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Le Nationalisme français et le Nationalisme allemand

I
Les Encycliques

On ne saurait trop le dire, les deux dernières encycliques 1 sont des événements.

La condamnation du communisme va contribuer puissamment à rétablir une unité profonde entre les défenseurs de l'ordre, et dans l'état présent du monde il n'y a rien de plus désirable.

La condamnation, formelle et directe, de l'hitlérisme apporte enfin le trait de lumière souhaité aux esprits qui hésitaient sur les terrains vagues du nationalisme modéré ou du nationalisme exagéré, ces adjectifs qualificatifs n'ayant dit rien de net à personne, sinon que le premier était licite et le second interdit. Comment, jusqu'ici, se débrouiller là-dedans ?

On sait maintenant ce qui est interdit, c'est l'hitlérisme, c'est le germanisme d'Hitler, c'est la métaphysique religieuse du sol et du sang.

Il ne s'agit pas de renier sa race ni sa patrie. Il s'agit de distinguer entre des notions morales, des sentiments naturels, des idées humaines et ce qui fait l'objet d'une sorte de monothéisme historique, temporel et terrestre tout à fait aberrant.

II
Trente ans avant Hitler

Les Français qui, par comparaison à l'hitlérisme, voudront s'informer de la véritable nature du nationalisme de leur pays ont à leur disposition des textes décisifs.

Qu'ils ouvrent, tout d'abord, l'avant-dernier livre de Jacques Bainville, si précieux, Lectures 2, à la page 220. Ils liront :

Le ministre hitlérien de l'instruction publique a cité l'autre jour comme une Bible le livre d'un professeur d'anthropologie à la Faculté de Rennes, Vacher de Lapouge. Je me rappelle très bien que ce livre, L'Aryen, son rôle social, avait paru dans les environs de l'année 1900, et que Charles Maurras avait mis le très jeune lecteur que j'étais en garde contre ces rêveries de race pure.

Bainville écrit dans la même page :

Gobineau est à la source du racisme.

Si, donc, les fondateurs du Nationalisme français avaient eu le moindre penchant pour ces basses sottises, Bainville l'observe avec raison, les livres français y auraient abondamment pourvu. On avait la bible, la source. Et l'on était à l'origine du mouvement ; la liberté de direction, la liberté de choix étaient absolues pour nos amis.

Écoutez-les parler de M. de Gobineau, dès les premières années du XXe siècle :

Analysant un livre ingénieux et pénétrant que M. Seillière 3 a consacré au comte de Gobineau, M. Paul-Boncour a remarqué à différentes reprises que je ne me référais point à la doctrine de l'Essai sur l'inégalité des races humaines.

M. Paul-Boncour m'en a demandé la raison.

Elle est très simple. Je n'admets pas cette doctrine.

Plus loin, étudiant un livre fort intéressant d'un disciple très original de Gobineau, et, selon nous, bien supérieur au maître, le comte de Leusse 4, j'écrivais, et ce compte rendu de cette « lecture orageuse » est vieux de plus de trente ans :

… J'ai, pour mon compte, toujours pris garde de séparer les réflexions sur l'hérédité politique et économique d'avec ces généralisations vagues, aventureuses et captieuses sur la stricte hérédité physiologique.

Une aristocratie peut être formée de sangs assez divers et, ce nonobstant, accomplir toutes ses fonctions les plus hautes, si d'autres conditions s'y prêtent favorablement. Il y a aux débuts de l'histoire de France une aristocratie franque, une aristocratie scandinave, une aristocratie gallo-romaine 5. Toutes trois, surtout la première et la dernière, ont concouru à l'admirable système féodal. Ont-elles été inférieures dans ce rôle à l'aristocratie teutonique ou mieux à l'aristocratie danoise, qui, pour M. de Leusse, représentent une veine plus pure du sang des « Aryans » ?…

… Nous savons qu'un État ne peut être prospère sans un pouvoir héréditaire, ou simple ou collectif, résidant dans une dynastie ou dans une aristocratie ; nous le savons, parce que nous savons pourquoi cela est. Mais nous ne pouvons pas dire que nous sachions que ces races régnantes ou gouvernantes régneront et gouverneront d'autant mieux qu'elles seront plus pures. S'il n'y avait qu'une race supérieure, on comprendrait que tout mélange l'abâtardit ; mais, aux époques historiques, quand les races sont en présence, c'est une question de savoir s'il y a des premiers et quels sont les premiers !…

Un critique malin et qui aurait le temps de contenter sa malignité aurait à détacher des Études d'histoire ethnique plus d'une ligne assez plaisante, toutes les fois que M. de Leusse est forcé d'enlever quelque vertu à ses chers Germains ou de faire sur leur dos quelque concession. En un endroit où le conflit se montre entre l'humilité chrétienne et l'impertinence germaine, ce chrétien fervent ose parler d'un ton presque piqué du christianisme. Arrivé à l'époque de la Réforme, ce catholique résolu écrit qu'il n'en parlera point.

« C'est par parti-pris, déclare-t-il, et pour des raisons dont je n'ai à rendre compte à personne que je ne traite pas dans mon travail la question de la Réforme de Luther. » Si les Aryas sont la fleur du monde et si les Germains sont eux-mêmes la fleur de l'Arya, il semble, en effet, difficile d'expliquer que ces êtres supérieurs aient mis toute leur âme à se couper d'avec la chrétienté entière et à détruire l'admirable unité catholique.

Car c'est un autre caractère distinctif du Nationalisme français ; il est fort éloigné de présenter la nécessité pratique et moderne du cadre national rigide comme un progrès dans l'histoire du monde ou comme un postulat philosophique et juridique absolu. Il voit au contraire dans la nation une très fâcheuse dégradation de l'unité médiévale. Il ne cesse pas d'exprimer un regret profond de l'unité humaine représentée par la République chrétienne.

On en trouvait une formule, parfaitement nette, dans la déclaration de novembre 1899 qui servit de départ au mouvement des idées de l'Action Française ; ce dont Fichte et ses successeurs ont fait gloire aux siècles nouveaux, nos amis ont déclaré en porter le deuil. En d'autres termes, ce qui, dans le Nationalisme français, a été une mise en garde indispensable contre la rigueur des temps, était au contraire, dans le Nationalisme allemand, présenté, constitué et systématisé comme un bien en soi.

Au nationalisme officiel des Allemands nous avons opposé une doctrine de défense, comme il le fallait bien, à moins de tout livrer, de tout sacrifier, au pire, foyers, autels, tombeaux, la haute humanité.

En défendant la France, en préservant de nos mains étendues « le flambeau de l'esprit » de notre nation, ce sont des biens traditionnels, éternels, universels que nous avons travaillé à défendre. Plusieurs de nos compatriotes ont pu s'y tromper ; leur erreur (il faut le noter) n'a pas été commise par un Allemand intelligent et cultivé, M. Ernst Curtius 6, qui a vu clairement quel « schisme » nous reprochions à l'Allemagne et comment la cause de l'intérêt français coïncide, point par point, ligne à ligne, avec le génie d'une civilisation pure et libre des conditions de temps et de lieux.

Charles Maurras
  1. Encyclique Divini Redemptoris sur le communisme (19 mars 1937) et encyclique Mit Brennender Sorge sur la situation de l'Église catholique dans l'empire allemand (14 mars 1937), de Sa Sainteté le Pape Pie XI. [Retour]

  2. L'article repris dans Lectures est une note publiée par Jacques Bainville en 1933, peu après la prise de pouvoir par Hitler, sous le titre Prestige de la pensée allemande. En voici les principaux extraits :

    Le numéro de la Nouvelle Revue française consacré aux doctrines nationales-socialistes est hautement significatif, par lui-même et par son seul contenu. D'emblée, l'idéologie hitlérienne trouve une audience, est accueillie avec un désir d'étude, avec un sérieux que l'idéologie mussolinienne n'a pas eus. Pourquoi ? C'est vous qui l'avez dit. Parce que Hitler est allemand. Il n'y a pas de doute. L'ironie française s'en est donné à cœur joie des faisceaux, des chemises noires, du salut à la romaine et du déguisement de César. Le bel Adolphe, le peintre en bâtiment beau parleur a été raillé tant qu'il n'a été qu'un chef de bande, un énergumène de réunion publique. D'ailleurs, les Français refusaient de croire que trois hommes réunis un jour autour d'une table de brasserie et jurant de sauver leur pays pussent réussir (…)

    En dépit des haussements d'épaules, Hitler est devenu le maître. Tout change. La légèreté fait place à une gravité émue, déjà parente de la sympathie. Le national-socialisme n'est plus une mascarade de chemises brunes. C'est une philosophie. Et puisqu'elle est allemande, elle ne peut être superficielle. Il faut qu'elle aille aux racines de l'être.

    Nous n'en sommes que là encore. C'est pourtant très différent déjà de la vogue du bolchévisme (…) Le national-socialisme est examiné dans un autre esprit qui permet de déceler chez lui une attraction naissante. On lui trouve des profondeurs de pensée. Pourquoi ? Répétons-le : parce qu'il est germanique et qu'il faut que tout ce qui est germanique soit pensé.

    Les éléments de la doctrine hitlérienne, à l'analyse, sont pourtant pauvres. Il n'y a rien chez elle qui ne soit connu et même que des livres français n'aient fourni. Gobineau est à la source du racisme. Le ministre hitlérien de l'instruction publique a cité l'autre jour comme une bible le livre d'un professeur d'anthropologie à la Faculté de Rennes, Vacher de Lapouge. Je me rappelle très bien que ce livre, L'Aryen, son rôle social, avait paru dans les environs de l'année 1900 et que Charles Maurras avait mis le très jeune lecteur que j'étais en garde contre ces rêveries de race pure. Un autre élément du national-socialisme c'est une sorte de naturisme, d'âge d'or agricole, d'artisanat élevé sur les débris des machines. C'est même en cela et par son refus d'accepter la conception matérialiste de l'histoire que ce socialisme est anti-marxiste. Mais qu'est-ce, sinon du Rousseau et George Sand, peut-être seulement remis à la mode de Gandhi et de son rouet ?

    Oui, mais ces vieilleries, ces pauvretés sont dites sur le ton qui fait la musique, une musique allemande sur laquelle tant d'esprits français aiment à s'envoler. La germanophilie de deux générations dont l'étrange Lucien Herr est digne de rester comme le témoin nous a valu la diffusion en France d'un socialisme conçu en Allemagne. Par elle, Karl Marx a été préféré à nos propres utopistes, à ce Proudhon qui était si fortement du cru. Chose remarquable, elle avait toute entière versé de ce côté-là, après le coup rude de 1870 qui avait effacé l'image des Hohenzollern, despotes éclairés et libéraux, chers aux germanophiles depuis Frédéric. Renan lui-même, quelque temps, n'avait-il pas vu dans les militaires et dans les hobereaux prussiens des types d'humanité supérieure ? Peut-être, même après sa célèbre lettre au docteur Strauss, n'en était-il pas tout à fait revenu. Mais enfin il n'y a jamais eu de Français formé à l'admiration de l'Allemagne qui aient adopté Treitschke et les philosophes du bismarckisme. Au germanisme, c'était le socialisme qui servait de véhicule.

    Le grand souffle hitlérien a renversé Karl Marx et Kant. La social-démocratie a disparu en un jour comme une poussière. Est-il sûr que le goût du germanisme se soit éteint en France ? Est-il sûr que, faute d'aliment, ce n'est pas vers les doctrines des nazis qu'il se tournera ? (…)

    (n. d. é.)  [Retour]

  3. Le comte de Gobineau et l'aryanisme historique, livre publié en 1903 par Ernest Seillière (1866–1955) aux éditions Plon. (n. d. é.) [Retour]

  4. Il s'agit du comte Paul de Leusse (1835–1906), châtelain et maire de Reichshoffen sous le Second Empire, et non de son fils, plus connu, Jean de Leusse (1867–1963), lequel réintégra Reichshoffen en 1918 et en fut député, puis sénateur, pendant toute l'entre-deux-guerres. L'ouvrage de Paul de Leusse qu'évoque Maurras a paru en 1899 sous le titre Études d'histoire ethnique depuis les temps préhistoriques jusqu'au commencement de la Renaissance. (n. d. é.) [Retour]

  5. Tout au long de sa vie Maurras n'aura de cesse de rappeler cette croyance tenace dénoncée par Fustel de Coulanges, selon laquelle la noblesse française serait d'origine franque alors que les roturiers seraient descendants des Gallo-Romains, et d'en moquer la naïve absurdité. (n. d. é.) [Retour]

  6. Ernst Robert Curtius (1886–1956), né à Thann, auteur en 1931 de l'ouvrage Die französische Kultur, et non son grand-père bien plus connu, l'archéologue Ernst Curtius (1814–1896). Voir à ce sujet la note 31 de notre édition de Dante et Mistral. (n. d. é.) [Retour]

Texte d'avril 1937.

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