albert Thibaudet. [Retour]

  10. Georges Pioch (1873–1953) était en 1920 un militant pacifiste de longue date, membre de la première heure du Parti communiste, dont il sera exclu en 1923. (n. d. é.) [Retour]

  11. Peter Swanington, nous corrigeons la graphie fautive « Suwannington ». (n. d. é.) [Retour]

  12. Le mot « déjà » a été ajouté en 1926. (n. d. é.) [Retour]

  13. En 1895 : « comme elles ont noué ses pieds. » (n. d. é.) [Retour]

  14. En 1895 : « Et le linge ? » (n. d. é.) [Retour]

  15. Cette phrase a disparu en 1926. (n. d. é.) [Retour]

  16. En 1895 : « devant lui-même ». (n. d. é.) [Retour]

  17. En 1895 : « Il lui vient un enchantement. Il goûte le bonheur de renoncer à rien connaître et il est devenu comme un faible jouet d'amour. » (n. d. é.) [Retour]

  18. En 1895 : « la fredonne avec lenteur. » (n. d. é.) [Retour]

  19. Le mot « bienheureux » a été ajouté en 1926. (n. d. é.) [Retour]

  20. En 1895 : « Il souhaite de consommer quelques péchés… » (n. d. é.) [Retour]

  21. En 1895 : « Il se sent palpiter… » (n. d. é.) [Retour]

  22. En 1895 : « Et des pleurs » [Retour]

  23. En 1895 : « faiblesses subites, inopinées. » [Retour]

  24. En 1895 : « la divine cité » [Retour]

  25. En 1895 : « n'ayant même pas… » [Retour]

  26. En 1895 : « dans le désespoir… » [Retour]

  27. En 1895 : « … non sans leur crier du plus loin qu'à partir de ce jour il allait transformer… » [Retour]

  28. En 1895 : « (2, 6) ». C'est d'ailleurs l'édition de 1895 qui a raison : le chapitre 6 du texte de Valère Maxime qui traite des mœurs étrangères, notamment celles des Marseillais, appartient bien au tome 2. [Retour]

  29. En 1895 : « … de refuser ce parti de la mort volontaire. » [Retour]

Conte paru dans le recueil Le Chemin de Paradis en 1895, supprimé dans les éditions ultérieures, mais republié séparément en 1926 chez Aveline.

Les illustrations sont reprises de l'édition de 1926, ornée de gravures de Devaux.

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