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Le Chemin de Paradis
Le Miracle des Muses

Je suis l'ouvrage de Phidias l'Athénien, fils de Charmide.
Épigramme d'Olympie.

À JEAN MORÉAS.

Aquarelle 5 de Gernez pour l'édition de luxe du Chemin de Paradis en 1927

I

Phidias, exilé d'Athènes, du temps qu'il travaillait à ce monument fait de marbre, d'ivoire et d'or qui répandit son nom jusque chez les Barbares, recevait la visite des plus distingués d'Olympie. Ils étaient curieux de considérer ce grand homme maniant le ciseau.

« Que son Dieu le possède ! » disait chacun à son aspect.

Car il ne saluait personne et il ne voyait rien. On l'eût pris pour un insensé, tant ses gestes étaient rapides, et profondes ses rêveries. Incliné, le front dans les mains, ou marchant au milieu des nuages de poussière, il semblait s'élever dans l'air supérieur.

Il faillit périr d'abstinence, une nuit qu'il était resté, au milieu des flambeaux, à calculer la courbe de l'arc du front de Jupiter. De tels problèmes résolus, il poussait de profonds soupirs, pareils à des actions de grâces, levant aussi les bras au ciel comme pour attester tous les habitants de l'Olympe. Il n'en fallut pas davantage pour que cet ami de Socrate, nourri dans le mépris des idoles qu'il façonnait, fût réputé le plus pieux de tous les Grecs. Ainsi les apparences déterminent les opinions.

L'œuvre achevé, l'on détruisit les échafaudages. La majesté de Jupiter qui lance le tonnerre fut révélée au peuple. On vit la tête auguste où battit le cœur de Pallas. On admira cette stature qui, bien qu'assise, s'élevait jusqu'au plafond de l'édifice. Un cortège de citoyens conduisit Phidias jusqu'à l'entrée de ses demeures ; des enfants 1 semaient sur la route une telle abondance de laurier et de pin que le sol embaumait.

« Dieux tout-puissants ! proclamaient-ils, vous avez fait d'Athènes la première des villes en la dotant de Phidias. Olympie, certes, est la seconde, dès le jour qu'il y débarqua… Mais, ô Charmidide, dis-nous, n'as-tu pas vu quelque part le fils de Saturne ? car tu l'as retracé tel qu'il doit être dans l'Olympe. Comment t'apparut-il ? Est-ce sous la forme d'un songe ou d'une autre façon ? »

Le statuaire répondait :

« Amis, je l'aperçus comme vous, dans Homère, aux vers où le poète dit qu'un regard de lui suffit pour ébranler la voûte du monde. »

Les femmes ne cessaient de lui poser au front des chapeaux de rose et d'iris, ni d'associer à son nom les Dieux bienheureux. De sorte qu'il s'en attristait. Mais les vieillards félicitaient à voix haute les femmes :

« Vous êtes sages, ô vous, de ne point supposer qu'une merveille de cet ordre ait pu naître sur terre sans un secours supérieur. »

Deux cents vierges resplendissantes vêtues de la robe des Mystes vinrent en théorie, agitant des bouquets.

« Heureux, disaient-elles, tes flancs, toi qui portas le Statuaire. Tu es heureuse, femme d'Athènes ! Le roi des Dieux aime ton fils. »

Elles avaient de belles tresses sur un visage clair et leurs poitrines bondissaient selon la mesure de l'hymne. Comme elles redisaient le nom sacré de Jupiter, le sculpteur eut de l'impatience. Il haussa les épaules. Ce signe de mépris ne fut point remarqué sinon du jeune Pantarcès et de la belle Polydamie, qui, aimant Phidias, étaient tous deux aimés de lui. Consternés, ils se regardèrent, redoutant un grand châtiment.

Au seuil de sa maison, Phidias trouva le Tragique Euripide qu'il avait connu chez Socrate et qui était son hôte.

« Ô saint homme ! salua-t-il, ô mon Phidias, mille grâces ! Ton chef-d'œuvre vient ajouter à la religion des peuples. »

II

Mais le sarcasme d'Euripide reçut son accomplissement. Des lieux les plus lointains du monde habité, de l'Égypte, de la Chaldée, où vivent des forêts de temples, de l'Inde même, on vit des théories sans fin se guider vers le Jupiter. Des richesses incalculables coulaient avec les pèlerins. Et les citoyens de la Grèce sacrifiaient le nécessaire aussi bien que le superflu à la décoration du temple nouveau. On tressa des litières, on forma des tapisseries avec les couronnes de chêne que suspendirent cette année les athlètes vainqueurs. Un rhéteur chassé de sa ville pour avoir renié la divinité s'arrêta un jour devant la statue ; il croisa les bras, il baissa la tête et, par trois fois, il répéta :

« Voilà bien le maître du monde. »

Les prêtres publièrent qu'il s'était rétracté et il en profita pour retourner dans son pays.

Phidias, à vrai dire, ne s'était contenté de donner au dieu souverain le sceptre, l'Aigle du tonnerre et, dans la paume gauche, la Victoire d'ivoire et d'or aux quatre ailes de pierreries. Il avait prodigué d'autres insignes moins visibles et qui frappaient mieux les esprits. À toute heure du jour, la lumière abondait sur la tête du dieu. Elle se répandait de là, comme le rayon d'une lampe. Avant que de céder le temple à la nuit, la dernière flamme du soir se réfugiait sur ce front dont la pâle clarté semblait descendue du ciel même.

Et les muscles puissants et souples, liés sur la stature d'une élégance et d'une harmonie achevées, l'attitude majestueuse sur le trône d'or incrusté, le regard éloigné comme la destinée, tous ces organes du grand être où la beauté naissait d'une plénitude de force remuaient vivement le cœur des jeunes Grecques. Mais les Grecs adoraient les vastes tempes lumineuses qui se renflaient comme une sphère à l'image de l'univers.

« Connais-tu bien ce que tu as fait ? disait Euripide. Tu as comblé ce dieu des meilleurs de nos biens. Il a par toi cette justice et cette intelligence qui furent l'invention de Prométhée son ennemi. Tu as placé notre vertu au milieu des cieux étonnés. Ô, regarde comme ils se ruent à l'adoration de leur âme ! Car tu l'as mise sur l'autel. Qui sait si Zeus demain n'aura point Psyché pour rivale ? Mais l'idée est nouvelle. Courage, Phidias ! »

Les dieux n'avaient pas sur la terre de contempteur aussi déclaré qu'Euripide. Mais, connaissant la vie, il mélangeait à ses blasphèmes des mots religieux qu'il savait prononcer avec une grande douceur. Phidias, au contraire, avait cette âme fruste et simple qui distingue encore aujourd'hui les hommes de son art ; à polir les rochers ils acquièrent eux-mêmes la rudesse et la pesanteur.

« Bien vainement, se disait-il, gravai-je sur le socle : Je suis l'ouvrage de Phidias l'Athénien fils de Charmide. Les théories de suppliants qui viennent en Élide ne connaissent que Jupiter. Et le malheureux Phidias n'est plus rien désormais. »

Mille voyageurs s'avançaient du temps qu'il répandait ces amertumes inutiles. Ils baisaient le parvis du Temple. De peur d'être éblouis ils ne regardaient point vers les sourcils du dieu. Mais tous s'en allaient d'Olympie sans être remontés jusqu'à l'auteur de la merveille.

« Insensés ! disait-il. »

Mais les jeunes filles passaient habillées de lin pâle et avec leurs mains jointes, avec leurs lèvres réunies offraient des couples de colombes, imploraient des amants nombreux et des maisons prospères. Les marchands, les esclaves se joignaient à la foule ; et le trésor de l'hiérodule 2 s'enflait. Des tas d'olives, de raisins et de figues séchées portaient jusqu'aux toits des celliers l'abondance des prêtres. Phidias comparait ces profits injustes, cette immense gloire usurpée, à son misérable partage ; il avait reçu du grand-prêtre cinq talents d'or, une maison dans la cité, un char attelé de cavales et une bande de prairies dans la campagne de l'Élide. L'ingratitude avait scellé l'envoi de ces présents.

III

Il ne goûta plus de repos qu'il n'eût ouvert dans Olympie une école de sacrilèges. Des éphèbes choisis s'y réunissaient chaque jour. Il leur apprenait à ne point mélanger une goutte d'eau à la glaise sans outrager quelqu'un des dieux.

Aquarelle 6 de Gernez pour l'édition de luxe du Chemin de Paradis en 1927

Captive dans l'écume froide du pentélique 3, une Vénus attendait-elle le suprême coup d'ébauchoir :

« Achevez, disait-il, le dos de cette courtisane. »

Désignait-il le dieu des armes :

« Forgez une pique au brutal ! »

Il répétait encore :

« Pour la tunique de Junon, vous pouvez l'allonger. Serrez, si vous voulez, les pans inférieurs à la façon d'un sac. Il n'y a guère d'apparence que le désir de Jupiter les relève jamais. »

Mais, à l'égard de Zeus, le Statuaire osait des railleries plus indécentes. Il en fit une charge dont Euripide rit encore. Sous le pelage d'un ânon, Jupiter, très reconnaissable à trois rangs de sourcils, levait sa queue pour faire éclater son tonnerre, tandis que Vénus Cottyto 4, attaquée par le dieu, lui laissait dévaster une croupe jadis en fleur.

Or ces provocations, ou trop faibles pour arriver jusqu'à la cime de l'Olympe, ou n'obtenant que du dédain pour Phidias, ou montrant que les dieux fussent vraiment absents du monde, ne reçurent pas de réponse. Jupiter fut muet, les audaces 5 du sculpteur se multiplièrent.

Il donnait ses leçons dans un jardin au bord du fleuve. Un esclave expérimenté tournait de cent façons une masse d'argile que les élèves copiaient 6, attentifs aux propos du maître qui n'étaient point très variés.

Ainsi le praticien 7 formait une sirène. La bouche ailée, les seins turgides dessinaient sur le ciel leur éloquente volupté. Phidias déclamait :

« Vous voyez ce profil, quel il est et quel il était ? La métamorphose est fort simple. N'y cherchez aucun dieu. Ne supposez aucun mystère. Quelques tours de la main, sans rien changer à la nature de l'argile, ont modifié sa figure, et varié vos émotions. La molle sphère a pris la forme 8 du désir de vos cœurs.

Lorsque le praticien 9, par un artifice semblable, feignait une harpie, comme les moineaux d'alentour s'enfuyaient en battant de l'aile :

« Ces moineaux, disait Phidias, sont pareils aux gens d'Olympie qui redoutent la foudre en airain ciselé 10 que je formai pour leur monarque ; ils fuient devant des apparences. Et vous-mêmes, à la pensée de cet obscène oiseau, n'éprouvez-vous point de dégoût ? Sachez que toute vie se nourrit ainsi d'illusion. Nos peines et nos joies sont causées par des simulacres. Mais l'art sait le secret de créer et de balancer pour l'usage de l'homme tous les éléments de ces tromperies. Je vous en montrerai l'usage qui est vraiment la clef de tout, car idole bien feinte ne manque jamais d'acheteur. »

Plus chien que les Cyniques, ainsi s'exprimait Phidias.

Et il marquait le plus judicieusement du monde comment le rapprochement des sourcils, uni à quelque involution de la voûte du crâne, répartit sur les tempes les ténèbres et la clarté, comment ces jeux de la lumière veulent des substances polies afin d'y miroiter à la moindre lueur 11, comment, enfin, par ces méthodes, naissent les religions dans les âmes des hommes.

« Tout l'Univers résulte de surfaces et de volumes, de lignes et de points. Savoir combiner à coup sûr le plus grand nombre de ces points, c'est toute la magie du géomètre et du stratège, du poète et de la sibylle. En statuaire, également, l'harmonie dépendra de l'exactitude de nos calculs. »

Euripide, à ces mots, fredonnait d'ordinaire les premières mesures de la table de Pythagore. Phidias poursuivait le cours de son blasphème. Mais rien n'en perçait au dehors. Les jeunes gens étaient liés par un redoutable serment. Ils conservaient dans le secret les paroles du maître. À chaque nouvelle statue, tout Olympie se récriait : « Il vit dans l'assemblée des dieux ! » Aucun citoyen ne voyait qu'une grâce charmante, et à bon droit nommée céleste, une puissance apollonienne s'étaient éloignées peu à peu de la main du sculpteur. Les figures étaient uniformes, raidies et comme désolées par une sécheresse. Ce nonobstant, elles semblaient toujours être divines ; et Jupiter le permettait.

IV

Il achevait en ce moment le bas-relief des neuf Muses. Belles comme des fleurs, en ligne cadencée, les vierges s'inclinaient vers la plaintive Io. Pâle de sa longue terreur, la fille d'Inachus 12 oubliait la flèche du taon pour écouter la voix et le pas alterné des Sœurs. Non loin, un jeune pâtre suivait les doigts de Polymnie sur une flûte de roseau.

« Heureux, le pâtre ! ricana tout à coup Phidias. Une muse l'inspire. Je veux que l'on me mette en croix, si jamais Muse m'instruisit à tenir le poinçon. »

Comme on accourt près d'un malade, Polydamie et Pantarcès accoururent vers Phidias. Quelques jeunes hommes rougirent, ayant senti leurs nuits se remplir autrefois de pans de robes immortelles. Euripide lui-même fronça les sourcils. Il était ennemi de tous les excès.

Mais, par obstination, Phidias répéta :

« Si jamais Muse m'assista je veux être mort tout à l'heure. »

Et il le répéta une troisième fois.

Un soupir grave, long, profond et déchirant, s'exhala par tout le jardin. Les travaux furent suspendus et l'on se regarda avec incertitude. Phidias se tourna. Il vit les Muses adorables se déployer comme un nuage au-dessus des bosquets pâlis. Des yeux, il les suivit qui se retiraient de son œuvre. Il voulut conserver un beau visage indifférent. Mais, la flûte aux doigts de l'éphèbe s'étant rompue aussi, le visage d'Io s'éteignit comme une lumière sur le passage d'un grand vent.

On raconte qu'à la même heure, dans le temple, le même soupir résonna. Une foule innombrable était réunie. Les prêtres accomplissaient une marche lustrale, lorsque le front de Jupiter devint terne et muet. La flamme s'envola. La couronne de majesté s'évanouit. Et, quelque chose encore s'étant fondu, un craquement s'étant produit, l'âme qui retenait ensemble tant de métaux et tant de pierres s'étant en allée de ce corps, les mains augustes s'entr'ouvrirent et le Sceptre éclata sur le pavé de mosaïque en même temps que la Victoire faite d'ivoire et d'or. Le pur flambeau des yeux qui éclairait le monde fut soufflé au même moment. Et tous les traits flétris, fléchis, appesantis, semblèrent découvrir qu'on les avait taillés dans une matière insensible. Ils disaient une grande mort.

« Ah ! ah ! le grand Zeus a péri ! » se lamentait la foule. Elle se sauvait en tumulte. Mais, sur la place, des statues d'athlètes et de guerriers, signées aussi de Phidias, apparurent semblablement touchées de la décrépitude ; pendant que les héros de Panaène et d'Alcamène, de Polyclète et de Myron, n'avaient, les dieux ni les mortels, subi aucun dommage.

Comme on se concertait pour donner un sens au prodige, une vieille femme sortit, les yeux baignés de larmes, de la maison de Phidias. Polydamie, qui la suivait, déchirait sa poitrine en éparpillant ses cheveux. Après elle, parut une troupe d'éphèbes, dont les uns soutenaient le triste Pantarcès, tandis que les derniers portaient sur un brancard le grand homme décoloré. Debout derrière eux, Euripide tenait le fer avec lequel Phidias l'Athénien venait de se percer.

Charles Maurras
  1. Notre texte est celui revu par Maurras en 1921. Ce conte est paru dans la Revue hebdomadaire en 1893, nous donnons les variantes par rapport au texte du Chemin de Paradis en 1895.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Terme générique désignant le personnel attaché au service d'un temple grec. Il s'agissait en général d'esclaves, mais aussi parfois de prostituées sacrées… Ici Maurras désigne sans doute la fonction du cellérier, en laissant au lecteur le soin de lui associer ou non une connotation de servilité ou de bassesse. [Retour]

  3. Il s'agit ici du marbre extrait des carrières de la montagne du même nom. [Retour]

  4. Cotytto, ou Kotuto, ancienne divinité de Thrace, parfois assimilée à Artémis. La graphie moderne est variable ; dans toutes les éditions du Chemin de Paradis on lit Cottyto. Maurras se réfère sans doute à Juvénal, qui dans sa seconde satire en fait une déesse de l'impudeur et de la dépravation :

    Talia secreta coluerunt orgia taeda
    Secrotiam soliti Baptae lassare Cotytto

    (vers 91–92) c'est-à-dire : « Les orgies secrètes auxquelles se livraient les Baptistes, sous les torches dans Athènes, étaient telles que Cotytto elle-même s'en trouvait lassée. » Les Baptistes, ou Baptes, étaient une sorte de secte de prêtres efféminés. [Retour]

  5. En 1895 : « Jupiter fut muet. Et les audaces… » [Retour]

  6. En 1895 : « Un esclave expérimenté sculptait de cent façons la masse des arbustes que les élèves copiaient… » [Retour]

  7. En 1895 : « le jardinier ». [Retour]

  8. En 1895 : « Quelques coups de ciseau, sans rien changer à la nature de la branche, ont modifié sa figure, et varié vos émotions. L'arbuste a pris la forme… » [Retour]

  9. En 1895 : « le jardinier ». [Retour]

  10. En 1895 : « en airain repoussé ». [Retour]

  11. En 1895 : « la moindre éclaircie ». [Retour]

  12. En 1895 : « La fille d'Inachus, pâle de sa longue terreur… » [Retour]

Conte paru dans le recueil Le Chemin de Paradis en 1895, précédé d'une parution en 1893 dans la Revue hebdomadaire, modifié dans l'édition de 1921.

Les illustrations sont reprises de l’édition de luxe du Chemin de Paradis en 1927, ornée d’aquarelles de Gernez.

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